La Grande Beuverie/Première partie

Gallimard (p. 9-44).

PREMIÈRE PARTIE

DIALOGUE LABORIEUX SUR LA PUISSANCE DES MOTS ET LA FAIBLESSE DE LA PENSÉE

1

Il était tard lorsque nous bûmes. Nous pensions tous qu’il était grand temps de commencer. Ce qu’il y avait eu avant, on ne s’en souvenait plus. On se disait seulement qu’il était déjà tard. Savoir d’où chacun venait, en quel point du globe on était, ou si même c’était vraiment un globe (et en tout cas ce n’était pas un point), et le jour du mois de quelle année, tout cela nous dépassait. On ne soulève pas de telles questions quand on a soif.

Quand on a soif, on guette les occasions de boire et, pour le reste, on fait seulement semblant d’y faire attention. C’est pourquoi c’est si difficile, après, de raconter exactement ce que l’on a vécu. Il est très tentant, lorsqu’on rapporte des événements passés, de mettre de la clarté et de l’ordre là où il n’y avait ni l’une ni l’autre. C’est très tentant et très dangereux. C’est ainsi que l’on devient prématurément philosophe. Je vais donc essayer de raconter ce qui s’est passé, ce qui s’est dit et ce qui s’est pensé, comme c’est venu. Si tout cela vous paraît d’abord chaotique et brumeux, prenez courage : ensuite ce ne sera que trop ordonné et trop clair. Si alors l’ordre et la clarté de mon récit vous paraissaient sans substance, rassurez-vous : je terminerai par des paroles réconfortantes.

2

Nous étions dans une fumée épaisse. La cheminée tirait mal, le feu de bois trop vert se rabrouait, les chandelles dégageaient une sauce suifeuse dans l’air, et les nuages du tabac se couchaient en bancs bleuâtres à hauteur de visage. Si l’on était dix ou si l’on était mille, on ne savait plus. Ce qui est sûr, c’est qu’on était seuls. À ce propos, la grande voix de derrière les fagots, comme nous l’appelions dans notre langage de soiffards, s’était un peu élevée. Elle sortait effectivement de derrière un tas de fagots, ou de caisses à biscuits, c’était difficile à savoir à cause de la fumée et de la fatigue ; et elle disait :

— Quand il est seul, le microbe (j’allais dire : l’homme) réclame une âme sœur, comme il pleurniche, pour lui tenir compagnie. Si l’âme sœur arrive, ils ne peuvent plus supporter d’être deux, et chacun commence à se frénétiser pour devenir un avec l’objet de ses tiraillements intestins. N’a pas de bon sens : un, veut être deux ; deux, veut être un. Si l’âme sœur n’arrive pas, il se scinde en deux, il se dit : bonjour mon vieux, il se jette dans ses bras, il se recolle de travers et il se prend pour quelque chose, sinon pour quelqu’un. Vous n’avez pourtant qu’une chose en commun, c’est la solitude ; c’est-à-dire tout ou rien, cela dépend de vous.

On trouva que c’était bien dit mais personne ne se souciait de voir le personnage qui parlait. Il n’était question que de boire. On n’avait encore bu que des tasses d’un tord-boyau infect qui nous avait donné très soif.

3

À un moment, la mauvaise humeur était à son comble et je crois me souvenir que nous nous sommes concertés à quelques-uns pour aller, avec des outils imprécis, taper sur les costauds qui ronflaient dans les coins. Il s’est passé un temps interminable, après lequel les costauds sont revenus, coltinant des barils sur leurs ecchymoses. Quand les barils ont été vidés, on a pu enfin s’asseoir dessus, ou à côté, mais enfin on était assis, prêts à boire et à écouter, car il avait été question de joutes oratoires ou de quelque divertissement de ce genre. Tout cela reste assez nébuleux dans ma mémoire.

Faute de direction, nous étions emportés au gré des mots, des souvenirs, des manies, des rancunes et des sympathies. Faute d’un but, nous perdions le peu de force de nos pensées à enchaîner un calembour, à dire du mal des amis communs, à fuir les constatations désagréables, à chevaucher des dadas, à enfoncer des portes ouvertes, à faire des grimaces et des grâces.

La chaleur et la tabagie épaisse nous donnaient une soif inétanchable. Il fallait sans arrêt se relayer pour aller battre les costauds, qui maintenant apportaient des bombonnes, des tonnelets, des jarres, des seaux, tout cela plein de l’espèce de tisane que l’on pense.

Dans un coin, un camarade peintre expliquait à un copain photographe son projet de peindre de belles pommes, de les broyer, de les distiller, « et tu as un calvados épatant, mon vieux », disait-il. Le photographe bougonnait que « ça frisait l’idéalisme », mais cela ne l’empêchait pas de trinquer sec. Le jeune Amédée Gocourt se plaignait du manque de boisson parce que, disait-il, les gâteaux au chocolat dont il s’empiffrait lui avaient « velouté le tuyau de descente et embourbé l’estomac ». Marcellin, l’anarchiste, geignait que « si on nous laissait aussi scandaleusement crever de soif, on ne voyait vraiment pas la différence avec la papauté », mais personne ne saisissait le sens de ses paroles.

Quant à moi, j’étais très mal assis sur un porte-bouteilles, ce qui me donnait une apparence de profonde méditation, alors que j’étais simplement abruti, le plafond bas, très bas, la visière de l’intellect baissée jusqu’aux sédiments de l’humeur.

4

Je ne vous présenterai pas les personnages qui étaient là. Ce n’est ni d’eux, ni de leurs caractères, ni de leurs actions que je veux parler. Ils étaient là comme des figurants de songe qui essayaient, parfois sincèrement, de se réveiller : tous de bons camarades, chacun rêvant les autres. Tout ce que je veux dire maintenant, c’est qu’on était saouls et qu’on avait soif. Et nous étions beaucoup à être seuls.

C’est Gonzague l’Araucanien qui eut la malheureuse idée de réclamer de la musique. Le coup était d’ailleurs prémédité, car tout le monde avait pu remarquer qu’il avait apporté une guitare neuve. Il ne se fit donc pas prier pour commencer. Ce fut horrible. Les sons qu’il tirait de l’instrument étaient si méchamment faux, si obstinément fêlés, que les chaudrons se mettaient à danser sur le ciment, les chandeliers de cuivre à glisser avec des rires atroces sur le stuc des cheminées, les casseroles à balancer leurs ventres contre les murs qui se décrépissaient, et les plâtras nous tombaient dans les yeux, et les araignées dégringolaient du plafond avec des cris, en plein dans la soupe, et cela nous donnait soif, et cela nous mettait dans des rages…

Alors le personnage de derrière les fagots montra le bout d’une oreille, puis de l’autre, puis un nez, puis un menton glabre, puis une barbe, puis une calvitie, puis une grosse chevelure, car il était très changeant ; simples trucs de passe-passe et de maquillage instantané. On disait que sans cette mascarade on ne l’aurait même pas remarqué, car, croyait-on, il avait « une tête comme tout le monde ». Peut-être à ce moment-là avait-il des allures de bûcheron ou d’arbre, une barbiche de bouc et des yeux d’éléphant, mais je n’en jurerais pas. Il dit, calmement, quelque chose comme :

— Granit, grès. Grès, granit. Gris, grenat. Gramme – (une pause) – Aconit !

Avec la dernière syllabe (j’avais déjà assez bu pour trouver cela tout naturel) la guitare vola en éclats entre les mains de Gonzague. Une des cordes lui cingla la lèvre supérieure. Il laissa quelques gouttes de sang tomber sur le dos de sa main. Puis il vida son verre. Puis il nota sur son calepin les rudiments d’un poème extraordinaire qui devait être plagié le lendemain et trahi dans toutes les langues par deux cent douze petits poètes, d’où sortirent autant de mouvements artistiques d’avant-garde, d’où vingt-sept bagarres historiques, trois révolutions politiques dans une ferme mexicaine, sept guerres sanglantes sur le Paropamise, une famine à Gibraltar, un volcan au Gabon (on n’avait jamais vu cela), un dictateur à Monaco et une gloire presque durable pour les minus habentes.

5

L’Araucanien ayant bu, il y eut un grand silence. Puis une vieille dame cria sèchement :

— Pas de trucs de magie, ici ! Nous voulons des explications. Qui a cassé la guitare ? Et comment ? Et pourquoi ?

— Pas de trucs scientifiques, cria Othello de sa voix ferrailleuse, l’écume aux lèvres. Pas de trucs scientifiques, hein ? Mais des explications magiques !

— Buvons d’abord, prononça lentement l’homme de derrière les fagots. Ensuite je vous endormirai d’un discours plus ou moins consistant sur les emplois coupants, piquants, contondants, écrasants, désintégrants et quelques autres, du langage humain et peut-être de celui des oiseaux, mais buvons d’abord.

À ce moment, d’ailleurs, des espèces de saucissons chauds étaient arrivés, épicés d’arrache-gueule divers. C’était une autre raison de boire, mise à part la peur de penser, et Dudule le Conspirateur, qui avait vu faire cela au cinéma, allait de l’un à l’autre, offrant, d’un flacon plat tiré de sa poche fessière, de cet horrible alcool de bois aromatisé de citron que les Américains, sous le régime sec, appelaient vodka, cognac, gin, ou simplement drink, selon qu’ils voulaient se rendre plus ou moins intéressants.

Par malheur, j’avais laissé un poète (on l’appelait Solo le brocanteur) s’approcher de moi et commencer un long discours par lequel il essayait, bien en vain, de me faire comprendre que la terre était ronde et qu’il y avait des hommes, « les Antipodes, qui marchent la tête en bas grâce à l’emploi d’une espèce d’hélice en bois nommée boomerang en hollandais », et je ne sais depuis combien de quarts d’heure il me parlait lorsque, relevant la tête, je vis que tout le monde était attentif au discours de Totochabo — c’est un nom chipéway, c’est-à-dire inintelligible, que l’on donnait à l’homme de derrière les fagots. Je rougis de ma distraction, exsudai un petit nuage de honte et me mis à écouter. Voici à peu près ce que je pus saisir de ses paroles.

6

Totochabo disait :

— … Le plus crétin des virtuoses, au bout de quelques années d’exercice, arrive à briser une coupe de cristal à distance, par la seule émission de la note exacte correspondant à l’équilibre instable de la matière vitreuse. On cite plusieurs violonistes, pas plus bêtes que d’autres, qui faisaient ça presque naturellement. La maîtresse de maison est toujours très fière d’avoir sacrifié à l’Art, ou à la Science, selon les cas, la plus belle pièce de sa verrerie, un souvenir de famille, qui plus est, elle est tellement ravie qu’elle en oublie de gronder son fils qui vient de rentrer du lycée complètement saoul, le fils persistera dans le vice, échouera à ses examens, sera réduit à faire du commerce, deviendra riche et considéré, et toute cette chaîne d’effets est suspendue à un son musical déterminé, exprimable par un nombre. J’ai oublié de dire que le mot « Art » est le seul que les carpes soient capables de prononcer. Je continue.

« Les physiciens Chladni et Savart, en faisant vibrer des plaques métalliques recouvertes de sable fin, ont produit des figures géométriques par les lignes nodales séparant les zones de mouvement. En employant au lieu de sable de la poudre de tournesol gommée, ces savants — comme on les appelle, non sans raison — …

— On en a foupé, d’fé vistoires, gicla Johannes Kakur, un érudit gascon, en s’avançant sur Totochabo, le vin rouge lui sortant des yeux ; et il lui mit sous le nez, d’un poing furieux, quelques bouquins lardés de fiches et marginés de crayonnements multicolores.

— Mais non, mon petit bout d’homme, dit le vieux doucereusement.

L’érudit gascon, douché, lâcha ses livres. J’allai les ramasser discrètement. Les noms des auteurs ne me disaient pas grand-chose : Higgins, De la Rive, Faraday, Wheatstone, Rijke, Sondhaus, Kundt, Schaffgotsch. Il y avait aussi un tome de Helmholtz dépareillé, que je mis de côté. Je trouvai enfin un Dictionnaire des rimes et une Encyclopédie des Sciences occultes dans laquelle je me plongeai, non sans boire après chaque article, avec les délices que l’on éprouve toujours à trouver plus sot que soi.

7

— Le son est donc puissant sur le feu, continuait le vieux au moment où je me remettais à écouter. Et sur l’air par la voix, comme vous pouvez en ce moment l’entendre, ou de plusieurs autres manières. Sur l’eau, comme vous savez par les recherches de Plateau, Savart et Maurat, physiciens, et par les études du Dr Faustroll, pataphysicien, sur les veines liquides, spécialement lorsqu’elles s’écoulent verticalement d’un orifice percé en mince paroi. Et sur la terre, j’entends sur l’élément solide que Timée de Locres disait formé de cubes, comme je vous ai dit par l’exemple des plaques vibrantes ; j’y ajouterais celui des murailles de Jéricho, si l’invocation d’une autorité de ce genre n’était aujourd’hui, en notre siècle de lumignons, quelque peu discréditée.

— Oh ! ça va, dis-je. Je voulais ajouter : « On n’est pas venu ici pour écouter des conférences, on n’est pas venu ici pour se désaltérer de rhétorique… », mais il coupa court.

— Et qui qu’a demandé des explications ?

— C’est pas moi.

— C’est tout comme.

Othello se manifesta :

— Justement, je vous y prends. Vous dites : puissant sur le feu, l’air, l’eau, la terre. Et le cinquième, qu’est-ce que vous en dites ?

— Vous voyez, dit à mon adresse Totochabo. J’en ai aussi marre que vous. Nous allons lui improviser un petit clouage de bec de fausse érudition.

Il reprit, plus haut :

— Je vous dirai d’aller pêcher les cancres ailleurs, car nous savons fort bien que sous l’aspect sensible du son se cache une essence silencieuse. C’est d’elle, de ce point critique où le germe du sensible n’a pas encore choisi d’être son ou lumière ou autre chose, de cet arrière-plan de la nature où qui voit voit le son, où qui entend entend les soleils, c’est de cette essence même que le son tire sa puissance et sa vertu ordonnatrice.

En me jetant un clin d’œil, il chuchota :

— Ça les calfeutre, hein ?

— Épaissement, répondis-je. Mais lorsque vous dites fausse érudition, voulez-vous signifier vrai savoir ?

— Mon pauvre ami, dit-il, comme vous avez soif !

C’était vrai et je me mis à me soigner.

8

Nous buvions comme des trous. Soudain une grosse fille très instruite et végétarienne se mit en branle :

— Tout ça, c’est très joli, dit-elle en renversant du coude son pernod désalcoolisé (restaient le furfurol et les éthers supérieurs), c’est très joli, je ne doute nullement de vos expériences et les noms des éminents physiciens que vous citez m’inspirent confiance. Mais tout cela pour une mandoline cassée, c’est excessif. D’ailleurs vous avez fait semblant de faire ce dégât avec des paroles et non pas avec des sons musicaux déterminés. Les sons de la voix humaine n’ont pas la précision mathématique de ceux que l’on peut tirer du monochorde…

— Pffssch…, siffla Totochabo. Son sifflement nous fit comme le chatouillement d’une plume sous les narines. J’éternuai. Quinze paires d’yeux me regardèrent sévèrement. Le temps que je me dise : « C’est ça qu’on appelle des yeux en boules de loto, bien que le loto soit désormais un jeu archaïque comme le bézigue, l’oie, la migraine, le suivez-moi-jeune-homme, le nez de Cléopâtre… », le temps que je laisse dégouliner mes guirlandes de mots familiers, tout le monde avait eu le temps de boire trois coups pour dissiper le malaise. Pour moi, c’est le gosier sec que je dus souffrir les explications qui suivirent.

9

Elles étaient assez ardues et, préoccupé de boire, je n’en ai retenu que quelques éléments. Il était question d’abord d’une gamme de voyelles, expliquée je ne sais trop comment à l’aide des mots : ou, eau, a, œufs, est, haie, y, que Totochabo avait écrits à la craie sur la hotte de la cheminée et qu’il nous avait priés de lire à haute voix. Ç’avait été un beau vacarme. Les uns s’exerçaient consciencieusement, d’autres faisaient des calembours que d’autres trouvaient bêtes, des gros mots s’échangeaient, des jugements définitifs étaient lancés dans l’air et tout à coup on vit un certain Francis Coq debout, qui se préparait à se fâcher. Il nous défia tous d’un nez tranchant et humide, tapa sur la table, se blessa sur un éclat de verre, essaya, avec un regard en coin, de faire passer son bavement alcoolique pour un des signes classiques de la fureur, eut l’air très peu à l’aise et s’écria d’une voix de fausset, de plusieurs tons plus élevée que celle dont il voulait appesantir l’atmosphère : « Eh bien-alors-quoi » et il se rassit, mais ses paroles, hérissées de gêne intérieure, imposèrent le silence mieux que n’aurait fait la gravité du discours qu’il avait conçu.

J’allais enfin parler, quand soudain la grosse fille très instruite m’en vola l’occasion :

— Tout cela est bien futile, l’entendîmes-nous grogner. Nous ne sommes pas ici pour parler littérature, acoustique ni sorcellerie. Nous sommes ici pour ce que vous savez. Je demande qu’on change de sujet.

— Mais qui a choisi ce sujet ? répliqua le vieux. Vous m’avez accusé tout à l’heure d’avoir cassé une mandoline. Je me défends. Et je vous réponds d’abord que ce n’était pas une mandoline, mais une guitare.

— N’essayez pas de vous défiler, monsieur, ça ne prend pas.

— Je ne me défile pas, mademoiselle. Je réponds à vos questions. J’aimerais autant parler de jardinage ou d’héraldique ou de Charles-Quint, mais je vous assure que ce serait exactement le même cafouillage. Personne ici n’est capable de rester éveillé deux secondes de suite. Et quand on dort, on boit mal.

C’était péremptoire.

— Et d’ailleurs, dit Marcellin qui n’avait rien compris, vous n’avez même pas parlé des consonnes, ni du rythme des syllabes, ni des images, ni même de l’inconscient.

— Vous voyez, dit Totochabo avec un soupir.

Il reprit :

— Pour ce qui est de l’inconscient, je n’en parle peut-être pas, mais je lui parle. Que l’inconscient donc me réponde, s’il peut le faire sans en mourir.

N’ayant pas de réponse, il continua :

— Bon, j’irai donc jusqu’au bout de mes explications. D’ailleurs, tous les chemins conduisent à l’homme. Écoutez ou n’écoutez pas, mais en aucun cas n’oubliez de boire.

10

On venait justement de mettre en perce la grosse futaille. Je restai prudemment à proximité du robinet. Je m’enfonçai dans des idées noires. Je me disais :

« Même pas moyen d’être saoul. Pourquoi boire donne-t-il si soif ? Comment sortir de ce cercle ? Comment serait-ce si je me réveillais ? Mais quoi ? J’ai les yeux bien ouverts, je ne vois que la saleté, la tabagie, et ces faces d’abrutis qui me ressemblent comme des frères. De quoi je rêve ? Est-ce un souvenir, est-ce un espoir, cette lumière, cette évidence, est-ce passé ? est-ce à venir ? Je la tenais à l’instant, je l’ai laissée filer. De quoi je parle ? De quoi je crève… » et ainsi de suite, comme lorsque l’on a déjà pas mal bu.

J’essayai de me remettre à écouter. C’était très difficile. J’étais en rage, en dedans, sans trop savoir pourquoi. Je sentais que « ce n’était pas la question », qu’ « il y avait quelque chose de bien plus urgent à faire », que « le vieux nous cassait la tête », mais c’était comme lorsqu’on rêve et que tout à coup on pense « ce n’est pas cela la réalité », mais on ne trouve pas tout de suite le geste à faire, qui est d’ouvrir les yeux. Après, c’est tout clair et simple. Ici, on ne voyait pas ce qu’il fallait faire. En attendant, il fallait supporter, et continuer à entendre le vieux, avec sa manie irritante de déformer les mots, qui disait :

— Mais les usages rhétoriques, techniques, philosophiques, algébriques, logistiques, journaliques, romaniques, artistiques et esthétchoum du langage ont fait oublier à l’humanité le véritable mode d’emploi de la parole.

Cela devenait intéressant. Malheureusement, la grosse fille érudite fit dévier la conversation en jetant mal à propos :

— Vous n’avez parlé que des corps inanimés. Et les corps animés, alors ?

— Oh ! ceux-là, vous savez aussi bien que moi comme ils sont sensibles au langage articulé. Par exemple, un monsieur passe dans la rue, tout occupé de ses chatouillements internes (ses pensées, comme il dit). Vous criez : « Hep ! ». Aussitôt toute cette machine compliquée, avec sa mécanique de muscles et d’os, son irrigation sanguine, sa thermo-régulation, ses machins gyroscopiques…

— Fes quoi ? beugla Johannes Kakur, au pourpre de l’exaspération.

— Les trucs derrière les oreilles, crétin. (On fit semblant de comprendre, pour ne pas interrompre). — Toute cette machinerie donc fait une demi-torsion, la mâchoire tombe, les yeux gonflent, les jambes oscillent, et ça vous regarde comme un veau, ou une vipère, ou une visière, ou un seau, ou un rat, ça dépend. Et les chatouillements internes (comment les appelez-vous ?) sont suspendus un moment et peut-être leur cours en sera-t-il à jamais changé. Vous savez aussi que le mot « hep ! », pour avoir cet effet, doit être prononcé avec une certaine intonation. En général, on parle comme on tirerait des coups de fusil au petit bonheur, entende qui peut. Il y a une autre façon de parler. C’est d’avoir une cible bien définie d’abord. Puis de bien viser. Et alors, feu ! Entende qui peut. Mais recevra la balle qui je veux, si j’ai bien visé. Encore mieux quand les paroles commencent à évoquer des images, c’est-à-dire à sculpter la gadoue psycho-physique du sac bipède avec mouvements divers parmi les esprits animaux, mais je ne peux pas tout vous expliquer à la fois. D’ailleurs vous n’avez qu’à réfléchir un peu. Par exemple, dans cette dernière phrase, sur les mots « ne… que », tout dévocalisés qu’ils soient par élision.

Je me dis : « Ayayaille !… ma tête éclate, n’en jetez plus » et je retournai à la futaille.

11

Mais comme j’avais laissé mon troupeau d’idées noires auprès de la futaille, je les y retrouvai. Elles me sautèrent au cou avec des cris de joie, m’appelèrent « petit oncle », et me crièrent toutes sortes de paroles de tendresse, comme : « Enfin te voilà revenu, ah ! ce qu’on est heureuses de te revoir ! » Elles se pendaient à mes cheveux, à mes oreilles, à mes doigts, m’enlevaient mes lunettes, renversaient mon verre, salissaient mon pantalon, mettaient des mies de pain dans mes chaussettes. J’étais bien empêtré. Pour les calmer, je me mis à leur chanter cette chanson que j’avais composée autrefois dans des circonstances analogues :

Y’a des moments où tu n’sais plus,
Tu n’sais plus rien, plus rien du tout.
Le lendemain tu t’aperçois
Qu’à ç’moment-là tu savais tout.
Mais tu n’sais plus,
Plus rien du tout,
Tout est foutu !

Peu à peu elles s’endormirent et quand elles furent toutes endormies, je les pris une à une, leur attachai à chacune une pierre au cou et, les tenant par les pattes de derrière, je les introduisis par la bonde de la grande futaille. Le triste petit floc ! floc ! que leur chute faisait me fit fondre en larmes. Mais j’étais soulagé, pour un moment.

12

Je dressai bientôt l’oreille, car la voix de Totochabo s’était faite tragique.

— Maintenant, disait-il, je vous dois un aveu. Je vous ai cité comme références des noms de savants estimés. C’était seulement pour vous inspirer confiance. Vous n’auriez pas osé vous intéresser à des questions non reçues par les sociétés savantes. Maintenant que vous avez mordu à l’hameçon, je laisserai ces Messieurs avec leurs théories.

« J’ai quelques autres idées. Par exemple sur la viscosité du son. Les sons s’étalent sur les surfaces, glissent sur les parquets, coulent dans les gouttières, se tassent dans les coins, se brisent sur les arêtes, pleuvent sur les muqueuses, fourmillent sur les plexus, flambent sur les poils et papillonnent sur les peaux comme l’air chaud sur les prairies en été. Il y a des batailles aériennes d’ondes qui se replient sur elles-mêmes, prennent des mouvements rotatoires et tourbillonnent entre ciel et terre comme le regret indestructible du suicidé qui à mi-chemin de sa chute du sixième étage, soudain ne voudrait plus mourir. Il y a des paroles qui n’arrivent pas à destination et qui se forment en boules errantes, gonflées de danger, comme la foudre parfois quand elle n’a pas trouvé sa cible. Il y a des paroles qui gèlent…

Johannes Kakur éclata encore une fois :

— On la connaît fette hiftoire. On a lu auffi Pantagruel, vieux foulard !

L’autre répondit :

— Si vous saviez comme j’aimerais me taire, vous n’auriez pas si soif.

C’était encore une de ces phrases à nous laisser tous perplexes pendant une heure, au cours de laquelle, à force de vins grecs et autres, nous l’oubliâmes.

13

Dans mon demi-sommeil qui suivit, à travers les toiles d’araignées rouges d’un cauchemar, je vis une salle vide et propre, brillamment éclairée, qui était contiguë à la nôtre et que je n’avais pas remarquée auparavant. Par une large porte ouverte j’aperçus Totochabo, déguisé en autruche comme un chasseur boschiman, qui s’était réservé cette pièce — quelque chose comme la salle d’armes, sans armes, d’un château féodal — pour y recevoir des visiteurs de marque.

Trois hommes étaient avec lui, marchant et conversant. Je reconnus François Rabelais du premier coup d’œil, bien qu’il se fût déguisé d’un habit de nonne, avec une cornette ample et planante, semblable à la mante marine, cette raie sinistre, sauf que la couleur sombre en était produite sur l’amidon par l’innombrable moucheture d’inscriptions hébraïques. Au lieu du trousseau de clés et du rosaire pendait, dans les plis bleus de la toile, un très vulgaire coupe-choux. Le second personnage, au ventre ovale et mince de long poisson, ceint du blanc costume de l’escrimeur, l’œil de guêpe, la moustache de miel héroïque aux pointes peintes en vert, le fleuret démoucheté, c’était Alfred Jarry. Je l’entendis expliquer que « si les bas de ses pantalons n’étaient pas agrafés de pattes de langouste, c’est qu’il portait culottes et bas blancs » et c’est d’ailleurs tout ce que j’ai pu saisir des propos des quatre hommes. Le troisième était Léon-Paul Fargue, en costume d’amiral, qu’il avait orné de nombreux galions supplémentaires ; il portait le bicorne en travers et avait remplacé l’épée par un sabre d’abordage. Il avait, tantôt au menton, tantôt à la main, une barbe arménienne postiche et, selon les moments, les courbures et les nœuds de la conversation, son visage passait du glabre au velu et du poilu au rasé comme par les phases étonnantes d’un astre humain errant.

C’est dommage que j’aie entendu si peu de ce qu’ils se dirent. Personne d’autre ne remarqua les trois visiteurs, ni même la salle où ils devisaient. Quand j’en ai parlé aux autres, ils m’ont ri au nez.

14

Je perdis bientôt de vue ce spectacle car le petit Sidonius, depuis quelques minutes, me tirait les oreilles pour me forcer à écouter une bien étrange histoire.

— J’élevais un Cafre, à Cracovie, dans le pigeonnier. Un jour…

Je l’interrompis pour lui proposer de boire d’abord, afin de ne pas courir le risque, pour lui de se pelotonner la langue, pour moi de me faire marteler les tambourins sans résultat intellectuel. Il acquiesça du geste, qui fut l’enlèvement d’un petit fût de Tokay à bout de bras, alternativement au-dessus de nos têtes, le jet direct de la bonde ouverte arrosant l’estomac selon la méthode dite « à la régalade ». Il reprit son récit en termes plus clairs :

— Le Cafre qui soignait le jardin et la basse-cour, à Cracovie, couchait dans le pigeonnier. Il disait que c’était « très sain pour les souffles ». Une nuit, je fais un rêve terrifiant. Un énorme tire-bouchon, c’était le monde, tournait en se vissant sur place dans sa propre spirale, comme l’enseigne des coiffeurs américains, et je me voyais, pas plus grand qu’un pou mais moins adhérent, glisser et culbuter sur l’hélice et me tourbillonner la pensée sur des escaliers roulants de formes a priori. Tout à coup, c’était fatal, le grand craquement, ma nuque éclate, je tombe sur le nez, j’émerge dans un éclaboussement d’étincelles devant le Cafre, venu pour m’éveiller. Il me dit : « Tu as eu la grande catacouiche, hein ? Alors viens voir. » Il me mène au pigeonnier, me fait regarder par un trou de la paroi. Je mets un œil. Je vois un spectacle terrifiant : un énorme tire-bouchon, c’était le monde, tournait en se vissant sur place dans sa propre spirale, comme l’enseigne des coiffeurs américains, et je me voyais pas plus grand qu’un pou mais moins adhérent…

Les yeux exorbités, les bosses du front allumées, la moustache hérissée, le petit Sidonius reprenait le même récit, qui s’enchaînait sans fin sur lui-même comme les rengaines célèbres que l’on connaît. Il parlait fébrilement, hachant ses mots. J’écoutai, pétrifié d’horreur, au moins dix fois la rotation du récit effarant. Puis j’allai boire.

15

C’est difficile de mettre ensemble ses souvenirs nocturnes. On confond les événements extérieurs avec les radotages intérieurs. Je chassais de toutes mes forces l’image d’une campagne ensoleillée, d’un chant d’oiseau, d’une promenade en forêt, j’envoyais tout ça à tous les anges, et pourquoi, dites-vous, est-ce que j’envoyais tout ça à tous les anges ? Pourquoi ? Parce que je voulais voir tous les diables en face, monsieur, disais-je, et je lui disais, à ce monsieur qui n’y pouvait rien, je lui disais :

— Ça n’est pas tout d’avoir noyé ses idées noires, après cela il y a les idées bleues, et les idées rouges, et les idées jaunes…

— C’est pas des idées, disait le monsieur d’une voix pâteuse, c’est pas des idées, c’est des petites bêtes.

J’étais confondu. Alors on m’installait sur une barrique et je devais improviser des litanies bachiques. Un chœur immense de personnages falots reprenait le refrain. Je commençais :

C’est la soif…
(Le chœur : qui peut qui peut qui pourrait)
… de l’estomac
(Le chœur : qui pue qui pue qui pourrit)
C’est la soif…
(Le chœur : qui peut qui peut qui pourrait)
… de la poitrine

(Le chœur : qui pue qui pue qui pourrit)
C’est la soif…
(Le chœur : qui peut qui peut qui pourrait)
… de la cervelle
(Le chœur : qui pue qui pue qui pourrit)

Vous voyez, ce n’était pas malin. Après venait « c’est la faim de la bouche », puis « du nez » et « de l’œil », toujours selon le même système, de plus en plus vite, et quelques-uns se mirent à danser là-dessus une danse infernale comme seuls peuvent en danser dans une mare des tétards révoltés qui soudain ne veulent plus devenir grenouilles.

(Ils voudraient devenir des crapauds, ils prétendent que c’est plus lyrique. Ils ne seront ni grenouilles ni crapauds, ils seront de la puanteur qui peut qui peut qui pourrait, ils seront de la nourriture qui pue qui pue qui pourrit pour d’autres.)

Je dirigeais cette sarabande, je me croyais au moins un pape, quand tout à coup j’ai peur : est-ce que je ne deviens pas fou ? Pour me mettre à l’épreuve, je me refis mentalement la théorie de la machine à vapeur. Voilà où j’en étais réduit. Tout à coup je me criai : « Idiot ! » — mais là, alors, pour du bon. Ça y était. Ça pourrait encore durer quelque temps, mais désormais la grande beuverie portait le germe d’une maladie mortelle.

16

Je n’étais pas seul à flairer que les choses tourneraient mal. Pendant que Totochabo continuait de parler, intarissable, ayant réponse à tout, devant un auditoire qui ne diminuait pas sensiblement, quelques groupes se formaient dans des coins sombres et complotaient. Le groupe le plus agité, au début, se pressait autour du Père Pictorius, qui était moine au moins d’habit et qui prophétisait à voix basse les temps de malheur. Il avait déjà fait ses bagages. Tout était prêt, ficelé, étiqueté. Il n’emporterait que le strict nécessaire : la machine à écrire, le tonneau d’encre, les dix malles de livres de chevet (les autres, il les savait par cœur), les cages à poules, le clapier portatif, le meilleur fauteuil, le piano, sans compter les victuailles et, bien entendu, la boisson.

Il disait :

— Frères, vous pullulez, vous vous entroupez, vous vous encroûtez. Bientôt les caves seront à sec et que deviendrons-nous ? Les uns crèveront lamentablement, les autres se mettront à boire d’infâmes potions chimiques. On verra des hommes s’entre-tuer pour une goutte de teinture d’iode. On verra des femmes se prostituer pour une bouteille d’eau de Javel. On verra des mères distiller leurs enfants pour en extraire des liqueurs innommables. Cela durera sept années. Pendant les sept années suivantes, on boira du sang. D’abord le sang des cadavres, pendant un an. Puis le sang des malades, pendant deux ans. Puis chacun boira son propre sang, pendant quatre ans. Pendant les sept années suivantes, on ne boira que des larmes et les enfants inventeront des machines à faire pleurer leurs parents pour se désaltérer. Alors il n’y aura plus rien à boire et chacun criera à son dieu : « Rends-moi mes vignes ! » et chaque dieu répondra : « Rends-moi mon soleil ! », mais il n’y aura plus de soleils ni de vignes, et plus moyen de s’entendre.

« Des soleils et des vignes, il y en a encore. Mais sans soif, on ne fait plus de vin. Plus de vin, on ne cultive plus les vignes. Plus de vignes, les soleils s’en vont : ils ont autre chose à faire que de chauffer des terres sans buveurs, ils se diront : allons maintenant vivre pour nous. Cela, le voulez-vous ?

— Non ! gronda l’auditoire.

— Avez-vous soif ?

— Oui ! confessa l’auditoire.

— Eh bien, allons aux vignes ! Mais pour cela, il faut partir comme moi, en délaissant tous les biens de ce monde, en n’emportant que le strict nécessaire. Qui a soif me suive !

Il y eut un grand brouhaha, chacun s’affairant à l’empaquetage du strict nécessaire.

Partirent d’abord — mais par où s’en allaient-ils ? je ne devais le comprendre qu’un peu plus tard — ceux qui n’emportaient que leur brosse à dents. Puis ceux qui emportaient aussi leur montre. Puis ceux qui avaient une petite valise. Pour les autres, je ne pus constater leur disparition que longtemps après, à cause des événements que je vais bientôt raconter.

Quant au Père Pictorius, il resta parmi nous pour achever sa mission prophétique.

17

Il n’était pas le seul à faire de l’agitation. Dans un autre coin, Amédée Gocourt était monté sur des tréteaux et discourait dans son style coutumier :

— Citoyens, je vous demande pardon. Mais l’heure est dramatique comme la marée humaine. C’est l’heure où le regard du poète, aiguisé par les données les plus récentes de la psychanalyse, s’incurve vers les abîmes cardinaux de son malheur. Que ramène-t-il de la pêche en âme trouble, des limons sanglants d’une foule unie par les tournants fulgurants de l’histoire et que la ville n’a pas vomie ? C’est le poisson nocturne du désastre, signe d’une captivité particulière dans l’actuelle conjonction de nos hasards, conjonction brûlante comme le feu où furent forgées les chaînes que bientôt viendra briser l’épanchement cataclysmique de la grande Révolution Onirique. Je suis désolé, camarades, excusez-moi, car non, tout de même, est-ce que vous ne trouvez pas cela intolérable ?

Là-dessus le groupe se mettait à murmurer, des scissions se faisaient, les uns restaient à bourdonner sur place, les autres essaimaient autour d’autres prophètes. Quelques-uns s’enfermèrent dans un placard avec une queue-de-rat allumée, des canettes de bière et beaucoup de papier et commencèrent à rédiger un gros traité en dix volumes des Erreurs qui restent à commettre dans l’interprétation de ce que n’est pas la dialectique matérialiste. De temps en temps, l’un d’eux sortait du placard et lisait d’une voix acerbe le dernier chapitre élaboré. Puis il rentrait et tous se mettaient de nouveau à rédiger ; non sans se manger le nez parfois, comme on pouvait voir par le trou de la serrure. Mais quand je mis l’œil au trou de la serrure pour la cinquième ou sixième fois, qu’est-ce que je vois ? Plus personne, le placard vide.

Depuis ce moment, le nombre des disparitions mystérieuses commença à devenir inquiétant.

18

Comme je faisais mon chemin vers là où il y avait le plus à boire, je fus bousculé par des mécontents qui n’avaient pas encore trouvé leur caserne, leur église, leur caverne, leur placard ou leur vignoble ensoleillé. Je me mêlai à eux pour quelque temps. Georges Arrachement circulait de l’un à l’autre d’un air harassé, mais une lueur malicieuse aux plis des lèvres et des yeux. D’une voix rapide il déclarait « que c’était toujours la même chose, qu’ici ou ailleurs on serait toujours les victimes du collectif, et que Dieu devait une belle chandelle à l’humanité ».

Un peu plus loin, je fus rejoint par Solo le brocanteur qui me prit par le bras et me dit :

— Tu as raison de quitter ces bavards. Il y a une chose qu’ils ne savent pas. C’est que, même si l’on trouve la porte, il n’y a pas moyen de l’ouvrir si l’on n’a pas la clef. Et même si l’on a une clef, elle n’ouvre qu’une serrure et l’on se casse le nez sur la porte suivante. Ils ont oublié la main de gloire, la clef magique qui ouvre toutes les portes. Et nous, nous savons, hein, ce qu’il en coûte pour se procurer la main de gloire.

— Oui, nous savons ce qu’il en coûte et nous ne l’avons pas encore payé, répondis-je machinalement, tout en songeant : « Il a raison et pourtant il n’a pas raison. Comment est-ce possible ? » Puis pour la deuxième fois je me dis : « Idiot ! » Je commentai : « Il faut penser à l’instant présent. »

— Tais-toi d’abord ! me cria Totochabo contre qui je venais de buter étourdiment.

Il me semblait bien que je n’avais rien dit. Mais cela venait si à propos que je ne savais plus comment me supporter. Mes mains ne savaient où se fourrer, elles tiraient sur mes bras, qui tiraient sur mes épaules, qui tiraient sur les muscles du cou, qui tiraient sur la mâchoire inférieure qui tombait dans l’expression de la déconfiture. Je sentais tout à coup que mes pieds reposaient sur la tranche, les orteils crispés en dedans, comme ceux des gibbons. J’étais désarçonné de mon corps et, aplati dans la poussière, je regardais d’en bas ma pauvre monture qui ne savait comment se tenir. Le vieux rigolait. Je l’aurais bien giflé. Mais c’est moi qui aurais reçu mes propres gifles.

19

Il me laissa dans cet état pendant une minute. Enfin il alla chercher une couverture dans un coin, l’étendit à terre et me dit :

— Tu as trop bu. Couche-toi là-dessus, repose ta carcasse et réfléchis.

Je me sentais inondé de paix. Maintenant je pouvais penser librement. Or, je m’endormis.

Je me réveillai très vexé, d’abord parce que Marcellin me disait qu’ « avec mes ronflements j’empêchais tout le monde de rêver » et aussi parce que j’avais le souvenir confus d’avoir encore une fois manqué une occasion de penser. Mais de cela je me consolais vite en me disant que la prochaine fois je m’enfoncerais une épingle dans la cuisse, ou quelque chose comme ça, pour ne pas oublier.

J’étais surtout vexé parce que je ne ronfle jamais, sauf si je suis très fatigué, (peut-être était-ce aussi la boisson) et pour une fois que je ronflais voici Marcellin qui vient le faire remarquer à tout le monde. Et puis il disait que j’empêchais les autres de rêver. Il a dit rêver et non dormir. Toujours sa sacrée poésie de demi-sommeil.

— S’il pouvait dire vrai ! dit Totochabo.

Marcellin et moi le regardâmes. Il reprit :

— Oui, si seulement vous pouviez vous empêcher de rêver pour un moment, peut-être qu’alors on pourrait parler. Mais parler de quoi ?

Et avec un haussement d’échine il fit mine de s’en aller. Marcellin le retint par le pan de son veston et demanda :

— Écoutez. Je sais bien que je ne sais pas penser. Je suis poète. Mais je ne sais pas penser. On ne m’a jamais appris. On me taquine toujours là-dessus. Quand j’entends mes amis tenir des discussions philosophiques, je voudrais bien m’y mettre aussi, mais ça va trop vite pour moi. Ils me disent de lire Platon, les Oupanichad, Kierkegaard, Spinoza, Hegel, Benjamin Fondane, le Tao, Karl Marx et même la Bible. J’ai bien essayé de lire tout cela, sauf la Bible, parce que là, je crois bien qu’ils se fichent de moi. C’est très clair le temps que je lis, mais après j’oublie, ou bien je ne sais pas en parler, ou bien je trouve des idées contradictoires entre lesquelles je ne sais pas choisir, enfin ça ne fonctionne pas.

— Mon cher Marcellin, dis-je, il faut d’abord…

— Tais-toi, je te dis ! cria le vieux encore une fois, et le sourire de supériorité qui s’épanouissait sur mes lèvres me tomba dans l’estomac. « Continue ! » dit-il à Marcellin qui conclut :

— Eh bien, je veux qu’une fois pour toutes vous me disiez si je suis un imbécile et, sinon, comment il faut faire pour penser.

— Penser à quoi ? dit Totochabo d’un air las, et il s’éloigna.

Cette fois, nous étions trop consternés pour le retenir. Mais surtout nous avions soif et nous ne mîmes pas longtemps pour découvrir une petite bombonne qui était bien de circonstance. Tout en buvant, allongés à la romaine, nous nous récitâmes des poèmes filandreux. Avant de fermer l’œil, j’eus un vague sursaut de conscience, comme on recule parfois, comme on se hausse sur la pointe de ses soucis pour mieux sauter dans le sommeil et je dis à Marcellin que j’étais beaucoup plus idiot qu’il ne croyait, mais sensiblement moins que je ne prétendais, ce qui était à peu près juste.