La Génération spontanée et les travaux de M. Pouchet

SCIENCES

DE LA GÉNÉRATION SPONTANÉE
ET DES TRAVAUX DE M. POUCHET.

Hétérogénie, ou Traité de la génération spontanée basé sur de nouvelles expériences, par M. F.-A. Pouchet, correspondant de l’Institut, directeur du muséum de Rouen ; in-8o, Paris 1859.

Il est plus difficile qu’on ne croit de changer d’avis. Se fier à la seule expérience est la devise de la science moderne, et cependant nous ne savons pas toujours nous défendre contre des théories qui, une fois acceptées, nous commandent et font oublier ou négliger les faits. Depuis Galilée, l’observation et le calcul, cette expérience plus certaine que la première, puisqu’elle n’est pas asservie à nos sens, sont les seuls maîtres que nous reconnaissions, les seules sources de nos idées sur le monde matériel. Pourtant combien de fois des faits n’ont-ils pas été niés, des expériences dédaignées au nom d’un système, d’un préjugé, même d’une hypothèse ? Il y a bien des raisons à cela, et ce n’est pas notre sujet de les énumérer, de scruter les mille causes d’erreur qui se cachent au fond du cœur ou de l’esprit humain ; mais il en est une qui frappe les yeux dès l’abord comme une des grandes excuses des savans. Depuis un siècle, tout a été exploré, vérifié, expérimenté, et tous les phénomènes ont été bien ou mal vus, de sorte qu’il est rare qu’une question difficile se présente, dans laquelle soient d’un côté les faits, de l’autre les hypothèses : en général, on groupe des hypothèses et des faits des deux côtés. En toute question, il y a presque toujours et l’expérience qui nous donne raison et celle qui nous donne tort, celle que nous avons faite et celle qu’ont faite les autres. Il est bien permis d’avoir une préférence pour la première. Le génie sert à ne pas s’y tromper, et une découverte célèbre de Lavoisier est un modèle que chacun peut se proposer et qui a dû servir à décourager bien des expérimentateurs. On croyait avant lui que l’eau peut se transformer en terre. Lavoisier fit bouillir de l’eau pure pendant plusieurs jours dans cet appareil ingénieux si souvent employé par les anciens chimistes, le pélican. L’eau réduite en vapeur se condense dans le chapeau et vient retomber dans le liquide en ébullition, où elle est vaporisée de nouveau. A la fin de l’expérience, il y avait bien au fond du vase une poussière analogue, identique presque à la terre. Lavoisier n’en est pas moins resté convaincu que la transformation est impossible, contrairement à ce qui lui était apparu, et des découvertes postérieures ont montré qu’il avait raison.

Les occasions sont rares qui commandent de pareilles libertés, et des meilleures choses il ne faut point abuser. Si à certaines lois, dans des temps difficiles, l’honneur commande de ne pas obéir, il n’en faut pas moins, dans le cas général, respecter celles même qui ne nous agréent pas. De même, lorsqu’un homme habile, de bon sens et de bonne foi, expose une expérience continuée durant plusieurs années, entourée de mille précautions variées par le temps et les circonstances, et qu’il apporte non pas même une doctrine tout à fait originale et nouvelle, mais qu’il se borne à confirmer, en l’appliquant seulement à des cas particuliers, une théorie d’Aristote, adoptée par un physiologiste illustre et abandonnée à une époque récente à la suite d’expériences qui paraissaient aussi bien faites et concluantes, il est raisonnable de l’écouter, de le discuter et de lui opposer les observations antérieures.

De quoi s’agit-il donc, et quel problème si grave, si douteux, s’agite encore de nos jours ? Hélas ! ce sont précisément les plus graves qui sont les plus douteux, et tandis que nous connaissons tant de vérités sur les détails, les combinaisons ou les décompositions des corps, sur l’action de la lumière ou de la chaleur, sur l’accroissement des plantes ou des animaux, nous ignorons ce qu’il importerait le plus de savoir, l’essence de ces forces que nous mesurons, l’origine de ces êtres dont nous décrivons les plus secrètes parties. C’est de cette origine que nous voulons parler, non pas, bien entendu, de l’origine première, de la cause qui a couvert le monde de ces êtres multiples, si divers et pourtant si analogues, qui se reproduisent toujours semblables en obéissant à des lois mystérieuses et immuables, mais de leur origine actuelle au temps même où nous parlons. Nous voulons en un mot exposer les idées de M. Pouchet sur cette question : est-il possible qu’un être animé naisse, sans parens, sans germe, sans œuf, par la simple rencontre accidentelle ou prévue des substances qui le composent et par leur combinaison chimique ? Une réponse négative se présente aussitôt, accompagnée de mille bonnes raisons, s’il s’agit de ces animaux compliqués, un cheval ou un bœuf, un poisson ou un chien, et parmi ces raisons la meilleure est qu’on n’a jamais vu les choses se passer ainsi, et que toujours un œuf, des parens, une graine ont été vus ou devinés ; mais ne peut-on pas hésiter, lorsqu’on s’occupe de ces végétaux si peu compliqués, de ces champignons, de ces moisissures qui apparaissent sur les arbres ou sur le pain, de ces animaux microscopiques qui semblent plus simplement organisés que certains cristaux inorganiques, qui pullulent dans les infusions végétales, dans la chair en décomposition, sans qu’eux-mêmes ou leurs parens y aient été mis ? L’analogie de ces êtres, quant à leurs mouvemens et à leur vie, avec les végétaux et les animaux supérieurs nous porte à croire qu’ils doivent naître d’une façon semblable. Cela est vrai, du moins pour les hommes qui réfléchissent, car un préjugé populaire voit l’origine de bien des êtres animés dans la décomposition et la putréfaction ; mais l’analogie et l’induction ne sont pas toujours des guides sûrs, lorsqu’il s’agit des lois naturelles. D’ailleurs des plantes et des animaux se reproduisent par boutures ou par scission, de sorte que les germes et les graines ne semblent pas être toujours indispensables.

On voit que nous ne voulons parler que des animaux inférieurs confondus sous les noms de microzoaires, d’infusoires, de protozoaires, et des expériences et des observations de M. Pouchet : nous ne parlerons pas de la métaphysique de cette partie de la physiologie, à peine en indiquerons-nous l’histoire. Cette histoire et cette métaphysique nous semblent protester contre la doctrine du livre qui nous occupe, et il ne nous semble pas que toutes les objections y soient levées, mais encore une fois les objections ne sont rien et les tentatives sont inutiles pour accorder la théorie et l’expérience, tant que celle-ci ne sera pas tout à fait précise et certaine. On risquerait de perdre beaucoup d’esprit et de sophismes à raisonner sur des faits problématiques. Cherchons donc avant tout ce que M. Pouchet a vu, comment il a opéré, et quelle conclusion pourrait sortir de ses recherches. S’il est démontré alors qu’il a raison, nous laisserons les théoriciens expliquer comment et pourquoi les choses se passent ainsi, et n’auraient pu se passer autrement. S’il a tort, on démontrera l’inverse. Si, comme nous sommes disposé à le penser, ses observations ne sont pas encore décisives, mais provoquent le doute là où la certitude semblait acquise, nous conclurons qu’il faut attendre de nouveaux faits avant de hasarder une théorie.

I.

Lorsqu’une matière organique quelconque, végétale ou animale, du foin ou de la chair, est exposée au contact de l’air humide, chacun sait ce qui arrive. Elle se décompose, elle se putréfie, comme on dit, et bientôt des animaux d’abord microscopiques, puis un peu plus gros, d’abord très simples, puis plus compliqués, s’y agitent, y nagent et s’y reproduisent. Comment y sont-ils nés ? Y avait-il dans la matière employée des germes qui, trouvant des conditions favorables, se sont rapidement développés ? Ces germes ont-ils été apportés du dehors par l’air ou par l’eau, ou bien ces petits êtres ont-ils été formés par la décomposition seule et les combinaisons nouvelles de la matière organisée ?

Une question bien posée est, dit-on, à moitié résolue. Depuis Aristote, celle-ci est posée dans ces termes ; elle a eu des solutions bien diverses, et les travaux de M. Pouchet lui font assurément faire un grand pas, mais un grand pas en arrière. Depuis longtemps, on enseignait dans les écoles la nécessité des germes, et on citait des expériences où la matière organique qui n’en contenait aucun, arrosée d’une eau pure et en contact avec un air tamisé, nettoyé, débarrassé de toute substance étrangère, ne donnait naissance à aucune plante, à aucun animal. C’est donc l’air qui semblait le véhicule naturel, rapide, infatigable de ces germes qui se développent à chaque instant sous nos yeux. Ces grains arrondis qu’un rayon de soleil traversant une chambre obscure fait briller, que le moindre souffle agite, sont autant d’œufs ou de germes qui se développent dès qu’un milieu favorable se présente, dès qu’ils trouvent des substances nutritives à absorber, l’air et l’eau, sans lesquels la vie est impossible. De même que des êtres plus parfaits ne peuvent naître et se développer que dans le sein de la mère, de même ceux-ci se détruisent, périssent, s’ils ne rencontrent pas ces conditions bienfaisantes. Dans le cas contraire, ils se gonflent, s’organisent, se comportent comme des œufs véritables, éclosent bientôt comme dans les sables de l’Égypte les œufs d’autruche, chauffés par le soleil. Lorsque dans un jardin une plante apparaît, nous cherchons autour d’elle si un végétal semblable n’existe pas, et nous trouvons toujours dans le voisinage des graines mûres qui ont dû être apportées par le vent. Souvent ces trajets sont fort longs, et des plantes ont été transmises d’un continent à l’autre. La nature même a tellement usé de ce procédé qu’elle lui doit la conservation de certains arbres. Tout le monde connaît ces plantes qui, à la manière des animaux, sont les unes mâles, les autres femelles. Elles ne peuvent se réunir, et pour que leur graine soit fécondée, il est nécessaire que le vent arrose la fleur de l’une par le pollen de l’autre. Sans doute bien des germes se détruisent et ne se développent pas ; mais peu importe, car la production semble d’autant plus grande que l’ovule est exposé à plus de dangers. On a compté plus de dix millions de corpuscules reproducteurs sur un végétal, et la fécondité de quelques microzoaires n’est pas moins grande.

Les preuves ne manquent pas pour mettre ce fait en lumière. Cependant on aurait tort de penser que les anciens naturalistes aient expliqué le phénomène de cette façon. Ce qui paraît difficile aujourd’hui était facile pour les esprits des premiers âges. Les enfans et les sauvages trouvent naturel ce qui est incompréhensible, et merveilleux les phénomènes vulgaires. Tel qui ne s’est jamais étonné de voir lever le soleil, courir un lièvre, penser un homme, tombera en extase devant un coup de fusil ou un miroir. Aussi les anciens admettaient-ils sans difficulté que de la putréfaction naissait la vie. Ce n’est pas seulement un milieu favorable, une chaleur propice et des matières assimilables que fournissait la substance en décomposition, c’est la vie même et l’organisation tout entière. Du milieu de la matière amorphe sortait pour eux sans transition la matière organisée et vivante. Ils ne l’admettaient pas seulement pour ces animaux si simples dont nous voulons parler ici et qu’ils ne connaissaient pas, mais aussi pour des êtres plus compliqués et plus parfaits. Samson avait vu naître les abeilles des intestins d’un jeune lion et avait mangé de leur miel. On connaît l’histoire d’Aristée sacrifiant un taureau aux mânes d’Orphée et d’Eurydice :

Hic vero subitum ac dicta mirabile monstrum
Aspiciunt, liquefacta boum per viscera toto
Stridere apes utero, et ruptis effervere costis.

Aristote et Anaxagore avaient été témoins de faits analogues, et pour, eux les rats, les serpens, les crapauds, les insectes n’avaient pas d’autre origine. On expliquait même ainsi la création du monde, et la doctrine était peu contestée. M. Pouchet a recueilli tous ces témoignages. Il publie une longue liste de tous les hommes illustres qui dans l’antiquité ont cru à la génération spontanée, et quoique leurs opinions n’aient pas une grande valeur scientifique, il est toujours agréable de penser comme eux. Il y ajoute les noms de ceux qui, au moyen âge, ont encore embelli par des légendes une théorie déjà peu rigoureuse, tels que Cardan, qui croyait que l’eau de mer produit naturellement les poissons, et cet autre expérimentateur qui, ayant fait sécher des serpens et semé leur poudre, récoltait des serpens bien vivans, etc. Jusqu’à la fin du XVIe siècle, les savans, s’il y en avait, ne formulaient guère d’opinions plus précises, et la physique d’Aristote régnait sans partage, embellie même d’une foule de contes et d’observations mal faites qui n’auraient pas été accueillies par l’esprit philosophique du maître. Dans le difficile problème qui nous occupe, les doutes ou la controverse étaient à peine formulés, et ce n’est qu’au milieu et surtout à la fin du XVIIe siècle que des opinions sérieuses se sont manifestées. Alors en effet la découverte du microscope simple vint montrer des milliers, des milliards d’animaux inconnus. On vit se peupler l’air qui paraissait le plus pur, l’eau la plus limpide, la matière organique la mieux préservée. Le monde visible et ses variétés nombreuses n’étaient rien auprès de ce monde invisible aux infinies variétés. On vit que la moindre goutte d’eau peut contenir autant de monades qu’il y a d’habitans sur la terre entière. Or, si la production spontanée était alors admise pour des animaux complexes et comparativement gigantesques, comment eût-elle paru invraisemblable pour ces animalcules si divers et d’ordinaire pourtant si simples ? Comment croire que ceux-ci, autant et plus que ceux-là, eussent des œufs, des fécondations, des naissances soumises aux mêmes lois, à peine entrevues, qui réglaient les animaux supérieurs ? Si, pour les derniers venus du monde ancien, on ne croyait pas les germes nécessaires, n’en devait-il pas être de même, à plus forte raison, des êtres les plus parfaits de ce monde nouveau ?

Mais en même temps les esprits devenaient plus exigeans en fait de précision scientifique, et des théories sur la vie et les êtres vivans apparaissaient. Puisque les plantes étaient produites par des germes et que tout chêne vient d’un gland, tout épi de blé d’un grain de blé, les animaux ne devaient-ils pas être soumis à la même loi ? Si les êtres étaient petits, les germes, les ovules devaient être supposés plus petits encore, et puisque avec des peines infinies on apercevait tout au plus les uns, quoi d’étonnant que les autres fussent invisibles ? Le microscope même, qui semblait d’abord une arme excellente aux partisans d’Aristote, servit bientôt à montrer que ces êtres si petits étaient plus compliqués qu’on ne pensait, et qu’ils avaient des organes analogues à ceux des animaux plus parfaits. Il montra aussi les lois de reproduction et les organes de quelques êtres qui semblaient les produits fortuits de la décomposition et de la putréfaction, et puisqu’on s’était trompé sur les uns, ne pouvait-on pas se tromper sur les autres ? Alors bien des fables disparurent de la science ; des raisonnemens, des observations se produisirent, et la guerre commença.

C’est à Redi, médecin toscan, célèbre parmi les physiologistes, qu’on attribue la première expérience qui devait dès lors être diversifiée de mille façons. Elle lui semblait concluante, et devait en effet embarrasser ceux qu’on appelle aujourd’hui les hétérogénistes. Ayant recouvert d’une gaze légère, qui empêchait les insectes d’approcher, les substances abandonnées à la décomposition naturelle, il ne vit apparaître aucun être animé. Les mouches voltigeaient autour de la substance expérimentée, mais ne pouvaient s’y poser, et Redi concluait qu’elles seules, en laissant leurs œufs sur des matières propres à les développer et à les nourrir, sont les causes et les parens des vers et des insectes qui apparaissent. Il n’alla pas plus loin, et, malgré quelques découvertes sur ces animaux parasites qui naissent, vivent et meurent dans l’organisation d’autres animaux, il ne généralisa pas autant qu’on le pense d’ordinaire sa conclusion, et admit la possibilité, dans quelques cas restreints, de la production spontanée d’une organisation vivante ; mais les premiers coups étaient portés, et son livre avait produit un grand effet. Puisqu’une des productions équivoques était expliquée naturellement par des germes, les autres devaient pouvoir l’être également. Il est naturel de croire, lorsque la première porte est ouverte, qu’on est déjà dans la citadelle, et les successeurs de Redi, Vallisneri et Swammerdam, achevèrent de gagner sa cause. Par leurs découvertes sur le mode de reproduction des insectes, sur leurs organes et leurs œufs, ils rendirent plus probable la généralité du principe d’Harvey : omne vivum ex ovo (tout être vivant vient d’un œuf), aphorisme qui n’est pas aussi contradictoire avec la théorie de M. Pouchet qu’on pourrait le penser. Réaumur, dans son ouvrage excellent, qui aujourd’hui encore est un modèle, exposa et compléta leurs découvertes. La philosophie même de ce temps vint en aide à la physiologie : on ne pouvait penser que ces organes compliqués, rendus évidens par le microscope chez ces êtres si petits et en apparence si simples, fussent inutiles, et que la reproduction pût s’opérer sans eux. « La nature ne fait rien en vain, elle va toujours à l’épargne, » disait plus tard Maupertuis, et quoi de plus vain et de plus prodigue que la création d’organes si parfaits, d’ovules formés avec tant de soins, si des matières décomposées, quelques combinaisons fortuites, pouvaient les remplacer ? Ces organes du reste, on les trouvait chez tous les animaux que les instrumens permettaient de bien voir, et par une induction naturelle on prévoyait qu’on en trouverait chez tous les êtres que des observateurs plus patiens, aidés par des instrumens plus parfaits, pourraient étudier et décrire.

Il serait inutile d’insister sur les expériences et les opinions de chaque physiologiste du dernier siècle. Il nous suffit d’avoir montré que le problème qui préoccupe nos contemporains n’est ni nouveau ni d’une importance médiocre. Il importe aussi de revendiquer pour notre époque un avantage notable sous le rapport du soin apporté aux expériences, des précautions prises pour éviter l’erreur, enfin de l’exactitude des descriptions. Spallanzani, la plupart du temps, ne dit pas sur quels animaux il opérait, et ces animaux n’étaient pas aussi bien classés qu’ils le sont aujourd’hui, quoiqu’au siècle dernier le grand mérite des naturalistes doive être placé surtout dans les descriptions et les classifications. L’exposition des procédés de M. Pouchet montrera combien de causes d’erreurs sont cachées sous une expérience qui semble facile, et quelles explications deviennent admissibles dès qu’une précaution est omise. Nous le répétons, c’est de cela seul qu’il s’agit, et l’on ne prétend pas ici décrire avec détail le développement et la production des êtres vivans. Une partie importante de ces problèmes a été traitée ici même, avec le talent qu’on leur connaît, par M. Maury et par M. de Quatrefages[1]. Il ne s’agit maintenant que de ces expériences nouvelles dont le premier entrevoyait l’importance, et qui n’ébranlent pas la conviction du second : il en a donné d’excellentes raisons devant l’Académie des Sciences. Pourtant il faut citer les deux savans illustres qui ont tracé à M. Pouchet la voie dans laquelle il marche, et qui, si les autorités étaient quelque chose, s’il fallait penser d’une façon parce qu’un maître a pensé ainsi, nous donneraient d’excellens argumens. Le premier est Othon-Frédéric Müller, qu’il ne faut pas confondre avec cet autre Müller, également physiologiste, qui est plus indécis sur ce point. Othon-Frédéric Müller n’hésite pas à affirmer que les animaux et les végétaux se décomposent en particules organiques douées d’un certain degré de vitalité et constituant des animalcules très simples. Ces animalcules peuvent se développer comme des germes par l’adjonction d’autres particules, ou concourir eux-mêmes au développement de quelque autre animal pour redevenir libres après la mort et recommencer éternellement un pareil cycle de transmutations. La vie se transmettrait ainsi du mort au vivant, de même qu’un corps s’échauffe au contact d’un autre qu’il refroidit. Pour Müller, la force vitale qui s’échappe de l’être qui meurt anime des êtres inférieurs par leur organisation et la nature même de leur vie, car il peut y avoir des vies de plusieurs sortes, comme il peut exister des âmes de natures fort diverses. Il n’admet ces principes que pour des animaux très imparfaits, et Lamarck paraît avoir pensé comme lui, dans quelques-uns de ses livres du moins. Enfin le second et le plus illustre partisan de la génération sans germes, c’est l’auteur du plus beau livre de physiologie qui ait été écrit depuis Haller, c’est Burdach. Ici on ne peut trouver ni trouble, ni hésitation, ni précautions. Les animalcules sont étudiés et décrits avec un soin minutieux, une clarté parfaite, et leur naissance dans la matière organique est affirmée sans qu’aucun germe y ait été déposé, sans qu’aucun parent mâle ou femelle ait apparu et se soit inquiété de perpétuer sa race. Burdach ne recourt même, pour expliquer leur constante présence, ni à ces divisions, ni à ces reproductions par scission dont les polypes offrent des exemples merveilleux. Il suffit que des matières en décomposition apportent les élémens dont ils sont formés pour que les animaux apparaissent. Versez de même une dissolution de soude dans l’acide sulfurique, et vous verrez bientôt se réunir au fond du vase de beaux cristaux blancs ayant la forme de grands prismes à quatre pans, terminés par des sommets dièdres. Il semble que les molécules organiques n’aient pas besoin d’une direction plus savante et plus compliquée. Quant à Burdach, il ne se borne point à ces animaux inférieurs sur l’animalité desquels on a pu discuter, à ces cryptogames simples et presque sans organes. Il étend ce mode de reproduction très loin, et bien que l’expérience ne lui ait montré la naissance spontanée que dans des êtres imparfaits, il incline à croire qu’il est possible de voir surgir du milieu de la matière organique des vers, des insectes, des crustacés, peut-être même quelques animaux vertébrés.

Bremser, Tiedemann, Treviranus, en général une grande école physiologique en Allemagne, se sont montrés, comme Burdach, partisans de la production spontanée, de l’hétérogénie. En France, depuis longtemps elle n’est plus enseignée ; à peine est-elle discutée malgré les adhésions ouvertes ou implicites dont nous avons parlé. On en parle maintenant sans s’y arrêter et avec des preuves plutôt négatives que positives. On pense à l’Académie comme Voltaire sur ce point, sans citer très souvent cette autorité. Presque sans contestation il est admis que les germes sont nécessaires, et les merveilleuses observations de tant d’expérimentateurs habiles, de M. Serres, de M. Coste, de M. de Quatrefages, en faisant connaître les mouvemens, les phénomènes de l’œuf et le développement des êtres organisés, ont contribué à rendre cette opinion plus certaine. Comment admettre que ces combinaisons, ces développemens, cette organisation se produisent dans une substance ne possédant pas des propriétés particulières, n’ayant pas été composée d’une façon extraordinaire, ne venant pas d’un lieu identique, du sein d’un animal semblable à celui qui va se développer ? Aussi pense-t-on, nous ne saurions trop le répéter, car là est le fondement de toute la théorie, que lorsqu’une substance se décompose et qu’on voit apparaître des êtres vivans, qu’ils soient visibles à l’œil nu ou perceptibles seulement sur le porte-objet des microscopes les plus grossissans, ils ont été apportés du dehors, soit par les insectes qui s’y posent, soit par le vent, soit par la pluie. Lorsqu’on trouve des êtres vivans dans l’intérieur des animaux, ils ont été aussi, eux, leurs ovules ou leurs parens, absorbés dans les alimens ou dans l’air que nous respirons. Le rayon de soleil qui rend apparente la poussière qui souille l’air le plus pur démontre combien ces faits sont possibles, et aussi quelles sont les difficultés de l’observation. On croit prouver par des expériences qui semblent bien faites que toutes les fois que la substance employée est débarrassée de tout germe, que l’eau a été bouillie, que l’air a traversé des milieux qui l’ont purifié, aucun animal ne se développe, et que la décomposition a lieu sans apparition d’êtres vivans. La conclusion n’est pas douteuse, et il est difficile de ne pas se rendre à ces faits et à l’analogie qui nous conseille de croire que ce qui est vrai des uns est vrai des autres. C’est dans cet état que M. Pouchet a trouvé les choses, lorsqu’après avoir publié un livre couronné par l’Académie des Sciences, et qui devait le mettre sur la voie dans laquelle il s’est franchement engagé, il a commencé ses expériences, communiqué des mémoires à l’Académie, et enfin publié l’ouvrage dont nous voulons dire quelques mots.


II.

Il est facile de voir que l’expérience fondamentale des hétérogénistes est toujours exposée à cette objection : que les matières employées n’étaient pas exemptes de germes ou de graines, que les substances n’étaient pas purifiées dans les cas où l’animalisation a eu lieu, tandis que dans le cas contraire elles l’étaient parfaitement. C’est un peu comme ces médecins qui disent que le choléra est toujours mortel, et répondent, lorsqu’on leur cite des gens qui ont survécu aux atteintes du terrible fléau, que ces personnes n’avaient point le choléra véritable, puisque le choléra véritable tue infailliblement. L’objection est d’autant plus forte que chacun convient que ces cas de stérilité ne sont pas rares, et on en donne cette seule raison que probablement alors ces matières organiques, cet air ou cette eau, étaient impropres au développement spontané des infusoires. Aussi doit-on faire grande attention à cette observation, la première de toutes : les infusoires, les animalcules, microzoaires, protozoaires, comme on voudra les appeler, car les distinctions entre ces noms sont ici peu importantes, varient extrêmement, ne sont même jamais de nature identique. Ils changent avec la substance employée. Deux infusions d’espèce différente, placées l’une à côté de l’autre, dans le même laboratoire, durant le même temps, offrent deux faunes parfaitement distinctes. Le foin ne se comporte pas comme la colle de farine, les bulbes de dahlia comme la racine de guimauve. Comment dans chaque substance des germes différens viennent-ils se placer ? Cette expérience-là n’est pas propre à M. Pouchet, mais il l’a renouvelée et mille fois variée. Comme Treviranus, il a de plus observé ce fait singulier, que deux liqueurs qui, séparées, produisent deux sortes d’êtres différens, donnent naissance à une troisième espèce, lorsqu’elles sont mélangées. D’où viennent ces derniers animalcules ? Leurs germes étaient-ils déjà dans l’une des deux infusions, attendant pour se développer qu’un hasard amenât ce mélange ? Est-ce l’air qui les a apportés ? Pourquoi n’ont-ils germé que dans le troisième vase et dans aucun des deux premiers ? Le phénomène a lieu même quand la nature des infusions est très analogue. Ainsi des crânes d’hommes ayant vécu dans différens pays et différens siècles ont produit des êtres divers. Sur un Égyptien sont nés des épistylis, des encheliydes, des vibrionides ; sur un Mérovingien, des glaucoma scintillans Ehr., des vorticella infusionum Duj. ; sur un crâne contemporain, des kolpodes, tandis que ces infusions mélangées se sont remplies d’animaux d’une autre espèce, et aussi de plantes, particulièrement des algues variées. Ajoutons aussi que la température, la pression atmosphérique, la forme du vase, le poids de la dissolution, exercent des influences sur la forme de ces êtres singuliers. Tandis que, dans dix grammes de foin, naissent des kérones de 0mm, 1120 et des kistes de 0mm, 042, dans 2 grammes on n’aperçoit que des microzoaires bien plus petits et mal déterminés. La durée même de l’expérience a quelque importance, et les animalcules très inférieurs apparaissent les premiers.

L’eau est nécessaire à la production de ces infusoires ; mais qu’arrive-t-il lorsque l’eau pure est abandonnée à elle-même ? Est-ce ce liquide qui contient ces germes ou qui produit ces animaux ? Priestley, dès la fin du siècle dernier, avait vu se former dans l’eau pure une substance connue sous le nom de matière verte de Priestley, production spontanée dont la nature a été longtemps mal connue. Des observations récentes ont montré qu’elle était composée seulement de cadavres d’animalcules ; mais il ne faut pas y attacher grande importance, et l’on doute que, dans les cas où elle se produit, l’eau soit parfaitement pure. Que l’air contienne des germes ou qu’il n’en contienne pas, il est certain que des matières organiques y sont en suspension, et que l’eau en absorbe une partie. L’eau chimiquement pure, c’est-à-dire la combinaison de l’oxygène et de l’hydrogène, ne peut dans aucun cas produire des phénomènes de ce genre, car il y aurait là non pas seulement génération spontanée, c’est-à-dire combinaison, mais apparition d’élémens nouveaux, c’est-à-dire création, puisque les animalcules renferment de l’azote, ou tout au moins du carbone. Si M. Pouchet a vu des animalcules dans l’eau de rosée, qui passe pour très pure, je pense que cela tient précisément à ce que dans celle-ci la poussière de l’air qu’elle a traversé est en suspension, et cette eau rentre ainsi dans la catégorie des infusions normales. Je fais la même observation sur les cas où des végétations ont apparu dans les dissolutions qui semblaient purement minérales. Ainsi Retzius a vu une plante naître dans une solution de chlorure de baryum, Gruithuisen des infusoires dans une macération de granit ou de craie ; d’autres sont nés, dit-on, sur du corail humecté d’eau distillée, et un courant électrique a fait paraître un champignon dans des solutions de silicate de potasse ou de nitrate de cuivre. Il est difficile de croire que ces substances fussent tout à fait exemptes de matière organique, car il y aurait eu dans ces expériences non-seulement génération spontanée, non-seulement transformation d’une substance minérale en tissus organiques, mais encore, dans quelques cas, création de matière, puisque les élémens des produits ne se trouvaient pas tout entiers dans les élémens employés.

Les microzoaires naissent surtout à la surface de la dissolution, ce qui prouve que l’air est indispensable à leur vie, et ce qui donne à penser qu’il apporte peut-être leurs ovules. Au-dessous de 5 degrés centigrades, aucun n’apparaît, et leur nature varie avec la température. La même infusion qui à 26 degrés produit le vibrio levis et le V. granifer ne donne à 12 degrés qu’une espèce de bacterium, le B. triloculare. Il est remarquable que les excès de température en chaud ou en froid, qui ne les tuent pas vivans, s’opposent à leur production ou à leur éclosion. Quant à la lumière, elle a aussi quelque influence. Burdach avait pensé que le soleil leur était nécessaire ; mais M. Pouchet a vu qu’une lumière peu intense leur est favorable, et qu’ils naissent même dans l’obscurité. Le rayon rouge a la meilleure influence, puis le violet, le bleu, et enfin le vert. Il est remarquable que l’ordre est inverse, lorsqu’il s’agit des végétaux qui semblent se développer spontanément. Un courant électrique accroît les grosseurs et accélère les naissances. Il est possible enfin qu’ils s’accroissent, changent ou diminuent avec les heures de la journée, de même qu’on a vu quelques insectes naître régulièrement à midi ou à dix heures du matin.

Il est difficile de ne pas trouver déjà dans ces expériences des preuves assez frappantes. Cette variété merveilleuse d’êtres suppose une variété et une abondance de germes miraculeuse. Et puis quels germes singuliers qui peuvent ou non se développer dans des circonstances qui semblent bien semblables ! On conçoit au contraire qu’une différence très faible de composition amène une différence analogue dans l’animalcule spontanément produit, de même que des combinaisons chimiques très diverses peuvent être faites par des liquides qui semblent presque identiques ; mais la préexistence des germes dans toutes les matières organiques n’est pas tout à fait impossible. Dans les manipulations qu’elles ont subies, dans la longue période de leur formation, elles ont été en contact avec mille substances, avec mille insectes, mille animalcules qui ont pu y laisser leurs germes, comme certains oiseaux choisissent, dit-on, de préférence des arbres déterminés pour y faire leur nid et y déposer leurs œufs. L’eau qui les humecte est dans le même cas ; mais il est admis qu’aucun germe, aucune graine ne peut subir la température humide de 100 degrés. Au-dessous même, l’albumine se coagule toujours, comme dans les œufs durs, et l’albumine non coagulée est nécessaire à la vie et au développement. Ceci n’a été et ne peut être contesté par personne, quelque confiance que l’on ait dans la persistance de cette force singulière qu’il est difficile de ne pas reconnaître à ces substances organiques. Eh bien ! dans l’infusion bouillie, les infusoires apparaissent pourtant, plus lentement il est vrai, mais ils apparaissent. Pourquoi plus lentement ? Il serait difficile aux hétérogénistes de hasarder sur ce point une conjecture ; mais l’expérience est pour eux. Dans ce cas aussi, il y a formation de la pellicule jaune, organisation, animaux d’abord très simples, qui sont aussitôt après leur mort remplacés par des êtres plus complexes, comme les vorticelles avec leur appareil respiratoire, les kolpodes et leurs vingt estomacs, les paramécies hermaphrodites, les glaucomes dont le cœur bat comme celui des animaux supérieurs, enfin toutes les espèces suivant le cas.

La surface de toutes les infusions dont nous avons indiqué les résultats est en contact avec un air qui se renouvelle constamment, et qui est le grand disséminateur de la poussière et des petites graines. Peut-être est-ce à lui qu’il faut s’en prendre de la fécondité de ces dissolutions, quoiqu’il soit singulier que dans deux vases placés l’un près de l’autre, couverts par la même cloche , ayant ainsi leurs surfaces dans des conditions identiques, l’air apporte des germes différens, et dans chaque dissolution ceux même qui pourront s’y développer et probablement ceux-là seuls. Pourtant la génération spontanée est une chose si merveilleuse que toute hypothèse semble permise pour lui échapper. Aussi est-ce sur ce point que les expérimentateurs ont dû porter tous leurs soins et leurs plus grandes précautions. Déjà nous avons dit que l’air est toujours nécessaire à la production des infusoires, et il en résulte que, sous la cloche de la machine pneumatique, rien n’apparaît. Wrisberg l’avait déjà constaté en recouvrant d’une couche d’huile les matières en expérience. Est-ce très étonnant ? Non, la vie n’est pas possible dans ces conditions ; il est tout simple que le développement, spontané ou non, ne le soit pas davantage. Même lorsqu’il n’intervient pas comme agent chimique, l’air a des effets qu’on ne peut expliquer. Certains sels ne cristallisent point sans lui : de même certaines combinaisons chimiques ne s’accomplissent pas en l’absence de corps qui ne jouent aucun rôle direct, certaines décompositions sont produites par des substances qui n’interviennent pas directement dans la réaction. Si l’air est confiné, c’est-à-dire ne se renouvelle pas, la production d’animalcules est lente, et ces animalcules sont très simples, peu nombreux, et ils meurent très rapidement, comme il arriverait dans les mêmes circonstances à des animaux plus parfaits. D’autres gaz leur sont funestes, comme l’hydrogène ou l’azote. Ici vraiment l’objection contre M. Pouchet se présente naturellement, et l’on est bien porté à croire avec Spallanzani que l’air apporte les germes, et que s’il n’y a point de développement dans le vide et peu dans l’air confiné, c’est que dans le premier cas l’air n’a pu apporter de germes, dans le second qu’il en a peu apporté. Vainement vient-on nous dire que cet amas de germes serait si énorme que la transparence de l’air en serait altérée, que nos mouvemens mêmes en seraient empêchés. Vainement calcule-t-on que chaque millimètre cube d’air renfermerait 6 milliards 250 millions d’œufs, et qu’un pareil amas de matière organique réfracterait si fortement la lumière que nous nous en apercevrions nécessairement, si nous n’étions pas d’avance aveuglés par eux. Il y a mille phénomènes, mille théories, mille faits qui présentent des impossibilités apparentes de ce genre par l’excès de la grandeur ou l’excès de la petitesse, et qui sont véritables pourtant. D’ailleurs peu de germes de chaque espèce suffiraient si ces êtres se reproduisent aussi vite que ces insectes dont la vie est si courte, et qui voient pourtant au-dessous d’eux se succéder plus de générations que n’en virent Jacob et Mathusalem.

Les expériences instituées pour répondre à cette très sérieuse objection sont nombreuses, et l’on voit combien elles sont difficiles, combien le résultat en est contestable. On peut toujours croire, lorsque les animalcules n’apparaissent pas, que les conditions du phénomène de l’hétérogénie n’étaient pas remplies, et comme ces conditions ne sont pas connues, cette raison est toujours spécieuse. On peut dire aussi, lorsqu’ils vivent, que l’air mal purifié apporte des germes en petit nombre. C’est aussi à la purification de l’air que l’on a tout d’abord pensé, et M. Pouchet, avant de le laisser en contact avec ses infusions, lui a fait traverser des tubes chauffés au rouge ou des acides dont le seul contact détruit toute matière organique. Dans ce cas encore, des microzoaires en petit nombre ont apparu, et il est plus difficile de prouver que quelques germes ont échappé à la destruction que d’admettre que l’air ainsi tourmenté, chauffé, chargé peut-être de quelques vapeurs acides, est peu propre à ces phénomènes. Même en employant un air formé d’oxygène pur se dégageant d’une cornue, en humectant la matière organique presque carbonisée avec une eau obtenue directement par la combinaison de l’hydrogène et de l’oxygène, M. Pouchet et en même temps que lui M. Mantegazza ont vu les mêmes faits se produire, comme si l’eau avait été puisée à la fontaine, comme si la matière organique se décomposait à l’air libre.

Une expérience inverse a, si je ne me trompe, une portée plus grande. Si l’air contient tous les germes, si les corpuscules de la poussière dont le rayon de soleil dévoile l’existence et le nombre sont des ovules, plus le courant d’air est fort, plus les animalcules doivent être nombreux, et des infusions de poussière sont merveilleusement fécondes. Or ces deux conclusions, qui semblent naturelles, ne sont pas justifiées par l’expérience. Une quantité d’air, même énorme, n’augmente pas sensiblement la production. Des poussières ramassées dans le laboratoire de la ville de Rouen n’ont pas donné plus de microzoaires que la même quantité de matière organique. Un courant d’air traversait des vases remplis de substances diverses, et des animaux divers apparurent dans chacun d’eux, sans que jamais ni eux ni leurs germes parussent passer d’une infusion dans l’infusion voisine. En outre il n’y a pas d’ordinaire entre les animalcules des différences de grosseur sensibles, de sorte qu’il est difficile de supposer que le premier d’entre eux soit né d’un germe fortuitement apporté, et qu’il ait à son tour produit les autres par les voies ordinaires de la multiplication.

Comme les infusoires, des végétaux inférieurs se produisent dans des circonstances analogues et ont conduit M. Pouchet à la même conclusion. Il ne croit pas non plus que l’air puisse ainsi, dans tous les cas, disséminer leurs germes comme les flots de l’Océan ont apporté en Scandinavie les fruits du mimosa et du cocotier. Il a remarqué au contraire que rarement les plantes s’étendent au-delà d’un certain rayon. De même dans la mer les poissons n’habitent que des zones déterminées. Il a cité la violette de Rouen, qui vit, sans en jamais sortir, dans un espace de quelques toises. Toutefois des exemples inverses sont nombreux, et il est très simple d’admettre que des graines légères peuvent être transportées par le vent. A leur tour, les hétérogénistes invoquent ces deux faits : d’abord les plus minutieuses observations sur l’air et la poussière n’ont jamais montré aucun de ces ovules ; on y a trouvé des parcelles d’animaux, des détritus de plantes, de la silice, du noir de fumée, des squelettes d’infusoires, tout enfin excepté des ovules. Enfin M. Charles Robin, l’un des premiers micrographes de notre temps, a même pensé que ces petites granulations arrondies que l’on pouvait prendre pour des germes sont ou paraissent être des grains de fécule, très communs surtout dans les pays où la farine de blé est l’aliment principal des habitans.

La variété infinie des végétaux inférieurs qui se développent dans les cas cités par les hétérogénistes semble aussi pour eux un argument excellent, comme la variété des animalcules. Le nombre est grand des substances qui en se décomposant produisent un végétal particulier, et les mélanges rendent ce nombre encore plus extraordinaire. Il n’est guère concevable que l’air renferme des milliers de graines, de spores reproducteurs de ces cryptogames. En traçant un dessin sur la colle de farine avec une infusion de noix de galle, on développe un végétal (aspergillus primigenius) qui en suit les contours et qui n’avait jamais été vu nulle part. Il paraît difficile d’admettre que dans tout air subsistent des semences d’une plante qui pouvait jusqu’à la fin du monde ne jamais naître, si M. Pouchet n’avait pas eu l’idée de recouvrir de la colle de farine avec une infusion de noix de galle. S’il s’agit là d’une simple combinaison chimique, la difficulté disparaît ; mais elle existe encore pour toutes les substances qui peuvent remplacer la noix de galle et amener le développement de végétaux inconnus. M. Bérard a déjà cité ce champignon singulier qui ne naît que dans les mines, et seulement sur les gouttes de suif que laisse couler la chandelle des mineurs. D’autres n’apparaissent que sur les sabots des chevaux morts, d’autres sur les cadavres d’araignées, sur la queue d’une certaine chenille. Enfin il y a là une telle variété, une telle multitude, que l’admiration ordinaire des naturalistes pour la fécondité prodigieuse de la nature pourrait se changer en un dédain profond pour cette abondance stérile et infinie.


III.

Ces expériences et ces faits paraissent peut-être bien multipliés ; mais comment arriver à la vérité, sinon par des faits et des expériences ? Celles-ci sont faites avec soin, avec intelligence, et si l’on parvient par l’observation à résoudre le problème, elles y auront beaucoup contribué. La théorie qu’elles tendent à établir aurait une grande importance pour la connaissance de la vie, de sa transmission, de son origine. Au reste le système de M. Pouchet n’embrasse point les animaux supérieurs aux infusoires, et il n’a garde de généraliser ses conclusions ; mais pour ceux-ci même la conclusion n’est pas indifférente, et tout commencement de vie est intéressant à étudier dans le sein d’un mammifère comme dans l’œuf d’un oiseau et dans les infusions organiques. Une autre raison oblige à entrer dans ces détails : toutes ces expériences sont négatives, puisqu’il faut prouver, non pas qu’il y a des infusoires, mais qu’il n’y a pas de germes là où ils apparaissent. Tous les animaux dont les physiologistes ont étudié avec soin la naissance et le développement se reproduisent d’une certaine façon ; il appartient naturellement à ceux qui prétendent que la règle n’est pas générale de démontrer en quelles circonstances les choses ne se passent point et ne peuvent se passer de la façon ordinaire. De plus, les hétérogénistes sont forcés de convenir que leurs prédécesseurs dans cette théorie se sont souvent trompés, ont mal vu et cru à des générations équivoques dans des cas où les observateurs modernes ont très bien distingué l’ovulation, la fécondation, le germe et l’éclosion. Aussi une analogie qui séduit les esprits les moins prévenus rend-elle leur tâche très difficile. Des expériences qui leur donnent tort ont été faites par des gens habiles ; ils sont eux-mêmes très divisés sur l’importance et la généralité du fait ; le phénomène qu’ils admettent et qu’ils veulent démontrer n’a pas toujours lieu dans des conditions qui semblent favorables, et ils ne peuvent expliquer des résultats divers que par cette vague réflexion : que le phénomène est encore mal connu et mal étudié. Enfin nous avons déjà dit que les circonstances où la génération ne s’accomplit pas spontanément sont aussi celles où des animalcules ne devraient pas apparaître dans l’hypothèse des germes, de sorte que deux conclusions inverses de la même expérience peuvent être légitimes.

Des observations d’un autre genre ont conduit quelques naturalistes au même but. Il faut, pour être juste, ne pas négliger des êtres singuliers dont l’existence et la naissance ont longtemps paru inconciliables avec la théorie ordinaire. Quoique des travaux récens aient sur quelques points modifié nos opinions, on ne peut nier qu’il y ait là un fait important et curieux. Nous voulons parler des entozoaires, de ces animaux qui sont du ressort de la médecine, qui vivent dans les organes d’autres êtres animés, et leur sont spéciaux comme ces végétaux dont nous parlions tout à l’heure. On a fait, pour expliquer leur présence dans des cavités closes de toutes parts, autant d’hypothèses que pour concilier avec une création unique la population du continent américain, entouré de tous côtés par ces mers immenses que les anciens étaient inhabiles à franchir.

Ce développement d’animaux variés, dans des milieux qui ne semblent pas faits pour eux, est, comme on sait, la cause de maladies nombreuses. Le mouton frappé du tournis et l’homme atteint d’une mélancolie et de désordres longtemps incurables sont hantés par des animaux divers, mais également funestes. Le dernier a même reçu le nom populaire, mais impropre, de ver solitaire. Un individu de ce genre n’apparaît jamais seul, mais toujours uni à plusieurs êtres semblables. Ils forment les anneaux d’une chaîne qui se brise à l’époque de la reproduction. Il semble probable que ceux du moins qui habitent l’estomac y sont importés par les alimens, soit tout formés, soit à l’état d’œufs ; cependant cette supposition rencontre la grande objection des partisans de la génération spontanée, savoir la variété des espèces et les lieux exclusifs dans lesquels elles se développent. Si, pour la formation spontanée d’un animal, un milieu bien défini contenant certaines substances, et en proportion presque constante, semble nécessaire, il n’en peut être de même du développement d’un ovule ou de la vie d’un être de ce genre. Si, pour les animaux supérieurs, un organe exclusivement destiné à la gestation, le sein de la mère, est indispensable, il en est tout autrement de beaucoup d’insectes, de poissons, même d’oiseaux, dont toute chaleur, naturelle ou non, fait éclore les œufs. Comment se fait-il que ces ténias, ni leurs œufs, n’existent jamais hors de l’individu vivant ? Il n’est pas besoin de réfléchir beaucoup pour apercevoir là une difficulté sérieuse. Bien plus, ils sont très divers, et les helminthes d’un animal ne sont pas ceux d’un autre. Comment deux estomacs d’animaux très semblables, se nourrissant d’alimens identiques, auraient-ils des propriétés si différentes, et ne permettraient-ils pas le développement des mêmes ovules ? Pour que l’introduction par les alimens fût même très naturelle, il faudrait supposer qu’on ne mange pas la viande cuite, car on ne prétend pas qu’ils résistent à la cuisson. Il faudrait aussi qu’on n’en trouvât que chez les carnivores ; or les herbivores présentent une faune intestine plus fréquente et plus nombreuse. Les enfans ont des entozoaires qu’on ne trouve pas chez les hommes. Presque tous diffèrent essentiellement de tous les êtres qui vivent à l’air libre. Enfin il en est un grand nombre qui n’habitent pas les cavités où pénètrent l’air et les alimens. Quelques-uns sont vivipares, et ne peuvent en conséquence être absorbés avant de naître. On en trouve dans le cerveau, particulièrement chez le mouton, auquel il donne le tournis, dans la poitrine, dans le foie, dans la moelle, et la plupart ne semblent pas conformés de manière à pénétrer dans les tissus. On n’en a observé d’ailleurs aucun sur le trajet de l’estomac au foie ou au cerveau, et ils sont particuliers aux organes dans lesquels on les a rencontrés. Une espèce de nématoïdes, les filaires, habite les yeux, surtout ceux des poissons, et des tumeurs closes de toutes parts. On a vu enfin ces phénomènes qui confondent encore l’esprit des naturalistes habitués à ne s’étonner de rien : des êtres qui ressemblent à ces joujoux chinois formés d’une boule d’ivoire qui contient une pyramide dans laquelle se trouve une seconde boule, puis une pyramide, et ainsi à l’infini. De même des animaux sont infestés par un second, qui en nourrit un troisième, et ainsi tant que les yeux peuvent voir et les microscopes grossir.

Malheureusement pour la théorie des hétérogénistes, l’ouvrage de Steenstrup sur les générations alternantes, et surtout les observations de MM. Leuckart, Kuchenmeister et Siebold, ont sinon expliqué la présence et l’existence des helminthes, du moins ébranlé plusieurs de ces preuves qui semblaient inattaquables, et donné l’idée d’une théorie plus singulière peut-être, mais non plus incroyable que la génération spontanée. Ils ont pensé que les entozoaires si divers d’animaux peu différens pouvaient être les transformations d’un même animal qui varie avec les lieux qu’il habite, et ces transformations se sont trouvées récemment confirmées par MM. Zencker, Virchon, et M. Lafosse, professeur à l’école vétérinaire de Toulouse. On a vu les mêmes helminthes passer d’un animal sur un autre, tantôt en conservant leur forme, comme le trichina spiralis, qui peut vivre dans les muscles du chien, de l’homme et du porc, tantôt en se transformant, comme le cœnure cérébral du mouton, qui devient tænia serrata chez le chien. De même le cysticerque du foie des souris est, dit-on, une forme du ténia du chat, celui des lapins une forme du ténia du chien, le ténia de l’homme une forme du cysticerque du porc, le cœnure du cerveau du mouton est le ténia du chien transformé, etc. Les migrations de ces animaux sont ainsi plus vraisemblables, et leur variété est moins surprenante. Il est vrai que, pour un critique impartial, ces observations ne sont pas certaines, et que tous ces changemens de nature et de forme ne sont pas tout à fait démontrés. Ces migrations d’un animal sur l’autre restent difficiles à bien comprendre. Le porc cru n’est pas une nourriture assez usuelle pour être l’unique source des helminthes si nombreux chez les Anglais et les Français, et les chiens de berger ne mangent pas toujours les moutons confiés à leurs soins. De plus, ces expériences sont délicates. Lorsque l’animal sacrifié est infesté, rien ne démontre qu’il ne fût pas originairement malade, et que l’helminthe retrouvé provienne de l’helminthe avalé. En outre, la fréquence des uns et la rareté des autres sont une preuve que l’on pourrait encore invoquer. On conçoit qu’il faudrait, pour combattre ou soutenir sérieusement cette doctrine, parler de chaque espèce en particulier, et démontrer pour les cestoïdes, les trématoïdes, les échinorrhyngues, les ascarides, les filaires, etc., quelles transformations paraissent prouvées, quelles autres sont incertaines ; mais ce serait sortir des bornes de cette étude, et il suffit d’avoir indiqué quelles armes peut tirer l’hétérogénie de l’étude de ces êtres singuliers, en faisant pressentir toutefois que ces armes ne sont pas invincibles. Si, dans un seul cas, ces transformations, ces migrations d’un individu dans un autre sont vues d’une manière incontestable, l’hypothèse de la génération spontanée est bien ébranlée. Cette hypothèse en effet doit être, même pour ses partisans les plus exclusifs, un refuge contre l’impossibilité de toute autre explication ; mais elle ne peut être adoptée à priori comme l’explication naturelle du phénomène de la vie et du développement des animaux. C’est une opinion qui ne peut se soutenir que par des preuves négatives, et la moindre preuve positive la mine jusque dans ses fondemens qui paraissaient les plus solides.


IV.

Les expériences et les conclusions de M. Pouchet ont été portées par lui devant l’Académie des Sciences dans de nombreux mémoires qui ont été remarqués, mais qui ont été combattus avec une grande vivacité. Tous ceux des membres de l’Académie que leurs études rattachent à l’histoire naturelle et à la physiologie ont protesté contre la doctrine de Burdach, renouvelée par le professeur de Rouen. M. Milne Edwards, M. de Quatrefages, M. Dumas, M. Bernard lui-même ont exposé dans des notes précises et courtes les meilleures raisons de ne pas croire à la génération spontanée, et ont assuré que leur conviction n’était nullement ébranlée par ces faits nouveaux.

D’où vient cela, et que peut-on objecter à ces expériences exactes et nombreuses, à ces conclusions très peu absolues, puisque l’ouvrage ne traite que des microzoaires ? Comment les savans mêmes amis des nouveautés, ceux qui aiment et professent l’esprit de la science moderne, n’ont-ils nulle bienveillance pour la théorie de M. Pouchet ? N’ont-ils donc pu y trouver ce caractère de vérité qui frappe dans bien des découvertes récentes, cette logique si remarquable des faits et des opinions ? A une conclusion très absolue et très précise succède d’abord une théorie également précise et absolue, mais en sens inverse. Puis la théorie délicate des modernes enseigne que la vérité est également loin des extrêmes, et que, tandis que tous les animaux ne naissent pas sans germes, comme l’ont cru quelques-uns, tous ne sont pas le produit d’ovules fécondés, comme d’autres l’ont pensé, mais ils sont tantôt dans un cas, tantôt dans l’autre, suivant leur espèce et suivant aussi les circonstances de leur production. L’école nouvelle ne prétend pas du reste que ces mêmes animaux qui naissent spontanément ne puissent se reproduire à la manière ordinaire, et les deux modes peuvent se succéder. Les vulgaires plaisanteries contre l’Académie et les académiciens ne sont point des raisons que nous voulions, que nous puissions donner. S’il est vrai que les naturalistes habitués à une théorie doivent être lents à l’abandonner, et que les opinions depuis plus longtemps conçues sont ordinairement les plus tenaces, il n’est pas moins vrai que les adversaires de la doctrine nouvelle sont au premier rang parmi les savans contemporains, et qu’ils ne doutent point sans avoir de sérieuses raisons de douter. Quoique l’autorité ne soit rien, nulle opinion n’a plus d’importance et ne doit avoir plus de poids. Aussi la question est-elle indécise. Leurs objections s’adressent surtout aux procédés de l’expérimentateur, quoiqu’on doive penser aussi que les opinions sur la théorie de Burdach et de M. Pouchet dépendent beaucoup des idées sur la vie et l’organisation, sur la matière organique et les minéraux.

Les premières difficultés, les plus sérieuses peut-être, viennent, disons-nous, des appareils employés, et sont surtout pratiques. M. Milne Edwards pense que, dans la plupart des tentatives de M. Pouchet, la chaleur de 100 degrés n’a pas été prolongée assez longtemps, et que toute la masse chauffée n’a peut-être pas été portée à une température uniforme ; on sait qu’alors l’équilibre est lent à s’établir et que la chaleur ne passe pas instantanément du bord au centre. L’expérience même eût-elle été assez longue, en devrait-on conclure que les germes préexistans aient perdu la faculté de se développer ? Cela non plus n’est pas tout à fait certain, et l’on peut citer des cas où une pareille température, agissant sur des substances sèches, ne les a pas rendues absolument impropres à la vie. Ce fait semble résulter du moins de quelques observations déjà anciennes de M. Chevreul et de l’exemple, cité par M. Payen, des sporules de l’oïdium aurantiacum, végétal qui se développe sur le pain moisi. Ces sporules ont pu être chauffés jusqu’à 120 degrés, sans perdre la propriété de reproduire un être semblable au végétal qui les avait fournis. L’objection du reste n’ébranle qu’une partie des expériences de M. Pouchet, et beaucoup d’entre elles restent inexplicables. Celles-là surtout ne sont pas atteintes où les infusions ont été mieux et plus longtemps chauffées, où la matière a été carbonisée, où l’air et l’eau artificiels ont été employés, où des espèces si variées ont apparu dans des vases placés dans des conditions analogues, où beaucoup d’infusoires sont nés dans l’air confiné, tandis qu’un petit nombre se montrait dans un appareil rempli de poussière et traversé par un courant d’air rapide. Cet air pourtant et cette poussière contiennent des ovules : M. de Quatrefages les a observés, et ce qu’il voit est bien vu, ce qu’il pense sagement pensé ; mais sans doute leur nombre est petit et ne suffit pas pour tout expliquer, puisque la quantité d’animaux n’est pas en rapport avec le volume de l’air. Pourquoi ne se développeraient-ils pas, s’il y en avait tant ? Pourquoi dans un air confiné, et qui semble pur, tant d’êtres apparaîtraient-ils ? Que la multiplication de ces animaux soit fort rapide, comme l’a pensé M. Ehrenberg, que la reproduction des helminthes s’explique en partie par ces phénomènes que l’on réunit sous le nom de généagenèse, que certains rotateurs puissent se quadrupler en vingt-quatre heures, d’où résulte en dix jours un million d’individus, cela est certain ; mais les faibles différences de taille et de grosseur entre les infusoires d’une même liqueur, leur apparition constante au même degré de développement, rendent ces inductions difficiles à admettre pour tous les cas, bien qu’elles n’aient rien d’absolument invraisemblable.

Un chimiste distingué, M. Pasteur, a voulu prêter l’appui de quelques expériences aux objections des membres de l’Académie des Sciences[2], mais jusqu’ici l’avantage reste encore à M. Pouchet. Son adversaire a vu que dans les caves de l’Observatoire les infusoires naissent moins nombreux que dans la cour, mais il n’est pas difficile de savoir que l’obscurité est moins favorable à leur développement que le soleil. Il n’est pas probable que dans l’un de ces deux endroits l’air contienne plus ou moins de germes. Il a vu qu’une goutte de mercure change la nature et le nombre des êtres nés dans une infusion, et il en conclut que ce métal a apporté de nouveaux germes, ou bien a influé sur ceux qui nageaient déjà dans le liquide, ce qui est peu vraisemblable, tandis que M. Pouchet pourrait tirer de là quelques raisons favorables à la doctrine de l’hétérogénie.

La plupart des animaux se reproduisent par des germes dont l’existence est merveilleuse sans doute, mais certaine ; quelle nécessité d’admettre un autre mode de reproduction plus merveilleux encore, et que l’on n’a pu prendre sur le fait ? Voilà l’objection véritable. La ressemblance des animaux de même genre et la persistance des espèces paraissent prouver aussi que chaque individu doit être produit dans des circonstances bien déterminées, dans des milieux bien précis, et engendré nécessairement par l’animal auquel il doit ressembler. La confusion entre tous les animaux et toutes les plantes serait grande si toute matière, toute combinaison pouvait produire spontanément les êtres qui sont composés des mêmes élémens. Il est vraisemblable, il est certain que la nature a entouré des plus grandes difficultés la reproduction des êtres animés, et leurs variétés ne sont pas infinies. Les espèces au contraire sont parfaitement distinctes, et ouvrent aux naturalistes un champ étendu, mais borné, d’ingénieuses classifications et de théories élégantes. La production spontanée dérogerait à ces règles immuables. La ressemblance avec les parens ou avec les animaux plus anciens serait nulle, et tandis que des individus disparaîtraient sans cesse, d’autres seraient créés à chaque instant sans analogies avec les êtres connus. Il n’y aurait bientôt plus d’espèces, ni de classes, ni de classifications, ni de naturalistes. Il n’en est pas ainsi, et depuis que les hommes regardent autour d’eux, probablement depuis qu’il y a des hommes, des animaux semblables naissent, vivent, se reproduisent et meurent. Cependant à cette objection n’est-il pas permis de répondre : Oui, la confusion pourrait être prompte, mais elle est évitée par l’une de ces deux hypothèses, ou bien les grands animaux ne peuvent jamais être produits, comme les infusoires, par l’organisation spontanée de la matière amorphe, ou bien le hasard n’a jamais pu et ne pourra jamais amener la production d’une substance favorable par sa composition et son état à leur production et à leur développement ? N’avons-nous pas remarqué d’ailleurs que les infusoires sont très variés dans leurs formes, et peuvent difficilement être classés ? Ces questions sont tellement délicates, les conditions du problème sont si difficiles à préciser qu’à une conséquence qui semble inévitable on peut toujours objecter un fait qui est vrai, quoique la cause en soit inconnue. Les infusoires seuls se développent dans les infusions qui semblent contenir les élémens d’êtres plus complexes. Pourquoi ces derniers ne naissent-ils jamais de cette façon ? On l’ignore ; mais dans l’état actuel de la science c’est un fait incontestable. Avant de tenter d’en connaître la cause, les hétérogénistes peuvent l’admettre, car l’important est d’abord de bien constater la naissance des infusoires. Peut-être découvrira-t-on plus tard la cause qui semble les séparer si profondément de tous les êtres vivans.

Certes les physiologistes ne manquent pas qui pensent que la plupart des phénomènes de la vie, de la nutrition, de la respiration, ne dépendent pas d’une force particulière, mais sont le résultat naturel du jeu des forces chimiques et physiques. D’ordinaire pourtant ils admettent une cause première, une impulsion primitive qui divise profondément le règne minéral et le monde organique, la nature vivante et la nature morte. Comme Newton démontrait la durée et les lois du mouvement des astres, mais croyait à une main toute-puissante qui au commencement des siècles les avait lancés dans l’espace, de même, l’impulsion de la vie étant donnée à l’ organisation, toutes les fonctions s’expliquent facilement, comme les combinaisons et les décompositions des corps. Cette force initiale est sans doute contenue dans le germe ou dans la graine qui la communique à l’être qui naît, lequel à son tour en transmet une parcelle à ceux qu’il produit. Or, dans les animaux faits spontanément, d’où viendrait cette force qui à beaucoup de naturalistes semble nécessaire ? Faut-il penser que la vie des infusoires soit le résultat de la division d’une vie plus complète qui se décompose pendant la putréfaction, et que les âmes de ces infusoires, si l’on peut parler ainsi, soient les parcelles d’une âme plus parfaite ou plus forte ? Une quantité immuable de matière forme le monde et sert en se décomposant sans cesse, mais sans s’user jamais, aux générations qui paraissent se renouveler. En est-il de même de la force vitale des animaux, et sommes-nous témoins d’une métempsycose d’une nouvelle espèce ? Cependant les microzoaires naissent très bien dans les infusions végétales, et on ne comprend guère comment les débris de la vie d’une plante peuvent animer des êtres qui lui semblent supérieurs. Ces débris, il est vrai, pourraient s’accroître et s’accumuler comme la matière elle-même ; mais une vie qui se divise, qui s’accroît, qui s’augmente, qui peut rester à l’état latent dans une matière amorphe, est très peu compréhensible, et les difficultés naissent à chaque pas. Ajoutons pourtant que ces difficultés sont plus grandes pour ceux qui pensent que la vie est une force particulière implantée dans l’organisation, comme nous le supposons ici, que pour les physiologistes qui admettent que la vie est le résultat de l’organisation elle-même. Pour ces derniers, toute organisation formée et complète s’anime nécessairement, et la force vitale, comme la chaleur et l’électricité, est produite par des combinaisons déterminées. Alors tout devient plus facile : il suffit d’expliquer par la chimie et les affinités la production de ces combinaisons complexes qu’on appelle des microzoaires, et ces composés se trouveraient aussitôt animés, de même qu’un cristal formé d’élémens connus présente des formes et des propriétés particulières.

La matière se présente sous trois états : elle est minérale, organique ou organisée. Longtemps on a cru que ces formes étaient aussi différentes que la vie et la mort, et qu’une barrière infranchissable les séparait. Avec les minéraux ou leurs élémens, on ne faisait point dans les laboratoires de matière organique ; à plus forte raison les chimistes ne transformaient-ils point celle-ci en tissus ou en organes, en substances propres à la vie. Nécessairement les végétaux devaient puiser dans le sol ou dans l’atmosphère des dissolutions de sels, et, en combinant leurs élémens, produire les substances organiques, les principes immédiats indispensables à la vie des animaux. Ces idées ont été bien changées depuis que les chimistes, et particulièrement M. Marcellin Berthelot, ont tant fait de substances organiques qu’il est permis de prévoir que toutes prendront bientôt naissance dans les cornues, comme elles l’auraient fait dans les organes des arbres et des plantes. Puisque ces composés organiques sont de la sorte identifiés aux produits de la nature minérale, rien ne prouve que les combinaisons mêmes ou les mélanges de ces principes immédiats ne puissent pas bientôt être artificiellement obtenus. La matière organique possède, elle aussi, une force particulière, une aptitude à se combiner pour composer des organisations vivantes : or cette force que possède la matière organique tant qu’elle n’est pas réduite en combinaisons binaires n’est pas beaucoup plus explicable, n’a pas une origine beaucoup plus claire que celle qui anime les infusoires.

M. Pouchet paraît penser que cette production d’êtres très inférieurs par génération spontanée est le dernier effort de la force créatrice. Les soulèvemens qui ont formé nos vallées, nos montagnes, enfin toute la surface variée de notre monde, ont été successifs, et les animaux et les plantes ont apparu peu à peu. Chacun sait que les fossiles sont répartis par étages dans l’écorce du globe, et que chaque couche géologique correspond à une faune particulière. Humboldt a dit : « Chaque soulèvement de ces chaînes de montagnes dont nous pouvons déterminer l’ancienneté relative a été signalé par la destruction des espèces anciennes et par l’apparition de nouvelles organisations. » Ces créations ont dû se succéder à de longs intervalles, et ces êtres ont sans doute été extraits de la matière même, sans qu’aucun parent, aucun germe ait contribué à les produire. M. Pouchet pense que ce mouvement ne s’est pas arrêté, que la création n’est pas finie, et que la formation des animaux gigantesques, suivie de celle d’êtres plus petits qui peuplent encore la terre, est maintenant remplacée par la production des microzoaires qui naissent dans les infusions de la même manière et en vertu de la même force. Les créations diverses lui démontrent que la vie ne s’est pas transmise par une chaîne non interrompue de possesseurs, puisque les formes antédiluviennes ne peuvent être reliées à la création contemporaine, et que les espèces perdues ne sont pas des variétés des espèces vivantes. Pourquoi, maintenant comme autrefois, n’y aurait-il point apparition d’êtres nouveaux ? Pourquoi dans les temps modernes les phénomènes d’autrefois seraient-ils devenus impossibles ? Nous devrions être presque humiliés de nous voir déshérités par des physiologistes sans orgueil. Les animaux qui naissent sous nos yeux sont sans doute plus petits, mais la raison en est simple : dans les temps primitifs, le globe tout entier était en fusion et la fermentation s’exerçait sur des masses énormes. Aussi les animaux qui en sortaient étaient-ils plus grands et plus complexes, car, dans la théorie de M. Pouchet, plus la matière est abondante, plus l’animal produit est parfait. L’Amérique est moins étendue que l’ancien continent, et sa faune et sa flore sont moins riches. Les îles de Madagascar et de Mascareigne sont très pauvres parce qu’elles sont très petites. De même dans un laboratoire les êtres créés par M. Pouchet sont très inférieurs, et la grandeur du vase, la quantité de matière en putréfaction, influent sur la nature et la forme des microzoaires qui naissent spontanément dans les infusions.

Cette partie du livre de M. Pouchet me paraît beaucoup plus contestable que ses expériences, et je n’y veux point insister. Il semble que la science tout entière est fondée sur le principe que la puissance suprême n’intervient plus dans les phénomènes naturels, que les temps de création étaient fort différens des nôtres, que la vie et la reproduction des êtres étaient alors soumises à d’autres lois. Ces temps et ces lois sont si mystérieux que l’étude n’en est guère propre à éclairer une question déjà si délicate. Je ne crois pas que les hétérogénistes aient intérêt à grandir le problème, à tirer des conclusions de leurs expériences, à demander aux faits qu’ils ont vus se passer dans des infusions de chair ou de foin des conséquences pour le monde tout entier et son organisation. Bien établir des expériences encore contestées, voilà leur tâche, et M. Pouchet leur a sur ce point rendu un véritable service. Son livre a regagné tout le terrain que leur doctrine avait perdu depuis soixante ans, quoique sa métaphysique puisse être assez facilement combattue. Il faut pourtant ajouter à ces preuves deux observations qui, sans être décisives, nous paraissent très favorables aux hétérogénistes, qui augmentent du moins la vraisemblance de leur doctrine. D’abord il est juste de remarquer que M. Pouchet ne fait pas naître tout entier et d’un seul morceau pour ainsi dire l’animal adulte dans une infusion organique, ce qui paraîtrait difficile à concevoir. Il admet la formation spontanée d’ovules, c’est-à-dire de globules d’une composition déterminée qui se développent ensuite à la manière ordinaire des œufs, comme ils le feraient s’ils sortaient de l’ovaire d’un animal vivant. De cette façon, le phénomène, au moins pour l’imagination, se simplifie. L’ovule n’est pas une substance si compliquée par sa composition qu’on n’en puisse concevoir la formation par la seule puissance des affinités chimiques.

Une seconde observation, plus générale, c’est que plus on descend dans la série des êtres, plus on voit la force générique se multiplier, et les individus nés d’un même animal devenir nombreux. Il semble que la production d’un animal supérieur soit si difficile que beaucoup de temps, beaucoup de soins, un milieu déterminé, une chaleur bien mesurée, soient nécessaires. Au-dessous, tout devient plus facile, et des êtres très inférieurs ont une fécondité merveilleuse. Tandis qu’une vache ne produit qu’un veau en un an, d’un seul insecte naissent des milliers d’insectes semblables. Pourquoi des êtres placés par leur organisation et la durée de leur vie au dernier rang parmi les animaux ne viendraient-ils pas au monde plus facilement encore, si facilement qu’ils puissent trouver partout des substances favorables non-seulement à leur développement, mais à la composition même de l’ovule, du germe qui doit les produire ? Y a-t-il là rien d’absolument contraire aux lois générales de la nature, à ses procédés habituels ? Que la vie, cette force particulière, puisse être puisée dans ces infusions, cela est singulier sans doute ; mais que des milliers de vies soient dans un seul insecte, le fait est-il beaucoup plus clair, et la cause finale d’une telle fécondité n’est-elle pas impénétrable ? A une difficulté on répond aisément par une autre, ce qui démontre clairement que l’expérience seule peut nous faire avancer d’un pas. Aux naturalistes qui s’étonnent qu’un être se produise sans parens et sans germe, qu’une matière organique morte soit encore animée de forces latentes suffisantes pour faire naître ces animaux qui vivent, nagent, meurent et se reproduisent, les hétérogénistes ne pourraient-ils pas demander : Comment ces graines, ces œufs qui paraissent inertes, qui se conservent souvent intacts pendant des années, possèdent-ils, eux aussi, cette force merveilleuse qui peut tour à tour paraître et disparaître ? Pourquoi s’organisent-ils ? Pourquoi germent-ils ? — Et à ces questions les physiologistes ne peuvent guère répondre que cette phrase de la comédie : Parce qu’ils ont une vertu germinative.


PAUL DE REMUSAT.

  1. Voyez la Revue du 1er avril 1855 et du 1er novembre 1859.
  2. Séance du 5 septembre 1860.