La Genèse d’un chef-d’œuvre - Goethe et Faust

La Genèse d’un chef-d’œuvre - Goethe et Faust
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 36 (p. 5-37).
LA
GENESE D'UN CHEF-D'OEUVRE

GOETHE ET FAUST

« Ce nom de Faust, quelle place ne tient-il pas dans l’histoire de l’esprit moderne ! À partir du XVe siècle, de quelque côté que votre curiosité se tourne, vous le retrouverez partout. De ces cinq lettres assemblées par le doigt du destin sur un échiquier, des montagnes d’œuvres sont sorties : récits populaires, drames, compilations littéraires et musicales, dessins, gravures et tableaux. Les bibliothèques, les musées, les salles de spectacle, ce nom a tout rempli, à ce point que voilà un héros légendaire qui, ici je m’en rapporte au catalogue des choses qu’il a suscitées, a déjà plus occupé le génie humain que n’ont fait les plus authentiques personnages de l’histoire. » Ces lignes, que nous imprimions ici même en 1869[1] nous reviennent aujourd’hui citées dans la préface de l’édition de M. de Loeper, la plus complète que l’Allemagne ait donnée du poème de Goethe[2] et prouvent du moins que nous ne nous trompions pas quand nous prédisions il y a dix ans une infinité d’évolutions à cette science nouvelle qui partout en Europe comme en Amérique va se propageant autour de Faust. La Divine Comédie fut ainsi au moyen âge une sorte de ruche universelle ; il fallait que le monde moderne eût la sienne ; et les abeilles s’y sont mises pour ne plus chômer. Inaugurée en Allemagne de 1818 à 1824 par les Schubarth, les Göschel, les Daub, les Hinrichs, en France par Mme de Staël, en Angleterre par Carlyle, la période des études et commentaires ne devait plus faire que croître et que grandir. Soixante ans se sont écoulés, et le public en est encore à prononcer son claudite jam rivos, les prés n’ayant apparemment point assez bu, et certaines œuvres étant douées d’une faculté kaléidoscopique pour intéresser diversement chaque génération. Sur l’Iliade, sur la Divine Comédie, sur Hamlet, qui se vantera jamais d’avoir dit le dernier mot ? C’est le tonneau des Danaïdes ; nul ne l’emplit, on le sait, et d’autant plus on y retourne. Les récens écrits des deux Vischer (Kuno et Frédéric), des Julian Schmidt, les Leçons d’Herman Grimm, cette édition de M. de Loeper, quel renouveau pour la discussion, surtout si vous y ajoutez ces traductions sans nombre en portugais, en flamand, en hébreu[3], ces éditions successives toujours accompagnées de notes et d’argumens explicatifs, ces reproductions par le théâtre, par les conférences, en un mot, tout cet ensemble de gloses, de recherches, d’élucubrations tant en prose qu’en vers, formant une littérature à part !


I

Qui nomme Goethe dit Faust : c’est l’œuvre-type dont un reflet colore les autres créations plus ou moins pâlissantes et qui, pareille à Moïse, traînant après soi le peuple juif dans la Mer-Rouge, leur fera traverser à toutes l’océan de l’oubli. Faust et Méphistophélès ont désormais pour nous un sens pratique ; ces figures émancipées et de l’auteur qui les créa et du pays qui les vit naître, se mêlent au mouvement cosmopolite et trouvent réplique à toutes les questions de notre siècle. C’est que les types façonnés de main d’homme ne se naturalisent qu’à ce prix ; il leur faut à la fois répondre aux conditions de l’idéal et satisfaire aux besoins du ménage, avoir l’universel et le particulier, être hors de nous et chez nous. La fiction doit pouvoir supporter l’épreuve de la vie commune ; on se la représente intervenant dans nos affaires, s’immisçant dans nos controverses. Parmi ces êtres nés de l’imagination, Faust est le dernier en date ; aucun ne nous touche de plus près, et cependant que d’années écoulées depuis qu’il fut conçu et mis à terme ! Goethe, en composant son chef-d’œuvre, ignorait nos mœurs contemporaines, et les générations qui furent les premières à l’applaudir s’en doutaient encore moins ; rien de cela n’empêche que le personnage vive en pleine activité dans notre monde d’aujourd’hui ; serait-il né d’hier, qu’il ne s’y comporterait pas plus à l’aise. Nous voyons aujourd’hui dans Faust bien des choses que les générations d’il y a cinquante ans n’y ont point vues, et qui pourrait prédire ce que les générations à venir y découvriront à leur tour et quels nouveaux commentaires ne suscitera pas ce personnage lorsqu’après cinq ou six cents ans il sera parlé de lui comme nous parlons des héros d’Homère, lesquels vivent depuis trois mille ans ? Et comme il sera de tous les siècles, Faust est déjà de toutes les langues ; on le traduit et le retraduit à chaque heure : versions anglaises et françaises, italiennes et Scandinaves ; on le met en peinture, en musique ; quelques-uns de ses proverbes sortent des entrailles mêmes de l’humanité : « Elle n’est pas la première ! » s’écrie Méphistophélès en ricanant de la chute de Marguerite, et le drame est plein de pareils mots, des scènes entières sont écrites ainsi dans le marbre ; la scène de la prison par exemple : du Shakspeare en style lapidaire. « Il semble que Faust soit du domaine universel, et qu’il ait cessé d’appartenir à l’Allemagne pour devenir l’héritage du genre humain[4]. » Rien de plus vrai que cette assertion d’un éminent critique à propos de ces éternels remaniemens, de ces transpositions d’un art dans l’autre, — opéras et tableaux, — et de ces traductions, — supplice de Tantale, — toujours reprises, toujours revues et corrigées par leurs auteurs dans le sentiment de leur impuissance à rendre les beautés du texte.

Nous savons tous de quelle manière travaillait Goethe : « Poésie est délivrance, » disait-il ; tout son secret est dans cette expression. Goethe ne prétend instruire ni moraliser personne, son œuvre n’est jamais qu’un enfantement : il accouche de l’idée qu’il a conçue et qui probablement l’étoufferait s’il ne s’en délivrait. Il va de lui-même à ses personnages, et réciproquement ses personnages nous ramènent à lui, Goethe a beaucoup écrit sur son propre compte, il s’est en quelque sorte inventorié jusque dans les menus détails de son existence dont certains élémens se retrouvent chez ses divers héros. Seulement la plupart ne nous présentent d’ordinaire qu’un seul côté de l’être si ondoyant et si compliqué du poète, celui que Goethe se proposait d’étudier pour le moment : en quoi presque toutes ses figures d’homme sont fragmentaires. Vous n’en voyez jamais qu’un aspect, il leur manque le contour. Prenons Werther et Tasse, pour ne citer ici que deux exemples. Qu’étaient-ils ? comment vivaient-ils avant la catastrophe à laquelle le roman et la tragédie nous font assister ? Pour les amener à l’incroyable état nerveux où nous les surprenons, à cette crise décisive, il a fallu bien des circonstances extraordinairement irritantes et douloureuses, et c’est ce qu’on ne nous dit pas, et voulussions-nous les regarder comme des incarnations de Goethe, nous n’en serions guère plus avancés, car Goethe, en son particulier, était un homme, un homme d’énergie et de résolution, capable, entendons-nous, de tenir tête à toutes les situations, d’affronter tous les assauts de la destinée, un homme de solide et vaillante constitution, ayant bon œil, bon pied, bon appétit et le reste. Et si Werther comme Tasse ne nous montrent que des natures mal équilibrées, c’est que ces personnages, tout en étant faits à la ressemblance de Goethe, ne nous livrent de lui qu’un seul côté ; Werther et Tasse n’ont de Goethe qu’une moitié, celle que la lune éclaire d’un pâle rayon ; quant à l’autre, la moitié saine et agissante, ne la cherchez point en eux, Faust la leur a prise. Tasse, Werther, Egmont ne sont que simples silhouettes, Faust seul est l’image vraie, il a sur toutes les créations du maître je ne sais quel indéniable droit d’aînesse. Goethe, à force de le sentir là toujours présent, finira par avoir peur de lui. Des années entières s’écouleront pendant lesquelles le nécromant tiendra sa progéniture à l’écart ; puis il y reviendra, mais non sans trouble et combattu, tiraillé en même temps par ses tendresses de père et par le saint effroi du surnaturel, devant ce rejeton étrange qui, sans cesse grandissant, serait déjà de taille à faire la leçon aux universités réunies d’Athènes, de Padoue et de Strasbourg :

Le bon sens du maraud quelquefois m’épouvante.


C’est une chose en effet très curieuse que cette espèce de déférence dont use Goethe à l’égard de Faust. Quelque difficulté qu’il eût à se détacher de ses autres créations, encore finissait-il après des hésitations, des retouches sans nombre par les émanciper tôt ou tard ; vis-à-vis de Faust, rien de pareil. Impossible à lui de s’en séparer ; il s’effraie et recule à la seule idée de lui signer son exeat : toujours nouveaux délais, nouveaux prétextes ; un moment, à l’époque du voyage en Italie et d’une première publication d’œuvres complètes, on dirait qu’il va se faire violence ; il rajuste son manuscrit, met tout en ordre et presque aussitôt se ravise. D’année en année, sa crainte augmente. L’édition de 1790, toute fragmentaire, devait pourtant marquer, ne fût-ce qu’à titre de ballon d’essai. Vainement Schiller, à cette occasion, redouble d’instances, vainement il joint la remontrance aux prières ; Goethe, après s’être laissé toucher, reprend ses doutes ; l’édition de 1808, qui fut pour le public du temps une révélation, ne contenait elle-même aux yeux de Goethe que des fragmens. Ainsi, peu à peu, s’implanta chez lui cette idée d’un travail à la Pénélope dont l’achèvement serait différé jusqu’à sa mort. Car il est à supposer que, si Goethe eût vécu davantage, l’œuvre posthume que nous possédons aurait encore subi bien des modifications. Quoi qu’il en soit, le poème nous apparaît aujourd’hui en toute harmonie et grandeur, et tel que nous le voyons se pondérer, se compléter avec sa première et sa seconde partie, son prologue et son épilogue, tel l’imagination de Goethe le conçut dès la première heure.

Une lettre à Guillaume de Humboldt nous fournit là-dessus des explications d’autant plus intéressantes qu’elle fut écrite par Goethe cinq jours avant sa mort (17 mars 1832) et peut ainsi passer pour une sorte de testament philosophique et littéraire. Rien de plus simple à la fois et de plus élevé que cette confession suprême où vous respirez par moment ce solennel religieux dont le langage de Goethe aime à s’envelopper. Vous croyez entendre la voix non d’un mourant, mais d’un être ayant déjà quitté ce monde et ne reprenant la parole que pour rendre un dernier compte de ses visées terrestres. Ajoutons que Guillaume de Humboldt était ici bien l’homme qu’il fallait. Les confidences ou les confessions de ce genre empruntent d’ordinaire beaucoup de leur gravité au caractère du personnage à qui elles sont faites. Qu’était-ce en quatre mois que Guillaume de Humboldt ? Le prince de la critique allemande au temps de Schiller et de Goethe, un philologue, un savant, un poète, un de ces esprits possédant des clartés de tout et qui, sans créer eux-mêmes, ont mission de pousser et de maintenir dans la bonne voie les esprits créateurs et le public. Si les jugemens fantasques de Schlegel, le beau phraseur de cette période, n’ont pas prévalu et, si d’autre part Schiller et Goethe sont allés jusqu’au bout de leur style, c’est à Guillaume de Humboldt qu’on le doit. Cela dit, voyons cette lettre du 17 mars 1832.

Goethe s’examinant, s’analysant, étudie son propre développement d’après la méthode d’Aristote : « Les anciens, écrit-il, prétendaient que les animaux sont instruits par leurs organes ; j’estime, moi, que le précepte s’applique également aux hommes, lesquels ont en outre cette supériorité de pouvoir à leur tour instruire leurs organes. Toute faculté d’agir et, par conséquent, tout talent implique une force instinctive agissant dans l’inconscience et dans l’ignorance des règles dont le principe est pourtant en elle. Plus tôt un homme s’instruit, plus tôt il apprend qu’il y a un métier, un art qui va lui fournir les moyens d’atteindre au développement régulier de ses facultés naturelles et plus cet homme est heureux. Ce qui lui vient du dehors, ce qu’il acquiert, ne saurait jamais nuire en quoi que ce soit à son individualité originelle. Le génie par excellence est celui qui s’assimile tout, qui sait tout s’approprier sans préjudice pour son caractère inné. Ici se présentent les divers rapports entre la conscience et l’inconscience. Les organes de l’homme, par un travail d’exercice, d’apprentissage, de réflexion persistante et continue, par les résultats obtenus, — heureux ou malheureux, — les mouvemens rétroactifs d’appel et de résistance, nos organes amalgament, combinent inconsciemment ce qui est instinct et ce qui est acquis, et de cet amalgame, de cette combinaison, de cette chimie, à la fois inconsciente et consciente, il résulte finalement un ensemble harmonique dont le monde s’émerveille. Voici tantôt plus de soixante ans que la conception de Faust m’est venue en pleine jeunesse, parfaitement nette, distincte, toutes les scènes se déroulant devant mes yeux dans leur ordre de succession ; le plan depuis ce jour ne m’a plus quitté et, vivant avec cette idée, je la reprenais en détail et j’en composais tour à tour les morceaux qui dans le moment m’intéressaient davantage, de telle sorte que quand cet intérêt m’a fait défaut, il en est résulté des lacunes comme dans la seconde partie. La difficulté était là d’obtenir par force de volonté ce qui ne s’obtient à vrai dire que par acte spontané de la nature. Mais ce serait bien tel dommage, si toute une longue existence d’activité et de réflexion ne devait point aider au succès d’une pareille opération. Pour moi, je n’éprouve aucune crainte à ce sujet, et c’est avec une entière confiance que j’aborde la postérité, comptant bien que ceux qui me liront alors ne sauront pas faire de distinction entre l’ancien et le nouveau, entre ce qui fut l’inspiration, l’élément des premiers jours et ce qui fut le produit du travail et de la volonté. »

Au résumé, ce testament contient deux points : le premier, absolument incontestable, à savoir : que Faust est, dans l’œuvre de Goethe comme dans sa vie, le fait capital ; le second : que ce poème, objet et terme d’une des plus grandes vocations intellectuelles qu’il y ait eu, doit être envisagé in globo, l’auteur condamnant d’avance toute espèce de critique par fractionnement et classification chronologique. Ce document nous renseigne aussi sur l’état civil du héros. « Voici plus de soixante ans, » écrivait Goethe en 1832 ; faites le compte et vous remontez à 1772, date irrévocablement fixée et qui correspond à la dernière période de sa vie d’étudiant. Goethe avait donc vingt-trois ans et venait de recevoir le doctorat lorsque cette conception de Faust lui apparut à Strasbourg et qu’il mesura du premier coup d’œil toute l’architecture du poème. Laissons à d’autres le soin de compulser, de comparer les vieux papiers ; de rechercher en quoi l’édition de 1790 diffère du manuscrit de 1772 ; négligeons ces lacunes dont parle la lettre à Guillaume de Humboldt et voyons tout de suite où le Goethe de 1772 en était au moment de cette conception, quels étaient son état psychologique, ses horizons, et de quels élémens se composait ce que nous appellerions son matériel intellectuel.


II
Ses cheveux en natte tressés,
Elle descend, les yeux baissés,
Du saint portique ;
Simplicité, grâce, candeur ;
Adorable dans sa raideur
Un peu gothique !

Marguerite passe, accostons-la.

Pendant la dernière période du séjour à Strasbourg, Goethe avait eu un grave reproche à se faire : cette humble et douce enfant égarée par lui et délaissée. Entre l’héroïne du drame et la fille du pasteur de Sesenheim les rapports vous sautent aux yeux. La séduction, pour n’avoir point causé de scandale, n’en fut pas moins consommée moralement, et Goethe, en abandonnant Frédérique, ne pouvait ignorer qu’il en faisait une veuve. Il savait à n’en point douter et ce qu’il emportait d’elle et ce qu’il lui laissait. Après s’être implanté au cœur de la pauvre fille, après l’avoir émue d’un sentiment qu’elle avait le droit de croire éternel, il quittait simplement la place : adieu, ma mie, en voilà assez de cette idylle ! Arrange-toi maintenant comme tu pourras ! .. Cruauté féroce qui par le temps et la réflexion ne devait point tarder à devenir symbole ! Aux heures de poésie, allaient en effet se dégager les extrêmes conséquences, et l’anecdote librement donner tout ce que dans la réalité courante elle eût été capable de produire. Faust aussi commence par conter fleurette à Marguerite, puis la plante là, et cette petite affaire de galanterie coûte à Marguerite la vie de sa mère, de son frère, de son enfant et sa propre vie à elle en dernier lieu ; on le voit : simple badinage, histoire de s’amuser et de rire un peu ! Dans cette navrante églogue de Sesenheim, l’infanticide était contenu, et Goethe n’a qu’à lâcher la bride à son imagination pour brûler le chemin qui va le conduire de Frédérique à Marguerite. Quitter Frédérique, il n’avait pas même besoin de pousser les choses jusque-là, un pressentiment l’eût averti de ce qui adviendrait, eût évoqué devant ses yeux la douce amie de l’heure présente transformée en cette Gretchen, physiquement tournée à la ressemblance de Frédérique. Mêmes airs de visage, même complexion morale, même naturel confiant, avec des réveils de mutinerie charmante. La Marguerite des fragmens publiés en 1790 est déjà pour l’idée et le contour une figure aussi parfaite que celle de l’édition de 1808, et notez que cette Marguerite des fragmens est celle du premier manuscrit. Quant à la Marguerite bienheureuse (una pœnitentium) transportée après sa mort au sein des nuages, et rencontrant Faust parmi les phalanges célestes, c’est là une invention attribuée au travail des dernières années, et cependant, étant donné le caractère de Goethe si bizarre et par moment si énigmatique, rien n’empêcherait que cette scène fût issue elle aussi du premier mouvement. Goethe eut toujours un fond de mysticisme, et cette disposition d’esprit, déjà très accentuée dans sa jeunesse, prit avec l’âge couleur de superstition. Quoi qu’il en soit, les scènes de l’édition de 1808, où la figure de Marguerite se dessine dans toute sa grâce, composent ce que Goethe a jamais écrit de plus achevé ; il y a là une émotion, un souffle de vie, qui vous pénètrent. Le sentiment, les beaux vers pleins de lumière, pleins de flamme, y surabondent, et l’effet est toujours immédiat.

Nous avons remarqué plus haut que Goethe avait créé Marguerite à l’image de Frédérique ; ne pourrait-il pas se faire aussi qu’il eût mis dans cette adorable Frédérique des Mémoires quelque chose de sa Marguerite ? Arrêtons-nous un moment pour bien fixer les points. Lorsque Goethe écrivit son volume de Poésie et Vérité, où l’idylle de Sesenheim est racontée, Marguerite était depuis longtemps venue au monde, elle existait à l’état de type pour le poète qui, les illusions du récit aidant, pouvait, en nous racontant Frédérique, se souvenir alors de Marguerite, tout comme, en évoquant jadis Marguerite, il s’était souvenu de Frédérique. La Frédérique des Mémoires n’est point tant qu’on se l’imagine un portrait peint d’après nature et j’y verrais plutôt aujourd’hui un être de fantaisie évoqué par les souvenirs du passé et que Goethe s’est complu à revêtir de divers traits particuliers à son amie. Donner aux inventions de notre esprit les apparences de la réalité, n’est-ce point là le but suprême, et l’artiste n’a-t-il pas rempli toute sa vocation lorsqu’il est parvenu à persuader au public que c’est des mains mêmes de la nature que l’œuvre est sortie et qu’il n’a fait lui, poète, peintre ou statuaire, que fidèlement copier le type ? En ce qui regarde Frédérique Brion, l’impression que nous donne Goethe est vivante ; nous reconnaissons à son visage, à sa tournure, à son sourire, la fille du pasteur de Sesenheim. C’est elle, encore un peu et nous serions tentés de la déclarer plus aimable et plus accomplie qu’on ne nous la décrit, nous en voulons presque au poète de ne pas nous en dire davantage et c’est là dans les œuvres d’art, une nouvelle et décisive marque de perfection. Chacun, en voyant le modèle, se figure être mieux informé sur son compte que l’auteur lui-même, les créations du génie humain en arrivent avec le temps à ce point d’indépendance vis-à-vis de leur propre créateur, que le premier passant venu semble leur toucher de plus près. Tel commentateur d’Hamlet s’imagine connaître le prince de Danemarck au moins aussi bien que Shakspeare, tel autre, Dumas le vieux, par exemple, croit le connaître mieux et lui fait la leçon en l’exhortant par la voix du spectre à prendre le gouvernement. N’avez-vous jamais entendu de fort honnêtes gens récriminer contre Shakspeare à l’occasion du trépas de Roméo, de Juliette et de Desdemona en s’écriant : « Il n’avait pas le droit de les tuer ! » Inutile d’ajouter qu’un pareil cri serait pour Shakspeare le plus beau triomphe, s’il pouvait le percevoir, car il en conclurait que pour provoquer tant de pitié, il faut décidément que les conceptions de son cerveau soient des êtres bien vivans. Et ce reproche d’avoir abandonné Frédérique, Goethe, qui peut-être comme homme ne l’avait point tant mérité, s’est arrangé dans ses Mémoires de manière à le justifier complètement comme auteur, ayant par là obtenu l’effet qu’il voulait produire. De tout ceci un seul fait est à retenir : savoir que ce personnage de Marguerite, créé de premier jet, est resté identiquement le même à travers les diverses phases du poème. On n’en peut dire autant des autres, à commencer par Méphistophélès.

L’opinion veut que Merck ait posé pour ce caractère : « Il était long et maigre d’encolure, le nez pointu, perçant, ses yeux d’un bleu clair, plutôt gris, donnaient à son regard inquiet et toujours furetant quelque chose du tigre. Lavater, dans sa Physiognomonique, nous a conservé son profil. Son caractère n’était que désaccord ; bon et brave garçon par nature, il avait pris le monde en amertume, et se laissait gouverner par son penchant humoristique au point de vouloir à toute force passer pour un farceur et pour un garnement. Sensé, tranquille, ouvert à certains momens, il allait à tel autre, comme l’escargot, vous tirer ses cornes, chagriner, offusquer les gens et jusqu’à leur nuire. Mais, comme on aime à jouer avec le danger dont on croit n’avoir rien à redouter, je n’en étais que davantage porté à me rapprocher de lui, à jouir de ses bonnes qualités, pénétré à fond de ce pressentiment que jamais ses mauvais instincts ne se retourneraient contre moi. » Goethe se plaît ainsi à reconnaître l’influence qu’il laissa prendre à Merck, un homme auquel il refusait « tout élément positif. » Détail qu’il ne nous faudra point perdre de vue si nous voulons savoir au juste pour combien ce Merck est entré dans la confection de Méphistophélès. Les lignes que je viens de citer sont extraites de ce livre intitulé Poésie et Vérité, livre admirable dont en France nous ignorons la valeur. Il y a là une somme énorme de littérature, et pour peu que vous ayez le goût des beautés de la prose latine, vous céderiez à l’attrait de cette langue qui par instans semble être du Tacite. Nul peut-être plus que Goethe n’eût été propre à écrire l’histoire ; il possédait la méthode et le style : deux qualités maîtresses ; il savait coordonner les faits et les reproduire comme il les voyait. L’idée un jour le préoccupa de composer dans ce genre une étude sur Bernard de Saxe-Weimar, cher à son cœur à double titre, et comme héros de la guerre de Trente ans et comme grand ancêtre du prince qu’il aimait et qu’il servait. De ce travail, rien n’est resté que les préliminaires. Les matériaux rassemblés par Goethe sont aux archives de Weimar, et ce beau livre de Poésie et Vérité porte témoignage de la langue qu’il comptait mettre en pratique à ce sujet. Maintenant, à la lecture des diverses traductions ayant cours chez nous, qui, je le demande, se douterait de tout cela ? Ce livre, tel qu’on nous le donne ou plutôt tel qu’on nous le vend, ne représente à nos yeux que des mémoires plus ou moins ordinaires ; quant à l’art merveilleux qui s’y manifeste à chaque page, pas un traître mot ne le dénonce ; et voilà sur quels documens le public en général forme son opinion. C’est qu’on ne s’y prend point de la sorte pour faire passer de la langue allemande dans la nôtre l’œuvre encyclopédique d’un Goethe ; s’il est des traductions qui se peuvent brasser à coups de dictionnaire, il faut ici le sens et la main d’un artiste. Autant d’ouvrages, autant de tâches proposées à des activités, à des curiosités diverses, à des talens spécialement autorisés. Toute traduction de ce genre qui n’est pas une œuvre d’art est forcément une œuvre industrielle.

Nombre d’années devaient s’écouler avant que Goethe ouvrît ses conversations avec Eckermann. Le souvenir de Merck était alors déjà sorti de la mémoire des hommes, et le vieux docteur sentait venir l’âge des patriarches. Qu’est-ce qu’un bourgeois, un Philister comme Eckermann, pouvait comprendre d’un caractère tel que Merck ? Pour retourner à ce propos de sa jeunesse, il fallait donc que Goethe l’eût à nouveau ruminé et qu’il y eût là quelque énigme dont il cherchait l’explication : « Merck, disait-il, en 1830 à ce secrétaire bénévole de ses commandemens, s’il revenait au monde à cette heure, ne saurait plus être l’homme que nous avons connu. » Ce problème le préoccupait, qu’un individu tel que Merck, mêlé au mouvement des hommes et des choses, capable d’exercer personnellement une action puissante sur les autres et sur lui-même, Goethe, eût en fin de compte vécu pour rien. Merck manquait absolument d’élévation, et nous savons quel sens Goethe prêtait à ce mot : « Tout ce qui n’est point vers est prose » dit Molière, tout ce qui n’est point élevé est bas. Faust a comme Goethe l’âme élevée, Merck a de la bassesse. Et l’esprit de bassesse, de négation, c’est le diable, c’est Méphistophélès. Tout acte positif, créateur, lui sera refusé ; la force d’initiative sous quelque aspect qu’on se la représente lui fera défaut. Il n’existe et ne peut exister qu’à l’état de contradiction ; pour qu’il entre en phosphorescence, il lui faut l’antagonisme. Goethe a pris soin de nous indiquer dans son journal que le seul homme au courant de sa vie quotidienne est Merck, et ce confident indispensable, il ne le recherche ni ne l’estime. Faust, lui non plus, ne saurait se passer de Méphistophélès ; que deviendraient-ils l’un et l’autre sans leur miroir dont la transparence implacable réfléchit les choses comme elles sont ? Comment sortiraient-ils d’embarras, ces docteurs sublimes, s’ils n’avaient là sous la main, pour le feuilleter à toute heure, le livre aux renseignemens, le vocabulaire universel où pas une idée n’est formulée, mais où sont catalogués tous les mots ? Ici pourtant se dresse une objection : la conception de Faust remonte à l’époque du séjour à Strasbourg, tandis que les rapports avec Merck ne datent que d’une période beaucoup plus tardive ; force est donc d’aller aussi nous renseigner ailleurs.


III

Goethe était venu à Strasbourg la tête pleine d’illusions et de présomption, en fils de famille souverainement sûr de son affaire et qui n’a besoin de personne pour trouver sa voie. Jurisprudence, théologie, physique, il allait tout savoir ; c’était le docteur Faust en herbe, ses antécédens l’avaient accoutumé aux égards, à la déférence, et voilà qu’en débarquant il se heurte contre Herder. Celui-ci, du premier coup, le déconcerte. Il se sent en présence d’une force parfaitement maîtresse et consciente, d’une autorité qui ne fléchira point, d’une intelligence à laquelle il n’apporte rien. Herder, bien au contraire, commence par dérouler aux yeux de Goethe des horizons qu’à lui seul le disciple n’eût point découverts, et tout cela, simplement, froidement, avec une nuance d’ironie pour répondre aux démonstrations gratulatoires d’un jeune monsieur qui jusqu’alors n’avait encore admis la supériorité de quiconque. Herder répandait ses idées à pleines mains, mais personne en les ramassant n’échappait aux amères boutades dont ce dispensateur de richesses accompagnait ses présens. Méphistophélès également connaît le fond des choses, révèle à Faust les secrets de l’être, le promène d’une sphère à l’autre, étale devant lui les jouissances et les trésors de cette pauvre humanité qu’il bafoue et dont il n’additionne les grandeurs et les misères qu’à cette fin de prouver que le bien et le mal sont identiques et qu’au total l’énorme somme donne zéro. Il va sans dire que la théorie de Herder, naturellement, essentiellement élevée dans son positivisme, n’allait point jusque-là ; mais rien n’empêchait Goethe de tirer à part lui les conséquences, et de ressentir quelque angoisse à voir ce diable d’homme remuer ainsi les idées comme des pièces d’or dont il avait les poches pleines, les faire tinter et reluire au soleil pour les rejeter finalement comme de vils charbons. Séduire, captiver les âmes, puis, quand elles se sont loyalement données, mettre à néant leur confiance, influence démoniaque que la critique impartiale, impitoyable de Herder exerçait sur Goethe ! Comment s’affranchir d’un compère dont le regard vous scrute, vous traverse et qui, sans la moindre idée d’en tirer profit pour lui-même, lit dans votre conscience le bien et le mal. Faust subit l’ascendant de Méphisto, se soumet à première vue et signe le pacte avec son sang. Plus encore qu’à l’attrait des jouissances promises il cède à l’empire d’un esprit supérieur. Il se voit perdu s’il ne se livre. Méphistophélès, de son côté, n’a qu’un but, affirmer cette domination ; dans tout ce qui se rattache au train de la vie, il se subordonne ; Faust sera le maître, Méphisto le serviteur ; Faust aura les jouissances, Méphisto les lui procurera ; tout ce que le démon se réserve, c’est de constater irrévocablement qu’en dernière analyse pas une de ces jouissances ne vaut le prix dont on l’achète.

Encore une fois, Herder n’allait point jusqu’à ces conclusions ; mais, par sa critique, il y poussait Goethe, et de même que Gretchen nous montre implacablement ce qui aurait pu advenir de Frédérique, Méphistophélès nous indique ou l’enseignement de Herder aurait pu mener Goethe. Nous savons maintenant de qui notre poète tenait ce don fatal de faire intervenir la critique au plus intime d’une jouissance et de s’interrompre au sein de la passion pour réfléchir au désenchantement final. Herder ayant préparé les élémens du caractère, il restait à guetter au passage l’original dont on emprunterait le masque ; c’était chez Goethe le procédé ordinaire quand il avait une conception dans sa tête d’attendre qu’une rencontre lui en offrît le vivant modèle. Merck paraît, et de ce jour, l’incarnation a lieu : Méphistophélès a trouvé sa langue, son geste et sa tournure. Un mot pourtant. Merck est un cynique, rien de plus ; il nie et ne sort point de là, impuissant à produire chose qui vaille ; Méphistophélès au contraire, et quoi que Goethe lui-même nous en dise, possède une sorte d’élément créateur ; serrez de près son style, méditez ses sentences, il y a dans cette négation bien du positif. Tel n’était point, nous le savons, le plan de Goethe, mais la figure s’est agrandie au delà des proportions voulues. Il n’est chose pratique en ce monde sur laquelle ce diable ne soit prêt à faire la leçon aux plus grands docteurs : il connaît les littératures, il a parcouru toutes les théories et les appliquerait au besoin. Retournez la scène de l’écolier, placez-le devant un conseil de membres de l’Institut qui l’interrogent sur les sciences exactes et les autres, il ne se contentera pas de se moquer d’eux, il leur répondra bel et bien de manière à les convaincre qu’il en sait plus long qu’eux tous à lui tout seul. Cette grande envergure du personnage, Merck ne l’eut jamais ; dans la formation successive de Méphistophélès, il n’entrerait donc tout au plus que pour moitié : il a fourni le profil, Herder et son influence sont pour le reste. Ajoutons que toutes les acquisitions que Goethe faisait en son particulier, à mesure qu’il avançait dans la vie, étaient portées au profit de Méphisto, son inséparable compagnon, l’alter ego dans les questions de critique et de controverse. Il le promenait avec lui par le monde, l’avait pour confident et pour juge de ses observations, de ses expériences, et grâce à cette faculté, à ce don caractéristiques chez Goethe d’acquérir toujours, maître Méphisto voyait se parachever son éducation et grandir son personnage. Que dis-je ? il se pliait même aux belles manières ; à force de fréquenter les honnêtes gens, il en prenait le ton et l’élégance, le Méphistophélès de 1772, ce cuistre en rupture de banc avait pris avec le temps je ne sais quel faux air de fonctionnaire ou d’académicien désenchanté dont la bile se donne cours : il a clarté sur tout sujet, et s’il faut parler politique, Goethe au besoin va l’adopter pour son truchement. On comprend que ce côté du rôle ne pouvait être que le produit d’une formation postérieure, et que l’auteur en 1772 ne se doutait encore de rien de tout cela.

J’arrive à la figure principale : deux hommes vivaient en Goethe, l’un qui agissait, l’autre qui regardait agir et jugeait l’acte. Dès l’enfance, il s’étudie, s’analyse comme un objet indépendant de lui-même, et le jour devait venir, à Strasbourg, où cet auto-criticisme amènerait le conflit. Il avait fini ses études, passé ses examens, et déjà, sa première jeunesse à peine révolue, il sentait à la fois et le vide de ses connaissances et le néant de ses examinateurs. A l’existence qui s’ouvrait devant lui l’avait-on seulement préparé ? Il lui fallait, comme Faust, retourner sur ses pas, recommencer à s’instruire en ayant désormais dans l’âme cette certitude que tout ce qu’il savait et pourrait savoir n’était qu’un ramas de formules vaines. Partout contradiction et désaccord ; d’un côté, ses rapports de famille, sa position à ménager dans le monde de la bourgeoisie, ses principes d’éducation, ses vues de carrière et les intérêts pratiques, de l’autre, un profond sentiment d’abandon, l’isolement au sein des relations les plus diverses, l’impossibilité de se fixer dans un attachement et, mêlée à ce fiévreux désir de connaître, à cette indomptable curiosité, la conscience d’une frivolité coupable, d’un superficiel je ne sais quoi, au demeurant fort déshonnête. Plus tard ce phénomène du double moi le troubla : il en avait avec les années pris son parti, mais on peut dire qu’aux jours de jeunesse et d’orages, la découverte eut ses surprises et même ses épouvantemens. Contradiction et désaccord, c’étaient là prédispositions de nature. De même que le bien, le mal aussi régnait en lui et, les deux forces coexistant, il arrivait souvent que le mal prenait le dessus. La question terrible, suprême, se posait alors : le mal est-il quelque chose de positif ou n’y faut-il voir qu’un fantôme qui, s’effaçant, disparaît au dernier règlement des comptes ? Goethe le croyait ainsi, mais on n’est jamais sûr de rien et, dans sa recherche de la vérité, il recourait à Spinoza. Nous savons que Goethe ne se livra jamais sans réserve : âme qui vive ne le conquit ; au plus fort de la passion, il garde son sang-froid et se recueille. Pas un être qui définitivement le captive, pas un ouvrage dont il regrette de ne pas être l’auteur ; il a des insolations, rien ne lui dure. Herder, Lavater, Jacobi, enthousiasmes d’un moment d’apprentissage, crises bientôt surmontées. Les influences qui le gouvernent sont dans le passé. Homère, Shakspeare, Raphaël et Spinoza, voilà ses vraies attaches. Ces quatre hommes représentent pour lui les élémens générateurs de toute la culture moderne ; les principes de l’atmosphère intellectuelle où nous respirons, où nous pensons, où nous travaillons tous tant que nous sommes. Homère et Shakspeare sont les premiers en date, Spinoza ne vint que plus tard, et d’ailleurs leur influence n’a pas besoin d’être expliquée, et nul parmi nous ne la conteste ; pour Spinoza, plus en dehors de notre horizon, le cas est différent et nécessite quelque digression.

Porro unum est necessarium : la question religieuse est en somme une grosse affaire. Croyant ou non croyant, chacun la résout à sa manière, mais tout le monde y pense et les plus sceptiques eux-mêmes sans en avoir l’air. C’est déjà lier commerce avec la foi que de nier. Sans toucher aux sujets irritans, sans parler ni de l’article 7, ni des jésuites, ni des rapports de l’église avec l’état, ni de la critique des évangiles, on serait pourtant bien aise de savoir un peu à quoi s’en tenir sur ce qui se passe au delà des choses de ce monde. Il y a là un point d’interrogation inéluctable ; vous avez beau vous détourner de la voie publique, prendre par la traverse, au bout des plus secrets sentiers, le poteau se dresse, et bon gré mal gré on y regarde pour s’orienter. Ceux qui sont morts reviennent-ils ? Où et comment ? Et cette nouvelle existence doit-elle être suivie de plusieurs autres, et du passé en avons-nous conscience ? Éternel monologue d’Hamlet toujours repris et que cette aimable Mme de Chevreuse variait si galamment quand elle écrivait à Mlle de Lenclos : « Si on pouvait croire qu’en mourant on va causer avec tous ses amis en l’autre monde, il serait doux de le penser. » Répondre : Non, est très facile, mais ce non, sur quoi l’appuyer ? Des raisons, nous en cherchons tous, chacun de nous s’informe où il peut ; Goethe s’adressait à Spinoza. Le mysticisme historique de Herder, pas plus que le prosélytisme évangélique de Lavater, ne répondait à ses besoins pratiques. L’exemple de sa vie entière nous enseigne combien peu il tenait compte des catéchismes ; deux convictions seulement l’animaient : il est un dieu, un dieu personnel ayant sa volonté, son plan dans l’histoire de l’humanité, et l’homme individuellement ne périt pas. Ces deux articles de foi sont admis par lui en principe, et pour ainsi dire emmurés au plus profond de son être. Des preuves, il n’a que faire d’en demander ni d’en fournir, mais, en dehors de cela, rien ne l’émeut. Il écarte les détails, et toute théorie du surnaturel à laquelle ces deux idées ne suffisent point le laisse inclinèrent. En matière de théorie, ce qui le touche, c’est l’organisation morale du genre humain. Mais là, par exemple, il veut des argumens et vous en donne. Cette immense communauté que, grands et petits, nous formons tous, nous savons, nous sentons qu’elle n’est pas un simple effet du hasard et ne fonctionne point comme une mécanique, mais qu’une force active, intelligente vit en elle, la gouverne et la dirige vers un but. Ce but, nous l’appelons le bien, le bon, le beau, et nous résumons dans le nom de Dieu cette idée suprême d’intelligence, d’impulsion, d’activité universelles. L’histoire vue de haut déroule sous nos yeux l’effort des peuples pour accomplir cette loi et réaliser le grand dessein. Mais cette loi, qui nous dit qu’elle existe ? Ce grand dessein, comment le reconnaître ? Poser de telles questions est plus facile que de les résoudre ; toujours faut-il déclarer que ceux-là ne sont point des hommes qui peuvent y rester étrangers toute leur vie : Goethe plus que personne devait les agiter. Quelle philosophie n’a-t-il pas compulsée au cours de sa vaste carrière ? Il avait erré longtemps de système en système et de philosophe en philosophe, quand le maître enfin se rencontra.


IV

Qu’était-ce maintenant que cet homme et que son livre, dont Goethe a pu dire : « L’Éthique m’a captivé, absorbé ; ce que j’y ai lu, je l’ignore, mais je sais que le livre renferme des secrets qu’il m’a été bien profitable de connaître. » Il s’appelait Baruch, ou, de son nom traduit en latin, Benedictus Spinoza. Amsterdam, en 1632, l’avait vu naître. Sa famille, ses origines étaient juives et portugaises. Chassée de Portugal par les inhumains traitemens dont on poursuivait alors les juifs, toute une population d’expatriés avait un jour abordé la côte hollandaise, et cette colonie, se constituant, se multipliant au sein de la vie nationale des Provinces-Unies, y devint à la longue une sorte d’état dans l’état. Parcourez l’œuvre de Rembrandt, étudiez ses peintures et ses estampes, là se rassemble, grouille et trafique ce monde singulièrement rébarbatif et pittoresque. Vous les voyez dans leurs costumes caractéristiques représenter des personnages de l’Ancien-Testament : les hommes en bonnets de fourrure, en lourds caftans, les femmes empaquetées, enturbannées de riches étoffes, de tissus massifs et chatoyans, affublées d’ornemens bizarres. Ces patriarches, ces prophètes, ces apôtres, sont des juifs de la colonie portugaise, tous, plus ou moins, rabbins et membres de cette synagogue, d’où l’irrégulier Spinoza, pour ses principes hétérodoxes, s’est fait bannir.

Il s’était mis à l’école chez un médecin qui lui enseigna le latin et le grec, et dont la fille, pendant ce temps, le charmait et l’ensorcelait ; dire qu’il y aura toujours des jeunes cœurs pour s’exposer au danger de ces leçons et de ces lectures en commun ! Encore la légende d’Héloïse et Abeilard, seulement la séduction ni le crime n’intervinrent cette fois. On s’aima, on se le dit, on se quitta ; des regards, des vœux échangés, puis des larmes : une simple élégie, mais douloureuse, et dont le souvenir fut cause que Spinoza ne songea plus jamais au mariage. Il était malheureux autant qu’on peut l’être, toutes les haines de la corporation s’acharnaient contre lui ; une tentative de meurtre eut même lieu à Amsterdam, il y échappa ; néanmoins ne pas mourir sous le couteau d’un assassin ne suffisait point : il fallait manger, avoir un gîte. Descartes, son maître, lui conseilla de prendre un métier pour vaquer librement à ses études ; il tailla des verres de lunettes, comme plus tard Rousseau copia de la musique. Cependant, à force de se remuer, la juiverie d’Amsterdam obtenait son bannissement. Il vécut alors à Leyde, à La Haye, très retiré, passant des semaines entières à la maison ; un de ses amis, — il en comptait beaucoup et des plus dévoués, — lui voulut prêter une forte somme, Spinoza s’y refusa, « Vous avez un frère, lui dit-il, à qui cet argent doit aller de préférence. » Un autre offrit une pension de 500 écus, il se contenta d’en accepter 300 ; juste le nécessaire pour subsister, ayant fait abandon à sa sœur de ses droits sur l’héritage paternel. Heidelberg le voulait avoir pour professeur de philosophie, on l’assurait d’avance de toute liberté dans son enseignement ; il aima mieux s’en tenir à son existence indépendante de La Haye et continua d’y résider jusqu’à sa mort. Il avait environ quarante-cinq ans, quand, à bout de force, miné par le travail et la phtisie, il rendit l’âme. L’œuvre capitale de Spinoza, l’Éthique, est posthume. L’exposé de la doctrine de Descartes, qu’il publia de son vivant, a moins d’importance. Cette vie, que nous venons de résumer d’un trait, si remplie qu’elle fût de tribulations et de misères, réservait néanmoins à Spinoza maint avantage pour ses travaux. Condamné à l’isolement par les circonstances, sans liens de famille, sans attaches du côté de sa nation, il disposait en toute liberté de son génie. Aucune considération ne l’arrêtait ; il avait rompu avec la synagogue, et savait que nulle persécution ne l’atteindrait sur cette noble terre de Hollande, où l’on prouvait alors tout penser, tout dire et tout imprimer. N’oublions pas que dans sa défection il avait conservé certains dons inaliénables qui particularisent la race juive, cette faculté de saisir dès l’abord le positif, d’examiner, de vérifier, de soupeser et de ne se point payer d’apparences.

Cet homme, ainsi préparé, tourne vers l’observation l’intense effort de son travail ; froidement, d’un esprit exempt de préjugés et de passion, il contemple en silence le milieu social qui l’enserre, voit son prochain, l’étudie ; et le livre où ces résultats seront consignés, l’auteur l’écrit en se proposant de ne le laisser publier qu’après sa mort. Les hommes devant être considérés comme faisant partie d’un grand tout, Spinoza nous donnera la théorie de leurs rapports entre eux : Ethica ordine mathematico demonstrata, autrement dit : la somme infinie de nos sentimens et des motifs qui les engendrent, réduite à l’état d’un certain nombre de simples formules. Aucune trace de personnalité, point d’argumens ni d’anecdotes, rien en dehors de la démonstration mathématique, rien qui vous prêche : Croyez ceci, faites-le, c’est le bien ; évitez cela, c’est le mal. Et la langue dans laquelle c’est écrit n’est même pas une langue ; l’auteur, pour plus d’exactitude, emploie le latin à l’usage des savans de l’époque et s’en sert comme d’une mécanique, n’adoptant que les mots et les tournures qui lui offrent le plus de garantie pour la parfaite intelligence du sens : l’impassible rigidité du terme dans la morte rigidité de la syntaxe ! Rejetés d’avance en principe tout ressouvenir de lectures, toute phrase dont la construction et l’expression pourraient avoir un agrément quelconque ; et comme si ce n’était point assez pour ce livre de ne voir le jour qu’après la mort de l’auteur, il faudra de plus qu’il soit anonyme. « Le nom de l’auteur imprimé sur le titre d’un volume influence toujours plus ou moins le lecteur. » Ainsi prononce Spinoza, or cela même ne saurait être : « Tout le monde doit ignorer que ce livre est de moi, qu’on le tienne plutôt pour l’émanation spontanée du genre humain. » Étant acquis ce fait que les glaciers se déplacent, comment se meuvent-ils ? De même pour l’humanité : le torrent s’épanche et s’écoule, où va le flot ? Spinoza n’en veut qu’à ce problème et le résout par l’observation continue, approfondie des symptômes qu’il relève autour de lui et classe méthodiquement ; il ne se fie qu’à ce qu’il voit, qu’à ce qu’il entend, l’histoire lui sert de peu, et son expérience poursuivie avec un absolu détachement d’idées personnelles et de préjugés nationaux, l’amène à cette conclusion qu’il n’y a de vrai, de positif que le bien, et que le mal ne saurait avoir de réalité, puisqu’il n’est que la négation du bien, et qu’une négation n’existe pas.

Ce livre, dont l’action générale n’est point à discuter, devait, à un moment donné, exercer une influence toute particulière sur l’esprit de Goethe, qui trouva dans cette solution la plus topique des réponses à ses troubles secrets en quête d’apaisement. N’est-ce pas le problème de sa propre existence que le poète de Faust cherche à résoudre avec l’aide du démon ? Ces deux âmes dont parle Faust, Goethe les sent en lui, et cette double existence, objet d’une investigation perpétuelle, fait en même temps son épouvante, il se regarde au microscope, s’analyse et s’anatomise ; bizarre composé des élémens les plus disparates, l’aveugle et le voyant marchent en lui côte à côte ; ce qu’il écrit « roule à torrent sur le papier à son insu ; » il lui faut se relire pour s’en rendre compte, et ce n’est aussi qu’en retournant la tête qu’il a conscience des actes qu’il accomplit. Du reste, cette manière d’être appartiendrait peut-être autant à l’espèce qu’à l’individu. L’inspiration est un état plus ou moins pathologique, la rêverie est un somnambulisme ; un inspiré, un rêveur ne se connaît pas, il vit le personnage de son roman ou de son drame, il secoue les préjugés, franchit les obstacles et n’obéit qu’à la passion, tout entier à ses jouissances, à ses vertiges : désordre et génie ! Mais le propre de Goethe est d’avoir en soi une puissance d’objectivité, un sens critique qui sait réagir au moment voulu. Il a son démon socratique qui le chevauche, et après l’avoir lancé à fond de train, le rassemble et le ramène. Savoir jouir et savoir à temps renoncer, brûler la vie à grandes guides et se gouverner de façon que les résultats soient toujours sauvegardés et que l’expérience tourne à profit, ne renoncer ni au plaisir, ni au devoir, être à soi-même son critique, son médecin, son conseiller intime et son maître des cérémonies, tout cela froidement, sans hypocrisie et sans complaisance ; voilà l’homme. Deux êtres sont en lui : il est l’un ou l’autre, jamais les deux en même temps ; jamais les cercles des deux systèmes ne roulent ensemble, le poète compose, le critique approuve ou rejette, l’enthousiasme et l’indifférence se font vis-à-vis ; il se donne et se prodigue avec la confiance aveugle et l’étourderie d’un enfant pour se ressaisir aussitôt et ne nous plus montrer que le philosophe revenu de toutes les expériences de l’existence. Et la métamorphose ne cesse pas : toujours de nouvelles rencontres et de nouvelles affections suivies d’inexorables ruptures quand l’heure de la critique sonnera. Quelle que soit l’expérience, le désappointement est au bout ; Goethe le surmonte, mais il ne vous le pardonne pas.

À cette double nature de Goethe la philosophie de Spinoza devait convenir. D’ordinaire, quand nous adoptons un philosophe, nous ne nous contentons pas de lui demander de nous expliquer ce qui concerne l’entendement et la raison pure, nous voulons encore qu’il ait à nous servir tout un système du surnaturel, et que ce qu’il ne peut prouver il nous le fasse au moins accroire. Goethe n’avait point de ces exigences compliquées et ne tenait nullement à recevoir d’une main étrangère les choses qui sont placées au-delà de notre portée. C’était une affinité de plus avec Spinoza, qui, lorsqu’il nous parle de Dieu, n’en raconte que ce que la raison humaine en peut savoir et laisse à la théologie le soin d’expliquer le reste. Le Dieu de Goethe était aussi celui qu’on ressent et qui ne se prouve pas et de même que pour Spinoza, la philosophie et la théologie étaient pour lui deux élémens non moins dissemblables que la terre et la mer : tandis que sur l’un vous marchez droit et de pied ferme, vous ne voyagez sur l’autre qu’en étant le jouet des flots et des vents. Les gens pour qui le philosophe commence là où justement il n’a plus rien à dire vous parleront, comme Chateaubriand, de l’athéisme de Spinoza. À ce compte, Goethe aussi était un athée, en ce sens que sa croyance en Dieu et en l’immortalité n’avaient ni ne voulaient avoir rien de commun avec sa philosophie, étant chose absolument personnelle et qu’il ne discutait point[5]. Païen peut-être, athée jamais, ni incroyant ! Son paganisme lui vient de Raphaël et de tout un ensemble d’idées sur l’antiquité et la renaissance, comme son athéisme lui vient de Spinoza.

J’ai prononcé le mot d’affinité ; les rapports en effet s’établirent peu à peu. Un charme étrange, indéfini, émanait du livre ; à ces lectures d’abord vagues et sans objet déterminé, Goethe instinctivement revenait toujours. Qu’y cherchait-il ? lui-même n’eût point su le dire. C’est l’histoire d’Alighieri dans son commerce avec Virgile ; l’histoire de toutes nos rencontres avec un grand esprit fait pour nous dominer. Vous l’abordez par simple désir de connaître, et chemin faisant vous êtes captivé. Sur combien de nous Goethe, à son tour, ne devait-il pas agir de la sorte ? Tel livre ouvert sans préméditation ne se borne pas à vous intéresser, il vous attache ; vous y trouvez réponse aux questions qui vous préoccupent, et vous voilà bientôt, l’auteur et vous, deux inséparables. Ainsi Goethe découvrait dans Spinoza toute une théorie, applicable à sa propre personne et d’où sortirait le dénoûment de Faust. Le problème de Faust en effet n’est pas autre que celui dont Goethe cherchait la solution pour lui-même. Goethe nous confesse des écarts d’imagination pendant lesquels il avait pu se sentir capable de commettre tous les crimes et « d’avoir tous les vices, excepté l’envie. » Faust est l’incarnation de ces troubles de son âme et aussi de l’apaisement qui, grâce à l’entremise de Spinoza et de sa doctrine, y devait mettre fin ; Si Faust au dénoûment se réconcilie, c’est pour que la parole de Spinoza s’accomplisse et parce que le grand Hébreu a dit que le mal, n’étant que la négation du bien, se détache de nous comme une dépouille à l’heure de la mort et reste sur cette terre de misère, laissant l’âme remonter pure au sein de son créateur.


V

Mais cette figure de Faust, résultat suprême d’une vie livrée à toutes les tourmentes expérimentales, il fallait la trouver, l’inventer. Goethe en était là de ses agitations, et déjà l’idée du suicide le travaillait, lorsqu’il lui advint, à Strasbourg, de s’arrêter devant un théâtre de marionnettes où l’on représentait la vieille histoire populaire du docteur Faust. Ce fut le trait de lumière ; la grossière ébauche allait servir de matériel aux visions du poète. Ces rêves, ces pensées, qui bourdonnaient confusément dans la nuit de son être, avaient découvert désormais une issue vers la clarté du jour. Son passé, son présent et son avenir prennent à ses yeux la forme et la couleur d’une légende, et de ce spectacle enfantin se dégagent les scènes et les tableaux d’un grand drame, plein de vie et de symbolisme. Il voit les idées qui l’obsédaient le plus revêtir un corps et cesser d’être lui-même pour devenir je ne sais quelles anciennes figures de connaissance endormies dans une montagne enchantée et qu’un tremblement de terre éveillerait à l’existence. Double satisfaction, double triomphe ! Il se débarrasse des propres misères de son âme, passe à d’autres ce lourd fardeau des choses répréhensibles, des mauvais instincts qu’il ne pouvait ni dominer, ni secouer, et couronne son drame par un dénoûment conforme à sa croyance inébranlable, à son évangile de profession : l’homme se rachetant par l’action, tableau final et moralité suprême de la comédie ; ce qui prouve bien que cette œuvre, d’une exécution si lente, si laborieuse, si profondément creusée et fouillée dans tous les sens, le Faust de Goethe, fut conçue tout d’une pièce : la deuxième partie en même temps que la première. La scène des anges honnissant Méphisto, étouffant sous une pluie de roses ce pauvre diable, impuissant à maintenir sa proie entre ses griffes, est contenue dans la scène du pacte ; les paroles que prononce le Seigneur dans le prologue donnent à pressentir la rédemption.

Inutile d’ajouter que, si la formation du personnage de Méphistophélès préoccupa Goethe sa vie durant, la figure de Faust s’imposait encore à bien meilleur titre aux longs égards du maître. Rien, en somme, ne s’explique mieux que cet imperturbable attachement de Goethe ; lui et Faust ne pouvaient ni ne voulaient se quitter, et c’était dans l’ordre que la publication fût toujours différée, l’œuvre ne devant être achevée qu’à la mort du poète. C’est un tort, quand on parle de Goethe, de mettre Faust sur la même ligne que ses autres livres. Faust n’est ni un poème, ni un roman, ni un drame, c’est une autobiographie en action, et, qu’on me passe le terme, une sorte de capharnaüm que l’auteur s’est élu pour domicile ; il hante d’autres lieux, fréquente d’autres compagnies, mais son vrai gîte est celui-là, il y revient toujours, il y vit au milieu de ses affections, de ses trésors de toute espèce. Faust est le principe élémentaire, il n’est idée, ni création de Goethe qui n’en porte l’estampille : Werther, c’est Werther, plus Faust ; Egmont de même, et ainsi de suite ; tout cela sans préoccupation d’artiste, sans rien de voulu, et par l’unique fait de cette existence en partie double dont nous relevons ici le tableau, et tandis que Faust traversera toutes les œuvres du poète, les imprégnant, pour ainsi dire, de son invisible présence, Faust, à son tour, vivra sous les auspices de Goethe, son frère jumeau, partout présent, partout visible. À ce drame de la vie humaine et du symbole, il fallait un paysage ; Goethe, pour le découvrir, n’eut pas besoin de faire beaucoup voyager son imagination : promener ses regards alentour suffisait ; il n’avait qu’à consulter ses souvenirs et se fier à ses plus proches impressions. Le pays de Faust et de Marguerite, n’était-ce pas l’atmosphère même qu’il respirait ? A cet égard, le décor ne devait subir par la suite aucune modification, et le pittoresque reste aujourd’hui ce qu’il fut dès 1772. Francfort avec ses remparts, ses rues et ses ruelles tortueuses, ses coins et recoins que les métiers remplissaient de leurs bruits et de leurs odeurs, fournissait le local. Au temps de Goethe, la vieille cité impériale subsistait encore dans tout l’enchevêtrement, le fouillis, l’original et le patriarcal de sa perspective ; où s’étendent aujourd’hui des maisons superbes, où se pavanent ces magasins de luxe, ces hôtels privés et ces caravansérails de pacotille, se dressaient alors vers le ciel des habitations bizarrement alignées, des ruches construites en planches que trois ou quatre générations animaient à la fois : l’aïeul, ses fils et ses petits-enfans, travaillant, grouillant côte à côte et se tenant chaud ; d’étroites demeures formulant de monde, et des églises ; en haut, par-dessus les toits et les cheminées, la clarté, la chaleur du soleil ; en bas, l’ombre et l’humidité en plein midi. Aussi, comme elles s’élançaient en flèches, ces maisons, comme elles pointaient par milliers ! L’espace lui manquant près du sol, cette architecture du moyen âge, enfermée, comprimée dans un corset de murailles crénelées, imitait les arbres des forêts grimpant toujours sous peine d’étouffer : excelsior ! on ne respirait, on ne vivait qu’à ce prix. Personne mieux que Delacroix n’a rendu cet élancement d’une ville entière, attribué par les mystiques à des aspirations célestes, et qui n’était qu’un mouvement de conservation physique ; on montait pour ne pas suffoquer. Chaque estampe de son illustration de Faust nous offre sur ce point un modèle de caractéristique ; tout y est poussé à l’aigu, au suraigu, jusqu’aux figures, dont il semble que les conditions du milieu ambiant aient réglé la conformation quelque peu entortillée et grimaçante.

On reproche à cette Marguerite d’être laide ; c’est possible qu’elle ne réponde point à l’idéal de la renaissance italienne, mais quelle intensité de vie ! Ces airs de visage, ce costume, ces gestes ; interrogez Albert Dürer, bien plus compétent ici que Raphaël et Léonard, il vous dira que c’est le pittoresque local pris sur le fait, et Goethe aussi vous le dira[6]. Sous cette chevauchée fantastique de Faust et de Méphistophélès, sous cette course aux gibets, mettez la musique de Berlioz, vous aurez le dernier mot du romantisme. Est-il assez insolemment planté sur sa monture, ce diable ergoteur et sophistiqueur ? Faust éperdu galope au secours de sa victime, et lui, pendant ce temps, disserte ; il épilogue, échange des sarcasmes avec les spectres, les pendus et les sorcières qui bordent la route. Témérité bizarre des jugemens humains ! n’ai-je pas entendu de révérends critiques, des critiques d’art, s’il vous plaît, raconter aux gens bénévoles que Delacroix ne savait pas dessiner, et leur en donner pour preuve cette estampe : « Voyez ce Méphisto, s’écriaient-ils, quelle dégaîne ! il n’est pas même en selle, et, posé de la sorte, un cavalier ne tiendrait pas une minute. » Bien pensé, profonds aristarques ! Seulement, que voulez-vous ! le diable est le diable, et cette qualité le dispense de pratiquer l’équitation selon les règles de Pluvinel et du comte d’Aure. Deux voyageurs galopent par la campagne ; l’un est un être humain, l’autre un démon ; il fallait d’un coup de crayon marquer la différence, et ce que vous appelez une faute pourrait bien être un trait de génie. — Continuons d’esquisser le paysage : Quelques-unes de ces maisons avaient par derrière des petits jardins enclos de murs ; sur les places étaient des puits et des fontaines, où venait jaser le menu peuple des servantes, et par les lourdes portes fortifiées, la multitude, aux jours de soleil et de fête, se répandait à travers champs. Ce tableau, Goethe l’avait partout sous les yeux ; il le retrouvait à Francfort, à Strasbourg, à Leipzig, à Weimar même, où, devant la maison qu’il habitait, sur une place étroite et biscornue, dont l’aspect n’a du reste point changé, se voyait le puits obligé avec son rassemblement nocturne de caillettes et de commères.

Tel était le cadre indiqué dès l’origine ; à ce pittoresque populaire de la première heure vint plus tard se joindre tout un nouvel ensemble décoratif : les scènes à la cour de l’empereur dans la seconde partie, l’intermède classique et l’épilogue dans le ciel, qu’on serait d’abord tenté de prendre pour de simples appendices et qui se relient à la vie organique de l’œuvre, en ce sens qu’elles procuraient à Goethe l’occasion d’exposer, de dramatiser ses idées sur l’art classique et sur la manière dont les maîtres de la renaissance ont compris l’antique et le symbolisme chrétien. Envisagé à ce point de vue tout moderne du spectacle, ce poème de Faust offrirait encore bien de l’intérêt, et la chose est si vraie que c’est à qui désormais fouillera, pillera l’inépuisable répertoire de mise en scène. Peintres et musiciens, tous en veulent. Privilège acquis aux seuls chefs-d’œuvre de nous montrer des aspects sans cesse variés, ils vivent comme la nature, se renouvelant toujours, et le champ qui poussait du blé donnera demain des brassées de fleurs… Le croirait-on ? ce Faust, aujourd’hui si répandu sur toutes les scènes et sous toutes les formes, ne parut pour la première fois au théâtre qu’en 1828, et fallait-il encore que ce fût en l’honneur du quatre-vingtième anniversaire du poète ! Autrement, on n’aurait point osé s’y risquer : le public n’avait jusqu’alors vu que l’idée, et si la pièce s’était jouée, ce n’avait guère été que dans les imaginations. Goethe cependant prévoyait d’autres destinées : « Vous verrez, disait-il, qu’un Français se rencontrera pour dégager de là toute une grande pièce à spectacle. « Il ne se trompait pas et la chose existe ; cette œuvre qui devait, aux yeux de Goethe, être à la fois un drame, un opéra, un ballet, « une pièce à spectacle, » dort à Berlin, enfouie quelque part dans un coffre dont la famille Meyerbeer tient la clé, et, comme ces princesses des contes de fées, attend le moment où ceux qui la tiennent séquestrée lui permettront enfin de voir le jour.


VI

Rousseau, que Goethe admirait profondément, comme du reste il admirait tous nos grands écrivains du XVIIIe siècle, lui avait inculqué la religion du paysage, à ce point que jusqu’à ses derniers jours il vécut sous la dépendance des saisons, consultant l’état du ciel pour sa propre gouverne, tâtant le vent, interrogeant les nuages, le vol des oiseaux. Ce flair de la nature, si accentué dans Werther et dans les Affinités électives, lui venait de Rousseau, qui, le premier, avait eu l’idée de mettre l’homme en constante et directe communication avec les élémens et de faire sentir aux acteurs de son drame qu’il fait jour quand le soleil luit et nuit quand il se cache, et qu’il existe des saisons dont l’influence s’exerce en même temps sur les champs, les forêts, les eaux et sur le cœur de l’homme, choses généralement trop ignorées des écrivains de l’âge précédent. Les romans de Rousseau sont pleins de ces descriptions où la nature s’anime, par le et se colore au gré du poète ; Werther contient dans cet ordre de style des beautés incomparables, et s’il vous plaît d’être informé à fond, si vous êtes curieux de savoir tout ce que Goethe a retiré de cette longue pratique des écrits du philosophe de Genève, prenez le monologue de Faust dans la chambre de Marguerite, quand, seul et pour la première fois respirant l’atmosphère de la femme aimée, il soulève les rideaux du lit, passe en revue les meubles et goûte une félicité divine à s’imprégner, à se saturer des émanations virginales partout répandues ; puis, quand vous aurez lu, récité ces admirables vers, tournez-vous du côté de Rousseau, regardez Saint-Preux franchir le seuil de la chambre de Julie et recueillez, comparez vos impressions ; c’est la même scène : « Me voici dans le sanctuaire de tout ce que mon cœur adore. Que ce mystérieux séjour est charmant ! O Julie, il est plein de toi et la flamme de mes désirs s’y répand sur tous tes vestiges. Oui, tous mes sens sont enivrés à la fois ; je ne sais quel parfum, presque insensible, plus doux que la rose et plus léger que l’iris, s’exhale ici de toutes parts ; j’y crois entendre le son flatteur de ta voix ; toutes les parties de ton habillement éparses présentent à mon ardente imagination celles de toi-même qu’elles recèlent ; cet heureux fichu contre lequel, une fois au moins, je n’aurai point à murmurer ; ce déshabillé élégant et simple, qui marque si bien le goût de celle qui le porte ; ces mules si mignonnes, qu’un pied souple remplit sans peine, empreintes délicieuses, que je vous baise mille fois… Julie ! ma charmante Julie, je te vois, je te sens partout, je te respire avec l’air que tu as respiré[7]. »

À cette préoccupation des influences telluriques se joignait chez Goethe un esprit de superstition qui se trahissait par toute sorte de manies et dont une anecdote, transmise à nous jadis par le vieux chancelier de Müller, porte un bien singulier témoignage. On connaît la fameuse entrevue d’Erfurth et par quelle parole mémorable elle débuta ; l’empereur ne s’en était point tenu là, et gracieusement, il avait offert à Goethe et son portrait en miniature et le brevet de la Légion d’honneur. Ce portrait, suspendu près du miroir de sa chambre à coucher, était à la longue devenu pour Goethe un objet de dévotion particulière. Arrive la catastrophe de Waterloo ; Goethe en reçoit la première nouvelle et spontanément refuse d’y croire. La rumeur gagne de proche en proche, il s’entête à nier, malmenant les visiteurs qui n’ont point honte de colporter un pareil bruit. Cependant, le soir venu, il monte se coucher, et cherchant la miniature de Napoléon, il s’aperçoit qu’elle est tombée par terre. Goethe reste un moment silencieux, son bougeoir à la main, et, tandis que son secrétaire se baisse pour ramasser le cadre : « Que veut dire ceci ? murmure-t-il, un pareil accident ! mais alors il faut que la nouvelle de ce matin soit vraie ! »

Comme phénomène historique, l’empereur produisait sur Goethe une si prodigieuse impression que tous les efforts tentés contre lui devaient fatalement échouer. De son premier coup d’œil, Napoléon avait pénétré au fond de l’homme, et Goethe, si imperturbable qu’il fût, s’en était senti tressaillir. A cet admirateur de la force jamais plus imposant spectacle n’était apparu. Ce chef d’une armée invincible au milieu de ses maréchaux, tous éclatans de vaillance et d’entrain, exempts de préjugés, resplendissans de santé, d’ambition, habitués à n’avoir affaire qu’au succès, et avec cela familiers, bons princes, nullement étrangers aux questions d’art et de science, comme en présence d’un tel soleil et de ses satellites pâlissait Frédéric le Grand, qui n’avait, lui, qu’à marcher à la tête d’une nation traitable et souple, alors que ce Napoléon, c’était en avant d’un peuple ivre de liberté qu’il se ruait à cheval sur l’Europe, disciplinant ses propres troupes par la victoire ! On a souvent à ce propos accusé Goethe d’avoir manqué de patriotisme. Il faudrait s’entendre : Goethe, après avoir sa vie entière cru à la politique du passé, voyait s’écrouler comme par miracle toutes les dynasties. Un conquérant s’était levé, un Attila, mais moins barbare, à ce qu’on pouvait supposer, puisqu’il goûtait Werther et s’en était fait une sorte de vade mecum dans ses campagnes ; à l’approche de cet Alexandre dont rien n’empêchait Goethe de se croire un peu l’Aristote, empereurs et rois rentraient sous terre. Que conclure ? Accepter le fait historique et l’étudier anatomiquement. Mieux eût valu sans doute réagir, mais Goethe avait soixante-quatre ans ; à cet âge on ne se refait pas, comme dit le bon sens vulgaire : « Chanter l’hymne de guerre au bivouac, tandis qu’aux avant-postes ennemis les chevaux hennissent, à la bonne heure ! mais c’était l’affaire de Théodore Kœrner et non la mienne ; nature jeune et militaire, les refrains guerriers lui vont bien ; chez moi ce n’eût jamais été qu’un masque, et je ne hais rien tant que les grimaces ! » Du reste ce scepticisme politique était alors partagé par toute une classe d’esprits supérieurs mis hors des gonds par les convulsions du sol européen, : et que leurs traditions de famille, comme leur principes d’éducation rattachaient au passé. « L’exaltation de notre pays me semble une chose risible ; nous partons en guerre comme un peuple de dons Quichottes ; l’impulsion qui devrait nous venir d’en haut nous vient d’en bas. De quelle manière tous ces élémens hétérogènes réussiront à se combiner dans les circonstances désastreuses où nous sommes, j’avoue que je ne le comprends pas, j’y assiste comme à un miracle, avec une froideur et un détachement qu’il convient de taire. » Ainsi s’exprime un gentilhomme du temps, le comte de Gésier, dans une lettre à la patriote Caroline de Wolzogen.

Goethe ne pouvait penser différemment ; ce que Schiller aurait pensé, s’il eût vécu, ce qu’il eût fait, c’est autre chose. Schiller avait au cœur toutes les flammes de la révolution. Il est vrai de dire que lorsque la convention nationale décernait à Schiller son diplôme de citoyen français, la révolution était pure encore de tout attentat contre la liberté des autres peuples. Bonaparte, ce fléau de Dieu dans l’avenir, n’apparaissait alors au monde que sous les traits d’un héros d’épopée. Pour Schiller, ce furent des années de joie et d’espérance ; l’auteur de la Pucelle d’Orléans avait des sympathies toutes françaises. Il comptait que l’expérience tentée par nous réussirait à souhait pour le bonheur de son pays, et c’était avec des transports d’enthousiasme qu’il voyait, en France comme en Italie, s’écrouler l’édifice vermoulu des anciennes institutions. Schiller, s’il avait eu l’occasion de prendre une part active aux événemens, eût été ce que nous appellerions aujourd’hui un radical ; il avait dans le sang le dogme de la souveraineté du peuple. Étudiez son théâtre, et les exemples ne vous manqueront pas. La légitimité de la reine Elisabeth n’ôte rien aux droits non moins légitimes à l’insurrection de sa Marie Stuart ; Jeanne d’Arc, c’est le peuple invincible dans sa force tant que les passions égoïstes n’interviennent pas ; Wallenstein est le génie d’une armée dont l’effort valeureux avorte par l’incapacité d’un misérable empereur et les compétitions détestables de chefs n’obéissant qu’à des vues personnelles. Les héros de Schiller sont toujours de grandes natures en lutte avec les circonstances politiques qui les enlacent, les étouffent comme des serpens ; Goethe ignore cet élan de révolte contre la donnée de l’histoire. Vous vous souvenez d’une scène d’Egmont où Claire, éperdue, court la ville implorant les bourgeois, qui la regardent fixement, froidement : c’est la manière dont Goethe envisage le peuple dans l’histoire. Comme particulier et même dans la pratique de sa vie publique, comme ministre de son grand-duc, vous le trouverez toujours humain et faisant le bien, mais le peuple pris en masse ne l’intéresse pas, il ne connaît que les individus. Les idées de réorganisation universelle émises par la révolution française, et telles que tout le monde les comprend aujourd’hui, n’avaient aucun sens pour Goethe ; à ses yeux, la politique comme nous l’entendons n’existait pas. En Italie, où rien ne lui échappe des mœurs locales, il néglige les vues d’ensemble sur la situation du pays, passe les gouvernemens sous silence. Il prend la politique comme elle est et ne s’en inquiète ni plus ni moins que du climat. En présence du gouvernement de l’église, l’idée ne lui vient pas que ces misérables populations puissent jamais se relever de leur abaissement. Raphaël et Michel-Ange, les galeries du Vatican et les souvenirs de l’histoire, les ruines du Palatin festonnées de lauriers roses et les montagnes de la Sabine avec leur perspective inaltérable, voilà ce qui le possède, le passionne, et tel il fut à Rome en 1786, tel nous le retrouvons devant les événemens de 1813 : artiste d’abord, philosophe toujours, et ne s’intéressant à la politique que par le côté spéculatif, esthétique.

Cette doctrine de la souveraineté nationale, que Rousseau lui avait enseignée, tout au plus la croyait-il praticable pour des Français, mais pour des Allemands, il fallait voir et surtout attendre ; Goethe en se fiait qu’à son expérience personnelle, il faisait tout avec méthode. Quand il voulut savoir ce que c’était que le courage militaire, il fit campagne pour son propre compte et nous le voyons à Valmy étudier, au milieu de la canonnade, les divers symptômes d’une fièvre contagieuse qu’il n’a décrite qu’après se l’être bien dûment inoculée. Mais ce personnage d’ancien régime se distinguait des autres gens de cour, de congrès et de protocole en ce sens que, s’il n’avait rien oublié, il pouvait tout apprendre. Nil humani a me alienum puto. C’était un homme. Les réactionnaires de cette espèce ne sont jamais à redouter pour le progrès humain, et je souhaiterais de grand cœur que notre siècle en fût pavé : la république et la société ne s’en porteraient que mieux. Goethe se disait que l’époque à laquelle on allait assister, après tant d’éruptions et de tremblemens volcaniques, ne pouvait être qu’une époque d’épuisement, de recueillement et de préparation. Ses entretiens pendant les dix dernières années de sa vie nous le montrent en pleine et active communication avec les idées ; que la politique n’exerçât guère alors sur lui qu’une influence très secondaire, que notre révolution de Juillet ne l’émût point à l’égal d’une querelle de savans[8], il n’y a là qu’un phénomène fort explicable et par la constitution physiologique et par l’âge de l’individu. Goethe n’assistait plus à ce qui se passait qu’en simple spectateur ; mais, tout en sentant bien que l’évolution ne se faisait pas pour lui, il s’irritait contre l’antagonisme des gouvernemens. Cette rage idiote de conservation où s’abandonnait l’Europe monarchique l’indignait sourdement. Protester à voix haute, son grand âge et sa position, ses attaches officielles de tous les temps, l’en empêchaient. Un moyen terme s’offrait heureusement ; n’avait-il point là son Faust, le vieux grimoire à tout usage, le livre magique et sempiternel propre à recevoir toutes les confidences, le testimonium artis et vitæ, où vinrent se classer à leur date les scènes politiques de la seconde partie ? La réaction qui suivit en Allemagne les guerres pour l’indépendance l’avait péniblement affecté, lui et son prince. « L’indignité de l’heure présente » le consternait et, dans l’absence de liberté de la presse, son diable familier lui servit d’organe. Méphistophélès, en qualité d’aide de camp, accompagne Faust chez l’empereur ; Goethe saisira cette occasion pour émettre ses vues et sa critique, tout en se maintenant dans la généralité, il s’arrangera de manière que chaque trait porte, et son vers machiavélique, irréprochable aux yeux de la censure, n’en atteindra pas moins l’état de choses. Ironie assurément fort bénigne et qui ressemble à ce genre d’opposition que j’ai vu de mes yeux Alexandre de Humboldt mener sous cape à la cour de Frédéric-Guillaume IV. En matière de libéralisme, comme en toutes les choses de ce monde, il y a manière de s’y prendre avec goût, Chacun fait ce qu’il peut, et l’histoire ensuite prononce.


VII

Goethe qualifie « d’incommensurable » cette tâche qu’il s’était imposée de laisser son travail dormir par intervalles pour ne le reprendre que lorsqu’il se sentait lui-même en des conditions spéciales de maturité. Et qu’on ne s’y trompe pas, c’est à ce procédé systématique d’élaboration, à cet experimentum in ingenio proprio et anima, que l’œuvre doit d’être ce qu’elle est : un monument de culture historique bâti pour des siècles. La première partie de Faust telle que nous la possédons aujourd’hui parut pour la première fois en 1808, immédiatement avant les Affinités électives et la Théorie des couleurs ; Riemer et Eckermann font remonter les origines du drame à 1769, époque d’incubation et de production, où Goethe se livrait à toute sorte d’études théosophiques sans lesquelles un tel ouvrage n’aurait pu être écrit. Ses lettres du moment ne parlent que de pierre philosophale, de mandragores et de sorcellerie. Ce qu’on sait, c’est que, dès l’automne de 1774, il en lisait déjà diverses scènes à ses amis. « J’ai passé la journée tout entière avec Goethe, son Docteur Faust est presque achevé et me semble être ce qu’il a produit de plus grand et de plus original. » (Lettre de Boïe, 15 octobre 1774.) Vers le même temps, le célèbre médecin hanovrien Zimmermann écrivait à un libraire de Leipzig : « Pour peu que vous soyez sorcier, usez de votre sorcellerie pour soutirer à Goethe son Docteur Faust, l’Allemagne n’a encore rien vu de pareil, et je vous conseille de l’imprimer. » Plus tard, lorsqu’en 1786, Goethe fit le voyage d’Italie, il emporta son manuscrit de Faust, dix ans s’étaient écoulés sans que les fragmens se fussent beaucoup complétés, et il n’y avait guère apparence que le ciel de Rome amenât à bon terme cet embryon littéraire qui produisait sur son auteur « l’effet d’un vieux code. » Une nouvelle scène pourtant y prit naissance, la scène chez la sorcière, et l’opération eut lieu dans les jardins de la villa Borghèse. Rentré à Weimar, Torquato Tasso, Iphigénie, allaient occuper le poète. C’était plus qu’une distraction, c’était un tout autre art et dont quelques scènes de Faust, venues sous la conjonction de ces deux astres, portent l’empreinte : le monologue dans la forêt, par exemple, si haut monté en pathos classique et qui sent d’une lieue la tirade. C’est même un curieux et délicat plaisir à se donner, quand on le peut, que d’étudier Faust à ce point de vue des divers styles. Œuvre congénère de toutes les autres, Faust devait renfermer des échantillons de tous les styles du maître, et de même que l’idéalisme classique a déteint sur le monologue dans la forêt, de même cette admirable scène de la prison emprunté son laconisme populaire à la technique des Ballades. « Faust est entièrement fragmenté, c’est-à-dire que le voilà complet à sa manière, » écrivait Goethe en 1787 ; l’édition de 1790 n’était donc que le fragment d’un fragment et contenait à peine la moitié de ce que nous appelons aujourd’hui le premier Faust, l’épisode seul de Marguerite s’y dessinait dans son ensemble ; encore y manquait-il, avec la scène de la prison, la scène au puits, et celle de la prière à la Mater dolorosa.

Mince était le volume, l’effet produit fut en proportion ; il s’en fallut et de beaucoup que l’immense succès de Goetz de Berlichingen et de Werther eût sa réplique. Les circonstances d’ailleurs s’y opposaient : on était en 1790, et ce qui se passait en France absorbait partout l’attention. L’ouvrage néanmoins marqua sa place. Les sommités du jour s’y intéressèrent : « C’est le torse d’Hercule ! » s’écria Schiller à première vue[9] ; mais le chef-d’œuvre ne se dégagea vraiment que de l’édition de 1808. Entre temps la forme s’était élargie, et de plus le siècle avait marché. Le moyen âge reprenait faveur, la mode se tournait à ces études historiques et mythologiques qui servent de base au poème et, — brochant sur le tout, — la rencontre avec Napoléon, la consécration donnée à Goethe par le héros, que de motifs pour une apothéose ! La cristallisation s’était faite ; Faust comme Werther eut sa légende, il était lancé. « Il n’est bruit à cette heure que d’une publication, quelque chose de colossal que les drapeaux déployés de la guerre nous avaient jusqu’alors empêché d’admirer : du Shakspeare posthume, je veux parler du Faust de Goethe, dont la descente aux enfers est un paradis pour le lecteur. » À ce lyrisme alambiqué vous devinez Jean-Paul, et tous les cercles littéraires, esthétiques, philosophiques, politiques, militaires d’emboîter le pas ; classiques et romantiques, les vieux comme les jeunes, n’ont qu’une voix. « Que vous semble, écrit Wieland non sans quelque ironie et persiflage à son ami Böttiger (juin 1808), que vous semble de cette nuit de Walpürgis du roi de nos génies ? Après nous avoir montré qu’il savait être Michel-Ange et Raphaël, Corrège, Titien, Rembrandt et Dürer, voici qu’il nous joue et qu’il se joue à lui-même le tour de nous montrer qu’il n’a qu’à vouloir pour être aussi un second Breughel d’Enfer ! J’avoue que j’attends avec une indescriptible ardeur la deuxième partie de cette tragédie unique en son genre ; dont on peut dire à bien plus juste titre que de Wilhelm Meister qu’elle exprime et résume les tendances non pas seulement du dernier siècle, mais de tous les siècles, depuis Eschyle et Aristophane. » Rahel et sa coterie de Berlin évangélisaient au nom du Docteur Faust ; Stein, lui-même, le grand Prussien, cédait au charme séducteur, et naïvement, comme un vrai politique égaré en pays littéraire, demandait en 1808 à son libraire de lui envoyer tout de suite la seconde partie. Le cycle allait s’ouvrir de la canonisation définitive par les commentaires et l’illustration. Rien ne démontre le chef-d’œuvre dans sa domination souveraine comme cette salutation angélique des autres arts venant à lui en procession, qui avec ses pinceaux, qui avec son orchestre, qui avec sa plume ? Les peintres d’abord : Cornélius, Schnorr, Eugène Delacroix, Retzsch, Ary Scheffer, Kaulbach, Leys ; puis les musiciens : Schumann, Spohr, Berlioz, Liszt, Rubinstein, Gounod, Arrigo Boïto[10], sans nommer Beethoven, qui s’en inspirera un peu partout, mais vaguement et en dehors de tout programme, quoi que prétende Richard Wagner, qui veut absolument voir Faust dans la neuvième symphonie. J’ai parlé des commentateurs. Oublierai-je les poètes Byron et son Manfred, Shelley et toute cette pléiade de lyriques russes et polonais dont le scepticisme emprunte à Faust ses accens d’amertume et de révolte ? Lenau, Heine, se mêlent au concert, apportant l’un sa note élégiaque, l’autre son ironie, et de cette humoristique Méphistophéla de l’auteur des Reisebilder une série de variantes sortira. Il n’est pire parodie que celle qui se prend au sérieux : nous aurons ainsi des Faust sans Méphistophélès et des Faust qui épousent Marguerite comme la Dame blanche épouse l’officier. Le drame de Goethe serait en ce sens le plus prolifique des chefs-d’œuvre ; ni Hamlet, ni Don Juan n’ont fait souche à ce point. Chaque année voit naître des dérivés nouveaux, mais Saturne dévore ses enfans et continue à régner seul.

De l’esprit, de l’imagination et de la verve, tout le monde en a plus ou moins ; ceux qui ont inventé les fictions telles quelles dont je parle en avaient, ceux qui viendront après en auront aussi, et cela ne les avancera pas davantage. C’est que les œuvres faites pour s’emparer du genre humain ne pèsent pas seulement par le talent qu’on y met, elles comptent surtout par les questions qu’on y agite. Il fut pour l’humanité une période d’aurore où tout dans l’homme marchait d’accord, où les instincts physiques ne faisaient qu’un avec les aspirations de l’intelligence, période qui se répète chaque jour dans chaque individu. L’enfant ne connaît ni morale, ni philosophie, ni physique, ni poésie ; il vit et se laisse vivre ; mais qu’il grandisse, et plus tard entre l’instinct de nature et l’esprit de culture inévitablement naîtra le conflit. Concilier, équilibrer ces éléments qui se repoussent, rassembler sous une loi sociale d’humanité la totalité de notre être agissant et pensant, que dirait un auteur dramatique si vous lui proposiez un pareil sujet ? Il vous conseillerait d’aller trouver Hegel, Alexandre de Humboldt, tel grand philosophe ou tel savant illustrissime, lesquels écriraient là-dessus des pages et des volumes que personne ne lirait. Il est vrai qu’à votre premier argument vous pourriez joindre l’anecdote d’une jeune fille mise à mal par un nécromant qui, pour accomplir son bel exploit, a besoin que le diable l’y aide. Nouvelle déconvenue, car il va de soi que l’auteur dramatique, pour peu qu’il fût littéraire, trouverait le programme fort au-dessous de son génie et digne tout au plus d’occuper la muse d’un brocanteur du boulevard. C’est ici que Goethe intervient. Amalgamer, fusionner les deux puissances, être Alexandre de Humboldt et Shakspeare, découper en tableaux inoubliables l’action la plus émouvante et la plus terrible, mêler le symbole au réel, festonner, enguirlander de romantisme ce que la nature a de plus brutal et poursuivre en même temps sa thèse, une thèse, nous venons de le voir, qui n’a rien de la circonstance, qui n’est particulièrement ni allemande, ni anglaise, ni française, ni russe, ni turque, ni chinoise, ni persane[11], mais qui relève de tous les pays et de tous les temps ; satisfaire tous les publics, celui qui s’amuse et celui qui pense, et par-delà tous les publics saisir l’humanité, la remuer, l’émouvoir, l’enseigner et la renseigner, l’occuper toujours, être un spectacle pour les yeux, un poème pour l’imagination et pour la méditation une bible : voilà Faust ! Permis à chacun d’interpréter à sa manière l’œuvre d’un poète : l’important est de savoir si les idées que nous y voyons sont en effet bien celles du poète. Faust, comme toutes les épopées, contient nombre d’allégories, mais les personnages sont des êtres humains, des individus agissant et pensant humainement, même alors que le surnaturel les enveloppe, ce qui fait si remuant, si passionnant et si réel ce drame de la vie intellectuelle. Un philosophe du temps de la réformation ou, si vous aimez mieux, du XVIIIe siècle, un grand penseur, pris de dégoût pour la science impuissante à le satisfaire, se livre au tumulte de l’existence ; il n’en a pas fallu davantage à Goethe comme argument. Retournons la thèse ; supposons un homme désabusé de l’action, à bout d’empirisme et se convertissant à la science, à la pensée, il y aurait là également tout un problème à résoudre, non moins intéressant pour l’humanité. Qui le fera ? Eh ! mon Dieu, le premier venu, pourvu qu’il ait du génie comme Goethe et quatre-vingts ans à vivre en y pensant toujours.


HENRI BLAZE DE BURY.

  1. Voyez la Revue du 15 mars 1869.
  2. Faust, eine Tragödie von Goethe, mit Einleitung und erläuternden Anmerkungen, von G. von Loeper ; Berlin, 1879, Erster Theil, p. XLIV.
  3. Par le docteur Letteris (1864) et très réussie au dire des hébraïsans. Voir Loeper, p. XLIII de son Introduction.
  4. Goethe, von Herman Grimm. Berlin, 1877.
  5. Beethoven avait également cette religion. À lui comme à Goethe, l’inexprimable, l’incréé se révélait sans qu’il fut besoin d’aucun medium. Il croyait en Dieu, l’aimait, l’adorait de toute la ferveur de sa grande âme solitaire, mais il entendait n’avoir avec son créateur que des rapports directs : le recueillement, l’élévation pure et simple ! Beethoven portait peut-être plus loin que Goethe l’horreur du formalisme ; il était incapable d’exécuter de sa main d’artiste, — même en n’y croyant pas, — une scène quelconque de mythologie chrétienne comme le prologue du premier Faust ou l’apothéose finale du second. La seule production vraiment médiocre de Beethoven est son oratorio du Mont des Oliviers : sa messe est une oraison mentale à grand orchestre. Beethoven n’arrive à la conception de Dieu que par l’humanité, il lui faut comme ce Titan frapper du pied le sol terrestre pour pouvoir s’élancer vers le ciel. Que nous récitent, que nous chantent les Sonates, les symphonies ? La lutte de l’âme avec les passions ; que glorifient-elles ? Le triomphe de l’esprit sur la matière et rien autre chose. Quant au reste, à ce qui se passe en dehors de l’homme, il ne le connaît pas : nescio vos.
  6. Peut-être ne nous saura-t-on point mauvais gré de citer à ce propos quelques lignes d’un de ces nombreux volumes qui se publient journellement en Allemagne et que nous avons dû naturellement consulter pour mettre cette étude au courant de la science, car il y a, c’est incontestable, toute une science qu’il n’est désormais point permis d’ignorer en parlant de Goethe. On lit dans les Souvenirs de Frédéric Förster qu’un soir qu’il visitait, à Weimar, le vieux poète, il le trouva feuilletant les illustrations lithographiques d’Eugène Delacroix : — « Voulez-vous maintenant, lui dit Goethe, après un moment de causerie sur le sujet, que nous comparions l’interprétation d’un Français avec celle d’un Allemand et, qui plus est, d’un Allemand de vieille roche ? » Là-dessus, il se fit apporter le recueil des dessins de Cornélius ; nous plaçâmes en regard les unes des autres les diverses scènes représentées par les deux artistes, et Goethe les ayant bien et dûment examinées : — Je n’ai point ici de jugement à porter, reprit-il, car peut-être ne pourrais-je me défendre d’un mouvement de partialité pour l’homme éminent et correct qui m’a dédié son œuvre. Une simple remarque cependant ; ne semble-t-il pas que, dans quelques-unes de ces estampes, le Français se déguise en Allemand, tandis qu’à son tour l’Allemand affecte le style et les manières d’un Français ? Voyons la première page où tous les deux ont pris à tache d’illustrer la scène dans laquelle Faust offre son bras à Marguerite sortant de l’église Le Faust de Cornélius me représente beaucoup moins un Allemand, docteur en philosophie, qu’un Parisien du boulevard, tandis qu’au contraire je jurerais avoir rencontré le Faust de l’artiste français devant le Munster de Strasbourg, au temps où Strasbourg appartenait à l’Allemagne. » Voilà de la critique judicieuse et qui rachèterait bien des péchés de goût que le Goethe des derniers jours, un peu rabâcheur, un peu philister, se mettait sur la conscience comme quand il bénissait la prose de M. de Salvandy dans Alonzo, ou qu’il proclamait chef-d’œuvre le poème de Bouilly servant de texte aux Deux Journées.
  7. Rousseau, la Nouvelle Héloïse, t. II, p. 24.
  8. On sait la manière dont il accueillit un Français au lendemain de la révolution de juillet. — « Quel état de choses, monsieur ! quel événement ! » Et comme le visiteur s’épanchait rn condoléances sur le sort de la famille royale : — « Il s’agit bien de Charles X et de la dauphine ! » répliqua Goethe, qui s’était mépris et croyait qu’on voulait lui parler des discordes scientifiques de Cuvier et de Geoffroy Saint-Hilaire.
  9. Mot superbe et d’un noble cœur ! Leasing en revanche spéculait sur la déroute. Il avait également en poche son Docteur Faust, dont il retardait la publication, se réservant en bon confrère de n’entrer au jeu qu’après Goethe, pour le mieux battre : « Mon Faust est happé par le diable ; mais je prétends, moi, happer à Goethe le sien. »
  10. Mefistofele, grand opéra en cinq actes, représenté à Milan en 1876, et à Rome l’hiver dernier avec succès. Pour la première fois, l’œuvre du poète est abordée dans son ensemble, et l’innovation a pleinement réussi. L’auteur s’essaie à combiner les élémens dramatiques des deux parties. C’est incomplet sans doute et souvent on croit assister à des effets de lanterne magique, mais c’est très curieux, très amusant ; le prologue qui se passe dans le ciel ou plutôt dans les limbes renferme un chœur d’une grâce adorable ; les âmes des nouveau-nés s’en vont par le vide errantes et chantantes. Vous diriez en musique du Fra Angelico.
  11. Jusque dans le Schah-Nameh de Firdousi, vous retrouvez l’idée. Qu’on se rappelle le tyran Sohak et ses rapports avec Éblis, le génie du mal, c’est l’histoire du pacte de Faust avec Méphistophélès.