Calmann-Lévy (p. 198-203).
◄  XV
XVII  ►

XVI


Mercredi 2 mai.

Le vent a sifflé toute la nuit, un vent glacé par son passage sur les cimes blanches.

Au réveil, l’atmosphère balayée est d’une limpidité absolue ; les neiges resplendissent, et svelte, dominatrice, reine, la colonnade du temple du Soleil se dresse là-bas dans l’air ; au-dessus des fraîches verdures neuves des peupliers, au-dessus du temple de Jupiter et de l’amas des grandes ruines, très haut, toute rosée et resplendissante sous les rayons d’un nouveau matin, elle se détache en avant du Liban neigeux.

Campés à l’écart comme nous le sommes, nous voyons à peine la Baalbek d’aujourd’hui, infime, presque lilliputienne à côté des restes de la grande, de la Baalbek de Baal. Mais, devant nos tentes, qui se replient une fois de plus pour le changement de chaque jour, passe et défile tout ce qui s’en va aux champs, toutes les bêtes qu’emmènent les bergers, myriades de chèvres noires, ânons, chamelles avec leurs petits — et, ici, il paraît bien humble et bien sauvage, ce train de la vie matinale d’aujourd’hui, auprès des débris qui restent d’un passé d’inconcevable splendeur païenne… Et la colonnade, là-bas, qui a vu lever tant de soleils, qui a regardé tant de commencements de jour, mutilée, triste et grande, regarde encore celui-ci…


Nous marchons pendant des heures sur la route unie et droite, où s’étonnent nos chevaux habitués aux sentiers de traverse.

C’est dans d’immenses plaines d’orges et de pierres absolument sans arbres, entre deux chaînes de montagnes parallèles — le Liban à droite, l’Anti-Liban à gauche, l’un et l’autre couronnés et marbrés de neiges. Nous sommes cinglés sans merci par un vent âpre et froid. Des neiges, des neiges de tous côtés, et, à la base des montagnes, s’étendent d’autres marbrures presque également blanches, qui sont des zones de marguerites.

Après les grandes ruines, bientôt disparues, nous rencontrons encore, au bord d’un champ, un étrange petit temple païen, hexagonal, aux colonnes de granit et de porphyre. Puis, plus rien qui rappelle ce passé-là. Nous nous avançons de plus en plus dans une Syrie moderne et dans une Syrie chrétienne, croisant des cavaliers, même des voitures, et des paysannes maronites non voilées, dont quelques-unes sont très belles.


À midi, halte à l’entrée d’un village isolé, dans un de ces « khâns » moitié magasin et moitié auberge où l’on fournit aux voyageurs le gîte de jour, le narguilé et le café. Au soleil et à l’abri de ce vent des neiges qui nous glace, sous une sorte de hangar badigeonné à la chaux blanche, tout au bord de la route où des caravanes passent, nous prenons notre repas, au milieu des enfants, des chiens, des chats et des poules de la maison, servis par une jeune fille chrétienne au visage non voilé.

Saine et fraîche, au grand air salubre de cette vallée, elle a des yeux gris, très ouverts et pourtant très doux, qui vous regardent longuement en face avec une tranquille candeur ; d’irréprochables traits et des joues de santé dorée ; une épaisse chevelure brune, qui frise et se rebelle beaucoup sous son voile de mousseline blanche. Sa robe d’indienne rose, d’une forme européenne d’il y a dix ans, mais gentille quand même et si proprement lavée, s’ouvre un peu sur son cou très long et très plein ; — et la femme orientale s’indique encore, malgré le costume changé, au collier de sequins et d’ambre qui descend sur la gorge, au henneh qui prolonge les sourcils.

Elle nous apporte de modestes narguilés campagnards, en verre grossier et en cuivre ; mais elle a eu soin de mettre, dans l’eau des carafes, des roses rouges et des fleurs d’oranger pour donner bonne odeur. Et elle essaie la chose avant de nous l’offrir, elle l’amorce soigneusement, avec une complète insouciance du charme que peut-être elle y ajoute en y appuyant sa bouche : — fille d’auberge, en somme, dont la beauté sera cueillie par le premier venu…

Dehors, sous ces grands souffles rudes, on avait l’impression de l’hiver ; tandis qu’ici, dans cet abri que réchauffe le soleil, on est bien, à regarder les caravanes passer dans la plaine nue.

Repartir est ennuyeux et presque mélancolique. Je ne sais quoi nous retient dans ce hangard blanc où le soleil entre ; non pas seulement la crainte physique du vent glacé qu’il faudra fendre à cheval jusqu’à ce soir, mais aussi la pensée que c’est une des dernières étapes de notre vie nomade et que tout cela va finir ; et peut-être enfin, qui sait, une imperceptible attirance vers la jeune fille chrétienne aux beaux yeux gris candides et à la robe rose, un très furtif regret de la quitter, si inconnue, pour ne la revoir jamais… Oh ! bien imprécis, ce sentiment, et ne se formulant même pas. Cependant c’est déjà un ironique rappel à la terre, de se dire que, si on s’y livrait un peu, on pourrait en venir à perdre de vue toutes choses, non seulement l’inquiétude des sanctuaires de Baal qui ce matin hantait nos esprits changeants, non seulement l’obsession de tous les fantômes et de toutes les cendres des passés, mais aussi tous les désirs d’éternité, tous les songes de ciel, — et cela, pour un leurre d’un jour, approprié sans doute, mieux que les grands rêves, à notre brièveté dérisoire…


Sur le soir, nous rejoignons, près de Chtora, la voie plus fréquentée qui va à Beyrouth et qui vient de Damas. Alors, c’est presque fini de l’Orient autour de nous : paysages et maisons quelconques ; fils télégraphiques courant le long d’une route bordée de peupliers où des voitures passent.

Puis, nous campons pour la nuit au pied de la haute chaîne du Liban, qui nous sépare encore de la Méditerranée. C’est dans l’ombre d’une gorge sinistre, près d’un khân en ruines, en compagnie d’une vingtaine de chameaux et de chameliers de mauvaise mine qui arrivent de Bagdad. De gros nuages d’un gris noir, descendant des sommets, ont l’air de choses consistantes et lourdes qui rouleraient le long des flancs de la montagne, et qui lentement couleraient sur nous.