P.-V. Stock (p. 643-653).


LX

LA FIN DU MOUVEMENT COMMUNISTE


Avant le 31 mai, lorsque les révolutionnaires Montagnards voyaient la Révolution arrêtée par l’opposition des Girondins, ils cherchaient à s’appuyer sur les communistes et, en général, sur « les Enragés ». Robespierre, dans son projet de Déclaration des Droits, du 21 avril 1793, où il se prononçait pour la limitation du droit de propriété, Jeanbon Saint-André, Collot d’Herbois, Billaud-Varenne, etc., se rapprochaient alors des communistes, et si Brissot, dans ses attaques furieuses contre les Montagnards, confondait ceux-ci avec les « anarchistes », destructeurs des propriétés, c’est qu’en effet à cette époque les Montagnards ne cherchaient pas encore à se séparer nettement des « Enragés ».

Cependant, immédiatement après les émeutes de février 1793, la Convention prit déjà une attitude menaçante à l’égard des communistes. Sur un rapport de Barère, dans lequel il représentait déjà l’agitation comme l’œuvre des prêtres et des émigrés, elle vota d’enthousiasme, le 18 mars 1793 (malgré l’opposition de Marat), « la peine de mort contre quiconque proposera une loi agraire ou toute autre subversive des propriétés territoriales, communales ou individuelles. »

Tout de même, on fut forcé de ménager encore les Enragés, puisqu’on avait besoin du peuple de Paris contre les Girondins, et dans les sections les plus actives les Enragés étaient populaires. Mais, les Girondins une fois renversés, les Montagnards se tournèrent contre ceux qui voulaient « la Révolution dans les choses, puisqu’elle était faite dans les idées », et les écrasèrent à leur tour.

Il est malheureux que les idées communistes n’aient trouvé personne, parmi les hommes éduqués de l’époque, qui sût les formuler avec ensemble et se faire écouter. Marat aurait pu le faire s’il avait vécu ; mais en juillet 1793 il n’était plus. Hébert était trop sybarite pour s’atteler à une tâche pareille ; il appartenait trop à la société des jouisseurs bourgeois de l’école de d’Holbach pour devenir un défenseur de l’anarchisme communiste qui se faisait jour dans les masses populaires. Il put adopter le langage des sans-culottes, comme les Girondins en adoptèrent le bonnet rouge et le tutoiement ; mais, comme ceux-ci, il était trop loin du peuple pour comprendre et exprimer les aspirations populaires. Et il s’allia avec les Montagnards pour écraser Jacques Roux et les « Enragés » en général.

Billaud-Varenne semblait comprendre, mieux que les autres Montagnards, le besoin de profonds changements dans le sens communiste. Il avait entrevu, un moment, qu’une révolution sociale qui aurait dû marcher de front avec la révolution républicaine. Mais lui aussi n’eut pas le courage de devenir un lutteur pour cette idée. Il entra dans le gouvernement et finit par faire comme les autres Montagnards qui disaient : « La république d’abord, les mesures sociales viendront après. » Mais là ils échouèrent, et là échoua la République.

C’est que la Révolution, par ses premières mesures, avait mis en jeu trop d’intérêts pour que ceux-ci pussent permettre au communisme de se développer. Les idées communistes sur les propriétés foncières avaient contre elles tous les immenses intérêts de la bourgeoisie, qui s’était jetée à la curée pour s’approprier les biens du clergé, mis en vente sous le nom de biens nationaux, et en revendre ensuite une partie aux paysans plus ou moins aisés. Ces acheteurs qui, au début de la Révolution, avaient été les plus sûrs soutiens du mouvement contre la royauté, une fois propriétaires eux-mêmes et enrichis par la spéculation, devenaient les ennemis les plus acharnés des communistes qui réclamaient le droit à la terre pour les paysans les plus pauvres et les prolétaires des villes.

Les législateurs de la Constituante et de la Législative avaient vu dans ces ventes le moyen d’enrichir la bourgeoisie aux dépens du clergé et de la noblesse. Quant au peuple, ils n’y pensaient même pas.

En effet, l’Assemblée Constituante s’était même opposée à ce que les paysans s’unissent en petites compagnies pour acheter ensuite tel ou tel bien. Mais, comme on avait un besoin immédiat d’argent, « on vendit avec fureur », dit Avenel, à partir d’août 1790 jusqu’en juillet 1791. On vendit aux bourgeois et aux paysans aisés, même à des compagnies anglaises et hollandaises qui achetaient pour spéculer. Et lorsque les acheteurs qui n’avaient versé pour commencer que 20 ou 12 pour cent du prix d’achat, eurent à payer le premier terme, ils firent tout pour ne rien payer, et très souvent il y réussirent.

Cependant, comme les réclamations des paysans qui n’avaient rien pu acquérir de ces terres se faisaient toujours entendre, la Législative d’abord, en août 1792, et plus tard, la Convention, par son décret du 11 juin 1793 (voy. chap. XLVIII), leur jetèrent en proie les terres communales, c’est-à-dire l’unique espoir du paysan le plus pauvre[1]. La Convention promit en outre que les terres confisquées des émigrés seraient partagées en lots de un à quatre arpents pour être aliénés aux pauvres, par bail à rente d’argent, toujours rachetable ; elle décréta même, vers la fin de 1793, qu’un milliard de biens nationaux seraient réservés aux volontaires sans-culottes enrôlés dans les armées, pour leur être vendus à des conditions favorables. Mais rien n’en fut fait. Ces décrets restèrent lettre morte, comme des centaines d’autres décrets de l’époque.

Et lorsque Jacques Roux vint à la Convention, le 25 juin 1793, — moins de quatre semaines après le mouvement du 31 mai, — dénoncer l’agiotage et demander des lois contre les agioteurs, les interruptions furieuses, les hurlements des conventionnels accueillirent son discours. Roux fut chassé de la Convention, il en sortit sous les huées[2]. Cependant, comme il s’attaquait à la constitution montagnarde et qu’il avait une forte influence dans la section des Gravilliers et au club des Cordeliers, Robespierre, qui ne mettait jamais le pied dans ce club, s’y rendit le 30 juin (après les émeutes du 26 et du 27 contre les marchands de savon), accompagné d’Hébert et de Collot d’Herbois, et il obtint des Cordeliers la radiation de Roux et de son camarade Varlet des listes de leur club.

Robespierre ne se lassa pas depuis lors de calomnier Jacques Roux. Comme il arrivait au communiste cordelier de critiquer les résultats nuls de la Révolution pour le peuple, et de dire, en critiquant le gouvernement républicain (comme il arrive aussi aux socialistes de nos jours), que sous la République le peuple souffrait plus que sous la royauté, Robespierre ne manqua jamais l’occasion de traiter Roux, même après sa mort, d’« ignoble prêtre » vendu aux étrangers et de « scélérat » qui « voulut exciter des troubles funestes » pour nuire à la République.

Dès juin 1793 Jacques Roux fut voué à la mort. On l’accusa d’être le fauteur des émeutes à propos du savon. Plus tard, en août, lorsqu’il publiait avec Leclerc un journal, L’ombre de Marat, on lança contre lui la veuve de Marat, qui réclama contre ce titre ; et enfin, on fit avec lui ce que les bourgeois avaient fait avec Babeuf. On l’accusa d’un vol, — d’avoir soustrait un assignat reçu par lui pour le club des Cordeliers, — alors que, comme l’a très bien dit Michelet, « ces fanatiques marquaient par leur désintéressement », et que de tous les révolutionnaires en vedette, Roux, Varlet, Leclerc étaient certainement des modèles de probité. Sa section des Gravilliers le réclama en vain à la Commune, en se portant garante pour lui. Le club des femmes révolutionnaires fit de même, — et fut dissous par la Commune.

Révolté par cette accusation, Roux et ses amis firent, un soir, le 19 août, un coup de force dans la section des Gravilliers. Ils cassèrent le bureau et portèrent Roux à la présidence. Alors, le 21, Hébert le dénonça aux Jacobins et, l’affaire ayant été portée devant la Commune, Chaumette parla d’attentat à la souveraineté du peuple et de peine de mort. Roux fut poursuivi, mais la section des Gravilliers réussit à obtenir qu’il fût relâché sous caution. Ce fut fait, le 25 août, mais l’information continua, se compliqua encore d’une accusation de vol, et le 23 nivôse (14 janvier 1794), Roux était traduit devant le tribunal de police criminelle.

Le tribunal se déclara incompétent, à cause de la gravité des actes reprochés à Roux (coup de force dans la section), et le renvoya devant le tribunal révolutionnaire. Alors, Roux, sachant ce qui l’attendait, se frappa devant le tribunal de trois coups de couteau. Transporté à l’infirmerie de Bicêtre, il tentait « d’épuiser ses forces », rapportèrent les agents de Fouquier-Tinville, et enfin il se frappa de nouveau, se blessa au poumon et succomba à ses blessures. L’acte d’autopsie est daté du 1er ventôse, an II, 19 février 1794[3].

Le peuple, surtout dans les sections centrales de Paris, comprit alors que c’en était fait de ses rêves d’ « égalité de fait » et de bien-être pour tous. Gaillard, l’ami de Chalier, venu à Paris après la prise de Lyon par les Montagnards, et qui avait passé toute la durée du siège dans un cachot, se tua aussi, lorsqu’il apprit la nouvelle de l’arrestation de Leclerc, emprisonné avec Chaumette et les hébertistes.

En réponse à toutes ces tendances du communisme, à la vue du peuple prêt à déserter la Révolution, le Comité de salut public, toujours anxieux de ne s’aliéner ni « le Ventre » de la Convention (« le Marais »), ni le club des Jacobins, répondit, le 21 ventôse de l’an II (11 mars 1794), par une circulaire ronflante adressée aux représentants en mission. Mais cette circulaire, comme le fameux discours de Saint-Just qui la suivit deux jours plus tard (23 ventôse), ne savait aboutir qu’à de la bienfaisance, à de la charité — très maigre, après tout, de l’État.

« Un grand coup était nécessaire pour terrasser l’aristocratie », disait la circulaire du Comité. « La Convention l’a frappé. L’indigence vertueuse devait rentrer dans la propriété que les crimes avaient usurpés sur elle… Il faut que la terreur et la justice portent sur tous les points à la fois. La Révolution est l’ouvrage du peuple : il est temps qu’il en jouisse. » Et ainsi de suite.

La Convention, cependant, ne fit rien. Le décret du 13 ventôse an II (3 février 1794), dont parla Saint-Just, se réduisait à ceci : Chaque commune devait dresser l’état des patriotes indigents, et ensuite le Comité de salut public ferait un rapport sur les moyens d’indemniser tous les malheureux avec les biens des ennemis de la Révolution. Dans ces biens on allait leur découper un arpent en propre. Pour les vieillards et les infirmes, la Convention décréta plus tard, le 22 floréal (11 mai), d’ouvrir un Livre de la bienfaisance nationale[4].

Inutile de dire que cet arpent eut l’air, pour les paysans, d’une simple moquerie. D’ailleurs, à part quelques localités exceptionnelles, le décret n’eut même pas un commencement d’exécution. Ceux qui n’avaient rien saisi eux-mêmes des terres, ne reçurent rien.

Ajoutons encore que plusieurs représentants en mission, comme Albitte, Collot-d’Herbois et Fouché à Lyon, Jeanbon Saint-André à Brest et à Toulon, Romme en Charente, eurent en 1793 la tendance de socialiser les biens. Et lorsque la Convention fit la loi du 16 nivôse an II (5 janvier 1794) qui portait que, « dans les villes assiégées, bloquées ou cernées, les matières, marchandises et denrées de tout genre seraient mises en commun », on peut dire, observe Aulard, « qu’il y eut tendance à appliquer cette loi à des villes qui n’étaient ni assiégées, ni bloquées, ni cernées[5]. »

La Convention, ou plutôt ses Comités de salut public et de sûreté générale, supprimèrent en 1794 les manifestations communistes. Mais l’esprit du peuple français en révolution y poussait néanmoins, et sous la pression des événements, une grande œuvre de nivellement et une forte éclosion de l’esprit communiste se manifesta un peu partout dans le cours de l’an II de la République[6].

Ainsi les trois représentants de la Convention à Lyon, Albitte, Collot d’Herbois et Fouché firent le 24 brumaire an II (14 novembre 1793) un arrêté, qui eut un commencement d’exécution, en vertu duquel tous les citoyens infirmes, vieillards, orphelins et indigents devaient être « logés, nourris et vêtus aux dépens des riches de leurs cantons respectifs », et « du travail et les objets nécessaires à l’exercice de leur métier et de leur industrie » devaient être fournis aux citoyens valides. Les jouissances des citoyens, disaient-ils dans leurs circulaires, doivent être en proportion de leurs travaux, de leur industrie et de l’ardeur avec laquelle ils se dévouent au service de la patrie. Beaucoup de représentants aux armées arrivaient à la même résolution, dit M. Aulard. Ainsi Fouché levait de lourds impôts sur les riches pour nourrir les pauvres. Il est aussi certain, comme le dit le même auteur, qu’il y eut un nombre de communes qui firent du collectivisme (ou plutôt du communisme municipal)[7].

L’idée que l’État devait s’emparer des fabriques délaissées par leurs patrons et les mettre en exploitation, fut énoncée à maintes reprises. Chaumette la soutenait en octobre 1793, lorsqu’il constatait l’effet du maximum sur certaines industries, et Jeanbon Saint-André avait mis en régie la mine de Carhaix en Bretagne, pour assurer du pain aux ouvriers. L’idée était dans l’air.

Mais si un certain nombre de conventionnels en mission prenaient, en 1793, des mesures d’un caractère égalitaire, et s’inspiraient de l’idée de limitation des fortunes, la Convention, d’autre part, défendait avant tout les intérêts de la bourgeoisie, et il y a probablement du vrai dans cette remarque de Buonarroti, que la crainte de voir Robespierre se lancer, avec son groupe, dans des mesures qui auraient favorisé les instincts égalitaires du peuple, contribua à la chute de ce groupe au 9 thermidor[8].

  1. La plupart des historiens ont vu dans cette mesure une mesure avantageuse aux paysans. En réalité, c’était priver les paysans les plus pauvres de l’unique patrimoine qui leur restait. C’est pourquoi cette mesure rencontra tant de résistance dans son application.
  2. « Ce sont les riches, disait Jacques Roux, qui, depuis quatre ans, ont profité des avantages de la Révolution ; c’est l’aristocratie marchande, plus terrible que l’aristocratie nobiliaire, qui nous opprime, et nous ne voyons pas le terme de leurs exactions, car le prix des marchandises augmente d’une manière effrayante. Il est temps que le combat à mort, que l’égoïsme livre à la classe la plus laborieuse, finisse… La propriété des fripons est-elle plus sacrée que la vie de l’homme ? Les subsistances doivent être à la réquisition des corps administratifs, comme la force armée est à leur disposition. » Roux reproche à la Convention de ne pas avoir confisqué les trésors acquis depuis la Révolution par les banquiers et les accapareurs, et il dit que, la Convention ayant décrété un emprunt forcé d’un milliard sur les riches, « le capitaliste, le marchand, dès le lendemain, lèveront cette somme sur les sans-culottes par le monopole et la concussion », si le monopole du commerce et de l’accaparement n’est pas détruit. Il en prévoyait très bien le danger pour la Révolution et disait : « Les agioteurs s’emparent des manufactures, des ports de mer, de toutes les branches du commerce, de toutes les productions de la terre, pour faire mourir de faim, de soif, de nudité les amis de la justice et les déterminer à se jeter dans les bras du despotisme. » (Je cite d’après le texte de Roux, retrouvé par Bernard Lazare et communiqué à Jaurès.)
  3. Jaurès, Histoire socialiste, la Convention, (pp. 1698, 1699).
  4. Les cultivateurs vieillards ou infirmes y seraient inscrits pour un secours annuel de 160 livres, les artisans vieillards ou infirmes pour 120 livres, et les mères et les veuves pour 80 et 60 livres.
  5. Histoire politique, chap. VIII, livre II.
  6. « C’est donc vainement que, dans cette période de compression, on chercherait des manifestations de théories socialistes. Mais l’ensemble de mesures partielles ou empiriques, de lois de circonstances, d’institutions provisoires qui forme le gouvernement révolutionnaire, amène un état de choses qui prépare indirectement les esprits, dans ce silence des socialistes, à une révolution sociale, et qui commence à l’effectuer partiellement. » (Aulard, l. c., p. 453)
  7. Voyez tout le paragraphe du chap. VIII, livre II : « Le socialisme » de l’Histoire politique d’Aulard ; André Lichtenberger : Le Socialisme et la Révolution française, pp. 179, 120 ; Actes du Comité de salut public, VIII et IX.
  8. « Observations sur Maximilien Robespierre », dans La Fraternité, journal mensuel exposant la doctrine de la communauté, No 17, septembre 1842.