La Grèce depuis la chute du roi Othon/03

LA GRECE
DEPUIS LA REVOLUTION DE 1862

III.
L'INTERREGNE ET LA NOUVELLE ROYAUTE.


I

Jamais peut-être la distinction que les Grecs ont coutume de faire entre le peuple et ce qu’ils appellent la classe politique n’a été mieux marquée que dans la dernière révolution. La crise d’octobre 1862 n’a pas montré les représentans de cette classe sous un jour bien favorable. A. un petit nombre d’exceptions près, le caractère dominant de leur conduite, quand une ambition coupable ne les égarait pas, a été l’effacement et l’impuissance. Ni grands crimes, ni grandes vertus, voilà comment on pourrait caractériser en quelques mots la période révolutionnaire, dont la singularité la plus saillante a été de n’avoir produit aucun homme nouveau. Les mêmes événemens ont été en revanche honorables pour la nation, abandonnée à elle-même, sans gouvernement et sans guide. Après un premier moment de surprise, qui avait livré le pouvoir à une minorité d’anarchistes, le peuple grec a repris possession de lui-même ; dans sa réaction contre l’esprit révolutionnaire et contre l’influence exclusive de la Grande-Bretagne, il a déployé une énergie, une constance, un courage dont on ne le croyait pas capable, et cette conduite a été d’autant plus méritoire qu’il n’a reçu aucun appui de l’extérieur. Aux prises avec des élémens de désordre très redoutables, la société hellénique s’est défendue et sauvée elle-même.

En effet, si au lendemain de la révolution du 22 octobre 1862 on put craindre de voir la Grèce tomber dans l’état de désorganisation de l’Amérique espagnole, si le gouvernement provisoire se rua aux pieds de l’étranger avec un servile empressement, après trois mois seulement de cette dictature les montagnards[1], c’est-à-dire les seuls hommes d’action du parti conservateur, surent renverser M. Boulgaris et ses amis. Les vaincus de la journée du 20 février 1863, qui vit s’accomplir la chute du parti démagogique, n’abandonnèrent pas, il est vrai, la partie ; ils eurent recours au désordre pour reconquérir le pouvoir, ils ne craignirent pas d’exciter les déportemens des troupes débandées dans Athènes, et pendant plus de deux mois l’émeute gronda dans les rues. Cette situation se prolongea jusqu’aux journées de juin 1863. C’est alors qu’en réponse au choix fait par l’assemblée nationale d’un ministère conservateur, la garnison d’Athènes s’insurgeait tout entière sauf un seul bataillon, et avec l’aide de quelques exaltés essayait une nouvelle révolution. M. Coronéos, ministre de la guerre, tint résolument tête à l’orage avec la garde nationale et moins de 400 hommes de troupes demeurés fidèles à l’ordre ; l’assemblée, dont une partie des membres les plus considérables avaient prudemment disparu, se divisa en deux fractions ennemies, siégeant séparément et se combattant à coups de décrets ; pendant trois jours, la fusillade et la canonnade ne cessèrent pas, et des flots de sang coulèrent dans les rues de la ville. Ces journées, déplorables comme toutes celles où, suivant la belle expression de Dante, on voit « s’entre-déchirer ceux qu’enferment une même muraille et un même fossé[2], et dans lesquelles les deux partis déployèrent une grande bravoure, eurent d’utiles résultats ; mais elles en auraient eu de meilleurs encore, et elles auraient définitivement arraché la Grèce à l’anarchie sans l’intervention des ministres étrangers. Ceux-ci, sur la proposition du ministre d’Angleterre, imposèrent à M. Coronéos un armistice qui mettait les insurgés sur le même pied que le gouvernement légal. Un jour de combat de plus, et tout était fini ; le parti démagogique écrasé grâce à l’énergie du ministre de la guerre, la discipline eût été vite rétablie dans l’armée. L’intervention de la diplomatie amena au contraire un compromis bâtard qui donnait également tort et raison aux deux factions rivales, et faisait de la bataille livrée par elles une effusion de sang en pure perte.

Les troupes furent néanmoins renvoyées d’Athènes dans le fond des provinces, les fauteurs de désordre perdirent leur armée, et en même temps une discipline relative se rétablit parmi les soldats, désormais sevrés des excitations des clubs. La défense de la capitale et des environs fut confiée, exclusivement à la garde nationale, et en cinq mois de tranquillité la réaction conservatrice put grandir et se fortifier. Au commencement du mois de septembre, les agitateurs ne formaient plus qu’une infime minorité, incapable de trouver de l’écho dans la nation. Les « hommes du 22 octobre, » M. Boulgaris le premier, étaient tombés dans l’impopularité la plus complète. L’assemblée nationale, après quelques journées honorables au début, était devenue le seul foyer de trouble, et son autorité était absolument discréditée parmi les classes populaires. Les épreuves de la révolution avaient formé une opinion publique dans laquelle le pouvoir royal reconstitué devait trouver un appui.

C’est en ce moment même qu’eut lieu le voyage dont je résume ici quelques souvenirs. Si je m’en étais rapporté aux informations généralement répandues, je n’aurais dû trouver partout qu’agitation et désordre ; mais dès l’arrivée des indices certains montraient la réalité sous de moins sombres couleurs. Le port du Pirée était plein de navires ; sur les quais et dans les rues, le mouvement, toujours si actif, d’une ville maritime s’était accru ; en un mot, la première impression était favorable. J’étais descendu à terre en compagnie de deux honorables négocians de Marseille qui profitaient de la relâche du bateau pour faire un tour dans la ville. Croyant fermement aux récits de quelques romanciers et aux dernières correspondances des feuilles publiques, ils s’attendaient à être attaqués sur la route par des malfaiteurs. Dans la prévision d’une semblable aventure, ils s’étaient armés de revolvers et tenaient l’œil au guet. Comme on se trouvait au moment de la maturité des raisins, on voyait dans toutes les vignes, selon l’usage, des gardiens avec leur fusil chargé de cendrée, pour éloigner les oiseaux et les grappilleurs. Mes compagnons ne pouvaient se persuader que ces hommes à la longue carabine, à la fustanelle sale, à la mine rébarbative, n’eussent pas de mauvaises intentions : toutes les fois qu’ils apercevaient un canon de fusil au milieu de la verdure, ils portaient instinctivement la main sur leurs armes. Nous arrivâmes pourtant à Athènes après avoir pris le rahat-loukoum et le verre d’eau traditionnel à moitié route, sans autre inconvénient que les tourbillons de poussière qui sont en pareille saison le fléau de l’Attique.

L’aspect de la ville était changé avantageusement. De nouvelles places, de nouveaux boulevards récemment tracés, de belles maisons dans certains endroits où j’avais laissé des terrains vagues, moins de chiens errans, des trottoirs et des boutiques européennes sur des points où il n’y en avait pas en 1860 ; les somptueux bâtimens de l’Académie, en marbre du Pentélique, occupant une légion d’ouvriers et assez avancés déjà, ceux de l’École des Arts et Métiers commençant à sortir de terre ; la cathédrale grecque achevée et livrée au culte ; la grande église catholique, dont j’avais à peine vu les fondations, déjà munie de sa toiture ; le gaz dans les principales rues, dans les cafés, les boutiques et dans tout le bazar ; les fouilles de l’Acropole terminées, d’autres exécutées au portique d’Attale, au théâtre de Bacchus, au Pnyx, enfin vers l’emplacement de la porte Dipyle, où l’on avait découvert des tombeaux antiques de la plus admirable sculpture au milieu même des crises des mois de mai et de juin ; les musées du temple de Thésée et de la Société archéologique enrichis d’un grand nombre de précieux monumens que l’on continuait à recueillir avec un zèle actif : telles étaient les transformations que présentait la ville d’Athènes. Aucun vestige de la guerre civile, si ce n’est à la banque, où, afin d’exercer une pression sur le gouvernement, les ministres des deux puissances occidentales maintenaient un poste de matelots anglais et français.

En se promenant dans les rues, on pouvait se croire reporté de trois ans en arrière, à l’époque où les discordes politiques ne troublaient pas encore le pays. C’était la même activité bruyante de travail dans les quartiers populaires, la même circulation de voitures, les mêmes groupes de flâneurs. La frénésie des toilettes n’avait pas diminué dans les classes supérieures ; chaque soir, on voyait la même foule qu’autrefois balayer de ses robes de soie à la dernière mode de Paris la poussière de la route de Patissia ou se presser chez Solon, le Tortoni de la capitale de la Grèce. La saison des bains de mer du Pirée n’était pas encore terminée au moment de mon arrivée, et jamais elle n’avait été si brillante. Quant au peuple, il avait gardé sa gaîté spirituelle, sa passion de chanter en travaillant ou en se promenant ; seulement les vieilles ballades des klephtes et de la guerre de l’indépendance avaient fait place à des chansons nouvelles inspirées par les derniers événemens. Avec la complainte sur les victimes de Thermia[3], les plus populaires étaient les chansons satiriques contre M. Boulgaris et le parti démagogique. Aussi bien dans leurs propos que dans leurs chansons, les classes laborieuses laissaient éclater un grand esprit d’hostilité contre les révolutionnaires. Quand on faisait trop de bruit dans un cabaret, le premier mot de ceux qui intervenaient pour rétablir le calme était : « Frères, un peu plus de tenue ; nous ne sommes pas ici à l’assemblée nationale ! »

Je ne sais si la population athénienne a conservé depuis l’année dernière la même ardeur pour le service de la garde nationale ; mais c’était alors un zèle sans égal, zèle qui tenait à la fois à un sentiment viril des devoirs du citoyen en temps de révolution et à la joie enfantine d’endosser un uniforme militaire et de posséder un beau fusil à baïonnette. Les Grecs ont en effet, comme tous les Orientaux, la passion des armes : autrefois ils aimaient à suspendre au mur de leur chambre deux ou trois de ces longues carabines turques à la crosse décorée d’incrustations, aux capucines ciselées et dorées ; maintenant qu’ils ont reconnu l’infériorité de ces armes et surtout les avantages de la baïonnette, avoir un fusil de munition de fabrique européenne est la grande ambition de tous les gens du peuple. Au reste, les gardes nationaux, prenant leur rôle au sérieux, faisaient consciencieusement l’exercice tous les dimanches et tous les jeudis, et ils avaient bonne tournure sous les armes avec le pantalon gris à large bande rouge, la tunique noire à gros boutons de cuivre jaune et le képi garance, imité de celui de nos chasseurs d’Afrique, costume d’un aspect infiniment plus martial que le disgracieux habit bleu clair imposé par les Bavarois à l’armée.

Ce qui donnait surtout à la bigarrure ordinaire des rues d’Athènes un accent plus pittoresque, c’était la résurrection de l’une des plus vieilles habitudes nationales, effacée depuis quelques années dans la capitale par le progrès des coutumes européennes. Les mœurs grecques, dans leur état de demi-barbarie, offrent un curieux « mélange de féodalité et de démocratie. Tout homme politique influent à une nombreuse clientèle de gens de sa province installés chez lui, nourris à ses frais, qui le servent sans autre salaire, gardent sa maison et se battent pour lui quand il leur en donne l’ordre. Chez les anciens officiers de la guerre de l’indépendance, ce sont des compagnons d’armes ; chez des hommes de la nouvelle génération, les fils de la clientèle formée par le père. C’est là ce qu’on appelle en Grèce la queue d’un personnage marquant : plus il a d’importance, plus sa queue est nombreuse. On ne saurait s’imaginer le dévouement d’une clientèle de ce genre : chacun de ceux qui la composent est prêt à se faire tuer pour le patron ou à exécuter ses commandemens sans les discuter ; mais dans ce dévouement librement consenti on ne trouve aucune trace de domesticité. Dans la maison du chef, convertie en véritable bivac militaire, règne l’égalité la plus absolue : le chef vit au milieu de ses hommes, qui tous le tutoient et donnent leur avis sur ce qu’il importe de faire ; il mange à la même table qu’eux, s’occupe activement de leurs intérêts, et doit être tout à eux quand ils ont besoin de lui, comme ils sont tout à lui. C’est une vie qui offre une ressemblance frappante avec ce qu’était celle des chefs de clan écossais dans les highlands jusqu’au siècle dernier. Depuis une dizaine d’années, cette existence avait été peu à peu reléguée dans le fond des provinces ; les hommes politiques venaient seuls à Athènes siéger à la chambre des députés et au sénat, ou du moins ils n’entretenaient plus qu’un ou deux hommes avec eux dans leur maison de la capitale ; le gros de la clientèle restait à surveiller les rivaux et à entretenir l’influence du patron dans son pays. Quand éclata la crise révolutionnaire, il en fut autrement ; l’assemblée nationale une fois réunie, chacun des hommes considérables qui y avaient été élus arriva de la province en amenant toute sa queue de pallikares, les uns pour se protéger, si besoin en était, les autres pour avoir des instrumens -dévoués dans un jour d’action, d’autres enfin pour faire figure et n’avoir pas l’air moins bien appuyés que leurs émules. Depuis que la tranquillité s’était rétablie, chacun avait renvoyé une partie de ses hommes, plus chers à nourrir dans Athènes que dans les provinces. Cependant au mois de septembre les maisons des chefs de partis, tout inoffensives qu’elles pussent paraître du dehors, étaient encore à l’intérieur de vraies forteresses.

Le lendemain de mon arrivée, j’allai faire une visite à M. Boulgaris. La porte était hermétiquement fermée, chose rare à Athènes. Je frappe, et j’entends le bruit d’une barre de fer qu’on enlève intérieurement. « Qui est là ? » dit une voix, et la porte s’entr’ouvre tout juste assez pour laisser place à un canon de fusil qui se braque entre mes deux yeux. Je passe ma carte par la porte entre-bâillée, et j’attends, toujours tenu en respect par le canon de fusil. Enfin le maître de la maison dit qu’on peut me laisser monter ; le fusil se relève, la porte s’ouvre complètement, et je trouve alors une douzaine d’Hydriotes armés assis sur les marches de l’escalier ou dans l’antichambre de l’ancien président du gouvernement provisoire. C’est ainsi qu’on entre chez un personnage politique de la Grèce en temps de révolution ; j’eusse pu me croire transporté chez quelque bey albanais ou bosniaque, chez un tchiflik-bachi de l’Asie-Mineure ou un cheikh de la Syrie. Il faut cependant remarquer que c’était chez M. Boulgaris seul que l’on rencontrait ces précautions, dont il croyait devoir s’entourer à cause de l’animadversion populaire dont il était l’objet. Chez ses rivaux, on entrait sans difficulté ; tous cependant avaient leur maison gardée. Chez M. Coronéos, on rencontrait des soldats des corps qui lui étaient demeurés fidèles dans les journées de juin ; chez M. Grivas, des pallikares acarnaniens. M. Grivas en avait eu même jusqu’à trois cents, avec lesquels il avait exécuté le coup de main du 20 février 1863. À la tête de ces hommes, auxquels était venu se joindre un certain nombre de soldats et de gardes nationaux, le fils de l’ancien ami de Colettis s’était alors emparé d’une forte position stratégique à la porte de la ville. De là il avait tenu tête pendant deux jours au gouvernement provisoire jusqu’au moment où l’assemblée nationale, s’interposant entre les deux partis pour faire cesser le conflit, avait déclaré prendre en main l’exercice direct du pouvoir exécutif, enlevant ainsi l’autorité suprême à ceux qui en avaient fait un si fâcheux usage depuis la chute du roi Othon.

Dans la rue, chacun des chefs de partis était suivi à une distance respectueuse par un groupe de cinq ou six grands gaillards en fustanelle, le sabre au côté et les pistolets à la ceinture, qu’il était curieux de voir passer à la promenade au milieu des habits francs, de plus en plus nombreux dans Athènes ; mais c’était surtout dans la cour de l’assemblée nationale qu’il fallait les voir, un peintre y eût trouvé d’admirables modèles. Là, tandis que les pères conscrits s’attaquaient les uns les autres à coups de discours et se disputaient avec acharnement les ministères, on voyait une centaine de pallikares armés qui les attendaient pour les accompagner à la sortie ; quelques-uns dormaient au soleil, étendus sur leurs capotes en poil de chèvre ; d’autres demeuraient dans un silence impassible, sans cesser de rouler entre leurs doigts et de fumer ces cigarettes d’énorme calibre dont l’usage est particulier aux Hellènes ; quelques autres enfin, mêlés aux habitués des tribunes publiques, péroraient sur la politique et débattaient les questions soulevées dans l’intérieur de la salle. C’était tout à fait une assemblée au petit pied, comme celle que les laquais des membres du parlement tenaient sous George Ier à la porte du palais de Westminster[4].

Maintenir la tranquillité au milieu d’élémens de ce genre, empêcher des collisions sanglantes d’éclater à chaque instant entre ces hommes armés au service de partis ennemis, n’était pas une petite tâche. La garde nationale devait y suffire seule : aussi son service était-il infiniment actif et pénible ; mais elle ne faiblissait pas sous le fardeau, et son zèle ne se lassait pas. Sans compter les prises d’armes extraordinaires, chacun avait deux gardes de nuit par semaine ; aussitôt après le coucher du soleil, les patrouilles commençaient et duraient jusqu’au matin. Sur les routes, en dehors de la ville, la garde nationale tenait les postes occupés avant la révolution par la gendarmerie et faisait la plus active police ; des hommes de la même milice, renouvelés tous les quinze jours et recevant une indemnité de la mairie, faisaient le service de sergens de ville dans les rues. Des voyageurs timides et croyant aux brigands demandaient-ils une escorte, la garde nationale fournissait un détachement ; des individus suspects étaient-ils signalés dans la montagne, aussitôt on battait le rappel, et une compagnie partait en expédition ; un incendie éclatait-il, comme les pompiers, mêlés aux affaires de juin, avaient dû être éloignés, les clairons sonnaient au feu, et les gardes nationaux arrivaient sur le théâtre du sinistre, conduits par leurs officiers. Tout cela se faisait avec une activité, une douceur, une politesse, une simplicité qui ne se démentaient pas un seul instant. Après une nuit passée sous les armes, l’ouvrier retournait à sa besogne, le marchand à sa boutique, et la vie de la capitale n’était pas arrêtée par ce service pénible, dont chacun prenait sa part à tour de rôle. C’était un beau spectacle que celui de cette population se gardant elle-même et maintenant l’ordre dans son propre sein en l’absence de toute direction gouvernementale ; il était impossible de n’être pas frappé de cette ardeur de chacun à veiller sur la sécurité de tous, de l’instinct de légalité et de self-government qui se révélait dans les rangs du peuple. En dix mois de révolution, les habitans d’Athènes avaient puisé des enseignemens de vie sérieuse et virile que ne leur eussent peut-être pas donnés dix ans de gouvernement paisible et régulier, et il en avait été de même à Patras, à Syra, dans toutes les villes. Un tel peuple était digne de la liberté.


II

Dans les derniers jours du mois d’octobre, Athènes prit un aspect d’animation extraordinaire. Des préparatifs de fête se faisaient sur les principales places ; les maisons se décoraient de tentures ou de guirlandes de feuillage et se pavoisaient de drapeaux. Les bateaux à vapeur de la compagnie grecque versaient chaque soir des flots de passagers sur les quais du Pirée ; une foule compacte circulait dans les rues ; on ne trouvait plus à se loger nulle part, car trente mille étrangers et provinciaux s’étaient rendus de toutes les parties de l’Orient grec dans la cité de Minerve, dont ils doublaient presque la population. On attendait l’arrivée du nouveau souverain désigné aux Hellènes par les puissances de l’Europe et proclamé par un vote de l’assemblée nationale.

L’impatience et la joie étaient grandes. Après une année entière d’incertitude et de provisoire, la Grèce allait enfin rentrer dans une situation normale et reprendre possession de ce gouvernement monarchique auquel elle avait tenu à demeurer fidèle, tout en rompant avec sa dynastie. Comme le peuple de Paris à l’entrée de Henri IV, le peuple d’Athènes était « affamé de voir un roi ; » il attendait avec la monarchie reconstituée la fin du malaise général, le rétablissement définitif de l’ordre et de la stabilité, perdus depuis douze mois. Avec l’ardeur enthousiaste et la naïveté enfantine qui lui sont propres, il se laissait aller aux illusions les plus dorées ; la seule présence du roi dans ses états devait suffire pour ramener le calme, pour remettre chaque chose à sa place, pour effacer tout vestige de l’ébranlement causé par la chute de la dynastie bavaroise. En réalité, sans partager ces illusions trop brillantes, sans se dissimuler les difficultés que devait rencontrer l’affermissement de la nouvelle royauté, sans oublier combien il faut de temps et d’efforts pour faire rentrer dans son lit le torrent révolutionnaire, même lorsque les raisons les plus légitimes l’ont déchaîné, le spectateur impartial pouvait regarder la situation comme favorable. Après avoir remporté un succès signalé dans l’assemblée nationale, à laquelle il avait arraché, sous la pression des tribunes remplies de gens apostés, un décret enlevant pour dix ans les droits politiques aux membres du ministère qui avait combattu l’insurrection de Nauplie, le parti révolutionnaire venait d’éprouver dans la rue, à l’anniversaire du 22 octobre, un échec qui prouvait son impuissance réelle et la répulsion qu’il inspirait à la grande majorité de la nation grecque. Les hommes les plus avancés avaient en effet essayé de profiter de cet anniversaire pour tenter un coup de main qui leur rendît le pouvoir et leur permît de dicter la loi au prince dès son arrivée ; mais devant l’attitude décidée du peuple et de la milice citoyenne, rassemblée à la première alerte, ils avaient été contraints de renoncer à leur projet, sans en être venus même à un commencement d’exécution.

Enfin, après plusieurs jours d’attente impatiente et anxieuse, le 26 octobre 1863, au point du jour, les salves d’artillerie des bâtimens stationnés au Pirée réveillèrent Athènes en lui apprenant que la frégate qui amenait le roi venait d’entrer dans le port. À dix heures du matin, George Ier débarquait au bruit du canon des navires français, anglais et grecs, et était reçu sur le quai par les députés de la constituante ainsi que par la population du Pirée, qui l’acclamait avec les vivat les plus chaleureux. Une heure après, il arrivait en calèche découverte dans sa capitale. Le maire et le conseil municipal d’Athènes l’attendaient à l’entrée de la ville pour lui en remettre les clés, sous un arc de triomphe élevé au milieu de la place de l’Haghia-Trias, qui occupe le site de l’ancienne porte Dipyle, par où l’on sortait pour aller à l’Académie et à Eleusis. De l’Haghia-Trias jusqu’à la place de la Concorde, où s’élevait un second arc de triomphe, et jusqu’à la cathédrale, la garde nationale faisait la haie. La légion académique, composée des étudians de l’université, était rangée autour de l’église. Enfin des détachemens de tous les corps de l’armée, vingt-cinq hommes par bataillon, étaient échelonnés sur le reste du parcours du cortège jusqu’au palais. À l’entrée de la place qui précède cet édifice, on voyait un troisième arc de triomphe couronné par les drapeaux des différens corps de la guerre de l’indépendance. C’était une idée heureuse que de faire saluer le jeune roi, sur le seuil de son palais, par ces vieux étendards fanés et presque sans couleur, déchirés par les balles, mais éclatans de gloire, qui représentaient à l’intronisation de la nouvelle monarchie la génération dont les héroïques efforts ont rendu la liberté au pays.

Le peuple s’était porté en foule à l’Haghia-Trias, et cette première réception faite au souverain fut vraiment touchante. Il y avait là les vétérans des armées de l’indépendance réunis en corps, des députations nombreuses de Candie, de la Thessalie, de l’Épire, de la Macédoine, de Samos, en un mot de toutes les fractions de la nation grecque encore séparées de la mère-patrie, chacune avec son drapeau ; les Crétois en portaient un, tout lacéré de balles, qui avait flotté sur les champs de bataille de la grande guerre de 1821. Sur les hauteurs qui bordent la route, depuis le Pnyx et la colline des Nymphes jusqu’à l’ancienne butte de Scirum, des milliers de paysans se tenaient avec leurs femmes et leurs enfans. Quand le roi parut, ils s’élancèrent vers lui, perçant la haie de la garde nationale, renversant les lanciers de l’escorte, et se jetèrent littéralement sur la calèche, prenant les mains du jeune prince et les pans de son uniforme et les couvrant de baisers ; les femmes lui présentaient leurs enfans en les élevant au-dessus de leurs têtes ; tous criaient : « Vive le roi, l’espoir de la patrie et le symbole de l’ordre ! » Les paysans voulaient dételer les chevaux et traîner la voiture ; mais sur le refus du prince ils se contentèrent de se masser tout autour en poussant des vivat étourdissans, en agitant des branches d’olivier, en dansant devant les chevaux comme jadis le roi David devant l’arche.

Le cortège s’avança ainsi dans les rues. George Ier était avec le président de l’assemblée et le chef du ministère dans une calèche découverte attelée de six chevaux à la Daumont. C’est un jeune homme de dix-huit ans, à la tournure élégante. Toute sa personne respire la franchise et la loyauté ; son âge, sa candeur confiante, son effusion de cœur, ont un attrait irrésistible et laissent une vive impression dans le souvenir de ceux qui l’ont approché. Vêtu du costume de général de la garde nationale le jour de son entrée, il avait l’air d’un enfant dans cet uniforme, qui faisait ressortir la jeunesse de son visage ; on lisait sur ses traits une expression naïve d’émotion et d’étonnement qui touchait les plus indifférens. De toutes les maisons partaient des acclamations ardentes, de toutes les fenêtres pleuvaient des fleurs et des couronnes. Derrière l’équipage royal s’avançaient d’autres voitures, contenant d’abord le comte de Sponneck, désigné par le roi de Danemark pour assister de ses conseils le nouveau souverain des Grecs, puis les membres de l’assemblée nationale.

Toutes les entrées royales se ressemblent dans leur partie officielle ; ce sont toujours les mêmes Te Deum, les mêmes revues, les mêmes illuminations, les mêmes discours, les mêmes prestations de serment. Le cadre seul change, mais non le spectacle, et, grâce aux révolutions perpétuelles que notre siècle a vues successivement s’accomplir dans toutes les parties de l’Europe, il n’est aujourd’hui personne qui n’ait eu l’occasion d’en contempler au moins une représentation dans sa vie. Cependant à côté de ces solennités stéréotypées il est une chose plus digne des regards de l’observateur : ce sont ces manifestations spontanées du sentiment populaire, où se révèlent les situations dans leur vrai jour. C’est là surtout ce qui marquait à Athènes l’inauguration de la nouvelle monarchie ; pendant trois jours que durèrent les fêtes, les mêmes scènes se reproduisirent. Le sentiment général se peignait dans le refrain d’une chanson improvisée par la muse populaire dans les cabarets autour de l’Agora, et que trois soirs de suite ouvriers et paysans répétèrent à l’envi : « Bien arrivé soit notre roi dans la Grèce ! — Il nous apporte la paix et la liberté ; — il sauve les Grecs du désordre, — et il nous délivre des trois cents tyrans. » On sait que ce chiffre était celui des membres de l’assemblée nationale.

Les fêtes se terminèrent par un feu d’artifice qui fut tiré au pied des ruines du temple de Jupiter Olympien ; rien n’était saisissant comme de voir, à chaque fusée lancée dans les airs, les gigantesques colonnes de cet édifice, agrandies encore par un effet de mirage, s’illuminer d’un éclat subit qui faisait apercevoir derrière elles la mer, Égine, et dans le dernier lointain les monts du Péloponèse, pour s’éteindre presque immédiatement dans une profonde obscurité. Tout à coup des feux de Bengale s’allumèrent dans toutes les parties de l’Acropole ; on eût dit qu’un immense incendie dévorait l’antique citadelle de Minerve, et au-dessus des flammes et de la fumée les Propylées, le temple d’Erechthée, le Parthénon surtout, éclairés par le reflet et comme enveloppés d’une auréole surnaturelle, dressaient leurs formes grandioses qui se détachaient sur le bleu sombre du ciel. J’avais déjà vu bien des fois les monumens élevés par le génie de Mnésiclès et d’Ictinus sur cette colline immortelle, que la nature semble avoir formée exprès pour en faire le piédestal du plus beau temple construit par les hommes, bien des fois j’avais passé des heures entières à les contempler et à les admirer, tantôt dorés par les rayons du soleil, tantôt illuminés d’une teinte d’argent par les clartés de la lune ; jamais ils ne s’étaient montrés à mes yeux environnés de tant de splendeur.

Mais dès le lendemain du jour de l’entrée royale on retombait dans les peines et les difficultés de la vie réelle. Les fêtes de l’avènement une fois terminées, il fallait se mettre à gouverner, il fallait aborder la tâche périlleuse et ardue de rétablir l’ordre et l’exercice régulier du pouvoir dans un pays qui non-seulement sortait d’une révolution, mais qui venait de traverser une année entière d’interrègne pendant laquelle tout s’était désorganisé. Et cette tâche était rendue plus difficile encore par les arrangemens de l’Europe, qui mettaient le nouveau souverain des Grecs aux prises avec la banqueroute léguée par le gouvernement précédent, aggravée par la période révolutionnaire.

Une première question se présentait tout d’abord : quelle conduite la royauté nouvelle devait-elle tenir à l’égard de l’assemblée nationale ? Ce n’était pas un des problèmes politiques les moins ardus que celui de faire marcher ensemble et coexister sans conflit, d’une part une royauté qui ne pouvait demeurer dans un rôle absolument passif, de l’autre une assemblée investie pendant dix mois de la plénitude du pouvoir souverain et exerçant encore une mission constituante. Il y avait en présence deux souverainetés nécessairement rivales. Le moyen le plus simple d’éviter les embarras était d’en supprimer la source et de dissoudre l’assemblée. Grâce à l’élan d’enthousiasme monarchique excité par son avènement, le roi pouvait le faire sans résistance, appuyé sur la garde nationale et sur le peuple ; l’opinion publique y était favorable ; la diplomatie, au moins celle de la France, le conseillait instamment. M. de Sponneck s’y refusa, et les amis de la liberté constitutionnelle doivent lui en tenir compte. Il y a dans la conduite d’un homme d’état qui assume sciemment et volontairement sur sa tête, pour ne pas dévier de la voie strictement légale, des difficultés qu’il avait les moyens d’écarter et dont il ne pourra peut-être pas soutenir le fardeau, quelque chose de noble et de chevaleresque qui commande le respect. Le gouvernement des hommes ne connaît pas d’entreprise plus scabreuse et plus hardie que celle de tenir tête à la révolution et de lui imposer un frein sans suspendre la liberté ; mais aussi n’en est-il pas de plus belle.

Le jeune roi des Hellènes ne pouvait se débarrasser que par un coup d’état de l’assemblée nationale, puisque d’un côté le mandât reçu par celle-ci des électeurs n’était pas encore accompli et ne devait se terminer qu’après l’adoption d’une nouvelle charte, tandis que de l’autre c’est un des principes fondamentaux du gouvernement libre que le droit de dissolution des chambres, partie essentielle de la prérogative royale, ne peut pas s’exercer sur une assemblée constituante à laquelle est déléguée la souveraineté nationale. Pour justifier le coup d’état, il eût fallu dénier à la constituante la qualité de représentation légitime et fidèle du pays, et c’était cette assemblée dont le vote avait élu le souverain. En la dissolvant, George Ier n’eût-il pas invalidé lui-même l’origine de son pouvoir ? De plus, après ce premier pas, la royauté n’eût point été maîtresse de s’arrêter dans la voie qu’elle se serait ouverte. L’état d’excitation des esprits n’eût pas permis d’appeler la nation dans ses comices et de faire des élections nouvelles, dont le résultat inévitable eût été d’armer les partis les uns contre les autres et de donner naissance à des troubles où l’esquif mal assuré de la nouvelle monarchie eût couru grand risque de sombrer. Force eût donc été de faire suivre le coup d’état d’une dictature d’au moins une année. Or l’une des conditions formelles de l’élection royale avait été que le souverain gouvernerait suivant ces principes constitutionnels, dont la violation avait amené la chute de son prédécesseur ; le lendemain de son entrée dans sa capitale, George Ier en avait prêté le serment sur le livre des Évangiles ; il ne pouvait venir à sa pensée ni à celle de son conseiller d’inaugurer son règne par un parjure. Quand il l’aurait voulu, pouvait-il sagement, même en ayant au début l’appui du peuple, s’emparer de la dictature sans avoir une armée dévouée pour le soutenir contre une réaction prochaine ?

Une autre nécessité, non moins inévitable et plus fâcheuse encore, pesait en même temps sur la royauté naissante. Quel homme le jeune souverain chargerait-il de former un ministère ? Appelé au trône à la suite de la révolution du 22 octobre, George Ier ne pouvait pas faire du premier exercice de sa puissance royale un désaveu de cette révolution et des hommes qui l’avaient dirigée ; les chefs mêmes du parti contraire reconnaissaient la nécessité pour lui de confier la formation du cabinet à l’ancien président du gouvernement provisoire, M. Boulgaris, d’autant plus que la Grande-Bretagne, qui à ce moment avait encore dans les décisions de l’Europe la prépondérance exclusive en ce qui regardait les affaires de la Grèce, l’avait conseillé avec une insistance qui équivalait presque à une coercition. Cependant M. Boulgaris était le chef de la gauche la plus accentuée dans l’assemblée nationale, et la royauté, au lieu de se placer dès le premier jour à la tête de la réaction conservatrice, se trouvait ainsi obligée de remettre le pouvoir aux mains des « hommes du 22 octobre, » et de faire rétrograder les choses de six mois en arrière. Sous ce rapport, la situation devenait, par une invincible fatalité, le lendemain de l’avènement de George Ier, moins favorable qu’elle n’avait été la veille, car dans le pays livré à lui-même le retour aux affaires de M. Boulgaris et de ses amis n’eût pas été possible. Il n’en fut pas moins nommé premier ministre, et de là vint une scission dans le grand parti conservateur qui s’était formé depuis les journées de juin. Les représentans de la droite, condamnés au rôle d’opposition, entamaient immédiatement la lutte contre le ministère, avec lequel il leur était impossible de s’entendre et de transiger. De son côté, le centre, qui depuis quelque temps votait avec la droite, se séparait d’elle, et, ne voulant pas être accusé d’avoir fait preuve d’une malveillance systématique envers le premier cabinet formé par la royauté, donnait son concours à M. Boulgaris, avec l’espoir assez chimérique qu’il se montrerait comme ministre, du roi différent de ce qu’il avait été comme président du gouvernement provisoire. Ainsi cet homme politique se trouvait assuré pour le début de son administration d’une forte majorité parlementaire. Il pouvait donc se maintenir quelque temps, révéler son aptitude à la direction des affaires et organiser le gouvernement d’une manière conforme à ses idées, si lui et son parti en eussent été capables.

Il importe de distinguer entre les révolutions et l’esprit révolutionnaire ; il y a quelquefois des révolutions légitimes et nécessaires, l’esprit révolutionnaire est toujours chose funeste. En Grèce, le parti jacobin est plus fâcheux et plus misérable qu’ailleurs, car rien n’y justifie son existence. Il n’y a en effet dans ce pays aucune des grandes questions politiques ou sociales qui dans d’autres contrées ont pu donner naissance à des partis analogues. Aussi les seuls mobiles des révolutionnaires athéniens sont-ils pour les uns une ambition et une avidité poussées jusqu’aux dernières limites, pour les autres l’impossibilité de se plier aux conditions d’un état de choses régulier. De là résulte que ce parti, presque exclusivement recruté parmi les avocats sans causes, les médecins sans malades, les bacheliers sans carrière, les sous-lieutenans sans perspective d’avancement, les esprits malades et les rhéteurs faméliques, ne compte dans ses rangs, à l’exception de son chef, aucun homme de quelque valeur. Détruire est chose facile, et il a pu le faire ; mais il s’est montré dans toutes les circonstances impuissant à rien édifier de sérieux, même sa dictature. M. Boulgaris personnellement est un homme d’une intelligence peu ordinaire ; on rencontrerait difficilement un type plus parfait de la finesse orientale ; il a le génie fertile et la souplesse du Byzantin avec plus d’audace. Ce n’est plus un Européen, c’est un pur Asiatique, et tout dans sa personne porte l’empreinte de ce caractère, jusqu’à son costume, car seul maintenant en Grèce il a conservé le djubeh, c’est-à-dire la longue robe des Orientaux de la vieille école, que les primats du Péloponèse avaient adoptée pour être agréables aux Turcs. L’âpreté qu’il déploie à la poursuite du pouvoir n’a pas de bornes. C’est un ennemi redoutable, car il sait être tantôt agressif et tantôt insinuant, diriger une opposition parlementaire et organiser des complots ; mais son génie n’est que celui du désordre : trois fois on l’a vu à la tête du pouvoir, et trois fois ses facultés supérieures, mal réglées, ont été incapables de prévenir un chaos ou lui-même n’a pas tardé à être entraîné. Sa jalousie ombrageuse contre tout ce qui pouvait s’élever à côté de lui l’a conduit à une rupture rapide avec les hommes de son parti qui commençaient à sortir de la foule et auraient pu lui fournir d’utiles auxiliaires : il leur a constamment préféré des instrumens que leur infériorité devait rendre plus dociles ; mais par cela même qu’il ne s’entourait que de médiocrités, le chef des révolutionnaires grecs a trahi une impuissance radicale à contenir et à discipliner son parti, dont la queue l’a toujours débordé. On se rappelle le mot d’une comédie : « ils m’ont nommé leur chef, il faut bien que je leur obéisse ; » rien ne résume mieux la situation de M. Boulgaris comme président du gouvernement provisoire et comme chef du premier cabinet de la monarchie.

La double nécessité de conserver l’assemblée nationale et de placer M. Boulgaris à la tête du cabinet mettait donc la nouvelle royauté hellénique dans une situation des plus délicates, à laquelle il n’était possible de trouver d’issue que par la prompte réalisation de l’union des Iles-Ioniennes. Le noyau des représentans qu’enverraient alors les électeurs des sept îles était seul de nature à modifier d’une manière sérieuse la proportion respective des différens. partis dans l’assemblée d’Athènes, en amenant un déplacement de. majorité qui assurât la prépondérance aux conservateurs. Ce n’étaient pas seulement des suffrages que les députés septinsulaires devaient apporter à la cause de l’ordre ; c’était une expérience de la vie constitutionnelle acquise à l’école de cette Angleterre qui, là même où elle est oppressive, possède à un si haut degré le don de former des hommes. D’autres qualités non moins précieuses, l’honnêteté désintéressée de leurs chefs de parti et l’éloquence de quelques-uns de leurs orateurs, promettaient l’infusion d’un sang nouveau dans l’assemblée hellénique, qui, à mesure que son existence se prolongeait, tournait chaque jour davantage au parlement croupion, pour nous servir d’une expression consacrée par l’histoire d’Angleterre. Ce qu’il y avait en effet de plus fâcheux dans cette assemblée, c’était la mollesse et la timidité des honnêtes gens. Pour deux ou trois députés, comme MM. Théodore Délyannis, Milissis et Saripolos, qui s’étaient honorés en combattant courageusement les démagogues, combien n’en avait-on pas vu d’autres, orateurs plus renommés, renoncer à la lutte devant les clameurs de la gauche ameutée et se renfermer dans une attitude silencieuse ! Les hommes d’opinions conservatrices étaient, somme toute, en nombre égal à celui des anarchistes dans le sein de la constituante, mais ils n’avaient ni leur audace ni leur activité ; ils étaient désunis, flottans, sans énergie, et par-dessus tout ils manquaient d’une direction vigoureuse. C’est justement là ce que les Ioniens devaient leur apporter en venant se joindre à eux.

Aux difficultés inévitables de la situation s’en ajoutaient d’autres non moins grandes, et que rien ne faisait prévoir. L’annexion des Iles-Ioniennes par exemple, qui semblait devoir s’accomplir immédiatement, fut retardée de plusieurs mois par le traité du 14 novembre 1863. Tel qu’il avait été rédigé d’abord et conclu entre les grandes puissances de l’Europe, ce traité, on l’a vu, ne pouvait recevoir la signature du gouvernement du roi des Hellènes ; il fallait donc, pour en obtenir l’adoucissement, entamer de nouvelles négociations, qu’une des puissances intéressées fit traîner en longueur. Les humiliantes dispositions du traité portaient atteinte au prestige moral que la royauté aurait eu si grand besoin de conserver intact. L’opinion publique reprochait avec irritation et méfiance au conseiller du souverain de n’en avoir point pris connaissance pendant son séjour en Angleterre, et de n’avoir pas fait du retrait de ces clauses une condition absolue de l’acceptation définitive de la couronne. Cependant la difficulté de faire coexister l’assemblée et la royauté s’aggravait, en se prolongeant, par l’affaiblissement du crédit de l’autorité royale, et surtout parce qu’on n’entrevoyait plus de terme probable à toutes ces épreuves. Après avoir refusé de dissoudre l’assemblée quand la prise de possession du pouvoir par le roi en donnait l’occasion et le prétexte, force était de la garder jusqu’au vote de la constitution ; mais on ne pouvait faire commencer les débats de cette constitution, qui devait régir également les Iles-Ioniennes, sans que leurs députés pussent y prendre part. Ainsi le résultat du traité du 14 novembre était de laisser indéfiniment le roi désarmé et amoindri en face d’une assemblée garantie contre la dissolution, et qui, n’ayant pas la possibilité de remplir son mandat constituant, tendait, par son intervention journalière dans des questions qui n’étaient pas de sa compétence, à restreindre la prérogative royale en reprenant la plus grande part de la souveraineté qu’elle avait eue auparavant tout entière entre ses mains.

Cette fâcheuse situation s’est prolongée sans changement notable pendant six mois. On aurait pu écarter quelques inconvéniens, éviter quelques dangers, en prorogeant la constituante ; mais M. Boulgaris se refusait à prendre cette mesure, et M. de Sponneck eut le tort de ne pas oser en assumer personnellement la responsabilité. Le parti révolutionnaire mit les circonstances à profit pour reconquérir le terrain qu’il avait perdu depuis la chute du gouvernement provisoire ; maître du pouvoir, il usa de ses ressources pour désorganiser les forces sociales qui, l’année précédente, avaient servi de base à la réaction contre sa suprématie. Dans toutes les branches de l’administration publique où l’ordre avait commencé à se rétablir depuis les journées de juin sous la direction de ministres conservateurs, les employés capables maintenus après la révolution ou réintégrés depuis lors furent remplacés systématiquement par des agitateurs de carrefours ; la garde nationale cessa d’être convoquée, on lui enleva tous les postes de la capitale pour les donner aux soldats des corps gangrenés par l’esprit d’insubordination ; elle réclamait la nomination d’un commandant en chef, on ne tint pas compte de ses demandes ; en un mot, on fit ce qu’on put pour annuler cette institution, qui avait rendu de si grands services. En même temps les représentans les plus exaltés des idées démagogiques, les Petzalis, les Ialémos, les Déligeorgis, les Calos, apportaient de nouveau à la tribune de l’assemblée leurs déclamations incendiaires. Bientôt l’émeute releva la tête dans les rues d’Athènes ; un jour même on la vit arriver jusqu’au palais, avec la connivence du ministère, pour exiger du souverain le renvoi du maréchal de la cour et de son secrétaire particulier.

De même que dans l’année d’interrègne, l’état de l’armée était le thermomètre de la situation générale. Dans les premiers temps de l’arrivée du roi, il y avait eu des tendances sensibles de retour à la discipline ; M. Boulgaris prit d’abord pour ministre de la guerre un officier de mérite, M. Smolensky, d’origine hongroise, qui crut naïvement que le chef du cabinet voulait ramener l’ordre dans l’armée, après avoir contribué plus que tout autre à la faire tomber dans une entière décomposition. M. Smolensky prépara donc un travail de réorganisation qui, faisant rentrer chacun dans l’exercice de son grade, mettait fin à cette inconcevable situation dans laquelle un grand nombre de bataillons, ayant chassé leurs officiers supérieurs, étaient conduits par des lieutenans et même par des sous-officiels. Il ne tint compte en agissant ainsi que de la valeur des hommes, au lieu de regarder aux distinctions de partis, et ses choix obtinrent l’approbation unanime des honnêtes gens ; mais ils ne pouvaient convenir aux révolutionnaires. Tous les officiers de grades élevés étaient hostiles aux idées anarchiques ; s’ils rentraient dans les postes qui leur appartenaient légitimement et s’ils reprenaient autorité sur leurs soldats, la démagogie perdait sa principale force d’action. Des appels à l’insubordination furent adressés d’Athènes même aux différens corps par plusieurs représentans du parti de M. Boulgaris, entre autres par M. Mastrapas, qui devint à cette occasion l’objet de poursuites judiciaires ; ces excitations ne trouvèrent que trop d’oreilles ouvertes. Les bataillons cantonnés à Tripolitza et à Lamia, connus par leur dévouement à l’ancien président du gouvernement provisoire et engagés au premier rang dans l’insurrection de juin 1863, refusèrent de recevoir les commandans que leur envoyait le ministre de la guerre. M. Smolensky demanda un châtiment prompt et exemplaire des sous-officiers chefs de la révolte ; le chef du cabinet donna raison à ceux-ci contre son collègue, qui dut se retirer. Il fut remplacé par le colonel Petmezas. C’était encore un homme capable et consciencieux : aussi ne voulut-il pas accepter le rôle que prétendait lui imposer M. Boulgaris, et bientôt il se démit à son tour du mandat ministériel. Le président du conseil, ne trouvant plus aucun officier supérieur qui consentît à le seconder, confia le portefeuille des affaires de l’armée à un simple major, M. Tringuetta ; ce fait seul était le bouleversement de toute hiérarchie militaire. Un exemple suffira pour donner la mesure de l’état de désordre où retomba l’administration militaire.

Pendant six semaines, une compagnie d’infanterie dirigée sur la frontière à la poursuite des brigands venus de Turquie demeura littéralement perdue. On cessa tout à coup de recevoir de ses nouvelles, et l’on crut qu’elle avait déserté en masse à l’étranger ; enfin on la découvrit par hasard dans un village des environs d’Amphissa, chef-lieu de la Phocide, où elle se livrait aux plaisirs de la villégiature en vivant de réquisitions sur les paysans. L’insubordination reprenait donc plus que jamais son cours ; les soldats recommençaient à se débander et se portaient à des excès contre la population paisible. À Missolonghi, la garnison chassa les officiers qu’elle avait d’abord reconnus ; la garde nationale du chef-lieu de l’Acarnanie voulait réprimer ce mouvement, mais le préfet nommé par M. Boulgaris était de connivence avec les soldats. Trois compagnies, envoyées immédiatement d’Athènes sur Missolonghi, refusèrent, à moitié route, de marcher contre leurs frères ; en même temps le détachement vagabond retrouvé dans la Phocide, en arrivant à Patras, où il devait tenir garnison, se mutina, et au lieu d’entrer dans la ville alla s’enfermer dans un village voisin, d’où il défia les autorités. De tels actes de rébellion, éclatant à la fois sur tant de points divers du territoire, révélaient une direction commune et un plan prémédité ; la lutte sourde qui s’était engagée depuis quelque temps entre le premier ministre et M. de Sponneck, le refus inflexible que, sur le conseil de ce dernier, le foi avait opposé à certaines mesures révolutionnaires proposées par M. Boulgaris, suffisaient pour faire connaître d’où venait l’impulsion : le parti subversif voulait, à la suite d’une insurrection qui eût suivi la même marche que celle d’octobre 1862, chasser le conseiller du souverain et tenir celui-ci prisonnier dans ses mains, jusqu’au jour où il le briserait à son tour comme un instrument inutile.

Heureusement l’excès du mal et la grandeur du danger réveillèrent les honnêtes gens. Déjà dans l’assemblée les députés du centre s’étaient séparés de M. Boulgaris ; les anciennes divisions de partis, français, anglais et russe, puis de plaine, de montagne et d’éclectiques, avaient achevé de s’effacer, et la représentation nationale s’était divisée en deux camps égaux, les conservateurs et les révolutionnaires, entre lesquels une dizaine de voix flottantes transportaient la majorité tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. La pression de l’opinion publique, soulevée de colère à la nouvelle des incidens de Missolonghi et de Patras, fit enfin pencher la balance du côté des modérés. La discussion du budget venait de commencer, et l’on en était au chapitre de la guerre : c’était une occasion favorable pour tendre un vote de défiance contre le cabinet qui entretenait systématiquement l’état de décomposition de l’armée ; elle fut saisie, et M. Boulgaris, battu dans la constituante, où il avait jusqu’alors trouvé sa force, dut donner sa démission, ce qu’il fit en adressant au roi une lettre insolente et pleine de menaces. Le pouvoir échappait une fois de plus à l’extrême gauche ; l’illustre amiral Canaris, chef de la droite conservatrice, reçut la mission de former un nouveau ministère. Il en puisa les élémens en partie parmi ceux qui avaient marché constamment sous sa bannière et en partie dans le centre ; presque toutes les plus hautes capacités de l’assemblée, presque tous les hommes les plus marquans dans le sens de la résistance, MM. Christidis, Zaïmis, Coumoundouros, Théodore Délyannis, répondirent à son appel, oubliant d’anciennes divisions pour affronter ensemble les périls de la situation ; le portefeuille de la guerre fut confié aux mains énergiques de M. Coronéos. Une approbation générale accueillit l’avènement des nouveaux ministres. Lorsque la liste en fut connue, la garde nationale d’Athènes se rassembla spontanément et courut au palais saluer le roi de ses acclamations.

Depuis ce moment, la Grèce n’a cessé de remonter, lentement il est vrai, mais d’un pas ferme, la pente qu’elle avait si malheureusement descendue une seconde fois sous l’administration de M. Boulgaris. Le ministère Canaris se mit immédiatement à l’œuvre sans hésitation ni faiblesse, et sut se montrer à la hauteur de sa tâche. La politique de réorganisation et de résistance que le sentiment unanime du pays réclamait fut inaugurée dans toutes les branches des services publics. M. Boulgaris avait laissé traîner les négociations du traité relatif aux Iles-Ioniennes, car rien ne le servait mieux que l’impuissance à laquelle cette affaire, demeurée en suspens, réduisait la royauté. M. Th. Délyannis eut le bon sens de comprendre qu’ayant obtenu sur les principaux points les modifications nécessaires aux exigences de l’honneur national, il valait mieux ne pas s’arrêter aux détails secondaires, et que le premier intérêt était une prompte solution. Il envoya donc au représentant de la Grèce à Londres l’ordre de signer sans délai le traité dans sa nouvelle rédaction, et d’insister pour que l’union des sept îles fût réalisée le plus rapidement possible. Les administrations de l’intérieur, des finances et de l’instruction publique furent purgées des hommes qui les avaient envahies sans autre titre que l’ardeur de leurs opinions révolutionnaires ; les bons et anciens employés, destitués pour leur faire place, furent réintégrés. L’amiral Canaris s’occupa de remettre en état la flotte, que le ministère précédent avait désarmée et dont il avait licencié les équipages pour les punir d’être restés dans tout le cours de la révolution sourds aux excitations de désordre que l’armée de terre n’avait que trop écoutées. Quant à ce dernier service, c’était sans contredit le plus malade. Heureusement le nom de M. Coronéos avait suffi pour rendre confiance à la garde nationale et à la portion des troupes demeurée fidèle à la discipline ; le nouveau ministre disposait donc d’une force matérielle suffisante pour étouffer l’anarchie de la rue et pour assurer la prompte exécution de ses ordres. Dix jours après son avènement, les révoltes militaires de Missolonghi et de Patras étaient réprimées, les corps qui avaient donné l’exemple de la mutinerie licenciés, et leur désarmement s’opérait sans résistance ; les sous-officiers fauteurs d’insubordination étaient cassés de leur grade et traduits devant des conseils de guerre reconstitués après dix-huit mois de suspension. L’armée avait perdu l’habitude de cette salutaire et énergique sévérité ; aussi l’effet des mesures de répression prises par M. Coronéos fut-il immédiat, et, bien qu’une amnistie soit venue depuis lors l’affaiblir, on n’a plus vu se produire aucun acte grave d’indiscipline.

Par malheur l’état de l’assemblée d’Athènes, partagée en deux camps d’égale force, rendait impossible à un cabinet d’opinion tranchée de s’affermir et de durer. N’ayant pas une majorité parlementaire assurée, le ministère Canaris ne vivait qu’avec difficulté, tantôt vainqueur et tantôt vaincu dans les luttes qui se renouvelaient chaque jour au sein de la constituante. Ces luttes prirent un caractère plus violent une fois que le traité d’union des Iles-Ioniennes eut été signé, et qu’il s’agit de régler le mode d’élection des représentons que ces nouvelles provinces enverraient à l’assemblée. Le roi avait mandé à Athènes les principaux membres de la chambre septinsulaire, M. Padovan, de Corfou, M. Miliarésis, de Céphalonie, M. Lombardos, de Zante, et M. Valaoritis, de Sainte-Maure ; dans leurs conférences avec le comte de Sponneck et les ministres avait été arrêté un plan d’après lequel les Iles-Ioniennes devaient avoir quatre-vingt-quatre représentans qui entreraient dans la constituante après avoir procédé eux-mêmes séparément à la vérification de leurs pouvoirs. le parti révolutionnaire fut exaspéré de voir qu’une aussi large part allait être faite aux députés ioniens, dont il craignait l’esprit conservateur, et il résolut d’engager une bataille décisive qui fît échouer le plan ministériel. Le prétexte choisi fut l’ingérence du comte de Sponneck dans cette affaire, ingérence que les plus fougueux orateurs de la gauche dénoncèrent à la tribune comme inconstitutionnelle ; ils allèrent même jusqu’à proposer un décret d’expulsion contre le conseiller du roi. Cette proposition fut rejetée ; mais trois jours après, une partie des voix flottantes ayant opéré leur mouvement de bascule habituel, 124 suffrages contre 123 en portèrent l’auteur, M. Déligeorgis, à la présidence de l’assemblée. Le ministère donna sa démission ; néanmoins, avant de quitter les affaires, il voulut compléter sa tâche en faisant voter la loi sur les élections des Iles-Ioniennes. On pouvait craindre qu’elle ne fût rejetée et qu’il ne sortît de là des difficultés qui auraient retardé pour longtemps encore l’union septinsulaire ; mais le peuple d’Athènes, perdant patience et traitant les révolutionnaires avec les armes révolutionnaires, intervint dans le débat. Le jour où la discussion devait avoir lieu, il se porta en masse au palais de l’assemblée, et, obstruant toutes les issues, déclara qu’il ne laisserait pas sortir les représentans que la loi n’eût été votée conformément au plan des ministres et au désir du roi ; le courage des jacobins d’Athènes ne tint pas devant cette manifestation populaire, et le, projet fut adopté à l’unanimité. L’amiral Canaris et ses collègues persistant à se retirer après ce succès, le roi a formé ce que nos voisins de Belgique appellent un cabinet d’affaires, composé d’hommes de la nuance conservatrice, sans aucun chef de parti. À sa tête est M. Valvis, de Missolonghi, homme capable et d’une grande honnêteté, qui présidait le ministère au moment où eut lieu l’élection royale.

La première des difficultés que la nouvelle monarchie avait rencontrées devant elle était levée ; l’état de paralysie prolongé par le retard de la solution des affaires ioniennes avait atteint son terme. Le 2 juin dernier, le lord haut-commissaire de sa majesté britannique remettait le gouvernement à M. Zaïmis, commissaire du roi des Hellènes ; les troupes anglaises évacuaient les îles, et elles étaient remplacées par les troupes grecques, accueillies de la population avec un enthousiasme frénétique. La nouvelle loi électorale était immédiatement promulguée, et le roi lui-même se rendait en personne à Corfou pour prendre possession de ses nouveaux états. Ce voyage royal avait lieu à un moment solennel. Le souverain parti, l’assemblée restait seule à Athènes, sous la présidence de M. Déligeorgis, l’un des membres les plus exaltés du parti démagogique. On pouvait craindre sérieusement que ce parti n’essayât de profiter de l’absence de George Ier, comme en octobre 1862 il avait profité de l’absence du roi Othon, pour tenter un mouvement qui le rendît maître de la capitale. Telle paraissait être son intention. Pour y préparer les esprits, il avait répandu à profusion des libelles imprimés clandestinement contre M. de Sponneck, et dont quelques-uns dirigeaient leurs attaques par-dessus la tête du conseiller pour atteindre le roi lui-même. C’est donc avec un réel sentiment d’inquiétude qu’une partie des conservateurs voyait le jeune prince s’éloigner d’Athènes, où sa présence avait jusqu’à un certain point contenu les entreprises des révolutionnaires ; mais l’attitude de la garde nationale, revenue spontanément au rôle qu’elle avait rempli pendant l’interrègne, empêchait toute tentative de désordre. En même temps la royauté puisait une force nouvelle dans ce contact avec la population des provinces. Les démagogues d’Athènes étaient fort déconcertés par l’accueil enthousiaste, fait au souverain dans toutes les villes qu’il avait à parcourir avant de se rendre aux Iles-Ioniennes ; dans les importantes cités commerciales de Syra et de Patras, dans les plus petites villes, comme Hydra, Nauplie, Tripolitza, Sparte, et surtout dans les campagnes, son passage était un véritable triomphe. À Hydra, qui est pourtant la patrie de M. Boulgaris, les habitans réunis avaient désigné à une immense majorité, pour haranguer le roi quand il débarquerait, le président du ministère qui avait combattu l’insurrection de Nauplie, M. Condouriottis, privé de ses droits politiques pour dix ans par un décret de l’assemblée, La réception faite au roi dans les Iles-Ioniennes n’était ni moins brillante ni moins enthousiaste que celle qu’il avait trouvée dans les provinces continentales. On s’occupait aussi avec activité des prochaines élections, et dans la plupart des îles on avait le bon sens de moins tenir compte des anciennes divisions locales que du mérite des candidats et de leur esprit sagement conservateur. Partout, il est vrai, on n’avait pas la même prudence, mais les résultats définitifs du scrutin assuraient la formation d’un groupe compacte de 50 à 60 voix, qui ne sera certainement pas sans importance dans l’assemblée d’Athènes.


III

Le premier objet des travaux communs de la royauté grecque et de l’assemblée nationale, complétée par l’adjonction des députés ioniens, doit être la question constitutionnelle. Après l’ébranlement causé par la révolution du 22 octobre, une révision du pacte fondamental est nécessaire. Le projet de constitution nouvelle est déjà publié ; il reproduit en grande partie la constitution de 1843, calquée, comme celle de la Belgique, sur la constitution française de 1830, mais en y ajoutant un certain nombre d’innovations et de changemens, dont quelques-uns sont fort heureux. Des pays beaucoup plus civilisés que la Grèce y trouveraient même à envier certaines dispositions, entre autres l’article qui donne à tout citoyen lésé par l’acte d’un fonctionnaire public le droit de l’attaquer devant les tribunaux ordinaires. La discussion de ce projet, par l’issue qu’elle aura, est destinée à exercer une influence décisive sur l’avenir de l’état hellénique. Il se présente en effet sur le terrain de la constitution nouvelle une question fondamentale, la première grande question de principe jusqu’à présent soulevée en Grèce, et qui offre une frappante ressemblance avec celle qui formait le fond du débat dans notre première constituante en 1790 et 1791. Deux partis sont en présence dans l’assemblée d’Athènes : l’un, conservateur, monarchique et sincèrement libéral, qui veut fonder un gouvernement parlementaire sérieux, ou la royauté exerce dans toute sa plénitude le rôle qui lui appartient légitimement ; l’autre, démagogique et guidé, sans peut-être s’en rendre lui-même complètement compte, par des tendances républicaines, qui poursuit l’annulation de l’autorité souveraine en restreignant sa prérogative par tous les moyens. C’est l’influence de ce dernier parti qui a fait introduire dans le projet de charte un article par lequel on prétend imposer au roi l’obligation absolue de prendre ses ministres dans les chambres. La restriction excessive de la prérogative royale serait funeste en Grèce, car si ce pays doit trouver son salut dans un gouvernement libre et sincèrement constitutionnel, on ne peut cependant pas y mettre en pratique la maxime que « le roi règne et ne gouverne pas ; » le roi doit gouverner dans l’état hellénique, seulement il ne doit pas le faire seul ; il doit gouverner d’accord avec la nation, représentée par les grands corps constitutionnels.

Dans un pays en voie de formation, dans une société qui naît et se débrouille lentement du chaos, un guide est indispensable ; il faut une direction vigoureuse et effective pour empêcher les efforts individuels de se perdre et d’augmenter la confusion au lieu de servir le progrès. La nation grecque a le sentiment de cette nécessité, et c’est pour cela qu’après l’insuccès d’une première expérience elle a persisté, sans craindre une humiliation, à demander un roi aux familles souveraines de l’Europe. Elle a cherché dans son souverain un représentant de la civilisation occidentale, mais par là même elle lui a confié une grande mission, qu’elle ne saurait permettre à certains chefs de partis d’entraver au profit de leurs ambitions personnelles. Le rôle de la royauté grecque ne saurait donc être passif, et quand bien même l’état social actuel ne réclamerait pas l’initiative du souverain, le tempérament national en ferait une nécessité.

Le trait le plus saillant du caractère de la nation grecque est, aujourd’hui comme dans l’antiquité, l’esprit d’individualisme. Les hommes prennent vite en Grèce la place des choses ; les questions de personnes s’y substituent aux questions de principes. L’individu prévaut dans ce pays sur la loi et l’intérêt public ; son énergie propre est plus puissante que les institutions, dont il se fait un jouet. De là ces secousses trop fréquemment renouvelées, qui rendent les affaires helléniques si difficiles à comprendre pour ceux qui n’en ont pas fait une étude spéciale et qui cessent pendant quelque temps de les suivre ; de là cette marche par soubresauts, où l’on ne sait quelquefois s’il y a progrès ou recul, et dans laquelle une attaque inopinée vient presque à chaque instant mettre le gouvernement en échec. L’esprit national s’entretient ainsi dans le culte de la force, qui seule peut décider en l’absence d’une règle supérieure capable de discipliner toutes les volontés ; il se nourrit de ces goûts hasardeux qui, dans les régions infimes, se traduisent en actes de brigandage, dans les plus hautes sphères en coups de tête violens et irréfléchis.

Il est un étonnement que l’histoire de la Grèce depuis 1821 inspire au premier abord et que beaucoup de Grecs partagent eux-mêmes : ils se demandent comment il se fait que, du milieu des efforts héroïques de la guerre de l’indépendance, du sein du chaos au travers duquel le pays marche vers sa formation définitive, il ne soit pas sorti un homme de génie, un homme capable de dominer tous les autres et de les conduire, de créer un pouvoir vigoureux et durable pour le bien du pays et pour sa propre gloire. Si cet homme s’était rencontré, la Grèce n’aurait pas eu besoin d’aller chercher un roi à l’étranger, et la fondation d’une dynastie nationale eût garanti l’avenir contre les révolutions ; mais cet homme a manqué à l’état hellénique, il ne s’est produit ni dans l’ordre civil ni dans l’armée. Le même fait a marqué l’histoire moderne de l’Espagne dans tout le cours de la longue révolution qui a fini par la doter d’un gouvernement constitutionnel complet et fonctionnant régulièrement. Il inspirait ici même, il y a dix-sept ans, à M. Charles de Mazade des réflexions qui s’appliquent aujourd’hui à la Grèce aussi exactement qu’elles s’appliquaient alors à l’Espagne[5]. « Il me semble, disait-il, que rien n’est plus simple qu’un tel fait avec le développement outré de l’esprit individuel. La grandeur des hommes et la stabilité de leur puissance ne s’expliquent que lorsqu’ils se font les représentans de quelque grande pensée, de quelque grand intérêt, qu’ils savent aller saisir dans le cœur même de leur pays. Il n’en est pas ainsi en Espagne, où les hommes le plus souvent ne représentent qu’eux-mêmes ; ils vont en avant, sans observer si quelqu’un les suit ; ils saccagent les lois qu’ils ont créées la veille ; ils agissent sous l’influence irrésistible d’une passion instantanée, d’une émotion passagère et superficielle ; la passion s’apaise pour faire place à une autre, l’émotion se calme, cette flamme superbe s’évanouit ; que reste-t-il ? Un succès de hasard qui étonne d’abord et va bientôt se briser contre un autre hasard. » Dans un pays où le caractère national est ainsi fait, qu’il se nomme l’Espagne ou la Grèce, c’est à la royauté qu’il appartient de s’emparer du rôle initiateur pour lequel il ne se présente aucun véritable homme d’état.

La royauté grecque doit donc gouverner : elle doit éviter de se mettre à la tête d’un parti et surtout de devenir elle-même un parti, comme l’était devenue celle d’Othon Ier ; mais elle doit avoir son action à elle, sa politique permanente à travers les vicissitudes parlementaires qui amèneront à tour de rôle au gouvernement tels ou tels hommes, tel ou tel parti. Quelle doit être la tendance de cette politique ? Ici l’exemple des douze mois d’interrègne indique bien nettement la voie qu’il faut suivre. L’imprudence et la folie se sont rencontrées où auraient dû régner l’expérience et la sagesse ; l’esprit d’ordre et de légalité s’est réfugié dans les classes où, chez d’autres nations, aurait dominé le désordre. Le peuple de la Grèce est excellent, plein de bon sens et d’intelligence politique, honnête, laborieux, ami de la paix, hostile aux tendances révolutionnaires : c’est, nous n’hésitons pas à le dire, un des meilleurs peuples de l’Europe ; mais en même temps, en évidence et depuis trente ans à la tête du pays, on rencontre cette classe politique dont nous avons dû qualifier sévèrement les défauts et les vices, deux ou trois cents ambitieux qui montent à l’assaut du pouvoir, et qui, en s’en disputant les lambeaux, déchirent le pays sans scrupule. Le roi Othon avait commis la faute énorme de s’appuyer exclusivement sur ces hommes et de croire qu’ils pourraient lui apporter une force ; il pensait se les attacher en fermant les yeux sur leur conduite, en les laissant pressurer et exploiter la Grèce ; il ne faisait rien pour le peuple et le livrait entièrement à leur rapacité. Ce sont cependant ces mêmes hommes qui l’ont renversé quand ils ont cru trouver leur avantage dans une révolution ; le peuple, qui souffrait depuis trente ans, les a laissés faire avec cette patience un peu railleuse qui ne se serait peut-être démentie qu’après la mort d’Othon Ier. Si le roi George, une fois en possession de l’exercice régulier de ses droits constitutionnels, s’entourait exclusivement de ces hommes dans ses conseils, s’il leur abandonnait toute l’autorité et les laissait constamment s’interposer entre lui et la nation grecque, on pourrait lui prédire avec certitude le sort du roi Othon ; mais, s’il s’appuie sur la population laborieuse des campagnes et des villes, il deviendra vite un des rois les plus solidement assis de l’Europe, il assurera à la Grèce l’avenir auquel elle a le droit de prétendre. Le mal étant en haut dans la société grecque et le bien en bas, la démocratie, qui dans d’autres pays serait un danger, est ici la voie de salut et l’élément de conservation. Nous ne craignons pas d’employer ce mot de démocratie, qui pourrait peut-être donner le change sur notre pensée ; mais les inconvéniens de la démocratie dans un grand état ne sauraient être les mêmes dans un petit pays dont la population ne s’élève pas à quinze cent mille âmes, où il n’y a pas de grandes agglomérations industrielles, où le paupérisme est inconnu, où tous les paysans savent lire et écrire et sont propriétaires. Ce ne sont pas les conditions de la France, mais bien plutôt celles de la Suisse. Il ne faut pas l’oublier d’ailleurs, la grande faiblesse de la Grèce, qui lui est commune avec tout l’Orient chrétien, réside dans l’absence d’une classe moyenne ; c’est à la création de cette classe pondératrice que doivent tendre tous les efforts. Et ici l’exemple de notre moyen âge doit être pour les Hellènes la source d’utiles enseignemens : c’est l’intime union de la royauté et du peuple qui chez nous a donné naissance à la classe moyenne ; c’est cette même union qui peut en Grèce en amener la formation. Est-ce à dire que le nouveau roi des Hellènes doive entreprendre l’œuvre d’un autre Richelieu, procéder par coups d’état, écraser violemment l’oligarchie corrompue de la classe politique, et, sous prétexte d’émanciper le peuple, substituer l’absolutisme royal à l’absolutisme des partis ? Non certes, et tous ceux qui connaissent la Grèce savent que, pour accomplir sa mission, la royauté n’a besoin ni d’employer ces moyens extraordinaires, ni de suspendre l’exercice de la liberté constitutionnelle ; il suffit qu’elle poursuive avec une persévérance inébranlable deux grandes réformes, celle du système des impôts et celle du régime communal.

La Grèce a conservé le système turc dans ses impôts ; la dîme se paie en nature, et, au lieu de la perception directe par les agens des finances, on emploie le mode du fermage. C’est sur cette organisation vicieuse qu’est basée toute la force de ce que l’on appelle les influences provinciales. Le premier soin des aventuriers politiques est de se rendre adjudicataires des impôts de leur province. À ce titre, ils ont le droit de requérir l’assistance de la gendarmerie, et au besoin de l’armée, pour contraindre les contribuables récalcitrans ; mais ils ne s’en servent que pour agir sur les électeurs rebelles à leur influence. Leurs amis sont dispensés de payer l’impôt ; leurs adversaires doivent payer double. Ainsi leur pouvoir se fonde sur la terreur et sur la violence, et la force publique, au lieu de protéger le citoyen dans l’exercice de ses droits, devient l’instrument d’ambitions individuelles ; puis, quand ces personnages ont assis de cette manière leur domination dans une province, ils viennent s’imposer, au nom de leur influence, au gouvernement d’Athènes. Que le système des impôts soit changé, que la perception directe soit substituée au fermage, en même temps que les charges du paysan seront allégées d’au moins un cinquième, le trésor public verra ses revenus s’accroître, la fortune des aventuriers politiques perdra ses fondemens ; il ne restera debout que les influences nécessaires et légitimes, celles qui ont pour base la propriété territoriale ou les grands services rendus au pays.

D’un autre côté, la nation grecque, comme tous les peuples chez lesquels l’esprit de localité a une grande puissance, est éminemment apte à la vie municipale. Jusque sous la domination turque, elle avait conservé une organisation communale excellente, fonctionnant de la façon la plus remarquable, et dans toute la période de la guerre de l’indépendance, les municipalités ou démogéronties furent le seul gouvernement sérieux et réel du pays. La régence bavaroise vit dans cette organisation des communes un élément de résistance à l’arbitraire du pouvoir central et une école de self-gouvernment, chose qu’elle redoutait par-dessus tout ; elle la détruisit. À la commune naturelle elle substitua, sous le nom de dême, la circonscription artificielle du canton, trop grande dans un sens et trop petite dans un autre pour avoir une vie propre. En même temps elle fit du maire cantonal ou démarque un agent du pouvoir exécutif nommé par le ministre de l’intérieur, tandis qu’il devait être l’homme de la population. Il est dans le royaume hellénique tel dême dont la traversée demande treize ou quatorze heures à cheval, et qui se compose de bassins séparés par des crêtes presque infranchissables. Comment pourrait-on espérer, dans une circonscription ainsi établie, un contrôle sérieux de l’emploi des deniers communaux et des actes du démarque, cette intervention constante des citoyens dans les affaires de leur localité qui est l’essence de la vie municipale ? Grâce à l’absence de contrôle et à l’étendue des pouvoirs qui lui sont confiés, le démarque est un véritable pacha au petit pied, qui compose à sa volonté la liste des conscrits, use de ses attributions de magistrat de police pour se créer une dictature et s’enrichir des revenus du dême. Le ministre qui le nomme n’est aucunement obligé de le prendre dans le conseil municipal, lequel est à peine réuni une fois dans l’année pour la forme ; aussi se borne-t-il, dans le choix des démarques, à prendre les noms que lui désigne l’homme politique considéré comme ayant une grande influence dans le pays, et dont le cabinet cherche à s’assurer le vote parlementaire. Et cependant, bien qu’il ait été ainsi dénaturé et annulé depuis trente ans, le régime municipal est tellement dans le génie du peuple grec, que seul il est resté debout dans l’ébranlement universel de la révolution, quand l’édifice de l’administration centrale s’en allait par lambeaux. Au sein de la crise, il a puisé une vie nouvelle ; les conseils municipaux ont repris une autorité sérieuse, et ont remplacé dans les provinces le gouvernement, qui n’avait plus d’action. Pendant un an, la Grèce a été en réalité une république fédérative, où chaque municipalité s’administrait et se gardait elle-même, vivant de son existence propre, et ne s’inquiétant ni des crises parlementaires qui tous les mois instituaient de nouveaux ministres dans la capitale, ni des changemens de préfets qui n’étaient pas plus rares. Que serait-ce donc si la royauté, comprenant son véritable rôle, revenait sur l’œuvre de destruction consommée par la régence bavaroise, rétablissait à la place du canton la commune telle qu’elle doit être, composée de l’agglomération des maisons et des familles groupées autour de la même église, ayant les mêmes intérêts et les mêmes affaires ? Le maire cessant d’être un aussi gros personnage et d’avoir un pareil maniement de fonds, les intrigans ne rechercheraient plus ce poste avec tant d’avidité. Au point de vue matériel, cette réforme aurait pour résultat de rendre au pays 6 millions de revenus communaux, sur lesquels dans l’état présent à peine 500,000 drachmes sont dépensées utilement, mais qui dès lors s’emploieraient en travaux de chemins et en autres améliorations sous le contrôle jaloux des habitans, tous intéressés à ce que ces revenus servent au progrès et au bien-être de la commune ; au point de vue moral et politique, elle ne serait pas moins heureuse en donnant au pays une plus large part dans l’administration de ses affaires.

C’est là le grand but à poursuivre en Grèce, car l’intervention directe et réelle du pays y a toujours produit les résultats les plus heureux. Une expérience de vingt ans a prouvé que les seules communes florissantes et possédant des chemins vicinaux sont celles qu’un heureux oubli de l’administration a laissées entièrement à elles-mêmes. Il n’est pas moins certain que, dans un ordre plus élevé, l’ingérence du gouvernement dans les élections politiques a profité seulement aux aventuriers, tandis que, toutes les fois que la population, demeurée libre de ses choix, s’est intéressée aux opérations électorales, elle a nommé de moins beaux parleurs peut-être, mais des députés capables et conservateurs. Par malheur ce dernier cas s’est présenté rarement ; le régime constitutionnel, concentré dans les intrigues et les rivalités d’un petit nombre d’hommes, n’a pas encore eu en Grèce une existence véritable. Il faut évidemment qu’une telle situation finisse, car, si elle se prolongeait, elle n’aurait que deux issues également fâcheuses, dont la seconde est peut-être en ce moment plus à craindre que la première : ou bien, les choses continuant à suivre la même marche ; tout gouvernement deviendrait impossible, et la Grèce tomberait dans une incurable anarchie, ou bien le pays, lassé de ces agitations stériles, renoncerait au régime constitutionnel, dont il n’a en rien profité, abdiquerait entre les mains d’un seul homme, du roi ou d’un autre, et se réfugierait dans la dictature pour y trouver du moins la tranquillité.

Mais là ne doit pas se borner la tâche de la royauté. La lèpre du fonctionnarisme, introduite par la régence bavaroise comme un moyen de domination par l’abaissement des caractères, ronge la Grèce. Le royaume hellénique a sept ministres, plus de cent députés, plus de soixante sénateurs, qui en ce moment sont remplacés par trois cents représentans à la constituante, dix préfets, quarante-neuf sous-préfets, vingt-quatre archevêques et évêques payés sur le budget, une cour de cassation appelée aréopage, trois cours royales, dix tribunaux de première instance, deux cent soixante-dix-huit juges de paix, des ministres plénipotentiaires, des consuls, et au-dessous une armée de plus de six mille employés inférieurs. N’est-ce pas une charge effroyable et hors de toute proportion sensée pour un petit état qui n’égale pas en population et en ressources notre seul département du Nord ? Un tel nombre de fonctionnaires est au moins double de celui que réclameraient les besoins du service ; on ne peut les payer que misérablement, et dès lors, ayant à peine de quoi vivre par leurs traitemens, ils sont exposés à de continuelles tentations où le plus grand nombre succombe. De plus, avec cette nuée d’employés qui dévorent le budget, la Grèce ne possède réellement pas d’administration digne de ce nom. À chaque changement de ministère, le personnel de tous les services publics est bouleversé depuis les premiers jusqu’aux derniers rangs, afin de nantir de places les amis des hommes qui arrivent au pouvoir : de cette manière aucune tradition ne peut se fonder ; au lieu d’employés sérieux, on n’a jamais que des apprentis qui sortent de fonctions au moment même où ils commencent à acquérir l’expérience nécessaire au mouvement régulier de la machine gouvernementale. L’administration n’est qu’un instrument dans la main des partis. Aussi la dernière chose dont elle s’occupe est-elle d’administrer : elle n’a de règle que l’arbitraire, et tout employé se croit tenu à s’ériger en homme politique, au lieu de s’occuper des obligations de son emploi et des intérêts de l’état. Le premier devoir de la nouvelle royauté hellénique est la création d’une administration stable et étrangère à la politique, qui survive aux crises ministérielles, et le gouvernement n’établira de vraies traditions administratives qu’en formant des hommes capables de la pratique des affaires. Une mesure non moins nécessaire que de séparer l’administration de la politique, ce serait de restreindre le nombre des emplois, d’exiger des garanties de ceux qui prétendent aux fonctions publiques, de limiter les promotions, d’établir une hiérarchie et de la respecter. Moins d’employés et des traitemens plus équitables, voilà deux conditions essentielles pour doter enfin la Grèce d’une véritable administration. L’employé, mieux payé, trouvant dans son salaire les moyens de vivre honorablement, aura plus d’ardeur au travail, s’adonnera tout entier à ses fonctions, et seul fera la besogne que laissent aujourd’hui languir deux ou trois individus mal rétribués.

Est-il besoin de signaler maintenant d’autres questions que le gouvernement déchu avait presque tout à fait négligées pour se cantonner exclusivement dans les mesquines intrigues d’une politique de personnalités, et qui réclament la plus sérieuse attention de la part du gouvernement nouveau ? Donner à l’agriculture des routes qui lui permettront d’écouler ses produits et qui contribueront en même temps plus que toute autre mesure à la destruction définitive du brigandage[6], instituer une administration forestière qui sache reboiser les montagnes et préserver contre les incendies allumés par les pâtres le peu d’arbres qui subsistent, encourager, activer la production de manière à cesser enfin d’être tributaire de l’étranger, au moins pour les bois, les céréales et les chevaux, dont on peut élever de grandes quantités dans la Béotie, créer les cadres d’une bonne armée, donner plus de soin encore à la gendarmerie, fonder le crédit de la Grèce en Europe par une bonne gestion financière et par de courageuses économies, ce sont là des besoins manifestes et essentiels dont la royauté doit avoir conscience.

L’agriculture est, avec le commerce maritime, ce qui a fait les progrès les plus marqués en Grèce depuis l’indépendance. La superficie des terres cultivées était en 1821 de 233,800 hectares ; elle en comprend aujourd’hui 372,000. La production des céréales n’atteignait en 1821 que 5 millions d’hectolitres, elle dépasse maintenant 9,200,000, c’est-à-dire qu’elle a presque doublé. Celle du raisin de Corinthe était, au temps des Turcs, concentrée principalement dans les Iles-Ioniennes ; tout au plus la Grèce en fournissait-elle pour une valeur de quelques centaines de mille francs : elle exporte maintenant, année moyenne, pour 12 millions de raisin de Corinthe. Le coton ne se cultivait que pour la consommation intérieure des populations rurales ; l’année dernière, la Grèce en a envoyé pour une valeur de 9 millions sur les marchés de l’Europe. Les procédés de la culture des céréales et de la vinification sont encore dans l’enfance, bien que l’on commence à rencontrer quelques belles exploitations rurales dans les environs d’Athènes et dans la plaine d’Argos, et que l’exportation des vins s’élève aujourd’hui à un chiffre annuel de plus d’un million. En revanche, les cultures qui demandent des irrigations et un travail à la houe sont poussées à un grand degré de perfection. Les plantations d’arbres fruitiers, qui sont loin d’être toutes en plein rapport, se multiplient chaque jour. Certains cantons où la population est un peu plus dense qu’ailleurs, la vallée du Céphise, les environs de Livadie, les îles de Santorin et de Naxie, la plaine d’Argos, une notable portion du Péloponèse, commencent à offrir l’aspect de véritables jardins. Cependant ce progrès agricole n’est pas encore ce qu’il devrait et ce qu’il pourrait être. Il est indispensable de défricher d’immenses-étendues de terres encore stériles, d’introduire de meilleures méthodes dans le labourage et dans la production des céréales, de multiplier le bétail, de substituer partout la culture intensive à la culture extensive, qui règne sur la plus grande portion du pays. Or ces réformes rencontrent trois grands obstacles qui appellent toute la sollicitude du gouvernement, le manque de bras, le développement exagéré des terres du domaine, qui demeurent pour la plupart incultes, enfin la rareté des capitaux.

La population de la Grèce a presque doublé depuis trente ans sans aucune immigration étrangère. En 1833, elle était de 712,000 habitans ; elle monte actuellement à 1,140,000[7]. La moyenne annuelle de l’augmentation pendant cette période trentenaire a été de 2.16 pour 100, tandis qu’elle était dans le même espace de temps en Prusse de 1.57, en Russie de 1.05, en Italie de 1.00, en Angleterre de 0.97, en France de 0.56, en Autriche de 0.41 ; mais la dépopulation avait été telle sous le gouvernement ottoman et pendant la guerre de l’indépendance, que, malgré cet accroissement rapide, on ne compte pas encore plus de 22 habitans par kilomètre carré. Il n’y a que la Russie et la Turquie où la population soit plus clair-semée. La marine occupe 24,000 hommes ; l’armée, tenue sur un pied beaucoup trop considérable, enlève constamment 10,000 bras robustes ; les fonctionnaires publics de, tout ordre et les hommes qui s’adonnent aux professions libérales sont au nombre de 14,000 ; restent donc seulement 248,000 hommes faits, en état de travailler pour l’industrie et l’agriculture. Aussi la main-d’œuvre est-elle extrêmement élevée : le salaire moyen d’une journée d’ouvrier est de 2 fr. 50 c ; en certains temps et en certains endroits, il s’élève jusqu’à 4 et même 5 francs. Cette situation réclame des mesures sérieuses, et néanmoins il est assez difficile d’y porter remède, car d’un côté la population grecque répugne à voir s’établir au milieu d’elle des colons d’une autre race et d’une autre religion, et de l’autre les hommes politiques d’Athènes craignent, en encourageant l’immigration des Grecs de la Crète, de la Thessalie, de la Macédoine, de l’Épire, d’affaiblir l’élément hellénique dans les provinces que la Grèce a gardé l’espoir de s’annexer un jour ; mais il est certaines parties de l’Orient où la population grecque agricole est nombreuse, et qui pourtant n’appartiendront jamais à l’état hellénique, lors même que ses visées ambitieuses parviendraient à se réaliser dans leur plus grande étendue. Telles sont l’Asie-Mineure et l’île de Chypre. C’est de là que le gouvernement du nouveau roi des Hellènes devrait provoquer une immigration grecque qui diminuât la pénurie des bras dans son royaume ; seulement il serait nécessaire d’amener le parlement à retirer l’absurde loi des autochthones hétérochthones, qui traite comme des étrangers les Grecs nés hors du territoire actuel, pour y substituer les dispositions que le Piémont avait prises après 1849 à l’égard des individus originaires d’autres parties de l’Italie.

Quant à la rareté du numéraire, elle est extrême. Le capital monétaire circulant en Grèce a plus que quintuplé depuis l’établissement de l’indépendance ; mais il est si insuffisant que l’intérêt ordinaire demeure l’usura centesima des anciens, c’est-à-dire 12 pour 100 ; l’on trouve même difficilement de l’argent à ce taux. Si la création de la banque nationale a émancipé le commerce du joug de l’usure, c’est une plaie qui n’a pas cessé de ronger les campagnes, et il n’est pas rare de voir demander aux agriculteurs des intérêts de 18 à 20 pour 100. C’est donc une nécessité urgente et de premier ordre que l’institution d’une banque de crédit agricole qui prête aux cultivateurs avec un intérêt modique, — et qui dit modique pour la Grèce dit de 7 à 8 pour 100, ce qui laisse encore de beaux bénéfices aux actionnaires. — Une compagnie formée des maisons financières grecques les plus puissantes de Constantinople et de Smyrne demande l’autorisation de fonder cette banque agricole : ce serait une folie que de rejeter ses propositions ou de les faire avorter par des lenteurs dont le régime déchu a malheureusement légué la tradition.

L’industrie en Grèce est bien loin d’avoir fait les mêmes progrès que l’agriculture et le commerce. Le royaume hellénique paie encore un tribut considérable à l’Europe occidentale pour les tissus, les métaux, les verres, les poteries ; la plupart des carrières et la presque totalité des mines du pays ne sont pas en état d’exploitation, et pourtant sous ce rapport la Grèce possède d’immenses ressources, jusqu’à présent improductives, car elle pourrait fournir en abondance des marbres précieux, une pouzzolane qui est la meilleure de l’Europe, du plomb, de l’argent, du cuivre, du fer et du charbon. On remarque néanmoins depuis quelques années les premiers symptômes d’une certaine propension à créer des établissemens industriels. Comme l’industrie était absolument nulle sous la domination turque, le peu qui en existe constitue déjà un progrès ; mais qu’est-ce en réalité ? Il importe d’arriver à un autre développement de fabrication et surtout de créer la grande industrie, qui n’aurait pas seulement pour effet de décupler la richesse nationale, mais qui produirait les plus heureux résultats dans l’ordre politique, car seule elle peut fournir de nouveaux débouchés à cette masse de jeunes gens formés aux études libérales, qui, dans l’état présent des choses, se ruent sur les fonctions publiques, l’unique carrière, avec le commerce, ouverte à leur activité. Dans l’industrie comme dans l’agriculture, c’est le manque de capitaux qui arrête les progrès. Les capitaux du pays ne suffisant pas à l’œuvre, il faut attirer les capitaux étrangers, toujours disposés à se porter où il y a de fructueuses entreprises à faire, en leur donnant les garanties indispensables de sécurité qui résultent d’une bonne police et d’une bonne justice. En même temps il faut favoriser parmi les indigènes le développement des associations coopératrices ; les Grecs y sont éminemment propres et ont déjà produit sous ce rapport, sans aucun encouragement du pouvoir, de véritables merveilles.

Les associations de ce genre préoccupent vivement déjà les économistes, qui en provoquent la formation parmi les populations manufacturières, et y voient le meilleur moyen de résoudre plusieurs des grandes difficultés sociales de notre époque. On a cité les exemples de l’Angleterre et de l’Amérique en les proposant à limitation de nos ouvriers, mais on paraît généralement ignorer que la plus grande partie du commerce maritime, si florissant en Grèce, s’y fait au moyen d’associations coopératrices entre matelots. Voici en quelques mots comment les choses se passent. Un certain nombre de marins se réunissent pour la construction d’un navire, apportant les uns leur argent, les autres du bois, des voiles, des cordages, qui sont estimés d’un commun accord. Le bâtiment s’exécute au plus bas prix possible. Comme toutes les constructions navales des ports de la Grèce, il sera d’une forme élégante et bien conçue pour avoir une marche rapide avec une grande stabilité par tous les temps. Sur cet article, on est passé maître à Syra, à Hydra, à Spetzia, à Galaxidi. Il est vrai que la durée du navire ne sera pas très longue, car on aura visé avant tout à l’économie ; mais qu’importe ? les frais de la construction seront couverts dès le quatrième voyage au long cours, et s’il fait d’autres navigations, elles seront toutes en bénéfice. Le navire est construit ; les associés s’y embarquent comme matelots et élisent entre eux un capitaine, celui qu’ils savent le plus expérimenté. Ils s’adressent alors aux négocians pour avoir une cargaison, et ils partent pour Marseille, pour Trieste, pour Gênes ou pour Livourne. Au retour, les produits de la campagne sont divisés en deux parts : la première est pour le capital, c’est un dividende qui se répartit entre les associés proportionnellement à leur mise ; la seconde part est destinée à la rémunération du travail : chacun en reçoit une fraction en rapport avec la nature de son service à bord. Jamais un acte notarié n’intervient pour régler ces associations : elles se font par conventions verbales, et le capitaine en est le gérant ; la répartition des gains se fait en commun, et rien n’est plus rare que de la voir donner naissance à des querelles. Grâce à cette organisation et à leur excessive sobriété, qui fait qu’ils ne dépensent presque rien, les Grecs arrivent à pouvoir exécuter les transports avec une modicité de prix que la marine d’aucune autre nation ne peut égaler, et de cette manière ils supplantent graduellement tous leurs rivaux sur les routes qu’ils ont l’habitude de fréquenter. D’un autre côté, le principe de l’association a exercé dans les ports du royaume hellénique l’effet moralisateur qu’il produit partout où il est appliqué. En intéressant toute la population maritime au développement du commerce et de la navigation régulière, il a fait entièrement disparaître la piraterie, ce fléau qui infestait sur une si grande échelle les mers du Levant et surtout l’Archipel, il n’y a pas trente ans. En répandant et en enracinant les habitudes d’honnêteté dans les rapports entre co-associés, il les a développées dans les relations entre les marins et les négocians qui leur confient des marchandises, et de la sorte il a beaucoup diminué la baraterie, cet autre fléau traditionnel du commerce maritime oriental. Un pays où l’esprit d’association existe à ce degré dans les classes laborieuses, où il a déjà porté spontanément des fruits aussi remarquables, possède une grande force de développement industriel qu’il faut savoir utiliser. Le gouvernement déchu n’aimait pas les associations, où il voyait un élément d’indépendance vis-à-vis du pouvoir ; le gouvernement nouveau doit les encourager, et user de toute sa puissance pour les étendre et les multiplier.

Quelles conclusions tirer de ces faits ? La première, qui est l’enseignement du passé, c’est qu’on ne doit point désespérer des destinées de la Grèce, c’est que les progrès accomplis sont déjà grands et incontestables, mais qu’il importe, pour en faire d’autres, de mettre fin au règne de la classe politique, de fortifier l’autorité et d’amener le pays à une intervention réelle dans ses affaires. La seconde, qui ressort du tableau des lacunes du présent, c’est que l’heure du repos n’est pas venue. Les réformes dont on vient d’exposer l’urgence sont de nature à occuper pendant bien des années l’activité d’un souverain et de ses conseillers ; si les difficultés de la tâche sont grandes, les ressources pour les surmonter ne font pas défaut ; avec un peuple doué d’autant de vitalité, d’intelligence, de courage au travail, de bonne volonté pour le progrès que l’est le peuple grec, il n’y a rien qu’on ne puisse tenter. Seulement c’est une race méridionale, à l’imagination ardente, qui ne saurait se passer d’avoir pour objectif dans ses efforts quelque haute pensée. Les nations plus positives qui vivent sous un climat moins brûlant s’appliquent aux réformes intérieures pour elles-mêmes et n’ont pas besoin, pour stimuler leurs efforts, d’un autre mirage à l’arrière-plan ; mais avec le caractère des Grecs, si le peuple cessait de rêver un plus grand avenir, il serait à craindre qu’il ne se décourageât et qu’il ne trouvât le résultat à poursuivre hors de proportion avec les peines au prix desquelles il veut être atteint. Aussi les ambitieuses visées que les Hellènes appellent la grande idée peuvent-elles, si elles sont bien comprises, ne leur être pas inutiles et aiguillonner puissamment leur activité. Autant ces aspirations leur seraient funestes, si elles se traduisaient en rêves stériles et en entreprises insensées, comme celle de 1854, autant elles deviendraient fécondes, si la Grèce y puisait la noble ambition de devenir le royaume modèle de l’Orient. Il importe qu’elle comprenne son rôle et sa situation : ce n’est pas par les armes qu’elle peut combattre la Turquie et s’emparer de ses dépouilles, elle est trop faible et trop exiguë ; c’est par son influence morale et l’exemple de sa prospérité. La Grèce a un nom glorieux, d’immortels souvenirs, elle peut aussi avoir un brillant avenir ; mais il faut que sa conduite et sa forte organisation montrent qu’elle en est digne. La nature la désigne comme l’héritière d’une partie des domaines du malade de Stamboul ; il est donc nécessaire qu’elle puisse hardiment revendiquer son lot sans être taxée d’indignité lorsque la succession s’ouvrira. Les populations de la Thessalie, de l’Épire, de la Crète, de la Macédoine, tournent les yeux vers elle, comme vers le premier centre reconstitué de vie nationale auquel elles espèrent pouvoir s’adjoindre un jour. Ces populations, que les arrêts de la diplomatie en 1832 ont condamnées à demeurer sous la domination étrangère, sont celles qui avaient pris les armes en 1821 ; elles ont fait dans la guerre de l’indépendance au moins autant que les habitans du royaume hellénique ; la Grèce a envers elle des devoirs sacrés auxquels elle ne saurait manquer. Pour être en état de les remplir, il faut qu’elle commence par se réformer elle-même ; aussi peut-on dire que c’est à l’intérieur que doit être poursuivie la réalisation de la grande idée. Le jour où elle aura une armée sérieuse, des finances en ordre, un gouvernement stable, une bonne administration, une liberté constitutionnelle sortie du domaine des fictions légales pour passer dans celui des réalités, elle sera plus rapprochée du but qu’après cent ans de coups de main téméraires, d’entreprises héroïques et désordonnées.


FRANÇOIS LENORMANT.

  1. Ce nom de montagnards, qui désignait la droite de l’assemblée nationale, n’a rien à faire avec la montagne de notre convention. Il correspondait exactement à ce qu’eût été en Écosse celui de parti des highlanders ; les montagnards de l’Acarnanie et de l’Étolie avaient en effet formé le premier noyau de ce parti.
  2. L’un l’altro si rode
    Di quei ch’un muro ed una fossa serra.
  3. Voyez la Revue du 15 mars 1864.
  4. Voyez sur la Société anglaise au dix-huitième siècle l’étude de M. de Witt dans la Revue du 1er janvier 1864.
  5. Voyez la Revue du 15 avril 1847.
  6. Le gouvernement de la dynastie bavaroise, en trente ans, a créé 42 kilomètres de routes !
  7. Les Iles-Ioniennes, comme de raison, ne sont pas comprises dans ce chiffre ; avec le contingent nouveau qu’elles apportent, la population totale de la Grèce sera de 1,390,000 habitans.