La Fuite de Louis XVI et les essais d’intervention en 1791 - Varennes et Pillnitz

La Fuite de Louis XVI et les essais d’intervention en 1791 - Varennes et Pillnitz
Revue des Deux Mondes3e période, tome 75 (p. 314-346).
LA
FUITE DE LOUIS XVI
ET LES
ESSAIS D'INTERVENTION EN 1791

VARENNES ET PILLNITZ.

L’entrevue qui réunit à Pillnitz, au mois d’août 1791, l’empereur, le roi de Prusse et le frère du roi de France, a passé longtemps pour le premier acte de la coalition. On a vu, dans la déclaration qui s’en est suivie, la préface du manifeste de Brunswick. Il est parlé constamment, au cours de la révolution, d’un traité de Pillnitz et de ses articles secrets ; comme on n’en a point le texte et qu’on en ignore les dispositions, on le confond vaguement avec le prétendu traité de Pavie, dans lequel, un mois auparavant, l’Autriche, l’Espagne, la Prusse et la Russie se seraient partagé la France et l’Europe. Ce traité était l’œuvre d’un ingénieux faussaire, qui se fit croire de beaucoup de gens, même fort avisés, parce qu’il attribuait à chacun des contractans la part d’Europe que chacun convoitait véritablement. Nous savons aujourd’hui le fond et le détail de ces négociations. Si elles diffèrent très sensiblement de ce que la chronique les a faites, Pillnitz n’en marque pas moins une époque dans l’histoire de la révolution, et les événemens qui se rapportent à cette célèbre entrevue n’en sont pas moins intéressans à étudier. Ils jettent la lumière, une lumière crue et assez pénible, sur l’un des épisodes les plus singuliers de ce temps : l’avortement des mesures tentées pour secourir Louis XVI avant et après la catastrophe de Varennes[1].


I

Au mois de mai 1791, Louis XVI et Marie-Antoinette étaient décidés à fuir. Ils se trouvaient à bout de forces, et leur condition leur semblait tellement affreuse qu’ils étaient résignés, selon le mot d’un de leurs confidens, à et risquer le tout pour le tout. » Le plan du roi était de faire appel à l’Europe, de provoquer la réunion d’un congrès des souverains, et d’y paraître en qualité de médiateur entre son peuple et ses alliés armés pour la défense des principes monarchiques. Il comptait que les Français, effrayés par la menace d’une intervention étrangère, se jetteraient dans ses bras et qu’il regagnerait leurs cœurs en les sauvant de ce danger. Le premier point, dans l’exécution de ce dessein, était de s’assurer le concours de l’Europe ; le second était de prévenir les imprudences des émigrés et d’empêcher que leurs fanfaronnades, en fournissant de nouveaux prétextes à de plus étroites mesures de surveillance, ne compromissent des préparatifs déjà très compliqués et très périlleux en eux-mêmes. C’est à quoi s’employaient les envoyés et agens de la cour de France au dehors ; mais la besogne était malaisée. La frivolité des émigrés n’avait d’égale que leur insubordination. Quant à l’Europe, jamais elle n’avait paru moins disposée à s’unir, et les intérêts du roi de France étaient le moindre souci des politiques qui la gouvernaient. L’assemblée nationale ne laissait point cependant de soulever quelques conflits : ses revendications sur Avignon étaient faites pour donner à réfléchir aux voisins de la France, et la suppression des droits féodaux en Alsace soulevait, de la part de la diète germanique, une résistance assez tapageuse. Le pape protestait : l’Europe n’en avait cure ; il y avait longtemps que les chancelleries s’étaient blasées sur les doléances pontificales. Les petits états de l’Allemagne déclaraient que la suppression des droits féodaux en Alsace emportait l’abrogation des traités qui avaient cédé cette province à la France ; ils réclamaient l’Alsace ; ils réclamaient, par la même occasion, la Lorraine, les Trois-Evêchés, voire les pays de Bourgogne ; cliens très obséquieux de la France dans la prospérité, ses créanciers très âpres dans la mauvaise fortune, toujours prêts à tourner contre elle les forces qu’elle leur avait procurées. C’étaient leurs mœurs et leurs traditions, ils n’y avaient jamais manqué, et la diète présentait un spectacle que l’Europe considérait avec une parfaite indifférence.

L’Europe, — ou du moins les cours qui la menaient à cette époque et qui ont eu souvent la prétention de la mener dans la nôtre, la Prusse, la Russie, l’Autriche, l’Angleterre, — n’avait qu’une préoccupation, dont le temps ne parait pas l’avoir guérie : les affaires d’Orient. Elles absorbaient, en ce printemps de 1791, toute l’attention des diplomates. L’Autriche et la Russie avaient fait un pacte pour démembrer l’empire ottoman. La guerre durait depuis plus de trois ans. Plusieurs des peuples de la monarchie autrichienne s’étaient mis en effervescence. La Suède avait attaqué la Russie et s’était fait battre. La Prusse attisait le feu, rassemblait des troupes et visait à dicter, pour son plus grand bénéfice, les conditions de la paix. Le ministère anglais la soutenait secrètement et la poussait. On se croyait à la veille d’une conflagration générale, lorsque, tout à coup, au moment où l’orage semblait près d’éclater, le vent changea et les nuages s’éloignèrent. L’empereur Léopold, qui était un sage, promit à ses peuples de Belgique et de Hongrie de leur rendre leurs libertés, et annonça aux Turcs qu’il ne leur prendrait rien s’ils voulaient traiter avec lui. Le parlement britannique se montra récalcitrant à la guerre. La Russie passait alors, dans la cité, pour l’alliée naturelle de l’Angleterre. « Qui a intérêt à arrêter la Russie ? déclara Fox. La France, l’Espagne peut-être, mais pas nous. » Pitt répondit « qu’avec ceux qui posaient ce principe, il refusait de discuter. » C’était le nouveau système de la politique anglaise : les contemporains refusèrent de l’admettre ; ils s’en tinrent à l’ancien, et toute la chambre des communes applaudit lorsque Burke s’écria, en dénonçant les Turcs au mépris du monde chrétien : « Qu’est-ce que ces êtres, pires que des sauvages, ont à faire avec l’Europe, sinon à semer la guerre, la destruction et la peste ? .. Toute puissance chrétienne est préférable à ces barbares destructeurs. Je ne suis pas d’avis de les protéger au détriment de la civilisation et du progrès de l’humanité. » Pitt se tint pour averti ; il décommanda ses arméniens, retira une note menaçante qu’il adressait à Pétersbourg, envoya lord Elgin auprès de l’empereur pour le décider à la paix et avertit les Prussiens que l’Angleterre les abandonnait. La déconvenue fut cruelle pour Frédéric-Guillaume ; il s’était cru l’arbitre de l’Europe, et il se voyait maintenant exposé aux coups de la Russie. Il n’avait qu’un parti à prendre : profiter des dispositions pacifiques de l’empereur et se rapprocher de lui. Il s’y décida sur l’heure et chargea son confident et son favori, le théosophe Bischoffswerder, d’aller trouver Léopold, qui voyageait en Italie. Un autre événement, qui le touchait de très près, contribuait à le jeter dans l’alliance autrichienne.

Les Polonais avaient fait une révolution. Ils avaient décidé, le 3 mai, dans un élan de patriotisme et d’enthousiasme, de se donner un gouvernement, des finances et une armée. Ils avaient l’air de vouloir sérieusement s’entendre et se défendre. Leurs mesures ne laissaient pas de surprendre les Allemands, tant à Vienne qu’à Berlin. Cette révolution de Pologne les agitait infiniment plus que celle de France. Ils considéraient d’ailleurs ces deux crises du même point de vue très particulier et très étroit, et ils ne s’embarrassaient ni de la différence des événemens ni de la contradiction des jugemens qu’ils en portaient. La révolution de France, qui se faisait contre le roi, les menaçait par son caractère anarchique ; la révolution de Pologne, qui se faisait contre l’anarchie, les inquiétait par son caractère conservateur. Les mêmes intérêts qui allaient bientôt les engager à former une ligue pour combattre l’anarchie en France, les portèrent à en former une pour la rétablir en Pologne. La même époque allait voir Louis XVI détrôné par son peuple pour avoir conspiré avec des rois le rétablissement de l’autorité royale, et Stanislas-Auguste détrôné par les alliés de Louis XVI pour avoir cherché, d’accord avec ses sujets, à relever en Pologne le pouvoir monarchique.

Le principal souci des Allemands venait d’ailleurs moins des Polonais que de leur formidable voisine, l’impératrice de Russie. Autrichiens et Prussiens demeuraient fort sceptiques sur la suppression du liberum veto et la régénération de la vieille et fantasque république. Ils n’avaient, au contraire, que trop de raisons de croire à la dextérité, à la souplesse, à la résolution de Catherine II. Qu’allait-elle décider dans cette conjoncture où tous ses desseins paraissaient bouleversés ? On pouvait et on devait craindre de la voir bâcler sa paix avec le Turc et ramener brusquement ses armées pour les jeter sur la Pologne et y déconcerter les patriotes avant qu’ils eussent le temps de s’organiser. Les Allemands auraient alors à choisir entre deux politiques : contenir la tsarine ou la seconder ; conserver la Pologne ou la dépecer de nouveau. La question d’Orient se compliquait, comme naguère en 1770, de la question polonaise. Les projets du roi de France s’enchevêtraient dans cette trame compliquée, et toutes ces affaires formaient comme autant de fils qui, de toutes les parties de l’Europe, venaient se réunir et se nouer, en Italie, entre les mains de l’empereur Léopold. Ce prince, que les événemens faisaient maître de la paix et de la guerre en Europe, était de taille à en soutenir le rôle et il l’avait bien montré depuis son avènement. Il passait, en Toscane, pour l’un des souverains les plus éclairés de l’Europe, lorsque la mort prématurée de Joseph II l’avait appelé au gouvernement des états héréditaires de l’Autriche, et bientôt après à l’empire. Esprit méditatif, avisé, sagace, ingénieux, souple de formes, subtil de pensées, au point de sembler parfois flottant et insaisissable, la constance de la raison d’état dominait chez lui les incertitudes du caractère. Il se connaissait, il se gouvernait, et il s’était fait de ses défaillances mêmes une sorte de supériorité. Il temporisait et transigeait par irrésolution autant que par calcul. Un long séjour en Italie avait adouci en lui l’âpreté du sang lorrain. Il avait étudié les négociations dans Machiavel et appris l’art de flairer les événemens, de les solliciter, au besoin, et de les tourner à ses fins. Comme son frère Joseph, il admirait, en le détestant, leur rival Frédéric ; mais ce n’était point le Frédéric hasardeux et conquérant, ce Frédéric dont le prestige avait si longtemps égaré Joseph, c’était le Frédéric de la seconde manière, celui du partage de la Pologne et de la Confédération des princes, que Léopold se proposait pour modèle. Rien de chimérique en lui, malgré la teinture qu’il avait prise des philosophes et le jargon humanitaire qu’il parlait par momens, rien de chevaleresque non plus ; nulle sensibilité, même la plus légitime, n’offusquait son jugement ; nul esprit de système ne gênait le jeu très délié de ses combinaisons, et toutes ses vues tendaient à tirer des hommes et des choses de son temps tout le profit possible pour la puissance de sa monarchie et prospérité de ses peuples : cet égoïsme supérieur formait le premier principe de son gouvernement.


II

Ce furent les Anglais qui parurent les premiers avec leurs propositions de paix. Léopold reçut lord Elgin le 7 mai, à Florence. Quand il vit ce diplomate disposé à laisser à la Russie le territoire d’Otchakof, il en conclut que les Anglais ne voulaient à aucun prix de la guerre et qu’il pourrait, de son côté, obtenir une rectification de frontières, Orsova et la Croatie turque jusqu’à l’Unna. Cette négociation était assez délicate : il y fallait de la tranquillité, avec quelque durée. Les nouvelles de France vinrent, très mal à propos, les contrarier. L’empereur reçut des lettres de sa sœur et de son ambassadeur le comte de Mercy : la situation y était peinte comme désespérée, la fuite annoncée, et Léopold sollicité vivement de la seconder. Il ressentit, à la lecture de ce courrier, plus d’inquiétude peut-être qu’il ne l’aurait voulu. Il n’avait point naturellement l’âme tendre. Il n’aimait ni la France ni la monarchie française. Quant à sa sœur, il la connaissait à peine : des portraits, des lettres froides, courtes et rares, voilà tout ce qui, depuis vingt-cinq ans, maintenait entre eux des liens que l’enfance seule avait formés et que toutes les conditions de la vie travaillaient incessamment à dissoudre. Néanmoins c’était son sang, le sang impérial, le sang de Marie-Thérèse : le souverain et le chef de famille s’alarmaient également des périls prochains que dénonçait Marie-Antoinette. Il y songeait, mais toutes ses réflexions aboutissaient à condamner comme illusoires et au moins prématurés les projets de la cour de France. Ces projets ne pouvaient s’accomplir qu’avec le concours des grandes puissances ; ce concours était subordonné à la paix de l’Orient ; et l’intérêt de l’Autriche n’était point que cette paix se conclût avec rapidité.

Ces sentimens opposés se combattaient dans l’âme de Léopold, lorsque, très inopinément, le 18 mai, il rencontra à Mantoue le comte d’Artois et M. de Durfort. Le comte d’Artois, loin de se rendre aux représentations de Louis XVI, se montrait plus que jamais impatient d’agir. Il savait que la reine détournait l’empereur d’appuyer l’émigration, et il s’était mis en route, espérant devancer auprès de Léopold les envoyés de Marie-Antoinette. L’empereur, fort prévenu contre lui, le reçut par bienséance, l’écouta par politesse, le jugea « romanesque, » le traita en conséquence et fit si bien que ce prince, déconcerté, promit de se tenir tranquille. Léopold lui déclara qu’il ne bougerait pas tant que le roi et la reine ne seraient point sortis de Paris. Dans ce cas même, il n’agirait que s’il était d’accord avec l’Espagne, la Sardaigne, l’Empire, et que s’il était assuré, en particulier, que la Prusse et l’Angleterre ne lui susciteraient point d’obstacles. Si le roi et la reine ne parvenaient pas à sortir de Paris, il ne voyait de ressources que dans un concert des puissances : elles publieraient un manifeste qu’elles appuieraient par des démonstrations militaires, et réclameraient des garanties tant pour la sûreté de la famille royale que contre la propagande révolutionnaire. Ce concert n’existait pas, il fallait le préparer ; Léopold promit de s’y employer et donna pour instruction à ses agens de sonder les différentes cours. Il consentit à faire marcher quelques régimens sur sa frontière belgique, mais il refusa d’avancer 15 millions que lui demandait sa sœur. Telles étaient les réponses de ce subtil politique aux appels éperdus de la cour de France. Sa diplomatie ne trouvait pas d’autres palliatifs à l’une des crises les plus douloureuses qu’eût jamais subies une famille de rois. Il fallait que les événemens lui forçassent la main, et c’est ce qui arriva.

Il se préoccupait surtout de la Prusse. Il fut promptement édifié sur ce point. Bischoffswerder le rejoignit, le 11 juin, à Milan. Il lui annonça le désir de Frédéric-Guillaume d’avoir avec lui une entrevue, de s’expliquer et de s’entendre sur toutes les affaires, notamment sur celles d’Orient et de Pologne. En Orient, Frédéric-Guillaume était obligé par ses traités de soutenir les Turcs si l’Autriche refusait de traiter sur le principe du statu quo ante strict. Il conseillait à Léopold d’accéder à ce principe : la signature de la paix dégagerait la Prusse, qui laisserait ensuite l’Autriche interpréter le statu quo dans le sens d’une rectification de frontières. Les Turcs, livrés à eux-mêmes, seraient bien forcés de se montrer accommodans. Ces propositions parurent fort opportunes à Léopold ; il s’y rangea promptement. Le temps des atermoiemens, d’ailleurs, était passé. Il apprit que la famille royale avait décidé de partir du 12 au 20 juin. On était alors au 18 : Louis XVI et Marie-Antoinette pouvaient être en route et, d’un jour à l’autre, Léopold se trouverait mis en demeure d’agir. Il lui importait d’avoir les mains libres. Il pressa, en conséquence, ses plénipotentiaires de conclure la paix, puis il annonça à Bischoffswerder qu’il adhérait à l’alliance prussienne et acceptait de se rencontrer avec le roi Frédéric-Guillaume.

On convint que l’entrevue aurait lieu dans le cours de l’été, au château de Pillnitz, c’est-à-dire chez l’électeur de Saxe. Ce fut pour Léopold une occasion de mettre sur le tapis les projets de concert et de congrès qu’il agitait vaguement dans son esprit. « Avant tout, dit-il à Bischoffswerder dans sa première audience, nous traiterons des affaires de France. » — « Il faut, ajouta-t-il dans un autre entretien, extirper le mal dans la racine. Toutes les puissances doivent s’entendre sur la nécessité de mettre un obstacle à la propagation de ce fléau. » Toutefois elles ne devaient y procéder qu’avec une « extrême circonspection. » Il fallait, poursuivait Léopold, qui, par ce commentaire atténuait singulièrement la portée de ses premières paroles, « il fallait laisser mûrir les événemens, attendre que la nation française elle-même éprouvât le besoin d’un changement. » L’intervention serait motivée par les dangers de la famille royale et par les excès de la propagande ; mais elle ne serait efficace que si elle était concertée et collective. Léopold le marqua expressément dans une note qu’il remit à Bischoffswerder, et l’on verra bientôt de quelle importance cette condition préalable était pour sa politique. C’était, en effet, un acte tout politique qu’il se proposait d’accomplir. Pour céder au sentiment de famille ou défendre le droit monarchique, il n’entendait nullement sacrifier ses intérêts[2].

Il lui convenait sans doute que la France ne fût pas affaiblie au point d’ôter tout frein aux vues despotiques de l’Angleterre. Mais si, dans ce dessein, il jugeait utile de s’opposer à une dissolution totale de la monarchie française, il considérait comme peu expédient et même comme dangereux de pousser plus loin les choses. Le concert, pensait-il, « ne devra jamais aboutir à rétablir la prépondérance politique de la France même. « Il ne doit viser « qu’à procurer au roi très chrétien, outre le degré convenable de sûreté, de respect et de lustre, telle mesure d’autorité et d’influence qui sauve la France de l’anarchie et d’un relâchement de subordination intolérable. » Léopold attendait de la Russie qu’elle partagerait son opinion sur tous ces objets. L’Espagne inclinerait vraisemblablement vers les mêmes sentimens, mitigés par les mêmes considérations. Cette cour n’a point, se disait-il, « le désir de voir la France reprendre, avec sa prospérité précédente, l’influence et le ton prépondérant que la nature avait destinés à la puissance la mieux située et relativement la plus grande de toute l’Europe. » L’Angleterre sera certainement mal disposée : bien qu’elle redoute pour sa constitution, pour ses colonies, pour l’Irlande, en particulier, les effets de la révolution française, elle souhaite « la perpétuité de l’état de confusion interne et de nullité externe où se trouve sa rivale. » Léopold espérait, au contraire, le concours le plus actif de Frédéric-Guillaume. « L’anéantissement du crédit politique de la France, disait-on à Vienne, est opposé aux intérêts naturels de la Prusse ; elle consentira et contribuera même volontiers à la contre-révolution la plus complète. » C’étaient d’ingénieuses spéculations ; mais la tempête qui montait à l’horizon soufflait avec trop de violence pour qu’il fût possible de louvoyer longtemps ainsi le long des côtes, et la crise, selon le mot du vieux Kaunitz, « déconcerta les soins prudens de l’empereur. »

Léopold apprit, coup sur coup, le 1er juillet, à Padoue, le départ et l’arrestation de la famille royale. Le lendemain, des courriers de Genève et de Turin rapportaient que le roi, sauvé par Bouillé, avait gagné Metz et se rendait à Luxembourg. La déclaration de Louis XVI aux Français était jointe à ce message. « Par la fuite du roi, par la déclaration qu’il a publiée et la sûreté de la famille royale à Luxembourg, tout a changé de face, » dit Léopold. Cet Autrichien calculateur s’abandonna un instant à l’émotion. Il y eut dans sa politique comme un battement de cœur et un accès de générosité. Il écrivit à sa sœur : « Je loue le ciel de votre heureuse délivrance. Le roi, l’état, la France, toutes les autres monarchies devront à votre courage, à votre fermeté et prudence leur délivrance. Tout ce qui est à moi est à vous : argent, troupes, enfin tout. Disposez librement. » Il donne aux Pays-Bas les ordres nécessaires ; il demande à la Sardaigne, à l’Espagne, aux Suisses, à la Prusse de prendre leurs mesures pour aider le roi de France ; il avertit le prince de Condé de se mettre à la disposition de Louis XVI : « C’est présentement du roi libre que dépendent tous les ordres à donner. »

Le 6 juillet, tout est bouleversé : la vérité se fait jour. « Figurez-vous mes inquiétudes pour les suites et conséquences, » écrit l’empereur à son frère Maximilien, évêque-électeur de Cologne. Ces conséquences, il ne les avait que trop redoutées et trop prévues ; au moins se trouvait-il prêt à les considérer de sang-froid et, dès le premier moment, ses plans furent arrêtés. Il s’adresse directement à tous les souverains : à la tsarine, aux rois d’Angleterre, d’Espagne, de Prusse, de Naples, de Sardaigne. Il n’a point de peine à trouver les motifs qui doivent les intéresser au sort du roi de France. Ces motifs sont évidens. Les princes, écrit-il, partageront l’indignation que lui a causée « l’attentat inouï » de l’arrestation de la famille royale et les craintes qu’il ressent pour les suites atroces qui en résulteront. Cet acte de violence imprime le sceau de l’illégalité sur tout ce qui s’est fait en France et « compromet immédiatement l’honneur de tous les souverains et la sûreté de tous les gouvernemens. » L’empereur engage les monarques à se concerter pour « revendiquer la liberté et l’honneur du roi très chrétien et de sa famille, et pour mettre des bornes aux extrémités dangereuses de la révolution française… dont il importerait à tous les gouvernemens de réprimer le funeste exemple. » Il en appelle à tous les états de l’Allemagne. Il mande à ses agens « d’animer et disposer les esprits de façon qu’on puisse agir bientôt et avec vigueur. » Cependant son éloignement pour les émigrés persiste. Il invite sa sœur Marie-Christine, régente des Pays-Bas, et il engage les électeurs de Cologne, de Trêves et de Mayence à « empêcher les Français et le comte d’Artois de faire des coups de tête. » Il avertit également ce prince : « Rien n’est possible que par le concert des puissances ; toute tentative isolée serait vaine et dangereuse. » Ces lettres expédiées, il se mit en route pour l’Autriche. « Je pars pour Vienne, écrivait-il à l’électeur Maximilien ; il est plus que temps de sauver notre sœur et d’étouffer cette épidémie française. »

III

L’empereur arriva dans sa capitale à la fin de juillet. Le chancelier Kaunitz avisa l’ambassadeur de France, M. de Noailles ; de n’avoir point à solliciter d’audience et de s’abstenir de paraître à la cour. Il le menaça même de représailles dans le cas où la mission impériale à Paris serait la victime de quelque attentat. « Nous sommes, écrivait ce diplomate, comme une puissance nouvelle que l’on est libre de ne point reconnaître. » Un trait montrera combien tout était changé en Allemagne par l’événement de Varennes. Un juif de Berlin, Éphraïm, courtier très équivoque de la diplomatie prussienne, se trouvait à Paris, où il cabalait bruyamment contre la reine et contre l’Autriche. Il fut arrêté sous prétexte qu’il fomentait des troubles, La Prusse le réclama, on l’élargit. L’Autriche s’émut de son sort. « Vous ne vous seriez pas attendu l’hiver dernier, écrivait Noailles à Montmorin, quand le juif Éphraïm était payé par le ministère prussien pour intriguer à Paris, qu’il deviendrait un objet d’intérêt pour la cour de Vienne. En général, le ton actuel est ici de justifier la cour de Berlin plutôt que de vouloir lui trouver des torts. » C’est que l’alliance de la Prusse était une condition nécessaire au succès des mesures que préparait Léopold.

La circulaire et le mémoire que Kaunitz adressa, le 17 juillet, aux agens diplomatiques de l’empereur ne présentent guère qu’une amplification des idées indiquées par Léopold dans ses lettres personnelles aux souverains. Le vieux chancelier s’applique à marquer le caractère européen de l’entreprise, à bien établir qu’il ne s’agit ni d’une affaire de famille ni d’une combinaison particulière de la politique autrichienne. Sa démonstration filandreuse est froide et toute superficielle. Il rassemble tous les argumens qu’il peut découvrir pour justifier une action commune ; il déduit des raisons, il disserte, il ne semble que médiocrement persuadé et très médiocrement ému. La nature de la révolution lui échappe ; il n’y aperçoit point ce qui la séparera de toutes les autres. Il ne l’en distingue que par le degré d’intensité. Il n’y observe que les effets de l’esprit « d’insubordination et de révolte ; » il n’y redoute que l’exemple de cette anarchie naturellement séduisante aux populaces de tous les pays et que le parti « républicain » de l’assemblée encourage et propage en dehors « avec une perfidie de moyens qui menacent le repos de tous les gouvernemens. » Les puissances ont le droit de s’en préserver. L’assemblée les y provoque d’ailleurs : elle entreprend sur leurs droits et rompt les engagemens de la France avec elles. La France usurpe Avignon, dépouille les princes Allemands. Tous les gouvernemens sont fondés à résister à ces empiètemens, à « faire cause commune afin de préserver la paix publique, la tranquillité des états, l’inviolabilité des possessions et la foi des traités. »

Le principal intérêt de ce document officiel de la chancellerie de Vienne est dans l’esquisse qu’on y découvre d’une Europe politique se reconnaissant envers soi-même des droits et des devoirs. Cette conception, développée par plusieurs philosophes, demeurait fort étrangère aux hommes d’état de l’ancien régime ; elle ne devait pénétrer dans leur esprit que par le contre-coup de la révolution française et se réaliser dans la politique qu’à la suite de cette révolution. On la voit ici poindre, en quelque sorte. La façon dont un diplomate de l’ancienne école se représenta le péril, lorsqu’il en parut frappé pour la première fois, est très particulière et mérite qu’on la note. Loin d’attribuer le mal à la diffusion des « lumières, » ce ministre « éclairé, » nourri de la lecture des philosophes, voit, au contraire, dans la crise révolutionnaire un danger pour le progrès de la civilisation — « La propagation de l’anarchie française, écrivait Kaunitz, est un péril général ; il y faut porter remède, mais le remède même sera funeste. La nécessité de ces moyens contre un mal qui se propage essentiellement par l’abus des communications et des lumières deviendra une calamité pour toutes les nations de l’Europe, dont la prospérité et la prédominance sur les autres peuples tiennent intimement à une communauté d’institutions en tous genres, d’administration interne, de mœurs douces et tranquilles, d’opinions éclairées et d’une religion bienfaisante et épurée, qui les réunit toutes en une seule famille de nations[3]. L’indispensable emploi de précautions proportionnées à un genre de séduction que tant de voies favorisent ne pourra que tendre à isoler les nations et forcer les princes les plus sages et les plus indulgens à s’interdire des réformes véritablement utiles et à sacrifier de nouveaux progrès de la félicité publique au salut de l’ordre et de la tranquillité, qui en sont la première base. » Ce n’est pas le cri de haine et de vengeance aveugle des émigrés, ce n’est pas l’anathème de Burke, c’est la protestation du despotisme éclairé contre la démocratie révolutionnaire, l’appel d’alarme d’un disciple aristocratique de Voltaire devant l’invasion de la troupe républicaine, fougueuse et paradoxale, des élèves de Rousseau. Il ne s’agit point d’ailleurs d’intervenir en France « pour soutetenir le rétablissement complet de l’ancien régime. » Kaunitz jugerait l’entreprise trop hasardeuse en soi, et l’intérêt de l’Autriche n’est nullement de resserrer « les ressorts internes de cette formidable monarchie. » En prenant leurs mesures de précaution et de sûreté, les puissances a rassureront la nation sur les appréhensions d’une contre-révolution violente et absolue. » Elles feront appel aux modérés, qui sont les plus nombreux, et se trouvent, en ce moment, opprimés par les factieux. Mais si les représentations collectives adressées à la France ne sont point suivies d’effet, les agens diplomatiques seront aussitôt rappelés ; les puissances alliées supprimeront avec la France « toutes communications de personnes et de commerce ; » elles appuieront leurs démarches par un déploiement de troupes « très considérable » destinées, le cas échéant, à « réprimer et repousser les hostilités et violences que la France entreprendrait au dehors. » L’Autriche et la Prusse mettraient chacune sur pied cinquante mille hommes. Outre la liberté du roi et la garantie des principes essentiels du gouvernement monarchique, Kaunitz proposait de réclamer la répression de la propagande, la restitution des droits féodaux ou un dédommagement en territoire aux princes allemands possessionnés en Alsace, enfin la réintégration du pape dans la possession d’Avignon et du Comtat.

Léopold savait déjà et s’assura de nouveau par Fersen, qu’il vit le 4 août, que ces propositions étaient conformes aux vues de la famille royale. Il en instruisit la régente des Pays-Bas. « Ne craignez rien, lui écrivait-il, ne vous laissez induire à rien et ne faites rien de ce que les Français et les princes vous demanderont, hors des politesses et des dîners ; mais ni troupes, ni argent, ni cautionnement pour eux. » Il séparait absolument la cause du roi de France de celle de l’émigration ; en cela, il se conformait aux vœux répétés de Marie-Antoinette aussi bien qu’aux plus pressans intérêts de la famille royale. Il ajoutait : « Je fais ma paix avec les Turcs… Je pousse l’Empire dans les voies légales. » L’Empire délibéra ; l’électeur de Trêves, très effrayé, réclama des secours de l’empereur : Léopold répondit que 6,000 Autrichiens et 6,000 Prussiens allaient se porter en Souabe et en Franconie. La France en fut avertie. C’étaient les premiers résultats de l’entente de l’Autriche et de la Prusse. Cette entente semblait assurée, et l’on s’occupait activement de la sceller par un traité formel, Bischoffswerder le négociait à Vienne avec Kaunitz.

Le vieux chancelier n’avait jamais en de goût ni d’estime pour la France. Après l’avoir exploitée en la méprisant sous Louis XV, il en avait subi avec impatience le relèvement momentané sous Louis XVI ; il la détestait dans la révolution. Il fallut que cette haine fût bien forte chez lui, car elle l’emporta sur l’inimitié qu’il portait aux Prussiens. Ceux-ci, du reste, se montraient aussi souples qu’insinuans. Kaunitz n’avait pas eu de peine à se tenir en garde contre Frédéric et ses élèves : les sarcasmes du roi philosophe, l’arrogance de ses agens et les fanfaronnades de Hertzberg le mettaient hors de lui ; il rencontrait maintenant un homme du monde très poli, courtisan au parler doucereux, toujours prêt à se répandre en effusions sentimentales ou en confuses congratulations. Plus infatué que jamais de sa personne et de ses idées, Kaunitz se laissa, malgré tout son scepticisme, engluer à l’appât théosophique. Il s’imagina qu’il mènerait Frédéric-Guillaume et son favori comme il avait mené Louis XV et sa maîtresse. S’abusant sur la crise de l’Europe comme il s’abusait sur son propre génie, il crut trouver dans l’alliance prussienne une brillante et facile revanche de la rupture de l’alliance française. Un traité préliminaire fut signé le 25 juillet. Il était « calqué » sur celui de 1756 et faisait, selon le mot du vieux chancelier, « à peu près le second tome du traité de Versailles qui a étonné toute l’Europe dans son temps et a sauvé alors la monarchie autrichienne. » Il stipulait une alliance défensive et la garantie des possessions respectives : les alliés s’engageaient à suivre une politique commune dans les affaires de France et à maintenir « l’intégrité de la libre constitution de Pologne. » La signature du traité définitif était subordonnée au règlement de la paix entre l’empereur et les Turcs : elle se conclut le 5 août, à Sistova. Rien ne semblait plus désormais détourner l’Autriche de son projet d’intervention ; mais ce projet dépendait d’une entente entre les puissances, et les réponses qui arrivaient de différentes cours montraient que cette entente était fort improbable. Il avait suffi de vouloir réunir un instant la vieille Europe pour en constater l’incohérence et l’anarchie.


IV

« Sans l’aveu de l’Angleterre, rien ne se fera d’efficace, » déclarait Mercy, qui était sincèrement dévoué à la reine et travaillait avec zèle, de Bruxelles où il s’était retiré, à lui venir en aide. Il se rendit à Londres et trouva les Anglais aussi mal disposés que possible pour le congrès. C’était leur intérêt : il éclatait ans yeux de tout le monde. La France se consumait dans l’anarchie, ses colonies se désorganisaient ; l’Angleterre, qui convoitait en particulier Saint-Domingue et l’Ile de France, s’attendait à les voir tomber dans ses mains. Les fonds anglais s’élevaient à uni taux prodigieux. La neutralité offrait ainsi à l’Angleterre, sans frais et sans périls, tous les avantages d’une guerre heureuse contre la France. « Vous connaissez l’histoire d’Angleterre, » disait à un diplomate étranger un membre de la chambre des lords ; « je vous demande si, du temps de nos guerres civiles, la France a soutenu chez nous le parti des royalistes. » Mercy demeura peu de temps à Londres et s’en alla très découragé : « La veille de son départ, rapporte le chargé d’affaires de France, Barthélémy, il m’a dit : « J’ai toujours été d’opinion que l’Angleterre avait la main dans toutes les malheureuses divisions de votre patrie. Je pars d’ici plus convaincu que jamais de cette triste vérité, et que, contre l’intérêt de toutes les puissances, qui voudraient voir la France reprendre sa force accoutumée, l’Angleterre continuera à chercher à la miner sourdement pour opérer une ruine totale et se frayer ainsi les voies vers la monarchie universelle. » Le roi d’Angleterre écrivit à l’empereur en termes dilatoires. Ses ministres ne se bornaient pas à décliner toute participation au concert, ils en détournaient l’Espagne.

Cette cour avait commencé par de bruyantes rodomontades. En apprenant l’arrestation de son cousin, Charles IV s’écria : « Comment ne s’est-il pas sauvé lui-même par une mort courageuse ? On ne m’aurait jamais ramené vivant dans ma capitale ! » Toute cette vaillance se dépensa en une déclaration pompeuse que le roi fit rédiger par son ministre Florida-Blanca et que son ambassadeur transmit à l’assemblée nationale. Une réponse empressée a l’empereur, quelques mouvemens de troupes sur les frontières et l’expulsion de 30,000 étrangers, Français pour la plupart, complétèrent les mesures de l’Espagne. Cela fait, le courroux tomba et le zèle s’éteignit. « Ce n’est pas, disait Léopold, que l’Espagne soit mal disposée, mais elle est en mauvais état. » Les rassemblemens de troupes ne s’opéraient point ; les soldats manquaient, les caisses étaient vides ; on ne payait même plus le conseil de Castille. La cour essaya de négocier un emprunt à Gênes et un autre en Hollande : elle eut toutes les peines du monde à se procurer 400,000 piastres qu’elle avait promises au comte d’Artois. Ajoutez des difficultés avec le Maroc, qui finirent par une déclaration de guerre. Par-dessus tout, la crainte de l’Angleterre. S’engageant dans une lutte contre la France, l’Espagne découvrait ses colonies et les livrait aux entreprises des Anglais. Ceux-ci ne laissaient point de nourrir les inquiétudes ; ils menaçaient à tout propos et disputaient sur les moindres précautions que les Espagnols prenaient du côté de la mer. Entravée de la sorte, l’Espagne ne pouvait que tergiverser. Burke la comparait à une baleine échouée qui suffoque sur la grève. Dès le commencement d’août, Charles IV considérait que Louis XVI pourrait fort bien s’accommoder d’une constitution, que ce serait même le meilleur des dénoûmens, car, de l’humeur dont étaient les Français, une guerre contre eux aurait peu de chances de conduire à des résultats pratiques : « Des armées conquérantes, écrivait-il à Gustave III, ne sauraient posséder en France que le terrain qu’elles occuperaient. » La cour de Madrid concluait à la neutralité.

Celle de Naples écrivit de belles dépêches, promit des vaisseaux, proscrivit les gazettes françaises et fit brûleries écrits de Filangieri. Elle n’était point de taille à entreprendre davantage. La Sardaigne annonça qu’elle donnerait volontiers toutes ses troupes ; mais comme elle se jugeait elle-même menacée, elle commença par demander du secours afin de rétablir la tranquillité sur son territoire. Quant à la tsarine, elle adressa à l’empereur des encouragemens pleins de feu et des adjurations remplies d’éloquence ; elle invita ses agens diplomatiques à exciter le zèle de toute l’Europe pour une cause qui était celle de tous les rois ; mais elle ne promit point ses soldats : elle en avait besoin pour ses propres opérations. Comme un émigré français lui demandait de prêter au moins ses vaisseaux pour porter les troupes du roi de Suède, elle répondit froidement : « Mes vaisseaux désarment. D’ailleurs, comment les Anglais regarderaient-ils cette expédition ? Ils sont de mauvaise foi. Ce projet-là est impossible. »

L’Autriche se voyait ainsi rejetée sur la seule Prusse, et la ligue européenne se réduisait à une alliance entre Vienne et Berlin. Mais, à Berlin même, les vues étaient loin d’être claires, directes et simples. Il restait dans les esprits bien des arrière-pensées. Avant de s’engager sur le chemin de la terre-sainte, la croisade avait à débrouiller un terrible réseau d’intérêts enchevêtrés. Frédéric-Guillaume était glorieux, colère, chevaleresque, « sensible, » et très orgueilleux de sa royauté. L’arrestation de Louis XVI l’affecta dans tous ces sentimens : « Dans son intérieur, il était pensif et il s’est écrié plusieurs fois : — Quel terrible exemple ! » rapporte le ministre de France, M. de Moustier. Il manifesta d’abord beaucoup de zèle et dit très haut qu’il appuierait toutes les démarches de l’empereur. L’amour-propre, toujours agité chez lui, trouvait son compte à cette générosité : la Prusse, qui n’éprouvait depuis trois ans que des échecs et des déconvenues, se relèverait devant le monde par cette noble et brillante entreprise. Mais, s’il s’emportait dans ses discours, le roi demeurait mesuré dans ses actes. Ses ministres le retenaient, d’ailleurs. La Prusse était calme : ils n’y redoutaient pas la propagande française. Il leur semblait que le meilleur moyen de s’en préserver était de ne point mécontenter le peuple en le frappant de nouveaux impôts. Avant de se jeter dans une guerre, surtout dans une guerre de principes, ils éprouvaient le besoin de savoir qui en supporterait les frais, et il ne leur paraissait pas expédient que ce fût le trésor prussien.

Ils se trouvaient dans ces dispositions lorsque le ministre d’Autriche, le prince de Reuss, leur remit, le 27 juillet, un mémoire rédigé d’après les instructions de Kaunitz. Il avait pour objet d’établir une entente sur toutes les mesures à prendre en vue du concert ; parmi ces mesures, l’Autriche indiquait expressément une déclaration commune des alliés écartant toute idée de conquête. Les ministres prussiens n’en délibérèrent pas longtemps ; dès le lendemain, ils soumirent au roi une réponse que ce prince approuva et qui fut incontinent expédiée à Jacobi, chargé des affaires de la Prusse à Vienne. Ce document se signalait par le sens pratique, qui est, en général, le propre de la chancellerie de Berlin. Le ton n’en était pas celui de l’enthousiasme, ni l’esprit celui du désintéressement. Le roi acceptait l’idée du concert, mais il ajournait toute démarche effective après l’entière pacification de l’Orient, c’est-à-dire après la conclusion de la paix entre les Turcs et la Russie. Il refusait de rompre les relations de commerce avec la France, parce que ses sujets en souffriraient. Il demandait à être éclairé sur les intentions des autres puissances, et, en particulier, sur celles de l’Angleterre. Puis, découvrant la pensée intime, la pensée de derrière la tête, qui allait devenir bientôt la pensée maîtresse de toute la négociation, il faisait observer que le système de désintéressement se comprendrait fort bien tant qu’il ne s’agirait que de sauver Louis XVI et de le rétablir sur le trône : « Mais, poursuivait-il, que ferions-nous si la guerre amenait un résultat différent et peut-être plus vraisemblable, si l’établissement d’un nouvel ordre de choses en France rencontrait des difficultés insurmontables et si, néanmoins, les armes des puissances alliées avaient opéré la facile conquête de l’Alsace et de la Lorraine ? Il n’y aurait, dans ces conjonctures, aucune raison de les restituer à la France. Les princes allemands recouvreront tous leurs droits, mais les possessions de ces princes ne représentent guère qu’un quart de ces provinces ; que fera-t-on du reste ? S’il s’agissait alors de le restituer à son ancien souverain, la maison d’Autriche, il est clair que cette restitution ne pourrait me laisser indifférent et que, si, au préalable, un accord ne se faisait pas sur cet objet et sur les moyens de me procurer un dédommagement équivalent, il en pourrait résulter des scissions, peut-être même une rupture complète entre les alliés. Il est donc, à mes yeux, de la plus haute importance de s’entendre d’avance sur ce point. »

Les ministres prussiens avaient déjà jeté leur dévolu sur la Silésie autrichienne. Ils ne connaissaient pas encore le traité préliminaire de Vienne ; lorsqu’ils en furent informés, ils jugèrent que Bischoffswerder était allé beaucoup trop vite en besogne, qu’il s’était trop occupé des principes et pas assez des garanties. L’article des hypothèques manquait dans le contrat qu’il avait minuté le 25 juillet : les ministres ne se pressèrent pas de le ratifier. Frédéric-Guillaume les laissait faire, jugeant qu’il y avait du bon dans leurs scrupules de praticiens. Sûr que ces prudens conseillers ne l’engageraient point à l’aventure, il s’attribuait l’honneur gratuit des beaux sentimens, il accueillait les émigrés, qui le flattaient dans toutes ses vanités, et il encourageait sons main Bischoffswerder à persister dans le rôle vertueux qu’il avait commencé de jouer à Vienne.

Ce manège de théosophie, de politique, de cupidité et de grandeur d’âme préoccupait l’empereur, beaucoup trop clairvoyant pour s’en laisser abuser. « Ils disent toujours qu’il faut voir, qu’il faut s’arranger sur les moyens, répétait-il à Fersen ; ils voudraient savoir qui paiera les frais ; ils veulent être assurés de ce paiement ; comment les en assurer ? Je crois qu’ils voudraient être nantis de quelque chose, et quand ils l’auront, le rendront-ils ? Vous savez que ce qui est bon à prendre est bon à garder, et j’ai peur que ce ne soit là leur principe. » C’était un cercle vicieux, et de toutes ces correspondances diplomatiques il ne résultait qu’une conclusion : l’impossibilité de former un concert entre les puissances. Or, sans ce concert, Léopold ne voulait rien entreprendre ; il estimait que c’eût été « se sacrifier » inutilement ; et le sacrifice n’était point dans ses goûts. L’Europe refusait de croire au danger qu’il lui dénonçait ; au fond, il n’y croyait guère davantage. Toutes ces belles causes d’intervention que sa chancellerie avait savamment, déduites, n’étaient, à ses yeux, qu’un thème de diplomatie. Cette négociation avortait comme avaient avorté beaucoup d’autres. Il l’abandonna et revint à son système favori : la temporisation. Les nouvelles de France lui en fournirent sinon un motif sérieux, au moins un prétexte décent. Marie-Antoinette lui fit tenir officiellement par Noailles une lettre portant que tout était bien changé en France, que l’assemblée préparait la constitution, qu’en l’acceptant le roi assurerait sa liberté et qu’il avait lieu d’espérer qu’on pourrait s’entendre avec l’assemblée. Cette lettre était datée du 31 juillet ; le même jour, la reine mandait secrètement à Mercy qu’il n’en fallait pas croire un mot, que ce n’était qu’un leurre pour endormir ses geôliers, que ses dispositions véritables demeuraient toujours les mêmes et que, si elle attendait de l’empereur une réponse ostensible destinée à rassurer l’assemblée, elle comptait que, dans la réalité, il continuerait à suivre les négociations entamées en vue de l’intervention. Léopold n’eut pas le moindre doute sur la pensée de sa sœur ; mais il lui convint de se méprendre sur le sens de ses lettres, il aperçut là une échappatoire, et il en profita. Le point essentiel pour lui, c’est que le péril ne paraissait plus aussi pressant : avec de la résignation, du temps et de l’adresse, Louis XVI conserverait la vie sauve, les apparences du pouvoir et les dehors de l’honneur. Léopold n’en voulait pas davantage pour son beau-frère. On peut même dire que de toutes les solutions de la crise, c’était celle qui correspondait le mieux aux secrets désirs de l’empereur et de son chancelier. Pourvu qu’il n’y eût point de scandale et qu’il ne fût point commis d’attentat direct contre la famille royale, une France réduite à l’état de la Pologne entrait parfaitement dans les plans de la maison d’Autriche. Dès lors, le parti de Léopold fut arrêté. Il affecta de ne point répondre aux avis secrets de la feine, et il prit à la lettre ses déclarations ostensibles, destinées à tromper rassemblée et le public. Il l’encouragea à persister dans la voie de la conciliation, ajoutant même, afin de faciliter le compromis, que la libre acceptation par le roi d’une constitution garantissant les principes du gouvernement monarchique pouvait seule rassurer les puissances et suspendre les effets du concert qu’elles étaient sur le point de former pour préserver l’Europe des effets de l’anarchie française. Persuadé que, dans ces conditions, le congrès qu’il désespérait d’ailleurs de réunir devenait inutile, il se prépara, dans les plus heureuses dispositions d’esprit, à partir pour Pillnitz. La crise lui semblait conjurée. Il n’avait plus de souci que du côté de la Pologne, mais il pensait qu’étant d’accord avec la Prusse, il réglerait cette affaire à son gré.

Les calculs de Léopold ne faisaient point le compte de la grande Catherine. Elle s’était décidée à conclure sa paix avec les Turcs. Le traité préliminaire, signé à Galatz le 11 août, lui assurait Otchakof avec le pays entre le Boug et le Dniester : c’était peu de chose auprès de ce qu’elle ambitionnait en commençant cette guerre d’Orient qui tournait court et finissait médiocrement. et le n’était point femme à se contenter de cette obole, et, si elle renonçait momentanément à poursuivre son « projet grec, » c’était pour consacrer toutes ses forces à son dessein polonais. Il lui fallait une Pologne subjuguée ou conquise, et, pour réduire la république à cette extrémité, elle avait besoin d’en éloigner l’Autriche et la Prusse. « Je me casse la tête, disait-elle[4], pour pousser les cours de Vienne et de Berlin à se mêler des affaires de France. Je veux les engager dans ces affaires pour avoir les coudées franches. J’ai beaucoup d’entreprises qui ne sont pas terminées, et je veux que ces deux cours soient occupées afin qu’elles ne me dérangent pas. » Voilà désormais le fond de sa politique ; c’est là qu’il faut chercher la cause des mouvemens singuliers qui, au cours de la révolution, déplacèrent toutes les masses et firent dévier toutes les mesures des puissances coalisées contre la France. La permanence et la simplicité des intérêts de la Russie, la netteté avec laquelle Catherine les concevait, la constance qu’elle mit à les faire prévaloir, les avantages qui résultaient pour elle de l’éloignement de son empire et de la civilisation primitive de son peuple expliquent à la fois le caractère et le succès de sa politique. La guerre contre les Français n’est pour elle qu’une diversion : son objet direct et personnel, c’est la Pologne. Comme elle est bien résolue à ne point faire campagne sur le Rhin et aux Pays-Bas, elle le prend de très haut avec la révolution et les révolutionnaires. Elle repousse avec mépris toutes les transactions et condamne dédaigneusement tous les atermoiemens. Elle se montre ultra-royaliste et n’admet d’autre solution que la contre-révolution totale. C’est encore moins chez elle affaire de goût que de calcul. Il lui convient de conserver une France forte, et elle n’en voit le moyen que dans la restauration de la monarchie absolue. Sa grande faveur pour les princes et pour leur parti provient uniquement de là. Le droit et les principes n’ont rien à voir en cette affaire. Catherine se soucie peu d’y conformer ses actes : il lui suffit que ses actes s’enchaînent et que les résultats concourent à son profit. Elle frappe des mêmes invectives et accable des mêmes sarcasmes l’assemblée nationale et la diète de Pologne, parce que chacune la contrarie à sa manière, la première en affaiblissant le pouvoir royal et la seconde en essayant de le fortifier. Il en va des orateurs comme des assemblées. Fox a soutenu qu’il importait de ne la point gêner en Orient, et elle place son buste auprès de celui de Démosthène dans la galerie où elle rangeait naguère les philosophes français. Burke flétrit la révolution qu’elle exècre, il passe pour Démosthène à son tour et prend place dans le temple de la gloire. Elle ne s’embarrasse point de mettre d’accord entre eux ces deux Démosthènes britanniques : ils la servent, c’est assez : Fox en l’aidant à garder ses conquêtes, Burke en prêchant la croisade contre la France. « Chacun, écrivait-elle à son agent à Vienne, opérera la contre-révolution : les Allemands à Paris, les Russes à Varsovie. »

On la voit animer en même temps les émigrés polonais qui soutiennent l’ancien régime en Pologne, c’est-à-dire l’anarchie, et les émigrés français, qui prétendent rétablir l’ancien régime de France, c’est-à-dire l’absolutisme. Elle envoie à l’armée des princes tous ceux qui affluent en Russie et « leur monte la tête. » Au fond, elle les traite en Polonais et les juge avec mépris. « Ils me viennent tous avec la tête au-dessous de la besogne, » écrivait-elle à Grimm. Quant aux princes, elle les enguirlande de toutes façons, les aveugle de complimens, les compare à Henri IV, les étourdit de ses promesses. Ses mesures se bornent à l’octroi d’un secours d’argent aux émigrés, au rappel éventuel de l’agent russe à Paris, pour le cas où les autres agens seront rappelés, et à la mise en quarantaine de l’agent français à Pétersbourg. Elle déclare d’ailleurs que ce serait la chose la plus aisée que de réduire à merci les Français insurgés : « Deux mille Cosaques et six mille Croates seraient beaucoup trop pour faire un tapis vert de Strasbourg jusqu’à Paris ! » Cependant elle n’aura garde de déplacer un cosaque. Elle laisse l’honneur de l’aventure au roi de Prusse, dont elle se moque, et à l’empereur, dont elle se méfie. « C’est l’unique homme auquel je pardonne de jouer le jeu qu’il joue, disait-elle de Léopold ; s’il trompe, je l’en félicite ; s’il ne trompe pas, je le plains. »

Léopold, sous ce rapport, était l’homme du monde le moins digne de pitié. Il vit très vite et très clairement dans le jeu de l’impératrice. Pour s’y méprendre d’ailleurs, les Allemands auraient dû fermer leurs yeux et leurs oreilles. Les deux chevaliers que Catherine voulait envoyer guerroyer sur le Rhin n’étaient ni l’un ni l’autre dupes de son étrange zèle pour la monarchie française. Le leur se refroidissait à mesure que s’échauffait celui de la Russie. Cet appel aux armes, qui partait de Pétersbourg, les amenait, tout naturellement à détourner la tête, et, au lieu de la France qu’on leur désignait, c’était la Pologne qui tombait sous leurs regards. La tsarine, cependant, n’avait pas entièrement perdu son temps et ses paroles : les Polonais du parti russe recommençaient à conspirer, le roi de Suède menait grand tapage de fanfares à l’avant-garde de la future coalition, et les émigrés français, prosternés aux pieds de Catherine, remplissaient le monde des éclats de leur reconnaissance.


V

L’émigration armée avait maintenant un roi et un connétable. Le roi, c’était le comte de Provence, sorti de France à la fin de juin ; le connétable, c’était Gustave III, arrivé le 14 à Aix-la-Chapelle. Déployant sur ce théâtre d’Allemagne le faste tumultueux et l’appareil légèrement ridicule qu’il mêlait aux actions même les plus nobles ou les plus graves de sa vie, il faisait état de chef de parti et se posait en lieutenant-général de la ligue des rois[5]. Il offrait trois fois par semaine à ses illustres cliens de France des dîners de cent couverts. Il tranchait du héros, du négociateur, du protecteur surtout et de l’homme à principes. Ceux qu’il affichait se signalaient, par leur caractère radical[6] : la propagande lui paraissait, au demeurant, le moindre des dangers que la révolution française faisait courir à l’Europe ; le vrai péril venait des « monarchiens » et de leur « gouvernement métaphysique, » qui, s’il se consolidait « serait un exemple encore plus dangereux et servirait à bouleverser tous les trônes. » Sa logique poussait le raisonnement jusqu’aux conséquences extrêmes : la monarchie était tout à ses yeux, le monarque rien ; pourvu que le prince régnât absolument, son nom importait peu. « Il peut être égal, écrivait-il à Catherine, si c’est Louis XVI, ou Louis XVII, ou Charles X qui occupe le trône, pourvu qu’il soit relevé, pourvu que le monstre du Manège soit terrassé et que les principes destructeurs de toute autorité soient détruits avec cette infâme assemblée et le repaire infâme où elle a été créée. Le seul remède à cela, c’est le fer et le canon. Il se pourrait qu’à ce moment le roi et la reine fussent en danger, mais ce danger n’équivaudrait pas à celui de toutes les têtes couronnées que la dévolution française menace. » C’était la pure doctrine du salut public.

Les vues de Gustave ne se rapprochaient que trop de celles qui dominaient parmi les émigrés et jusque dans l’entourage des princes du sang. « Dégoûté de les voir. Il y a ici des joies indécentes ! » avait écrit Fersen en arrivant à Bruxelles, après le désastre de Varennes. « J’en ai trouvé beaucoup, rapporte Augeard, dans le même temps, qui me disaient que c’était un bonheur que le roi eût été arrêté ! » L’émigration n’avait plus démesure à observer. La captivité de Louis XVI la déliait d’une obéissance qui lui pesait, encore qu’elle la gardât fort peu. Les princes et leurs conseillers se trouvaient les maîtres de la « vraie France ; » ils pouvaient enfin, s’abandonnant à leur génie, sauver l’état à leur manière et travailler dans le grand. Ils ne perdirent point de temps, et leurs projets furent arrêtés dans une sorte de conseil qui ; se tint chez le roi de Suède, à Aix-la-Chapelle, le 5 juillet.[7]. Les comtes de Provence et d’Artois avec leur premier ministre in partibus, M. de Conzié, évêque d’Arras, s’y réunirent à Gustave. Ce prince qui avait déjà, le 27 juin, mandé à son ambassadeur, Staël, de rompre avec le gouvernement français, exposa comment il entendait renverser ce gouvernement et rétablir l’ancien ordre de choses. Ses projets furent adoptés par les princes. Le roi étant empêché, Monsieur devait prendre la régence, former un cabinet, envoyer des ambassadeurs, négocier des alliances. Les bons Français, en le soutenant, ne seraient point des rebelles, ils seraient, au contraire, des sujets fidèles luttant contre un pouvoir usurpateur. Le régent, à son arrivée en France, appellerait autour de lui les pairs, les grands officiers de la couronne, les évêques, les parlemens : il promettrait de conserver les anciennes lois du royaume et garantirait les droits des différens ordres. Le système qu’il s’agissait de rétablir était, en effet, l’ancien régime dans toute son intégrité, la « monarchie sans mélange, » comme on disait alors. Les décrets constitutionnels de l’assemblée, déclaraient les princes[8], « sont tellement détestables qu’il est impossible d’en rien conserver sans tout perdre. » « Le roi, remis en possession de son autorité, accordera à ses peuples tout ce qu’ils peuvent espérer, de sa bienfaisance. Il réformera les abus et fixera les bornes d’une liberté raisonnable. » Mais, jusque-là, point de composition ni de conciliation. « Il n’y en a aucune qui soit praticable. On ne peut pas composer avec le crime, on ne peut pas se fier à la perfidie, on ne peut pas traiter avec une assemblée nulle en elle-même. Ce n’est que par la force des armes qu’on subjuguera le fanatisme de l’opinion[9]. » Cette force serait irrésistible, Gustave en répondait. Se forgeant, d’après son imagination et les romans politiques de Calonne, une Europe de fantaisie, il voyait 35,000 Autrichiens envahissant la France par la Flandre, 12,000 Suisses entrant par la Franche-Comté ; 15,000 Sardes par le Dauphiné ; 20,000 Espagnols par les Pyrénées ; 16,000 Suédois et 8,000 Russes, sous ses ordres, débarqueraient en Normandie, occuperaient les rives de la Seine ; et affameraient Paris, tandis que les princes, avec les émigrés et les contingens de l’Empire, pénétreraient dans le royaume par l’Alsace et le Brisgau[10]. L’Angleterre laisserait faire : les Antilles, au besoin, paieraient sa neutralité.

Les résolutions prises, il fallait trouver de l’argent et des soldats, c’est-à-dire gagner l’Europe à ce grand dessein. Gustave se fit le porte-parole de cette régence qu’il avait presque suscitée. Il écrivit aux rois, il chargea Fersen de parler à l’empereur, il adressa un long mémoire à Catherine, dont il attendait tout. Puis il manda près de lui Bouillé, afin d’étudier les moyens d’exécution. Bouillé arriva, aigri de son impuissance à sauver le roi, désespéré, exalté contre la révolution, passionné de vengeance au point d’en perdre toute retenue et toute mesure. Il écrivit une lettre furieuse à l’assemblée. « J’ai voulu sauver ma patrie, mon roi, sa famille… Je vous annonce que si on leur ôte un cheveu de la tête, il ne restera pas pierre sur pierre à Paris. Je connais les chemins ; j’y guiderai les armées étrangères. » Il prépara les étapes avec Gustave. Tournant contre la France les renseignemens qu’il avait été chargé naguère de recueillir pour la défendre, il montra au roi de Suède la frontière ouverte à l’invasion, l’armée « perdue sans ressources, » privée d’officiers, manquant de discipline, dépourvue de munitions, les places délabrées et remplies de complices prêts à en ouvrir les portes. Il espérait, en se livrant ainsi à Gustave, que ce prince n’en abuserait point contre la France[11] ; il voyait en lui le seul allié désintéressé de Louis XVI et confondait le salut de son maître avec celui de l’état et de la patrie : excuse dont s’abusaient alors et dont se réclament devant l’histoire des hommes de cœur, comme celui-là, qui se trouvaient brusquement jetés hors de toutes leurs voies par la tempête, et qui étaient aussi incapables d’en mesurer la force que d’en discerner la direction.

Gustave III estima qu’il n’avait plus de conseils à donner ni d’avis à recevoir : il ne doutait ni du concours des puissances ni du succès de l’entreprise, et il repartit pour la Suède afin de hâter les préparatifs de la campagne. Les princes, cependant, travaillaient à émouvoir les cours en faveur de leur régence. Ils se tournèrent d’abord vers Catherine. Cette impératrice avait accompli des choses assez extraordinaires pour que des princes, même de la plus illustre maison du monde, pussent sans trop déchoir se laisser éblouir et aveugler par elle ; toutefois ces petits-fils de Louis XIV y apportèrent un excès de complaisance et d’obséquiosité. Monsieur, qui rédigea la lettre, y appliqua tout le bel esprit dont il se piquait. Catherine passait pour goûter la Henriade ; Monsieur prodigua les allusions à Henri IV, mais d’un style qui n’était guère celui de ce fier et narquois Béarnais. « Lorsque Henri IV s’honorait du titre de chevalier de la reine Elisabeth, il était déjà un héros, et nous n’avons encore rien fait qui puisse attirer les regards de Catherine ! » Ce qu’il y avait de meilleur dans cette fade épître, c’était le passage de la conclusion, le plus illusoire du reste et le plus ingénu aussi, adressé à l’élève et à l’associée du grand Frédéric. « Les secours combinés de la Russie et de la Suède auraient un avantage qui les rendrait infiniment précieux, l’évidence de leur désintéressement. Il est juste, sans doute, que la monarchie française, rétablie dans son ancien état, soit tenue de dédommager, par voie de subsides ou autre genre de paiement, les puissances qui l’auront secourue, des avances et frais d’armement qu’elles seront dans le cas de répéter. Mais des démembremens qui resserreraient les limites du royaume et dérangeraient l’équilibre de l’Europe ne doivent pas être le prix de l’assistance généreuse qui a été promise aux princes frères du roi, agissant en son nom et pour la défense de la couronne. On ne leur en demande aucun ; .. mais l’exemple de Catherine II et le poids de son influence serviraient à écarter tous les doutes que la nation pourrait concevoir à cet égard. » On ne saurait méconnaître qu’à côté de tant de motifs équivoques qui portèrent Monsieur à s’attribuer la régence, celui-là ne fût au moins très respectable. Il s’imaginait que, s’il se mettait à la tête de la coalition, ses alliés ne pourraient dépouiller une couronne dont ils auraient, avec lui, défendu les droits. Cette vue était juste d’après les principes ; mais les principes étaient la chose du monde dont l’Europe se préoccupait le moins, et ce n’était pas sur ce ton là qu’il convenait de l’entretenir pour s’en faire écouter.

Les princes comptaient sur la Russie ; ils croyaient aisé de décider le roi de Prusse : restait le principal et le plus difficile, qui était « d’enlever » l’empereur. Sans se rebuter des échecs multipliés qu’ils avaient subis de ce côté, ils se résolurent à une nouvelle démarche. Le comte d’Artois, accompagné des comtes de Calonne et d’Esterhazy, partit pour Vienne, où il arriva le 15 août. La visite du comte d’Artois parut très inopportune à l’empereur ; cependant il ne crut pas possible de l’éviter. Il reçut ce prince le 20 août. Le comte d’Artois exposa ses projets et rappela les promesses que l’empereur avait faites en Italie. Léopold lui répondit qu’il s’en exagérait la portée, que tout y était subordonné au concert de l’Europe, et que ce concert rencontrait de grosses difficultés. Le comte d’Artois insista, discuta sur les termes et se démena si fort que l’empereur, pour couper court au débat sur ses prétendues promesses, finit par déclarer qu’il les retirait. À ces mots, le prince s’emporta dans une violente colère, et le bruit se répandit dans Vienne que, pour faire revenir l’empereur sur ses déclarations, il était allé jusqu’à lui offrir la Lorraine. Léopold resta inflexible ; tout ce qu’obtint le comte d’Artois fut l’autorisation de venir à Pillnitz ; mais on eût soin de le prévenir que sa visite y serait parfaitement inutile et ne changerait rien aux intentions de l’empereur. Le langage des ministres était des plus décourageans pour les émigrés. On ne leur laissa pas ignorer que l’on regardait, à Vienne, « l’affaiblissement de la France comme un grand avantage pour la maison d’Autriche, et que ce serait contraire à la politique de cette maison de contribuer à lui rendre sa splendeur, à moins d’en retirer de grands dédommagemens. » Kaunitz considérait les affaires de France comme « désespérées et perdues sans retour. » Il détournait son maître de s’en mêler. « D’ailleurs, répétait-il, si Louis XVI s’entend avec l’assemblée nationale, la guerre devient inutile. » Loin de s’y préparer, l’empereur songeait à réduire ses arméniens. C’est dans ces dispositions qu’il partit, le 22 août, pour la Saxe. Le comte d’Artois et sa suite, qui s’était grossie de quelques émigrés, se mit en route le même jour.


VI

Pillnitz est un château près de Dresde, résidence d’été des souverains saxons. L’empereur y arriva le 25 août avec le maréchal Lacy et le référendaire de chancellerie Spielmann, subalterne intrigant, commis à tout faire, qui était en train de percer et s’élevait par la faveur du maître à une sorte d’importance occulte. Il avait débuté dans l’emploi des confidens, il visait maintenant les seconds rôles ; par son caractère, ses origines et ses dispositions, c’était un partenaire parfaitement assorti à Bischoffswerder. Spielmann avait déjà négocié à Vienne avec le favori du roi de Prusse, il le retrouva dans le cortège de ce prince. Frédéric-Guillaume parut à Pillnitz peu d’instans après l’empereur ; il amenait dans sa suite un officier général, le prince de Hohenlohe, et un aide-de-camp de confiance, Manstein, rival secret et complaisant public de Bischoffswerder. Les princes héritiers d’Autriche et de Prusse accompagnaient leurs pères ; ce fut la première de ces innombrables entrevues qui réunirent François II et Frédéric-Guillaume III au cours des événemens extraordinaires qui se préparaient alors et qui leur réservaient à tous les deux de si orageuses destinées. L’électeur de Saxe reçut ses hôtes avec magnificence. du banquet somptueux, suivi d’un spectacle de gala, d’illuminations, d’une réception brillante remplirent la journée et une partie de la nuit. A travers ces fêtes, qui se poursuivirent le lendemain, les souverains ne purent causer qu’en termes généraux et par échappées. Toutefois l’impression de ces entretiens fut excellente de part et d’autre. « Le roi de Prusse, écrit Léopold à son chancelier, a été on ne peut plus franc, cordial et honnête avec moi. Il me paraît pleinement convaincu de l’utilité de l’alliance et la désirant sincèrement et de bonne foi. » Ils se bornèrent à échanger des témoignages de confiance : c’était, au fond, le véritable objet de leur entrevue. Il est même probable qu’aucune affaire sérieuse n’aurait été délibérée entre eux sans l’arrivée des Français[12]. Le comte d’Artois se présenta le 26 au château, entouré de toute la diplomatie et de tout le conseil de guerre de l’émigration : Condé, Calonne, Roll, Esterhazy, d’Escars, Polignac, Flachslanden, Châteauneuf, Bouillé enfin, qui apportait le plan de campagne. Nassau-Siegen, représentant officieux de Catherine auprès des princes, avait pris place dans le cortège. L’objet de cette bruyante visite était de compromettre les souverains allemands dans la cause des émigrés et de les engager à des démarches qu’ils seraient obligés de soutenir par la force : l’occupation de l’Alsace par exemple[13]. Le roi de Prusse y paraissait disposé : l’idée de faire entrer ses troupes dans le royaume flattait sa vanité, et il s’en pouvait suivre des combinaisons d’échange qui ne laisseraient pas, le cas échéant, de l’intéresser. Il écrivait de Pillnitz même à son agent à Vienne, Jacobi : « Ce que vous me faites observer au sujet de la Lorraine dont il aurait été question, à Vienne, entre le comte d’Artois et l’empereur, et qui pourrait servir d’indemnité pour les frais de la guerre, est de la plus haute importance et mérite d’être considéré avec la plus grande attention. » Ainsi raisonnait ce prince au moment où les émigrés, convaincus de sa générosité, se leurraient de son désintéressement.

Le comte d’Artois développa ses plans devant l’empereur et le roi de Prusse. Il « insista terriblement, » dit plus tard Léopold, pour obtenir leur adhésion aux dix points à fixer qu’il leur présenta par écrit. Le fond en était la reconnaissance de Monsieur en qualité de régent, les moyens de lever des troupes dans l’empire et de les organiser aux Pays-Bas, des arméniens pour soutenir les démarches des princes et un manifeste adressé aux Français, menaçant, en cas d’attentat contre le roi, les membres séditieux de l’assemblée, leurs fauteurs, et leurs complices des « derniers supplices » et Paris même « d’extermination. » Léopold connaissait ces desseins et les désapprouvait entièrement. Il les combattit dans l’esprit du roi de Prusse après que le comte d’Artois se fut retiré. Frédéric-Guillaume était plein de chaleur pour les princes, leurs vues répondaient aux siennes, et il se montrait sensible aux adulations qu’ils ne lui ménageaient point. Mais il y avait en lui un fond de prudence ; il subissait le charme et l’ascendant de Léopold. Il ne se dissimula point les inconvéniens d’une guerre entreprise sans le concours assuré de l’Europe, il en vit les dangers, il n’en discerna pas clairement les avantages. Les deux alliés convinrent de répondre, point par point, aux demandes du comte d’Artois : la régence de Monsieur produirait un effet contraire à celui que l’on désirait obtenir, et qui était de rendre confiance à Louis XVI ; le manifeste ne pouvait résulter que d’un concert des puissances ; elles y avaient été invitées, il convenait d’attendre leurs réponses ; l’empereur n’était pas en mesure de faciliter aux princes des levées de troupes dans l’empire, et s’il autorisait les émigrés à séjourner « tranquillement » dans ses états, il ne saurait leur permettre de s’y organiser militairement avant qu’il se fût établi, sur ce point, un accord entre les puissances.

Cependant, comme on ne pouvait congédier tout crûment un prince de si haute naissance et tous ces brillans gentilshommes qui formaient son cortège, on leur fit au moins les honneurs du théâtre et on les invita à prendre leur part des représentations, des banquets et des fêtes. Ils ne manquèrent point d’y paraître, de s’y agiter et d’y faire étalage des distinctions extérieures qu’ils recevaient, ce qui pouvait, devant leurs partisans et devant le public, leur donner quelque couleur de crédit. On les vit poursuivre les ministres et les favoris et les presser en toute occasion. Ils insistaient surtout pour obtenir le manifeste. Les Allemands trouvaient que le comte d’Artois, et M. de Calonne y apportaient « une effronterie et une importunité sans exemple[14]. » Ce n’était point peu de chose pour un fils de France que d’importuner M. de Bischoffswerder et de se voir taxé d’effronterie par le référendaire Spielmann. Dans cette même journée du 26, où le comte d’Artois conférait avec les souverains, Calonne eut un entretien avec le prince de Hohenlohe et Bischoffswerder ; mais cette conversation ne produisit pas les effets qu’il en attendait. « Le général de Hohenlohe m’a dit, rapporte Fersen, que l’exagération, l’emportement, l’inconséquence et la légèreté de M. de Calonne avaient effrayé le roi de Prusse et avaient même refroidi M. de Bischoffswerder. » Cependant, à force d’insister et d’adjurer, le prince obtint une conférence où l’on délibérerait sur ce fameux manifeste, épouvantail formidable qui devait, selon lui, par sa seule apparition, consterner les révolutionnaires et anéantir la révolution. Léopold se prêta à cette conférence : il y vit un moyen de se débarrasser d’hôtes très incommodes ; il crut, en même temps, que la crainte d’une intervention donnerait à réfléchir au peuple français et l’amènerait à s’accommoder avec le roi. Spielmann fut chargé de préparer un texte qui concilierait toutes les idées parce qu’il n’en préciserait aucune, Éconduire les émigrés sans les désavouer publiquement, inquiéter les Français sans les irriter outre mesure, servir les desseins de la cour de France sans provoquer par des menaces intempestives la colère des révolutionnaires, paraître agir, en un mot, et ne s’engager à rien, tel était l’objet de la déclaration vague et équivoque dont Spielmann dressa la minute.

Léopold l’approuva, jugeant que tout y était calculé pour « empêcher le mauvais usage que le comte d’Artois pourrait vouloir en faire. » La déclaration devait être signée par l’empereur et le roi de Prusse. Elle portait que ces deux monarques, après avoir entendu M. le comte d’Artois, considéraient la situation de Louis XVI, ainsi que le rétablissement de l’ordre et de la monarchie en France, comme un objet d’intérêt commun à tous les souverains. « Leurs Majestés espèrent que cet intérêt ne peut manquer d’être reconnu par les puissances dont le concours est réclamé… Alors et dans ce cas, leurs dites Majestés, l’empereur et le roi de Prusse, sont résolues d’agir promptement d’un mutuel accord, avec les forces nécessaires pour obtenir le bien propre et commun. En attendant, elles donneront à leurs troupes les ordres convenables pour qu’elles soient à portée de se mettre en activité. »

C’était une pièce de chancellerie, rédigée par le secrétaire très retors du plus délié diplomate qu’il y eût alors en Europe ; il en faut donc peser tous les termes, car il n’y en a point d’indifférens. La déclaration était tout hypothétique : les arméniens qu’elle annonçait demeuraient éventuels et dépendaient d’un accord conjectural entre les puissances. Cet accord ne se présentait que comme une espérance : on le réclamait, rien ne disait qu’il fût possible, encore moins probable ou prochain. Le fait est que Léopold, instruit des intentions de l’Angleterre, considérait le concours de l’Europe comme une impossibilité et, par suite, ne s’engageait absolument à rien. « Ces mots : alors et dans ce cas, disait-il, sont pour moi la loi et les prophètes ; si l’Angleterre nous fait défaut, le cas n’existe point. »

La conférence eut lieu le 27 août, entre Calonne, Spielmann et Bischoffswerder. Calonne était un politique brouillon, médiocre et infatué ; mais il avait l’esprit de cour, il se connaissait en intrigue et, s’il manquait de l’instinct des grandes choses, il possédait un flair très aiguisé pour les petites. Il ne se laissa point prendre aux subtiles roueries des Allemands. Il jugea la déclaration « rédigée en termes si vagues, dans des phrases si ambiguës, que l’effet en serait évidemment nul. » Il se mit alors à en discuter le texte et batailla pour y introduire quelque amendement qui en changerait le sens et la portée. Il se trouvait aux prises avec des interlocuteurs insinuans, tenaces, féconds en expédiens et riches d’échappatoires. Comme ils objectaient toujours, il s’anima. « Il a été emporté et étourdi, racontait l’empereur. Quand on le contrariait, il disait : — Ah ! il me vient une idée subite. — Et c’était une nouvelle folie ! » On disputa en particulier sur la dernière phrase, celle des armemens. Réduit pour toute créance à ce billet sans cause certaine et sans échéance fixe, Calonne s’évertuait à le commenter de façon à en tirer l’engagement, de la part des souverains, de mettre toutes leurs troupes sur le pied de guerre et d’entreprendre une campagne d’hiver. Malgré « l’incroyable emportement » qu’il y mit et l’intervention non moins vive du comte d’Artois, qui vint à la rescousse, les Allemands ne cédèrent point d’une ligne. Ils déployèrent autant d’entêtement à défendre leur texte que les Français en montraient à l’attaquer. Ils l’emportèrent de haute lutte : la déclaration fut signée le 27 août avec tous les sous-entendus, toutes les réticences, et toutes les restrictions qui, dans la pensée des signataires, la rendaient insignifiante.


VII

C’était un échec complet pour les émigrés ; mais ils n’étaient pas gens à se déconcerter d’un refus. Ils étaient pleins de ressources pour la politique de contenance. Ils prirent le parti d’annoncer, à tout le monde comme un traité d’alliance le congé que l’on venait de leur signifier en forme diplomatique. Ils se plaignaient naguère de l’incertitude de la déclaration ; ils s’aperçurent que cette ambiguïté qui les offusquait tant, pouvait tourner à leur avantage. Ils s’employèrent à regagner par le commentaire ce qu’on leur refusait par le texte, et s’attachèrent à circonvenir les souverains allemands afin d’autoriser par une faveur simulée de ces princes le bruit qu’ils répandaient de leurs prétendues promesses. Léopold se tenait sur ses gardes. Après avoir échangé avec Frédéric-Guillaume de nouvelles assurances d’entente pour les affaires de l’Empire et pour celles de la Pologne, il partit bien décidé à s’en tenir à la lettre même de la déclaration. Il se rendit à Prague, où il devait être couronné roi de Bohême. Le prince royal de Prusse, le prince de Hohenlohe et Fersen le suivirent. Bouille et Polignac se joignirent à eux pour donner des avis, fournir des renseignemens et animer le zèle des alliés. Le prince royal n’était au courant de rien ; quant à Hohenlohe, Frédéric-Guillaume avait eu soin d’avertir l’empereur qu’il n’avait point de mission. Lorsque Bouillé essaya de parler de guerre avec Lacy, ce maréchal répondit qu’il n’avait point d’instruction pour en conférer, qu’une guerre de cette nature ne devait point être entreprise à la légère, que la France possédait d’immenses ressources et qu’il considérait les frontières comme impénétrables. Léopold n’eut d’ouverture qu’avec Fersen : il le jugeait plus raisonnable que les émigrés, plus discret surtout et plus sincèrement dévoué à : la famille royale. L’empereur paraissait ému à la peinture des dangers, des humiliations, des souffrances de sa sœur ; mais quand Fersen en voulait venir au chapitre des secours, il se dérobait. Il arguait que la saison qui était trop avancée, du concert qui était indispensable, de l’Angleterre dont on ne pouvait se passer et dont on ignorait les intentions, de l’espérance enfin qu’il y avait de voir le roi et l’assemblée s’accorder sur la constitution. L’idée que l’on se faisait de ce congrès hypothétique était toujours flottante et incertaine. Léopold insinuait par moment qu’il devait être armé ; Cobenzl et Spielmann soutenaient qu’il ne le devait point être. Ces deux conseillers de l’empereur s’accordaient pour se méfier des Prussiens, lesquels ne dissimulaient point leur manque de confiance dans leurs nouveaux alliés. « Ils veulent faire de cela une affaire d’intrigue, » écrivait Fersen après une conversation avec Hohenlohe. Ajoutez les rumeurs qui se répandaient sur les projets de la Russie et l’inquiétude que commençaient à causer ses mesures en Pologne. En un mot, rien ne semblait plus éloigné que la réalisation de ce fameux Alors et dans ce cas, qui renfermait tout le sens de la déclaration de Pillnitz. Le roi de Prusse en tomba d’accord ; il reconnut que l’on devait attendre la fin des débats sur la constitution, et il écrivit même, le 3 septembre, à son agent à Vienne de tourner les choses de façon que la déclaration du 27 août ne reçût point d’effet.

Ces atermoiemens n’étaient pas l’affaire des émigrés. Ils revinrent à la charge. Le prince de Polignac menait grand train à Prague pour le couronnement. « Il n’a rien, disait-on dans l’entourage de l’empereur, sinon sa vaisselle et son cuisinier. » Il faisait de l’une et de l’autre tout l’état qu’il pouvait. Il remit à Léopold un nouveau mémoire relatif à la régence et aux feintes promesses de Pillnitz. L’empereur en était obsédé. « Je lui ai dû répondre fortement, écrivait-il, le 5 septembre, à sa sœur Marie-Christine, et protester que je désavouerai publiquement toute démarche qu’ils feraient contraire à ce que nous avons fixé à Pillnitz avec lui. Ces princes, avec leurs projets, et Calonne surtout, qui les dirige, se mêle de tout, et qui est un très mauvais sujet, ne pensent qu’à eux et point au roi ni au bien de la chose, et ne veulent qu’intriguer et engager, moi et le roi de Prusse, à quelque démarche pour nous obliger ensuite à la soutenir avec toutes nos forces. Avec ces gens-là, il n’y a rien à faire, et on ne peut aider le roi et la reine qu’avec le parfait concours de toutes les cours, qui sera difficile, l’Espagne ne voulant pas agir et l’Angleterre voulant l’empêcher. « Il ne se borna point à déclarer ces idées, il les fit sanctionner, en quelque sorte, par une conférence ministérielle, qui fut tenue le 10 septembre et dont on dressa le protocole. Loin de pousser l’Empire à prendre les armes, il retardait les mesures de la diète. Il écrivait à la régente de Belgique : « Des troupes que vous avez aux Pays-Bas, rien ne sera employé contre la France. » Enfin, il recommandait à Marie-Antoinette de composer avec l’assemblée, et il faisait conseiller sous main aux membres du parti modéré de transiger avec la cour.

« La poltronnerie et la faiblesse du bon Louis XVI nous tireront d’affaire, » avait dit le vieux Kaunitz après avoir lu la déclaration de Pillnitz[15]. La nouvelle que Louis XVI acceptait la constitution arriva à Prague le 25 septembre et elle y fut la très bien venue. L’empereur déclara tout haut que, « depuis que le roi avait sanctionné, il n’y avait plus rien à faire. » Le ministre ne montra pas moins de satisfaction que le souverain. « Nous devons, nous et compagnie, écrivait Kaunitz, remercier Dieu que le bonhomme de roi nous ait tirés, par sa détermination, du mauvais pas dans lequel nous étions engagés. » Léopold quitta Prague, parfaitement soulagé de ses inquiétudes. Fersen tomba dans le plus profond découragement et il écrivit à Gustave III : « Je ne suis pas trompé sur les projets du cabinet de Vienne ; ils sont dilatoires et tendent à traîner jusqu’au printemps pour se dispenser d’agir. » C’était l’impression qu’emportaient aussi Hohenlohe et Bouillé.

Telle était la valeur réelle de cette déclaration de Pillnitz, « que les politiques ont rangée dans les classes des comédies augustes, » disait Mallet du Pan. Les politiques, en effet, ne s’y méprirent pas[16]. Mais il y avait deux classes de personnes qui trouvaient un égal intérêt à travestir le sens de l’acte du 27 août et à en fausser la portée : les révolutionnaires, pour en tirer la preuve d’une trahison de la cour et d’un complot tramé par elle avec les étrangers ; les émigrés, pour faire croire à une coalition de l’Europe en leur faveur et déconcerter les révolutionnaires par l’effroi où cette croyance jetterait le peuple français. En cette circonstance, comme dans toutes celles où ils intervinrent, les émigrés ne travaillèrent qu’à ruiner leur cause, à perdre la royauté et à servir la révolution violente. Rien n’était mieux combiné pour exalter les passions. contre la famille royale que la lettre par laquelle Monsieur et le comte d’Artois portèrent à la connaissance du public la déclaration du 27 août. A l’horreur qu’inspirait déjà aux Français l’idée du rétablissement de l’ancien régime se joignit l’épouvante d’une invasion. Les Français se virent attaqués par les princes non-seulement dans leurs libertés civiles et politiques, mais dans leur indépendance nationale. Cette lettre, qui formait un véritable manifeste, est datée de Coblence, le 10 septembre, aussi insultante pour la nation, menacée d’assujettissement et de conquête, qu’outrageuse pour le roi, accusé de lâcheté devant l’Europe et frappé publiquement de déchéance morale.

Transformant en promesses formelles les déclarations dilatoires des souverains allemands, les princes annonçaient que les puissances, « dont ils avaient réclamé le secours » pour le roi, « étaient déterminées à y employer leurs forces, et que l’empereur et le roi de Prusse venaient d’en contracter l’engagement mutuel. » Ils assuraient que toutes les cours étaient dans les mêmes dispositions. La nation anglaise, « trop généreuse pour contrarier ce qu’elle trouve juste, » ne s’opposera certainement pas à « cette noble et irrésistible confédération. » — « L’immortelle Catherine, à qui aucun genre de gloire n’est étranger, ne laissera pas échapper celle de défendre la cause de tous les souverains. » Appuyés ainsi de l’Europe entière, les princes notifiaient à Louis XVI que si la violence le contraignait à souscrire une constitution « que son cœur rejette et que son devoir de roi lui interdit expressément, ils protesteraient à la face de toute la terre et de la manière la plus solennelle contre cet acte illusoire et tout ce qui pourrait en dépendre. » Pour que nul ne pût s’y abuser et qu’aucun doute ne subsistât sur leurs intentions, ils ajoutaient : « Dussiez-vous même nous le défendre et fussiez-vous forcé de vous dire libre en le défendant, ces défenses évidemment contraires à vos sentimens, puisqu’elles le seraient aux premiers de vos devoirs,.. ne pourraient certainement pas nous faire trahir notre devoir, sacrifier vos intérêts et manquer à ce que la France aurait droit d’exiger de nous en pareille circonstance. » Ce factum déclamatoire, qui fut lancé dans les gazettes, constituait contre la famille royale un acte d’accusation plus formidable que tous ceux que pouvaient dresser les plus acharnés des révolutionnaires ; il déchirait tous les voiles, et, dans le temps où Louis XVI n’avait plus de sauvegarde que dans un serment, ses frères frappaient d’avance ce serment de parjure et enlevaient aux actes du roi jusqu’à l’apparence même de la sincérité.

La déclaration de Pillnitz suivait, à titre de preuve ou de pièce à l’appui, ce sophistique commentaire qu’en donnaient les princes. C’est dans cet esprit que la France entière la fut et la comprit. Devant cette glose véhémente que devenaient les savantes réserves du texte et toutes ces minutieuses atténuations dont Spielmann avait enveloppé et comme paralysé ses phrases ? Le merveilleux alors et dans ce cas qui ravissait Kaunitz et rassurait Léopold, fut comme non avenu pour les lecteurs français. Ils interprétèrent avec leurs passions cette pièce, rédigée pour des diplomates de carrière, qui ne lisent qu’entre les lignes et ne parlent qu’à mots couverts. Le fin des choses leur échappa, mais ce n’est pas par le fin des choses qu’on saisit les imaginations populaires. Le peuple veut des idées simples ; celles qui ne le sont point, il les simplifie, sauf à en altérer le sens. C’est à quoi s’étaient exposés les auteurs de la déclaration. Les émigrés n’encouraient pas ce reproche. Leur manifeste avait au moins le mérite d’une grande clarté ; mais plus il était clair, plus il devenait funeste à ceux qui l’avaient composé. Rien ne montre mieux l’impuissance où l’on était de comprendre la marche de la révolution que l’impertinence des propositions et la disproportion des mesures destinées à l’arrêter. La casuistique des Allemands valait, sous ce rapport, la présomption des émigrés. Le public français prit la déclaration de Pillnitz, non pour ce qu’elle était, un expédient de chancellerie, mais pour ce que la donna le parti qui s’en réclamait et qui paraissait avoir intérêt à s’en réclamer. C’est ainsi que cet acte combiné pour retarder les événemens les précipita, et qu’au lieu de soutenir les combinaisons de Louis XVI, il contribua à ruiner les dernières ressources dont ce malheureux roi attendait son salut.


ALBERT SOREL.

  1. J’ai consulté, pour cette étude, les correspondances diplomatiques conservées aux Archives des affaires étrangères ; les correspondances publiées par MM. d’Arneth, de Vivenot, Feuillet de Conches, Herrmann ; la Correspondance de Léopold et de Kaunitz, publiée par M. Beer, celle du comte de La March, celle du comte de Fersen, celle de Catherine avec Grimm ; les Mémoires de Bouillé et d’Augeard ; les écrits de MM. Geffroy sur Gustave III et de La Rocheterie sur Marie-Antoinette et l’émigration ; les ouvrages de MM. de Sydel, de Martens, Häusser, Baumgarten, Franceschi, Bianchi.
  2. Kaunitz à L. de Cobenzl, à Pétersbourg, 8 juillet 1791. Vivenot, I, p. 190 ; — Kaunitz à Mercy, 22 juin, id., 539.
  3. Comparez ce passage de Voltaire : Siècle de Louis XIV, ch. II : Des États de l’Europe avant Louis XIV : « Il y avait déjà longtemps qu’on pouvait regarder l’Europe chrétienne, à la Russie près, comme une espèce de grande république partagée en plusieurs états : les uns monarchiques, les autres mixtes ; ceux-ci aristocratiques, ceux-là populaires, mais tous correspondant les uns avec les autres ; tous ayant un même fond de religion, quoique divises en plusieurs sectes ; ayant les mêmes principes de droit public et de politique, inconnus dans les autres parties du monde.
  4. Journal de Chropowitsky, cité par M. de Martens, Traités de la Russie, II, p. 196.
  5. Il faut se le représenter tel qu’il se montra, dans l’été de 1790, aux officiers russes, qu’il reçut à son quartier-général après la paix de Vereloe. Il les attendait, rapporte un émigré français au service de Russie, témoin judicieux et clairvoyant des événemens contemporains, il les attendait dans un temple de l’amitié, construit avec des sapins, orné de son chiffre et de celui de la tsarine et gardé par quatre soldats, habillés en Bacchus, assis sur des tonneaux et versant à boire aux arrivans. Il avait un costume étrange et théâtral : « un habit court à la suédoise brodé sur toutes les tailles, trois fraises de dentelle et trois rangs d’épaulettes, dont le dernier descendait jusqu’au coude. Un pantalon de soie, très juste, mi-partie jaune et bleu, des brodequins, les immenses éperons de Charles XII, l’épée de ce héros suspendue à un énorme baudrier, sans écharpe, tous ses ordres par-dessus son habit, et, pour achever sa toilette, il portait un chapeau rond de paille jaune, traversé par une énorme plume bleue. » — Résumé des campagnes faites au service de Russie par le comte de Longeron ; première campagne en Finlande en 1790 (Archives des affaires étrangères.)
  6. Lettre à Stedingk, 10 juillet 1791, Geffroy, II, p. 174. — Lettre à Catherine, 9 juillet 1791, Feuillet de Couches, III, p. 399.
  7. Mémoire de Gustave III à Catherine, 9 juillet 1791. — Feuillet de Conçues, III, p. 395.
  8. Lettre à Catherine II, 31 juillet 1701. — Feuillet de Conches, II, p. 192.
  9. « Le comte d’Artois ne veut aucune négociation, mais la force, » — Journal de Fersen, 25 juillet 1791.
  10. On croyait, à Pétersbourg, que les alliés arriveraient à Paris en un mois. « Ce mois a duré vingt-trois ans ! » Mon Retour en Russie en 1793, par le comte de Langeron. — (Archives des affaires étrangères.)
  11. Mémoires de Bouillé, ch. XII, et Appendice ; notes sur les affaires de France. — Sur l’état de l’armée française à cette époque, voir l’intéressant et substantiel ouvrage de M. Ch. Chuquet : la Première Invasion prussienne. Paris, 1886.
  12. Voir, pour ce qui suit, le Rapport de Spielmann à Kaunitz, et les Pièces de la négociation. Vivenot, I, p. 236 et suiv.
  13. Léopold à Kaunitz, 30 août 1701 ; Beer, Kaunitz, p. 424.
  14. Rapport de Spielmann.
  15. Lettre à Spielmann, 4 septembre 1791. Vivenot, I, p. 24.
  16. Voir la lettre de La Marck à Mercy, du 10 septembre 1791 : « Les puissances sembleraient s’accorder d’abord sur des projets hostiles à la France, qu’il serait chimérique de compter sur la durée de cet accord, etc. » Comparez la très curieuse lettre que Napoléon Bonaparte écrivait de Valence, le 27 juillet 1791, et qui est peut-être son premier jugement sur l’Europe : — « Aura-t-on la guerre ? J’ai toujours été pour la négative, etc. » (Castan, Premières Années de Bonaparte.)