La Fraternité et la Justice réparative selon la science sociale contemporaine

La Fraternité et la Justice réparative selon la science sociale contemporaine
Revue des Deux Mondes3e période, tome 37 (p. 281-311).
LA FRATERNITÉ
ET LA
JUSTICE RÉPARATIVE
SELON LA SCIENCE SOCIALE CONTEMPORAINE

Le souverain qui a dit : « L’état, c’est moi, » se croyait, comme chacun sait, l’unique propriétaire de tous les biens de ses sujets, parce qu’on faisait alors reposer le droit de souveraineté sur la propriété. « Vous devez être persuadé, écrivait-il à son fils dans ses avertissemens, au tome premier de ses œuvres, que les rois ont naturellement la disposition pleine et libre de tous les biens qui sont possédés dans leur royaume. » Aussi ce même roi se consolait-il de la misère du peuple, aggravée par des impôts de plus en plus lourds, en songeant qu’au moyen de ces impôts il ne faisait que reprendre son bien ; en ne reprenant pas tout, il pensait même accorder à ses sujets une faveur. Ainsi un souverain qui restait en deçà de la plus élémentaire justice se croyait parvenu bien au delà, jusque dans la sphère de la bienfaisance. — Cette histoire ne serait-elle point celle de l’humanité entière ? ne serait-elle point la nôtre à nous tous, qui, dans nos sociétés régies par le suffrage universel, pouvons dire avec plus de vérité que Louis XIV : L’état, c’est nous ? Ne nous flattons-nous point souvent, dans la vie privée et dans la vie publique, d’être généreux quand nous n’avons pas même satisfait à la justice ? Plus la connaissance du droit fait de progrès dans l’humanité, plus se restreint l’idée de grâce et de faveur, par conséquent de charité et de fraternité pure ; en revanche, la sphère des obligations augmente. Autrefois un maître se croyait généreux quand il était doux envers ses esclaves ; aujourd’hui, qui ne comprend qu’être doux envers des esclaves, ce n’est pas même être juste, parce que le plus doux des esclavages est encore une violation du droit ? Dans les temps modernes, la notion du droit s’étend sans cesse à des objets nouveaux ; juger aujourd’hui les questions sociales avec les idées du droit antique, c’est comme si on voulait mesurer les obligations de l’homme civilisé aux idées morales du sauvage ; la justice n’échappe pas plus que tout le reste à la grande loi de l’évolution et du progrès. Un des plus remarquables exemples de cette évolution, c’est la tendance de la justice à absorber en elle la fraternité même. Dans notre société telle qu’elle existe en fait, l’exercice de la fraternité ne serait-il pas le plus souvent une pure justice, un moyen d’acquitter envers les autres une dette tantôt personnelle et tantôt collective, en un mot une simple réparation ? L’apparent octroi d’une faveur ne serait-il point dès lors l’incomplète reconnaissance d’un droit moral ? — Pour le savoir, nous commencerons par étudier en elle-même la fraternité, à laquelle beaucoup d’écoles contemporaines s’adressent encore pour fonder la science sociale. Nous verrons ensuite si les prétendues œuvres de bienfaisance privée et surtout publique ne se ramènent pas à l’exercice, plus ou moins bien entendu, plus ou moins bien organisé, mais encore très insuffisant, d’une forme de la justice absolument essentielle, quoique négligée et confondue avec la charité ; nous l’appellerons la justice réparative.


I

On sait la prépondérance accordée à la notion de fraternité par la plupart des systèmes socialistes que la France a vus naître dans la première moitié de notre siècle. Malgré le discrédit où ces systèmes utopiques sont tombés, la fraternité, plus ou moins diversement comprise, est encore au fond le principe de la plupart des doctrines sociales contemporaines. L’école positiviste française fait reposer la société sur le penchant vers autrui, qu’Auguste Comte appelle l’altruisme. Une vue analogue se retrouve dans les contrées voisines. C’est à l’altruisme que l’école anglaise s’adresse, avec Stuart Mill et M. Spencer, pour unir les intérêts entre eux et réaliser ainsi le progrès de la civilisation. En Allemagne, Schopenhauer et ses récens disciples, pour limiter le règne de la violence et « le droit naturel du plus fort, » ne connaissent que le grand sentiment de la pitié. N’est-ce pas un fait remarquable que cet appel à la fraternité par les diverses écoles, et surtout par celles qui n’admettent pas les droits proprement dits de la philosophie française ? C’est d’ailleurs chose logique, car, lorsque l’on construit le monde social soit avec le jeu des intérêts, soit avec le jeu des forces, le seul principe d’expansion qui puisse contrebalancer la gravitation de l’individu vers soi, c’est l’altruisme faisant contrepoids à l’égoïsme, ou la pitié et la douceur désarmant la force, comme Vénus désarmait Mars. A une extrémité opposée, les religions, mystiques par essence, ne peuvent conférer à l’homme d’autre valeur relativement à Dieu que celle qui lui est accordée par la divinité même, et qui se réduit à une sorte de « condescendance, » de « grâce, » de pitié ; quant aux droits des hommes entre eux, les chrétiens n’en placent pas non plus le fondement dans une valeur de l’homme vraiment personnelle : ils le placent dans une charité réciproque en Dieu et dans une sorte de pitié de l’homme pour l’homme. Ainsi s’explique ce rapprochement inattendu que nous voyons à notre époque entre certaines écoles de philosophie toutes naturalistes et les théologies toutes mystiques du christianisme ou même du bouddhisme.

En France, deux conceptions principales restent encore aujourd’hui en présence, et nous devons successivement les examiner pour retirer de chacune la part de vérité qu’elle renferme : la « charité » chrétienne ou bouddhiste, qui est surtout un sentiment, et la fraternité morale ou juridique, qui est surtout une idée. Cette dernière sorte de fraternité est celle qu’ont soutenue principalement les écoles françaises issues de la révolution, sans la séparer de la liberté et de l’égalité. Examinons d’abord la conception chrétienne, ses antécédens historiques, les raisons pour lesquelles elle devait paraître insuffisante à l’esprit moderne et à notre philosophie du XVIIIe siècle.

L’éducation chrétienne nous habitue trop à croire que le christianisme a introduit dans le monde, par un miracle historique, des principes absolument nouveaux et une morale sans précédens. La fraternité antique, orientale et occidentale, était déjà très développée avant le christianisme. Seulement, lorsqu’on compare cette fraternité avec nos idées modernes, elle offre un caractère qu’elle a conservé dans le christianisme même et qu’il importe de bien saisir : elle se fonde moins sur l’essence de l’homme en tant qu’homme, sur sa valeur intrinsèque et conséquemment sur son droit, que sur des considérations extrinsèques d’origine ou de destinée. De là les deux grandes formes que la fraternité a prises dans l’antiquité : idéal de fraternité mystique et religieuse dans l’Orient, idéal de fraternité civique et politique dans l’Occident. L’Orient n’a guère connu la vie civile et politique, l’état ; il s’est plutôt préoccupé de la vie universelle, du grand Tout, où sont unis tous les êtres, y compris les animaux. L’égalité même que l’Orient établit à l’excès entre l’homme et l’animal montre que cette charité est principalement fondée sur la communauté d’origine. Les êtres particuliers sont subordonnés à l’unité divine, et cette union en Dieu ou dans le Tout est en définitive très conciliable avec l’inégalité et le despotisme sur la terre. Au reste, toutes les maximes possibles de charité, de douceur, de patience, de pardon, de commisération universelle, existent déjà en germe dans le brahmanisme et se développent dans le bouddhisme, cette religion qui revient aujourd’hui en faveur après avoir été trop dédaignée. En Occident, mouvement inverse : le point de départ est. la vie pratique, et spécialement la vie civique ou (politique. La fraternité n’en repose pas moins encore sur la communauté d’origine ; elle est nationale. Aussi laisse-t-elle en dehors d’elle les barbares, extérieurs à la cité, et les esclaves, présens dans la cité et pourtant plus étrangers encore que les barbares. Cependant les philosophes, avec Socrate et Platon, veulent déjà que l’on considère non plus le Grec, mais l’homme ; Aristote place au premier rang des vertus sociales ce qu’il appelle, d’un nom destiné à traverser les âges, la philanthropie ; les stoïciens, en combattant l’égoïsme national au profit de « la société universelle des dieux et des hommes, » se rapprochent du vrai fondement de la fraternité : ils conçoivent la dignité inhérente à l’homme, ἀξίωμα (axiôma), comme base du droit et de la fraternité tout ensemble. Ils placent d’ailleurs cette dignité dans la raison : aussi leur fraternité reste-t-elle plutôt une fraternité d’intelligence que de cœur. Avec Cicéron apparaît le mot même de charité, caritas humani generis. Ainsi, de considérations d’abord toutes politiques et nationales, l’Occident s’élève peu à peu à des considérations métaphysiques et religieuses. L’Occident et l’Orient allaient donc à la rencontre l’un de l’autre, pour s’unir dans l’idée chrétienne.

Le christianisme, développant les maximes contenues dans l’Ancien Testament et chez le sage Hillel, rendit familier aux masses l’idéal de parenté universelle déjà conçu par les philosophes platoniciens et stoïciens. Toutefois la charité chrétienne conserva toujours ce caractère mystique qui s’attache à toute idée religieuse : elle ne fut pas vraiment l’amour de l’homme, mais celui de Dieu et des hommes, pour Dieu. Les hommes doivent s’aimer parce qu’ils ont un même père céleste et un même père terrestre, pour des raisons d’origine métaphysique et d’origine physique, auxquelles s’ajoute la communauté d’une même destinée future, du moins en ce qui concerne les croyans et les fidèles. Le christianisme, afin d’unir les hommes entre eux, regarde donc pour ainsi dire en dehors d’eux et au-dessus d’eux : il ne croit pas qu’ils portent en eux-mêmes le principe de leur union réciproque, qu’ils soient amis par leur nature essentielle et ennemis seulement par les accidens ou les nécessités de la vie ; la volonté humaine, spontanément portée au mal et originellement vicieuse, loin d’être un principe de concorde, lui semble renfermer en soi la guerre.

Quand vinrent les temps modernes, on se demanda si cette doctrine ne tendait pas à détruire en sa source même la fraternité qu’elle semblait devoir fonder. Subordonner la valeur et la dignité de l’homme à des fins transcendantes et à des croyances théologiques, n’est-ce pas au fond supprimer le principe naturel et moral de la fraternité ? Les problèmes d’origine et de destinée peuvent-ils, selon la solution qu’on en donne, modifier les rapports et les obligations des hommes entre eux ? Quand même, du sein de la matière en apparence fatale, pourraient sortir la pensée et la volonté (et il faut bien qu’il en ait été ainsi, puisque la science moderne rejette tout miracle), les êtres pensans ne devraient-ils pas encore se respecter et s’aimer ? Si la philanthropie n’a pas son vrai fondement dans la communauté d’origine religieuse, à plus forte raison ne l’a-t-elle point dans la simple communauté d’origine physique et animale, c’est-à-dire dans l’unité d’espèce ou de race ? Que nous descendions d’un seul couple, ou de plusieurs, ou même d’animaux différens de l’humanité actuelle et voisins de l’espèce simienne, ces questions d’histoire naturelle n’intéressent point directement le problème moral de la fraternité. Si nous sommes d’une même famille, ce peut être une raison de nous aimer, mais fussions-nous de familles différentes, ce ne serait pas une raison pour nous haïr : n’étant point rapprochés par le sang, nous devrions nous rapprocher par le cœur. La vraie famille humaine est celle qui est l’œuvre volontaire des hommes eux-mêmes. Pauvre argument que le sophisme mis en avant par quelques esclavagistes du Sud pour montrer que les noirs ne sont pas nos frères : on invoquait la Bible, on prétendait que les noirs ne sont pas même les fils maudits de Chanaan, ce qui leur laisserait encore des droits, qu’ils ne descendent pas d’Adam et qu’en conséquence ils sont nos esclaves naturels. Une telle doctrine est bien inférieure à celle des Zénon et des Épictète. Allons plus loin. Supposons que quelque découverte de la science, réalisant les rêveries de Cyrano, nous mette en relation avec d’autres planètes dont les habitans auraient des organes tout différens des nôtres, mais une volonté raisonnable comme notre volonté ; entre eux et nous, malgré toutes les différences physiques, s’établirait encore la relation morale du droit et par cela même aussi la relation de la fraternité : ils n’auraient pas besoin de descendre d’Adam pour entrer dans la parenté universelle. Nous avons déjà vu, en étudiant l’idée du droit[1], combien il est dangereux de chercher en dehors de l’humanité le lien de l’homme avec l’homme ; on réduit alors la charité, comme le droit même, à une grâce, la grâce à une élection, et si tous sont appelés originairement à faire partie de la grande famille, il ne reste pourtant à la fin que peu d’élus : la charité humaine, comme la charité divine, finit par laisser en dehors de soi les réprouvés. Dès cette vie, elle anticipe sur la damnation future par la haine plus ou moins déguisée à l’égard des infidèles ou des incrédules, et cette haine aboutit, dès qu’elle le peut, à l’intolérance ouverte ou à la persécution. « Celui qui a, il lui sera donné, et il abondera ; et celui qui n’a pas, cela même qu’il a lui sera enlevé. »

Un chrétien philosophe, auteur d’un livre profond sur la Philosophie de la liberté et qui a publié récemment encore des Discours laïques sur les principales questions de la philosophie morale, M. Charles Secrétan, a essayé de démontrer l’unité de l’humanité par la loi morale de la charité. Au lieu de dire avec le christianisme traditionnel : « L’humanité est une, donc nous devons nous aimer, » il renverse les termes et dit : « Nous devons nous aimer, donc l’humanité est une. » Quoique cette méthode soit supérieure à l’ancienne, elle ne nous paraît pas au fond plus rigoureuse. M. Secrétan nous semble confondre ce qui doit être avec ce qui est, notre fin idéale avec notre origine réelle. Les hommes doivent s’entr’aimer, dit-il, ils trouvent en eux cette loi ; or, la réciprocité sincère d’un tel amour conduirait l’espèce à l’unité sous la forme la plus positive, la plus énergique qu’on puisse concevoir : l’unité comprise, l’unité sentie, l’unité voulue, l’unité réalisée par la liberté. « L’unité dans ce sens est notre fin, et la loi morale pourrait s’écrire en ces termes : Travaille à procurer l’unité libre de l’humanité. Donc l’humanité ne forme qu’un seul être. » On conviendra que la conclusion est un peu rapide. Le moyen terme intercalé par M. Secrétan est cette formule de la loi morale, analogue à celle des stoïciens : « Réalise ta nature, agis conformément à ton essence, deviens en fait ce que tu es en idée. » Rien de plus vrai que cette formule ; mais M. Secrétan conclut de l’analogie d’essence morale (qu’il ne faut pas elle-même confondre avec l’analogie de nature physique) à l’identité d’origine entre les hommes. « Si des êtres différens d’origine, dit-il, avaient reçu pour loi de s’aimer, ils auraient reçu la loi de se rendre un, ils auraient reçu la loi de se développer contrairement à leur essence, il leur faudrait devenir ce qu’ils ne sont pas ; la loi, l’origine et la destinée, le commencement, le milieu et la fin ne s’accorderaient pas. » Sans doute la loi de notre volonté ne saurait contredire l’essence de notre volonté même ; si nous devons être un, c’est que nous pouvons vouloir cette unité et la réaliser ; mais de là à conclure que notre origine est une comme notre essence, il y a loin. En outre, ce mot d’origine est vague. S’agit-il de l’origine historique et physiologique de l’humanité, de son unité dans Adam ? Il le semble, puisque M. Secrétan dit à ses adversaires : « Fraternité ! la langue elle-même témoigne ici contre vous. » Mais en ce cas, de l’unité de fin morale ou même d’essence morale à l’unité d’origine physique, il n’y a aucune conclusion possible. S’agit-il donc de l’origine divine, de l’unité en Dieu ? Mais qui m’empêchera de conclure alors, avec encore plus de rigueur, comme le font Schopenhauer et M. de Hartmann, que nous formons non pas seulement une union en Dieu, mais un seul et même être, et que nous sommes le vrai Dieu ? Le panthéisme et le « monisme » rendent l’unité d’origine et d’essence encore plus complète que la doctrine proposée par M. Secrétan. Ce n’est pas tout. Pourquoi notre unité d’origine ne serait-elle pas aussi la matière, ou la nature, ou une substance quelconque n’ayant point la perfection divine ? L’humanité est une tout aussi bien et peut-être même encore mieux dans l’hypothèse naturaliste ou matérialiste, car celle-ci ne voit dans l’univers, conséquemment dans l’humanité, qu’une seule et même matière dispersée en mille formes individuelles. Toutes ces spéculations métaphysiques ou religieuses sont, selon nous, étrangères à la vraie morale ; quand M. Secrétan dit : « Si nous n’étions pas un, nous ne pourrions le devenir, » nous lui répondrons : « Si nous étions un, nous n’aurions pas besoin de le devenir. » Il faut donc admettre simplement que notre origine et notre essence ne s’opposent pas à notre unité finale » à notre mutuel amour, à notre idéale fraternité ; c’est là tout ce qu’exige la loi morale. Mais pour que la fraternité ainsi conçue soit possible, il suffit que nous en ayons l’idée et le désir, car, — on se le rappelle, — toute idée, tout désir, tend à sa propre réalisation. Dès lors, au lieu de nous perdre avec M, Secrétan et la plupart des théologiens dans des considérations historiques et ontologiques où toute rigueur de raisonnement disparait, nous ne demanderons pour constituer la fraternité qu’une seule chose : l’idée même ou l’idéal de la fraternité. C’est dans cette idée que nous sommes un, c’est par cet idéal que nous sommes frères. Fussions-nous venus des quatre coins de l’univers, fussions-nous sortis de la matière la plus multiple et la plus diverse, eussions-nous pour origine le chaos, dès que nous arrivons à concevoir un même idéal, dès que nos pensées convergent comme des rayons vers un même foyer, nous sommes un virtuellement et nous pouvons être un réellement : penser la fraternité, c’est déjà la réaliser.


II

Les rapports de la fraternité et du droit ne nous semblent pas définis d’une manière plus exacte par la philosophie chrétienne que les rapports de la fraternité idéale avec l’origine réelle de l’humanité. Les chrétiens nous représentent généralement la maxime de la charité : « Fais à autrui ce que tu voudrais qu’on te fît » comme le dernier mot de la morale et de la science sociale. Le catholicisme, devenu d’ailleurs si pauvre de nos jours en travaux philosophiques, ne s’élève pas au-dessus de ce point de vue, comme on peut s’en convaincre en lisant les ouvrages de l’abbé Bautain et du père Gratry. Le protestantisme interprète la même maxime dans son sens le plus profond, et s’en contente. M. Secrétan, par exemple, après avoir donné à l’amour chrétien sa signification la plus philosophique, en fait le fondement de l’ordre social. Voyons si on n’a point exagéré la valeur de la maxime chrétienne, et si nos sociétés modernes peuvent fonder là-dessus leur jurisprudence et leur politique.

Sans doute, au point de vue pratique, la maxime chrétienne a son utilité. Elle fournit une sorte de procédé empirique et même mécanique pour rétablir dans notre esprit, entre nous et les autres, l’égalité morale sans laquelle il n’y a ni respect ni amour. L’intérêt me pousse à tirer les choses de mon côté, à prendre la plus grosse part ; pour corriger cette erreur, il suffit souvent de me figurer que je suis vous et que vous êtes moi ; aussitôt, en vertu des lois de l’association des idées et de la sympathie, j’éprouve une tendance en sens contraire vers autrui identifié avec moi. Les deux tendances finissent par produire une sorte d’équilibre qui a de grandes chances pour se confondre avec l’égalité de la justice et de la fraternité. En d’autres termes, la balance qui est à la disposition de notre Thémis intérieure n’est pas toujours exacte : il y a un plateau qui penche plus que l’autre, celui qui est de notre côté ; or, comment fait un physicien pour constater et corriger l’inexactitude d’une balance ? Il met à gauche l’objet qui était à droite, à droite l’objet qui était à gauche. Par un artifice semblable, la maxime chrétienne retourne l’égoïsme même contre l’égoïsme et met l’intérêt au service de la charité.

Aussi serait-il injuste de voir dans ce précepte, comme on l’a parfois prétendu, une maxime d’intérêt déguisé, et on ne doit pas le traduire à la manière de Hobbes et des utilitaires en disant : « Faites aux autres ce que vous voulez qu’ils vous fassent, afin qu’ils vous le fassent en effet. » Il est encore de nos jours des philosophes qui veulent ainsi fonder la justice et la fraternité sur une réciprocité de fait, sur une égalité de fait ; mais la justice et la fraternité dignes de ce nom sont au contraire tellement désintéressées qu’elles n’attendent pas la réciprocité pour agir conformément à l’idéal moral. Si on ne me traite pas comme je traite les autres, je puis être dans certains cas armé d’un droit de légitime défense ; mais jamais l’injustice d’autrui ne me donne, par réciprocité, le droit d’être également injuste, ni la haine le droit de haïr. La justice n’est donc pas le résultat de la réciprocité effective et réelle ; c’est une réciprocité idéale, de droit pur, qui précède, domine et commande les faits sans les attendre ; à plus forte raison en est-il ainsi de la fraternité. Le caractère de ce qu’on nomme la « liberté morale, » c’est d’aller au-devant d’autrui ; si la liberté ne commence pas par être juste et aimante, quand donc commenceront la justice et l’amour ? La voix qui appelle, tout en demandant la réponse, ne l’attend pas. La volonté doit donc poser la loi de réciprocité idéale et de fraternité avant que les faits viennent la réaliser et alors même qu’ils ne la réalisent pas. Son rôle est l’initiative pour elle-même et l’initiation pour autrui.

Mais si le précepte chrétien est un excellent moyen pratique, il est loin, au point de vue théorique, d’être un bon critérium non-seulement du droit, mais de la bienfaisance même : c’est une des raisons pour lesquelles, dans le christianisme, l’idée du droit est restée si obscure et l’idée de la bienfaisance si longtemps stérile au point de vue social et politique. « Ne faites pas ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît ; et faites ce que vous voudriez qu’on vous fît. » Soit, mais comment interpréter cette « volonté » où l’on cherche la mesure de la justice et de la fraternité ? Il y a trois sens possibles qu’on peut lui donner : ou le désir, ou la volonté droite, ou l’amour. Dans le premier cas, la maxime aboutit évidemment à des conséquences insoutenables : ni le droit naturel ni le droit civil ne peuvent faire de notre désir la règle de la justice, pas même celle de la bienfaisance. Un marchand désirerait qu’aucun autre marchand ne lui fît concurrence, cependant la concurrence est de droit ; la charité même ne commande pas de renoncer à un commerce par bienveillance pour ceux qui l’exercent déjà. Certains hommes s’accommodent de la servitude et désireraient se décharger sur un naître, roi ou empereur, de soins trop lourds pour leur indolence : leur désir leur donne-t-il le droit d’imposer aux autres la servitude ? un grand nombre d’esclaves d’Amérique, si on les eût consultés, airaient préféré l’esclavage à la liberté, car le plus profond esclavage méconnaît le prix de la liberté même, comme la plus profonde ignorance ignore le prix de la science. Nombre d’hommes font bon marché de leur dignité et de leur honneur : est-ce une raison pour ne pas respecter l’honneur d’autrui ? Le croyant ne voudrait pas être laissé dans l’erreur religieuse ; la charité a-t-elle pour cela le droit d’attenter à la liberté de conscience ? On connaît sur ce point la doctrine de saint Augustin, déduite de la maxime chrétienne : quand on a dans sa maison des animaux malades, on doit les corriger ; « ce qui leur semble alors une persécution est un bienfait ; » qu’est-ce donc quand il s’agit de ces maladies morales qui entraînent damnation éternelle ? — De là l’intolérance charitable, qui, quoi qu’on dise, est essentielle au catholicisme, car elle se déduit de ses principes mêmes : de nos jours encore elle est pour la théologie romaine un article de foi. — Mais prenons la maxime chrétienne en son second sens, et supposons que cette « volonté » qui sert de règle à notre conduite envers les autres est ma volonté droite. Alors la maxime signifiera : — « Agissez comme vous devriez vouloir qu’on agît envers vous. » Cercle vicieux, qui revient à dire : « Faites aux autres ce qu’il est juste ou charitable de leur faire l » il reste toujours à savoir où est la justice, où est la charité. — À vrai dire, dans la maxime chrétienne, par volonté on entend une volonté aimante : agissez envers les autres sous le mobile et l’inspiration de l’amour. Et par cet amour on désigne, selon tous les théologiens, la volonté du bien des autres. Que résultera-t-il de ce troisième sens du précepte ? C’est que nous prendrons pour mesure à l’égard d’autrui l’idée que nous nous faisons du bien et de la vérité. Or l’amour ainsi entendu est la négation de tout droit, puisqu’il substitue notre opinion, vraie ou fausse, à la conscience d’autrui. C’est Pascal qui a dit : Le pire mal est celui qu’on fait par bonne intention ; Il ne suffit donc pas, pour réaliser la vraie justice et la vraie fraternité, de régler notre conduite envers autrui sur les objets que nous voulons nous-mêmes, ces objets fussent-ils le bien, le vrai, le bonheur et, qui plus est, le bonheur éternel. Par la méthode catholique, les personnes se trouvent finalement subordonnées aux objets et aux choses : le croyant élève au-dessus des autres hommes ses propres idées et traite ses semblables comme des instrumens en vue du grand œuvre qu’il se propose : la fin justifie les moyens. Il ne sert à rien de répéter avec les théologiens que la fraternité, la charité, la bonté envers les autres a pour fin le bien d’autrui, car ce qui importe, c’est de savoir en quoi consiste le vrai bien d’autrui ; or jamais la théologie, du moins la catholique, ne l’a placé dans le droit des autres, dans le maintien et dans le développement de leur liberté individuelle ; jamais elle n’a analysé l’idée d’une valeur immanente à l’homme en tant qu’homme et attraction faite de la notion de Dieu. Le protestantisme lui-même est trop attaché à l’idée de la grâce pour admettre que l’homme avait par soi et pour soi, sans aucune considération de la divinité. Assurément, aux yeux du théologien philosophe qui a présenté la thèse chrétienne sous sa forme la plus plausible, — M. Secrétan, — l’amour d’autrui implique l’amour de la liberté d’autrui ; mais, outre que sa doctrine est loin de la théorie orthodoxe et primitive, elle repose encore en dernière analyse sur l’idée d’une valeur conférée à l’homme par Dieu, sur l’idée de la grâce. En somme, la charité chrétienne, quand on n’y introduit pas la notion philosophique du droit et de la justice, n’est plus qu’un sentiment sujet à toutes les erreurs et à toutes les interprétations abusives, sans aucune rigueur scientifique ni juridique. M. Secrétan nous répondra peut-être par un mot d’Aristote que les théologiens ont souvent reproduit : « Ceux qui s’aiment n’ont pas besoin de la justice, car ceux qui s’aiment se font du bien entre eux et à plus forte raison ne se font pas de mal ; » mais ce serait prendre le mot de justice en un sens étroit, comme une vertu négative consistant à ne point faire de mal aux autres, tandis qu’elle est le respect positif de tous les droits et l’accomplissement positif de toutes les obligations, de tous les contrats précis qui existent entre les individus ou les groupes d’individus. Le contenu de l’idée du droit est bien plus vaste et plus positif qu’on ne le croit d’ordinaire ; on se représente trop le droit comme une idée négative, un simple principe d’abstention et non d’action, un simple garde-fou et non une partie intégrante du but social. L’idée du droit entraîne, comme nous l’avons vu, celle du régime contractuel, laquelle à son tour permet à la grande association humaine de se proposer des buts qui n’ont rien de négatif. En ce sens, la justice est nécessaire à l’amour. On a soutenu que le fait seul d’invoquer le droit entre personnes qui s’aiment est déjà presque une injure : « Une femme que son mari s’abstiendrait de battre uniquement parce que c’est son droit de ne pas être battue aurait déjà le droit de s’offenser[2]. » — Ne s’offenserait-elle pas aussi si son mari s’abstenait de la battre uniquement parce qu’il l’aime et non parce que c’est son droit de ne pas être traitée comme un être inférieur ? Celui qui est aimé ne veut-il pas aussi être respecté, c’est-à-dire reconnu digne ? L’amour est surtout un sentiment, tandis que le droit est une idée ; l’amour sans le droit est un aveugle qui, en voulant vous embrasser, vous heurte et vous blesse. L’amour éclairé est déjà une justice. Nous ne saurions donc admettre que le principe de l’amour, « bien entendu et appliqué dans toute son extension, » suffise entièrement et « même au delà » pour résoudre tous les problèmes de la vie morale et sociale[3]. L’histoire montre que ce principe n’a point suffi, et cela non pas seulement parce qu’il a pu être mal entendu ou mal appliqué, mais parce qu’il est incomplet par nature, parce qu’à l’aide de ce principe seul on ne saurait déterminer les relations positives de devoir et de droit qui doivent exister entre les hommes : en un mot nous ne croyons pas qu’on puisse fonder une science sociale sur l’amour. Nous conclurons donc que la fraternité est impossible sans la justice et sans l’exacte détermination du droit, qui seule lui donne un objet, une fin, une règle. Cette détermination ne peut se faire que par l’étude scientifique des conditions du contrat social et de l’organisme social. Nous venons de voir que des sentences à la fois sublimes et vagues, comme celles dont l’Orient a été si riche, ne suffisent pas à la morale ; encore moins pourraient-elles suffire à la science sociale. « Travailler au bonheur des hommes, à leur vertu, à leur salut, » rien de plus beau en apparence ; rien de plus difficile dans la vie civile et politique. Il faudrait préalablement s’entendre sur le vrai bonheur, sur la vraie vertu, sur le vrai salut. Prendre pour but dans sa conduite envers les autres quelque chose de supérieur à la liberté des autres, fût-ce leur béatitude céleste, c’est déjà être sur la voie de l’usurpation, car l’usurpation consiste à substituer sa conscience à celle d’autrui. L’Inde et le moyen âge nous offrent le plus frappant exemple de l’absorption du droit dans l’amour et de ses inconvéniens sociaux. Revendiquer son droit, le maintenir et le soutenir devant tous semblerait contraire aux vertus de résignation, de douceur, de patience, de pardon des injures, d’humilité, qui sont essentielles à la charité orientale et chrétienne[4]. Frappé sur une joue, le fidèle tend l’autre joue. Quand Bouddha dit à son disciple : « Si on t’injurie, que penseras-tu ? » on sait ce que le disciple répond : « Je penserai que ce sont des hommes bons et doux, ceux qui ne me frappent ni de la main ni à coups de pierre. — Et s’ils te frappent ? — Ce sont des hommes doux, ceux qui ne me privent pas de la vie. — Et s’ils te privent de la vie ? — Ce sont des hommes doux, ceux qui me délivrent de ce corps rempli de souillures. » Ainsi le mystique se réjouit de la persécution, il en subit l’injustice avec la passivité du fatalisme ou de la résignation à la Providence. Le citoyen moderne ne peut faire si bon marché de la justice : il exige le respect parce qu’il tient à sa dignité ; au lieu de coopérer par un excès de mysticisme à l’immoralité des persécuteurs, il proclame et réclame son droit quand on le viole. Si vous étiez seul en cause avec ceux dont vous subissez l’injustice, votre résignation pourrait encore se comprendre ; mais il y a d’autres hommes que vous, et bien des générations vous suivront ; or, au point de vue même de l’amour intelligent, conséquemment de l’amour juste, si vous devez aimer vos persécuteurs, ne devez-vous pas aimer encore plus les persécutés, parmi lesquels seront sans doute vos enfans mêmes ? Ne devez-vous pas maintenir vos droits tout au moins dans l’intérêt de ceux qui viendront après vous ? Remettre à Dieu seul la cause des opprimés, c’est se décharger d’un devoir viril et certain au profit d’une simple croyance et d’une croyance surnaturelle.

Les sectes de réformateurs modernes qui parlent encore d’absorber le droit et la justice dans l’amour, ou qui veulent organiser par voie légale la fraternité universelle s’inspirent sans le savoir d’un esprit oriental et féodal. Cette fraternité autoritaire va contre elle-même. On légifère, on contraint, on tyrannise même l’individu au nom de l’humanité ; on prétend mettre la violence au service de l’amour. Fausse fraternité que celle qui s’impose ou est imposée, qui est violente ou violentée ; c’est là encore la fraternité du moyen âge et non celle de l’avenir. Le principe de la charité considéré exclusivement a pour conséquence, dans l’ordre social, une sorte de communisme qui ne laisse plus de place à un individualisme légitime. C’est que l’idée de la fraternité correspond à l’un des deux aspects de la société, celui de l’organisme social, tandis que l’idée du droit correspond à l’autre aspect, celui du contrat social. La fraternité a pour formule : Dévoue-toi au bien de l’ensemble, fais de toi-même un moyen en vue du tout, un organe au service du grand organisme. Cette subordination de l’individu à la communauté est assurément chose nécessaire, et une société où la fraternité n’existerait à aucun degré ne pourrait pas plus vivre qu’un corps où n’existerait plus la coopération des organes. Mais, si vous poussez trop loin l’assimilation de la société humaine aux organismes inférieurs, si vous voulez que l’individu soit aussi esclave du bien public qu’une cellule est esclave du corps vivant auquel elle appartient, vous aboutissez à l’absorption de l’individu dans la communauté et par cela même au despotisme. Il ne faut donc pas oublier que l’organisme social a pour caractère propre d’être en même temps un contrat social ; il constitue ce que nous avons appelé un organisme contractuel. Tout au moins est-ce l’intérêt de l’organisme social que de devenir contractuel[5]. Or, qui dit contrat dit association libre d’individus libres, par conséquent régime de droit et non pas seulement de fraternité, individualisme et non pas seulement communisme. Le lien social résulte en ce cas de la volonté même des individus, qu’il présuppose ; de même, le lien de fraternité résulte de la justice et du droit, qui en sont les conditions préalables. Je vais plus loin ; même au point de vue de l’organisme social, un certain attachement de l’individu à soi-même est nécessaire pour la conservation de l’ensemble : il faut, dans un corps vivant, que chaque partie ait son intérêt propre et le sauvegarde, en même temps qu’elle concourt à l’intérêt commun. C’est ce que les philosophes anglais n’ont pas manqué de reconnaître : l’école de Bentham a montré que le dévoûment généralisé et poussé à ses dernières conséquences aboutit à une contradiction. De deux choses l’une, en effet : ou bien il y aura une partie de la société qui se dévouera à l’autre, ou bien tous se dévoueront les uns pour les autres. Dans le premier cas, la charité des uns, qui se manifeste par toute sorte de bienfaits, implique l’égoïsme des autres, qui consentent à recevoir ces bienfaits. Dans le second cas, chacun se dévoue pour son voisin, qui se dévoue lui-même pour son voisin, et ainsi de suite ; on a alors un « circuit incommode, » une dépense inutile de travail et finalement une perte de jouissance pour tous. Nous n’irons pas jusqu’à dire avec Bentham et ses disciples que le pur dévoûment est le pendant de la dépense infructueuse en économie politique, mais il est certain que le renoncement absolu prêché par le christianisme, s’il était mis en pratique, pourrait entraîner la dissolution de l’organisme social. En fait, comme il n’est jamais complet, il aboutit toujours au partage de la société en deux classes, l’une qui donne et l’autre qui reçoit, l’une maîtresse et l’autre esclave, l’une tendant à l’usurpation et l’autre à l’avilissement. De là la supériorité effective de l’idée moderne du contrat sur l’idée antique du renoncement, de la justice sur la charité. Rendre à chacun ce qui lui est et tout ce qui lui est dû, voilà vraiment la loi et les prophètes : soyez juste, et le reste viendra par surcroît. La science sociale, comme toute autre science, ne saurait se contenter de formules d’amour plus ou moins platonique : elle veut une déduction précise et au besoin un calcul mathématique du droit et du devoir, elle trouve un sens profond à l’adage vulgaire : Les bons comptes font les bons amis. Tant que les obligations et les droits réciproques ne seront pas nettement définis, on sera obligé de faire appel dans la pratique à un perpétuel compromis entre l’égoïsme et l’amour d’autrui ; or jamais un compromis ne valut une solution scientifique. De là le caractère contradictoire de nos maximes d’éducation ; nous avons en réalité « deux morales », l’une utilitaire, l’autre humanitaire. C’est ce que M. Spencer appelle nos)deux évangiles : « La noblesse du sacrifice de soi-même, établie dans les leçons de l’Écriture et développée dans les sermons, est mise en relief un jour sur sept ; les six autres jours on démontre brillamment combien il est noble de sacrifier les autres. » Nous ressemblons à ce physicien qui, ayant des idées scientifiques en contradiction avec ses idées religieuses, trouvait cependant le moyen de rester fidèle aux unes comme aux autres ; il refusait de les comparer. « Lorsqu’il entrait dans son laboratoire, il fermait la porte de son oratoire, et lorsqu’il entrait dans son oratoire, il fermait la porte de son laboratoire. » Une telle situation d’esprit ne saurait convenir aux sociétés modernes ; aussi conclurons-nous que le sentiment a besoin de la science, que l’intérêt même de la charité est d’être la justice et réciproquement. En un mot, il faut que la fraternité devienne juridique et que la justice devienne fraternelle. Si la justice est, selon la définition stoïque, la force de l’âme mise au service du droit, la fraternité est la tendresse de l’âme au service du droit, et cette tendresse, elle aussi, quand elle est éclairée, devient une force.


III

Nous venons de voir que la vraie fraternité ne repose point sur des croyances religieuses et surnaturelles ; il faut donc en chercher le fondement dans la notion même de l’homme et dans les conditions essentielles de la société entre les hommes. Telle est en effet la tendance moderne, surtout depuis les philosophes du XVIIIe siècle et la révolution française. La fraternité n’est pas, nous l’avons vu, une conséquence de quelque commune origine ; ce n’est pas non plus, comme M. Secrétan semble le croire, une fin proposée à l’humanité par quelque père commun de tous les êtres, une sorte d’idée divine qui nous servirait de modèle, c’est une idée humaine, éclose peut-être pour la première fois dans le cœur de l’homme, au sein de la nature jusqu’alors indifférente et insensible. En d’autres termes, la fraternité est un idéal, et cet idéal, le seul capable de satisfaire la pensée, n’est autre que celui de la société universelle : union libre de tous les êtres par une affection mutuelle qui concilierait la plus parfaite diversité et la plus parfaite unité.

En vertu d’une loi psychologique que nous avons souvent invoquée, l’homme ne peut concevoir cet idéal sans le vouloir, parce que toute pensée enveloppe un commencement d’action et tend spontanément à sa réalisation propre. Je ne puis donc avoir l’idée de la fraternité universelle sans une tendance proportionnelle à modeler ma conduite sur ce type supérieur. Celui qui agit sous cette idée directrice, celui chez qui la plus haute des conceptions intellectuelles l’emporte sur les besoins ou les intérêts physiques, celui-là commence par cela même la réalisation de la fraternité.

Ainsi conçue, la fraternité morale est inséparable dû droit, qui, nous le savons, est aussi une pure idée, — l’idée de la personne comme ayant sa valeur en elle-même et par elle-même. Il y a deux conditions sans lesquelles le réel amour d’autrui ou la réelle fraternité serait impossible. En premier lieu, pour que je me croie capable de donner à autrui quelque chose qui m’appartienne véritablement et dont on puisse me savoir gré, il faut que je m’attribue préalablement une certaine propriété de moi-même, laquelle me confère un certain droit sur moi. L’être sans aucune valeur intrinsèque et sans droit individuel ne serait pas plus capable du véritable amour d’autrui que du véritable respect. A. ce premier point de vue, nous voyons déjà se réconcilier le principe idéal du droit et celui de la fraternité. Considérons maintenant non plus la capacité de celui qui aime, mais la dignité de celui qui est aimé. Pour qu’un être nous paraisse mériter notre affection, il faut que nous puissions, dans notre pensée, lui attribuer une valeur propre et non empruntée, une dignité qui soit à lui : il faut qu’il nous paraisse se donner son prix à lui-même pour que nous attachions un prix à son affection. Mais cette valeur intime d’un être qui conçoit la liberté, y aspire et s’en rapproche, n’est-ce pas précisément ce qui rend cet être à nos yeux respectable ? Le même idéal de liberté qui confère l’inviolabilité à l’être capable de le concevoir et de le poursuivre est donc aussi ce qui communique à cet être le charme et le mérite de l’amabilité ; cet idéal commun à tous est la vraie patrie commune à tous.

En conséquence la fraternité est, comme le droit, une idée directrice. C’est l’attribution à l’homme d’une valeur idéale, supérieure à toute estimation matérielle. Cette valeur suppose dans l’homme une certaine indépendance, un germe de liberté. Qu’on analyse jusqu’en ses derniers élémens l’idée que nous nous faisons de la liberté morale, on reconnaîtra qu’elle consiste toujours, à nos yeux, d’abord dans une certaine possession de soi qui est une première marque d’indépendance, puis dans un certain don de soi qui est une marque d’indépendance plus grande encore : l’être vraiment libre serait celui qui aurait d’abord un moi et qui ensuite ne serait pas exclusivement renfermé dans ce moi, mais pourrait concevoir et vouloir les autres, s’unir à tous et au tout. Ce type de l’individualité expansive, loin de nous condamner à l’égoïsme radical dont « l’altruisme » même n’est encore qu’une forme, est au contraire un principe de désintéressement universel et d’union avec autrui. Sans doute cette « liberté », cette « personnalité », cette bonne volonté tendant à se dégager dont nous faisons l’essence de tous les êtres, échappe en son fond à l’expérience positive ; mais il en est de même de la nécessité absolue qui nous riverait à l’égoïsme. Ce sont là, de part et d’autre, de pures idées, entre lesquelles nous avons à choisir l’idée directrice de la conduite humaine ; or l’idée d’une société entre des êtres libres, égaux et frères, est supérieure à toutes les autres ; c’est donc le plus haut idéal moral. Libre jeu des puissances individuelles, libre association de ces puissances par le contrat, libre fusion de ces puissances par le progrès de la sympathie et de la fraternité sociale, voilà les trois degrés de la liberté et du droit, qui nous paraissent suffire à la solution des questions sociales. La liberté individuelle est le point de départ, l’union fraternelle des libertés est le point d’arrivée ; le règne du droit assure celui de la bienveillance même et de la fraternité. Ce sont là des idées qui s’enveloppent : étant donnée l’une, on peut retrouver l’autre, comme on peut retrouver un théorème au moyen d’un autre théorème ; il n’en existe pas moins toujours un ordre logique que doit respecter la science ; ici, cet ordre est : liberté, droit, fraternité.

Ainsi conçu, le règne de la fraternité s’étend à tous les hommes et n’admet plus les exceptions que pouvaient encore laisser subsister les doctrines de pure charité surnaturelle, ou de pitié sensible, ou d’altruisme instinctif. Tous les hommes ont à des degrés divers l’idée, le désir, le germe de la liberté ; tous ont par cela même droit à notre amour. Telle est du moins la haute notion à laquelle s’est élevée peu à peu la société moderne. Le christianisme a sans doute puissamment contribué à rendre ainsi universel l’amour des hommes ; pourtant, dans le christianisme même, il y a nécessairement des exceptions à l’amour, car si Dieu ne peut aimer ceux qu’il damne éternellement, comment l’homme les aimerait-il ? De nos jours, on a rejeté toute idée d’affection arbitraire et de grâce inégalement répartie, et l’idée que nous nous faisons de la philanthropie est absolument universelle comme la justice même. Notre sympathie se mesure d’ailleurs aux degrés mêmes de la dignité : elle n’est assurément pas identique à l’égard d’un Socrate ou à l’égard d’un sauvage aux mœurs féroces ; là c’est l’admiration, ici une sorte de pitié. Mais le vice même et le crime, pour être nécessairement rabaissés dans notre estime et dans notre affection, ne sont pas pour cela exclus du « droit de fraternité, » sur lequel Ulpien disait avec raison que la société entière repose. Ce n’est pas à nous de juger la conscience des autres. Au reste, à mesure que la vieille doctrine du libre arbitre et de la liberté d’indétermination est battue en brèche par la science, nous tendons à rejeter la responsabilité absolue de l’homme dans le mal, et nous faisons de plus en plus grande la part des circonstances ou des tyrannies extérieures. Nous sommes portés à voir dans le bien la marque de la liberté, dans le mal la marque de la servitude, et nous croyons qu’aucune servitude n’est définitive ni éternelle. L’âme abaissée par l’ignorance, par la misère, par le vice, par les nécessités du dehors, par les nécessités du dedans, n’aurait peut-être besoin que d’être relevée pour redevenir libre : elle est semblable à la torche ardente renversée sur la terre, à demi étouffée sous le pied qui va l’éteindre, mais dont la flamme se redresse encore et monte vers le ciel[6]. La fraternité universelle des modernes, ainsi conçue, n’est pas moins supérieure à la fraternité purement nationale des anciens peuples de l’Occident qu’à l’unité mystique ou aux castes des religions orientales. Ce n’est pas un des moindres titres de la France que de s’être élevée, parfois même à l’excès, au-dessus de l’égoïsme national pour concevoir un idéal d’universelle philanthropie : elle a eu tout ensemble le plus vif sentiment de la fraternité humaine et du droit humain, tant ces deux choses sont au fond inséparables. Le vrai génie juridique est en même temps philanthropique. Déjà au moyen âge les communes de France avaient trouvé le véritable nom de l’association civile, amitié ; on disait l’amitié de Lille, l’amitié de Rouen, et qu’était la patrie française, sinon la grande amitié contenant en soi toutes les autres ? Depuis le XVIIIe siècle et la révolution, on a conçu une patrie plus grande encore, celle de tous les êtres raisonnables et libres, et les « droits de l’homme » entraînent l’amitié pour l’homme. Ne point séparer l’amour de la nation et l’amour de l’humanité, voilà l’instinct français. Aussi est-ce en France qu’on a rêvé, espéré, proclamé d’avance la paix universelle. Hegel reconnaît que la nation française, essentiellement sociable, polie, secourable, prompte à s’émouvoir des maux d’autrui, est plus « philanthrope » que l’Allemagne. Quant à l’Angleterre, elle s’est souvent étonnée de notre enthousiasme pour les affaires du genre humain ; elle demeure persuadée, pour son propre compte, qu’il lui suffit de donner l’exemple d’une bonne administration domestiqué : que les autres fassent comme elle, et le genre humain aura l’existence la plus confortable. La France croit au contraire que l’humanité, pour être efficacement servie, a besoin avant tout d’être aimée. Elle préfère dans la parabole biblique le rôle de Marie à celui de Marthe.

Quelques-uns nous ont fait un reproche de cette large philanthropie, dont nos ennemis même ont su tirer profit, tandis que d’autres répétaient à notre honneur le mot bien connu d’un Américain : Chaque homme a deux patries, la sienne et la France. Il y a ici pour chaque nation un double écueil à éviter : un patriotisme égoïste et un cosmopolitisme vague. De même que la vraie fraternité, pour être universelle, n’exclut nullement, mais suppose au contraire la distinction des individus et le développement des personnalités, de même elle n’exclut en aucune manière, au sein de l’humanité, la distinction de ces vastes individualités collectives qu’on nomme des nations, et dont chacune doit garder son caractère propre, ses aptitudes spéciales, son rôle dans l’histoire, son influence personnelle sur le progrès général.


IV

Bien loin que la justice tende à s’absorber dans la fraternité, comme le croient tout ensemble les sectes chrétiennes, les sectes socialistes et, dans une certaine mesure, les sectes positivistes, c’est au contraire la fraternité qui, au sein des sociétés modernes, doit tendre et tend réellement à s’absorber dans une forme importante de la justice dont les « sociologistes » ont, selon nous, le tort de ne pas faire mention.

Il y a un droit qui naît de la violation même du droit, c’est celui de réparation. La justice ne consiste plus alors seulement, selon la définition vulgaire, « à ne point faire de mal » et à s’abstenir ; elle devient évidemment active et doit, pour réparer le mal accompli, faire du bien. Le bien, dans ce cas, loin d’être une « charité » de surcroît, n’est qu’une justice nécessaire ; trop souvent même il demeure insuffisant, car l’injustice après tout n’est jamais réparée qu’en partie, et tout le bien qu’on fait ne peut empêcher l’injustice d’avoir été faite. On sait le mot de cette femme du dernier siècle à qui on disait que Dieu réservait une compensation à ses larmes dans la vie future : « Dieu même ne fera pas que je n’aie point pleuré. »

La société où nous vivons n’est jamais parfaite et ne peut être parfaite, je ne dis pas seulement sous le rapport du bonheur et de la vertu, mais même sous le rapport de la pure observation du droit. Il y a toujours une certaine somme d’injustice générale qui est imputable non point à tel ou tel homme en particulier, mais à la société tout entière, et qui est souvent un legs du passé. De là la nécessité de la justice réparative. On pourrait rendre sensible par un apologue bien simple la tâche de réparation qui incombe aux sociétés comme aux individus. Supposez qu’un homme, par violence ou par fraude, ait enlevé toute la fortune d’un autre ; bien des années se sont passées, l’homme dépouillé, et son spoliateur ont vécu chacun de leur côté et presque inconnus l’un à l’autre ; près de mourir, celui qui a commis l’injustice voudrait rentrer dans la justice : — « Tout ce que je laisse, dit-il à son fils, je le possède à bon droit, excepté cette somme, qui m’a servi à gagner le reste ; restitue-la afin de jouir ensuite honnêtement d’un bien qui désormais sera tout à toi. » Le fils rend-la somme avec les intérêts, et vit ensuite dans la paix de la conscience. — Croyez-vous pourtant que, par cet échange matériel et par cet acte de justice purement commutative, l’injustice ait reçu une suffisante réparation, et ne faudrait-il pas encore un nombre incalculable de bienfaits pour compenser, quoique imparfaitement, le mal passé avec ses conséquences présentes ? L’homme qui a subi l’injustice ne pourra-t-il pas dire : « Comment réparer les souffrances causées par la misère et par l’excès de travail pendant de si longues années ? Ma famille entière en a été victime ; le chagrin et les privations ont fait mourir ma femme et plusieurs de mes enfans ; la mort de ce que j’avais de plus cher est-elle réparable ? » Les enfans qui restent, élevés dans la misère, sont peut-être déjà voués à l’ignorance et au vice. L’injustice s’est donc développée en une série de conséquences dont un grand nombre ont marché trop vite pour qu’on puisse les atteindre. On a dit que le temps perdu ne pouvait se réparer ; c’est plutôt la justice perdue, le droit violé qui est trop souvent irréparable. Quelque chose d’analogue se passe dans la société tout entière. L’histoire nous a légué mille violations du droit dont les effets subsistent encore. La vraie société, pour réaliser l’idéal de justice contractuelle que poursuivent les nations modernes et qui est le type même du droit, devrait être, nous l’avons vu, un contrat d’association entre des hommes libres et égaux ; cette société selon l’idéale justice est-elle la société de fait ? Non, les justes conditions du contrat social ont été altérées par deux sortes de causes qui dépendent, les unes de la fatalité naturelle, les autres de la liberté humaine. D’abord, une nature avare, en produisant la lutte fatale pour la vie, provoque les hommes à l’égoïsme et à l’injustice. De plus, la liberté placée au sein de cette nature est elle-même imparfaite et toujours faillible. Ne pas tenir compte à la fois de ces deux causes, c’est ne voir que la moitié de la vérité, défaut commun. à deux genres d’esprit de tendances opposées, l’esprit de routine et l’esprit de révolution. L’esprit de routine rejette toute réforme en mettant les maux de la société sur le compte de la fatalité naturelle et en prétendant que tout est pour le mieux ou que, si tout n’est pas pour le mieux, c’est la faute de la nature et non des hommes. Certains économistes, dans leur optimisme exagéré, n’ont pas toujours échappé à cette tendance. L’esprit de révolution, au contraire, veut tout détruire pour tout réformer et accuse uniquement la liberté humaine des maux qui pèsent encore sur la société. Aucun des deux partis ne veut voir que la fatalité et la liberté sont ici réunies. Quoi qu’il en soit, puisque cette double cause altère les conditions normales et légitimes du contrat social, il faut combattre les deux causes à la fois et rétablir progressivement dans le contrat les conditions exigées par la justice. C’est à la liberté de réparer, autant qu’elle le peut, les maux de la fatalité, à plus forte raison de réparer le mal fait par la liberté même. Rétablir ainsi les conditions rationnelles du contrat social, tel est le but suprême et l’idéal de la justice réparative.

Maintenant, par qui la justice réparative peut-elle être exercée ? Est-ce par l’individu ? est-ce par la société ? — Cherchons d’abord la part qui revient à l’individu. Selon nous, elle consiste dans ce que les moralistes appellent les actes de « charité privée. » Ces actes peuvent être des œuvres de bienfaisance pure à l’égard de tel ou tel individu particulier qui se trouve être l’objet de notre assistance ; mais à l’égard de l’association dont nous faisons partie, lui et nous, ils redeviennent une simple justice. En effet, Auguste Comte n’avait pas tort de dire que « nous naissons chargés d’obligations de toute sorte envers la société. » De plus, la solidarité existe entre tous les hommes. Enfin il n’est personne qui puisse se flatter d’être sans faute et sans erreur ; or il n’est guère de faute ou même d’erreur qui n’ait des conséquences sociales, surtout dans nos sociétés civilisées et démocratiques, où les volontés et les opinions de chacun règlent les affaires de tous, où chacun a toujours une fonction non-seulement dans la famille, mais encore dans l’état. On oublie trop jusqu’où s’étendent les effets sociaux des torts individuels. Toute faute, toute erreur même relativement aux droits d’une autre personne ou aux affaires de tous est une altération des conditions normales de la société et pour ainsi dire du milieu où les hommes doivent vivre ; c’est de l’air, c’est de la lumière retirés à autrui, c’est une servitude imposée à ceux qui devraient être toujours de libres associés. Et ce n’est pas seulement la servitude qu’on impose aux autres hommes en méconnaissant le droit volontairement ou involontairement ; on leur impose d’une manière indirecte l’injustice même. La plus triste conséquence de l’injustice, en effet, c’est qu’elle tend à provoquer par un retour fatal une injustice semblable, c’est qu’elle introduit dans la société un germe de haine et un désir de vengeance qui tôt ou tard se développe et éclate. Bien plus, l’injustice exerce son influence sur la justice même, qu’elle oblige à employer la force pour sa propre défense, à se faire violente pour réprimer la violence, et à prendre ainsi les formes de l’injustice ; les droits moraux deviennent alors des forces physiques et sont obligés de s’armer pour se protéger : la guerre sous tous ses aspects devient permanente dans la société[7]. Le premier qui a introduit l’injustice dans le monde y a introduit un état d’hostilité morale qui dure encore : les hommes depuis ce temps n’ont pu compter d’une manière absolue les uns sur les autres ; ils ont dû, dans leur association même, prendre leurs précautions contre leurs associés, comme si ces associés étaient en même temps, sous d’autres rapports, des ennemis. Pascal, ne voyant que ce côté des choses, s’écriait : « L’homme est un ennemi pour l’homme. » De là dans la réalité une atteinte permanente aux clauses idéales du contrat entre les hommes. Ce contrat, au lieu d’être un fait, reste alors une pure idée, ou du moins un fait mélangé et incomplet qui n’exprime que la moitié des choses : contrat social et violence sociale, voilà l’expression complète de la société réelle.

Devant cet état de choses, chaque individu doit contribuer pour sa part à la réparation de la commune injustice et au rétablissement des vraies conditions de la société humaine. De là les formes et les règles pratiques de la fraternité, qui doivent être celles de la justice même et du droit. Pour ne pus avilir et abaisser celui qu’elle veut relever, la fraternité doit avoir les traits et le langage de la justice. Il faut que celui qui oblige prenne le rôle de l’obligé et semble non pas rendre un service, mais en demander un ; et à vrai dire, quel plus grand service peut-on rendre à un homme que de lui fournir l’occasion d’un acte de désintéressement et de liberté vraie ? Celui qui oblige les autres est réellement l’obligé des autres. C’est à la fraternité ainsi entendue qu’il appartient, en premier lieu, de réaliser la justice distributive, mais par voie de liberté et non plus d’autorité ; elle doit considérer ses bienfaits comme n’étant qu’une répartition plus juste des parts mal distribuées par le sort et par les hommes. Elle doit prendre, en second lieu, l’esprit de la justice commutative, elle doit se proposer de faire non un pur don, mais un simple échange. Il est fâcheux que le beau nom de « charité » ou d’amour soit devenu synonyme d’aumône. La plus noble fraternité n’est pas celle qui fait une aumône proprement dite, mais celle qui demande un léger service en échange d’un grand, qui rabaisse ce qu’elle donne au-dessous de ce qu’elle demande, qui enfin veut persuader à celui qui reçoit qu’il donne l’exact équivalent de ce qu’il a reçu. Pour cela, en retour de ses services, elle demandera un travail, si facile qu’il soit, car elle sait que le travail ennoblit, tandis que l’aumône avilit. Ainsi au lieu d’une faveur a lieu un échange consenti de part et d’autre et un véritable contrat. La fraternité s’est transformée en justice contractuelle. A vrai dire, ce n’est pas là un simple déguisement et un masque de délicatesse que la fraternité prendrait pour dissimuler ses dons, c’est plutôt la manifestation de sa véritable essence et de sa plus intime nature.

Maintenant faut-il attribuée une tâche de bienfaisance réparative non-seulement aux individus ou aux associations particulières, mais encore à la grande association de l’état ? En d’autres termes, l’état doit-il contribuer, par justice même, à réaliser la fraternité ? — Question qui a toujours embarrassé les moralistes et les sociologistes, parce qu’elle porte sur les limites réciproques du droit de l’individu et du droit de la société. L’action de l’état aboutit toujours à une contrainte, puisqu’elle ne peut s’exercer qu’en prélevant des impôts auxquels nul ne doit se soustraire. Si donc les œuvres de bienfaisance positive et d’assistance n’étaient pas autre chose, comme on le croit vulgairement, qu’une « charité » gratuite et surérogatoire, la charité publique, en s’exerçant par voie d’autorité, ne pourrait s’exercer qu’aux dépens de la justice. Aussi la plupart des économistes, ayant fait une analyse insuffisante de nos droits et raisonnant toujours comme si nous étions membres d’une société non altérée dans ses conditions, ont déclaré injuste la « charité publique » et plus injuste encore tout « droit à l’assistance. » Sans doute le principe dont ils partent est vrai en sa généralité : nous n’avons droit dans l’ordre social qu’à la justice, et la société n’a envers nous que des obligations de justice ; mais la question est de savoir si la justice sociale est aussi étroite que les économistes le supposent, et si les prétendus actes de bienfaisance publique ne sont point au fond des actes de justice publique. — C’est ce que nous allons examiner.

En premier lieu, nous trouvons déjà l’état investi d’une fonction réparative dans l’ordre civil, car c’est par son intermédiaire que l’individu lésé dans ses droits par un autre individu demande une compensation et une réparation. Cette fonction de l’état se justifie par des raisons économiques et juridiques. Sous le rapport économique, le contrat social a une très grande analogie, comme l’ont bien senti les Américains, avec ce qu’on nomme un contrat d’assurance mutuelle, ayant pour objet la réparation de désastres dont on peut en moyenne calculer le retour. Si nous mettons en commun une somme pour chacun très minime, le naufrage ou l’incendie qui eût ruiné un individu isolé sera réparé en commun. En même temps le mal sera comme conjuré d’avance par un léger sacrifice d’intérêt que chacun aura fait. Encore n’est-ce point là un véritable sacrifice, car celui qui apporte sa part à la société d’assurance mutuelle ignore s’il n’est pas précisément celui sur qui doit s’abattre le fléau prévu ; tout en rendant service aux autres, il se rend donc service à lui-même : c’est à la fois du désintéressement bien entendu et de l’intérêt bien entendu. Or il est des risques que nous courons de la part de nos semblables et non plus de la part de la nature : ce sont les risques de notre liberté et de nos droits, exposés à des violations de toute sorte. Par le contrat social, nous assurons mutuellement nos libertés contre ces atteintes au droit ; nous nous engageons à les réparer ou à les prévenir. Et ici les moyens réparatifs peuvent être en même temps préventifs dans toute la force du terme. L’assurance contre les naufrages sur mer ne les empêche pas de se produire, mais l’assurance mutuelle contre les naufrages de nos libertés a pour but en même temps de les réparer et de les prévenir ; en général, les meilleurs moyens de la justice réparative sont ceux qui, en réparant le mal passé, préviennent dans son principe même le mal avenir ; telle est l’instruction, sur laquelle nous reviendrons tout à l’heure. — Si maintenant nous passons de l’ordre économique à l’ordre juridique, nous trouvons de nouvelles raisons pour charger l’état d’assurer à l’individu la réparation des injustices subies de la part d’un autre individu. Par le contrat social nous avons renoncé à nous faire justice nous-mêmes, pour éviter la guerre de tous contre tous et le triomphe final du plus fort, c’est donc la société qui doit fixer au besoin l’indemnité, la compensation, selon les règles de la justice commutative et contractuelle. Tels sont les fondemens de ce qu’on appelle la réparation civile. Mais la réparation, nécessaire dans l’ordre civil, n’a-t-elle aucune place dans l’ordre politique et social ? C’est ce que nous ne pouvons admettre. Il y a une sorte d’injustice que l’individu ne saurait réparer lui-même et dont la réparation incombe d’autant plus à l’association entière que c’est l’association même qui l’a commise. Les hommes, en effet, peuvent être injustes, collectivement, c’est-à-dire dans leur action commune, c’est-à-dire encore dans les actes de l’ordre politique et social. Prétendra-t-on que l’injustice cesse d’exiger réparation parce qu’elle a été commise en grand ? Quand une société commerciale ou industrielle, même anonyme, viole les droits et la loi, échappe-t-elle au devoir de justice réparative parce qu’elle est une association ? De même, dira-t-on que la grande société civile et politique doit réparer toutes les injustices excepté les siennes ? Chaque fois que la société abroge une loi ou une institution politique comme étant formellement injuste et comme violant des droits qui auraient dû être respectés, la société reconnaît par cela même qu’elle avait jusqu’alors commis ou accepté une injustice ; c’est là un point qu’on oublie généralement. Suffit-il alors de supprimer purement et simplement la loi injuste pour que tous les devoirs sociaux soient remplis ? Voici par exemple une loi qui reconnaît enfin à toute une classe d’hommes des droits jusqu’alors méconnus soit civils, soit politiques, tels que le droit de suffrage ; est-ce assez de dire à ceux qui souffraient de l’injustice séculaire : « La loi est changée, et désormais le mal ne se reproduira pas ? » Mais le mal déjà produit subsiste, et ses conséquences s’étendent à l’infini dans la société : les classes asservies pendant des siècles, n’ayant point joui des mêmes droits que les autres, n’ont pu se développer avec la même liberté et ne se trouvent point avec les autres dans les conditions d’égalité véritable ; elles n’ont pu comme elles éclairer leur intelligence, elles n’ont pas même pu comme elles jouir de tous les fruits de leur travail ; enfin elles ont contracté dans la misère des vices qu’une sorte de fatalité transmet de génération en génération. Devant ce résultat de l’injustice accumulée, la société se déclarera-t-elle sans compétence, sans droit, sans devoir ? Il faut bien l’avouer, les hommes sont trop portés à se décharger de toute responsabilité pour leurs fautes collectives ; nous ne pouvons nous défaire des vieilles idées serviles sur l’absolutisme de l’état, qui nous apparaît toujours comme un souverain irresponsable et au-dessus de la justice. Quand le sujet d’un despote de l’Orient est frappé d’une amende arbitraire, il s’estime trop heureux de n’avoir pas été jeté en prison, et si on l’emprisonne, trop heureux qu’on ne lui coupe point la tête. Même en Occident, quand un innocent a été détenu pendant de longs mois pour un crime qu’il n’avait pas commis et que la justice, reconnaissant son erreur, le renvoie purement et simplement, on l’estime trop heureux de n’avoir eu que demi-mal. Il y a pourtant dans cette façon de punir un homme pour le seul crime d’avoir été soupçonné, sans lui accorder ensuite aucune réparation ni indemnité, quelque chose qui révolte le sentiment du droit ; qu’est-ce donc quand il s’agit des grandes injustices dont une société entière est responsable ? Toute société qui réforme ses propres injustices dans sa législation civile et surtout politique ne devrait pas se contenter de ces réformes passives, qui ne sont encore qu’une justice d’abstention ; elle devrait réparer le mal par une justice active et bienfaisante. Quand l’Amérique a rendu la liberté aux noirs, elle ne s’est pas bornée à leur dire : « Vous êtes libres ; » elle leur a donné encore, par un intérêt bien entendu, les moyens d’user de leur liberté nouvelle ; elle leur a donné surtout l’instruction, et, tout en faisant beaucoup pour eux, elle n’a pas fait encore assez.

Cette réparation active est un devoir de l’état aussi bien à l’égard de ceux qui profitaient de l’injustice qu’à l’égard de ceux qui en ont souffert ; seule en effet elle permet de rendre aux uns la liberté sans compromettre par cela même la liberté des autres. Quand on restitua au peuple, dans notre pays, le suffrage universel, on s’y prit de manière à rendre inévitable pour un certain nombre d’années la servitude universelle, car on n’établit pas en même temps, comme corollaire inséparable, l’obligation et la gratuité de l’instruction. Toutes les fois que la justice pour les uns entraîne ainsi des dangers et des injustices pour les autres, c’est que cette justice a été insuffisante, c’est qu’elle s’est contentée d’être une justice négative d’abstention ; au lieu d’être une justice active de réparation ; si elle eût été complète, elle eût été en même temps protectrice pour le présent et préventive pour l’avenir.

La fonction réparative de l’état ne sauvegarde pas seulement les droits des générations présentes ou futures, elle est encore l’accomplissement’ d’une obligation léguée par les générations passées. En effet, selon les règles de la justice contractuelle, tout contrat d’échange ou même de donation suppose qu’avec les bénéfices on accepte les charges, et la succession testamentaire rentre dans cette règle générale : celui qui accepte le legs accepte par cela même les dettes du testateur aussi bien que son avoir ; il s’établit donc volontairement entre le vivant et le mort un lien de solidarité. Le même phénomène se reproduit en grand dans la société entière. Donc, en acceptant le contrat social dans l’état où il est laissé par les générations antérieures, les générations présentes ont accepté du même coup les bénéfices et les charges de l’association dans laquelle elles entraient, et parmi ces charges se trouve la dette générale de justice réparative. Ainsi, à tous les points de vue, cette dette ne saurait être éludée par l’état.

Sans doute, dans ce retour vers le passé il faut s’arrêter à de justes limites. Il ne faut pas croire qu’une société doive entreprendre de réparer toutes les injustices sociales et politiques du passé ; il y a nécessairement prescription pour tout ce qui est invérifiable et inappréciable. Le devoir en effet cesse avec le pouvoir, et il est clair que la société n’aurait point le pouvoir de constater ni de réparer des torts depuis longtemps passés ; elle risquerait de commettre des injustices nouvelles en voulant réparer toutes les injustices anciennes. Il n’en est pas moins vrai que tout droit, en lui-même, est moralement imprescriptible, et la prescription qui existe on fait dans nos lois n’est pas, comme on le croit d’ordinaire, une négation de ce principe : c’est simplement la reconnaissance sociale d’une impossibilité de fait. Mais une société comme telle, considérée dans son ensemble, ne saurait se prévaloir de la prescription pour rejeter son devoir général de justice réparative, car ici le devoir et le pouvoir sont réunis : il ne s’agit, en effet, que d’une obligation générale qui est incontestable et d’une réparation qui est toujours praticable elle-même dans sa généralité. Seulement cette réparation n’est plus une pénalité, mais une compensation : elle ne peut s’exercer que sous la forme de la bienfaisance publique et des services publics, tels que l’instruction. Du reste, — nous venons d’en voir des exemples, — la société n’a pas besoin de remonter bien haut dans le passé pour se voir obligée par ce devoir de réparation : même dans les limites légales de la prescription, qui sont à peu près celles d’une génération d’hommes, la société se trouve déjà chargée d’obligations de ce genre.

On voit par ce qui précède que la fonction réparative, dans l’ordre social, ne saurait incomber à un homme seul ni à quelques-uns ; elle incombe à tous les membres de la société : elle est du ressort de l’action collective et doit être exercée par l’état. Quand des individus ou des classes croient avoir envers la société un droit moral à la réparation, la société seule est juge en dernier ressort, et le droit ne peut être revendiqué par la force. Si l’individu renonce à se faire lui-même justice dans les affaires civiles, à plus forte raison y renonce-t-il dans les questions sociales et politiques. Mais l’illégitimité des revendications violentes et matérielles ne doit pas faire méconnaître la légitimité des revendications morales et pacifiques. — Objectera-t-on que tout droit est revendicable seulement sur un individu déterminé ou sur plusieurs individus déterminés, et qu’il est difficile de comprendre un droit moralement revendicable sur la société tout entière ? — Je réponds qu’en effet les droits sont toujours inhérens à des individus et, en dernière analyse, revendicables sur des individus, non sur une abstraction ; mais ils peuvent être inhérens aux individus comme membres d’une association et revendicables collectivement sur tous les individus qui font partie de l’association. L’assurance mutuelle nous en offre encore un exemple ; l’assuré dont un incendie a consumé la maison a certainement droit à la réparation du désastre ; mais ce droit n’est pas revendicable sur tel ou tel membre particulier de la société d’assurance ; il l’est sur cette société entière ; sera-t-il donc détruit parce qu’il sera ainsi généralisé et en quelque sorte « socialisé ? » Cessera-t-il d’être revendicable au fond sur des individus parce qu’il le sera sur tous les individus faisant partie de l’association ? — Non assurément, et il en est de même dans la société civile ou politique. Cette extension générale du droit n’est autre chose qu’un effet de la mutualité, qui a elle-même pour conséquence la solidarité et la responsabilité collective.

Dans ce délicat problème des revendications, il faut distinguer avec soin l’état accomplissant ses devoirs et l’état exerçant ses droits. Pas un des devoirs de l’état n’engendre ce que les jurisconsultes appellent une action ; pas un n’arme l’individu du droit d’appeler en justice l’état ou ses représentans. Comme l’a remarqué M. Dupont-White, nulle obligation de l’état n’est plus certaine que la protection due aux personnes et aux propriétés : cette protection est une affaire de stricte justice, non plus de bienfaisance. Cependant pouvez-vous exiger de l’état qu’il vous fasse escorter sur une route mal sûre ou garder dans un temps d’alarme ? Pouvez-vous assigner l’état devant un tribunal s’il exerce mal son devoir de protéger la justice ? Nul ne peut ici sommer l’état de ses obligations. A plus forte raison quand il s’agit de bienfaisance. Les devoirs moraux de l’état n’engendrent qu’un droit moral qui ne peut être la matière d’une revendication juridique ; un devoir public n’est pas nécessairement un droit individuel. — Mais, dira-t-on, l’état peut être appelé en justice, et nous l’y voyons tous les jours. — Nous répondrons avec M. Dupont-White : « Il est vrai, mais seulement à l’occasion de l’exercice de ses droits, fisc, propriété, police, qui sont définis par des textes et appréciables par un magistrat. » Quant à ses devoirs, l’état en est le juge suprême. S’il pouvait y avoir des juges en pareil sujet, le gouvernement serait de trop, ou plutôt ces juges seraient le gouvernement[8]. On peut appliquer cette distinction entre l’exercice des devoirs et l’exercice-des droits à la question de la justice réparative ; on reconnaîtra que la revendication juridique et à plus forte raison la revendication violente ne sont nullement impliquées dans le devoir de réparation incombant à l’état.

La réparation générale, qui est un devoir de tous, est aussi un devoir envers tous, c’est-à-dire qu’elle ne doit pas se borner à une classe de la société, mais s’exercer au profit de toutes les classes. Toutes en effet ont leurs injustices à réparer, et toutes aussi ont subi des injustices dont elles peuvent demander réparation, car plus d’une fois les opprimés ont été oppresseurs à leur tour. Il n’en faut pas conclure à une sorte de compensation du tort des uns par le tort des autres, car on ne compense pas un tort par un tort ; de plus, la compensation n’existe qu’en apparence, car il y a évidemment des classes qui ont été opprimées pendant une longue suite de siècles, tandis que les autres ont eu à subir seulement des oppressions passagères ; chez les premières, la souffrance est une habitude, chez les secondes elle n’est qu’un accident. Quand la réparation s’exerce au profit de tous, par exemple par les fonctions d’instruction générale et d’assistance publique, il y a en fait des classes qui en profitent plus que les autres, mais ce sont précisément celles-là mêmes qui ont eu le plus à souffrir : ce n’est encore là que justice.

Quels sont les moyens pratiques d’exercer la justice réparative et la bienfaisance publique, les dangers à éviter, les précautions à prendre pour ne pas sacrifier l’avenir au présent ? — Questions difficiles, dont nous essaierons l’examen dans des études ultérieures. Nous n’avons voulu aujourd’hui que poser le principe sans aborder le détail des applications. Contentons-nous de dire que le grand moyen et le plus sûr pour accomplir la tâche de réparation, c’est l’instruction universelle. Au point de vue de la justice réparative comme de toutes les autres formes de justice, l’instruction nous apparaît comme devant être d’abord obligatoire, puis gratuite. Si la volonté est le fondement moral du droit et du contrat social, d’autre part il n’y a point de volonté sans intelligence : l’intelligence seule peut faire passer le droit de son état d’abstraction à la réalité concrète, en ajoutant au droit idéal le pouvoir réel de l’exercer. C’est donc un droit strict de tous sur tous que celui d’exiger des associés, au moment de la majorité, une connaissance suffisante des conditions essentielles de l’association, et en même temps c’est un devoir strict de tous envers tous que de contribuer à fournir cette instruction, en même temps préservatrice et réparatrice, sans laquelle on n’a plus des associés, mais des esclaves ou des despotes. Dans tout acte politique, chacun décide pour sa part du sort de la nation entière : a-t-il le droit d’en décider en aveugle et en pleine ignorance de cause ? Dans les pays de suffrage, un bulletin de vote peut être un arrêt de mort pour des milliers d’hommes : il contient d’avance pour eux la mort violente par la guerre, quand il favorise une politique destinée à provoquer le choc d’une nation contre une autre ; il contient pour eux la mort par la faim, quand il perpétue dans la législation des injustices, des inégalités civiles et politiques, des servitudes qui ont pour conséquence la misère. Pauvre excuse, à la vue des maux qui font ensuite explosion, que de s’écrier avec un peu de regret et beaucoup d’étonnement : « Qui eût pu prévoir de telles conséquences ? qui l’eût pensé ? qui l’eût dit ? Ce n’est point ce que j’avais voulu, et je m’en lave les mains. » — On a beau se laver les mains, l’injustice est ineffaçable, parfois irréparable. Combien d’hommes, s’ils pouvaient apercevoir toutes les conséquences de leurs actes dans l’ordre politique, verraient sur leurs mains, comme lady Macbeth, des taches de sang que rien ne peut laver ! Si nous avons tous le devoir et le droit de participer au gouvernement de la nation entière, par cela même aussi nous perdons le droit d’ignorance : quand on a le devoir de gouverner, on n’a pas le droit d’ignorer. Que dirait-on d’un juge qui, devant appliquer la loi, négligerait de l’apprendre ? Serait-il seulement ignorant ou, serait-il injuste ? Que dirait-on d’un juré qui, prêt à décider de vie ou de la mort d’un homme, n’écouterait ni l’accusation ni la défense ? Serait-il ignorant ou injuste ? Mais nous tous, citoyens d’une nation libre, nous ne sommes pas seulement chargés d’appliquer la loi, nous sommes chargés de la faire ; si nous restons dans l’ignorance volontaire, sommes-nous seulement ignorans ou sommes-nous injustes ? Ignorer le droit par sa faute, c’est déjà violer le droit ; le laisser par sa faute ignorer aux autres, c’est encore violer le droit ; favoriser cette ignorance, c’est aliéner ses droits propres et menacer ceux d’autrui, en introduisant dans l’association des hommes qui perpétueront les injustices au lieu de les réparer, des hommes qui ne seront majeurs et libres que de nom et qui de fait seront des mineurs en tutelle. La société ne saurait admettre que les parens élèvent leurs enfans dans un état d’incapacité qui parfois dure toute la vie ; ce que les parens ne peuvent ou ne veulent pas faire, c’est à elle de l’accomplir. Et elle doit le faire gratuitement, toutes les fois qu’il est nécessaire, en considérant cette gratuité comme une restitution indirecte plutôt que comme un don. L’obligation et la gratuité de l’instruction nous apparaissent ainsi, en définitive, comme la plus essentielle fonction de la justice réparative et comme l’œuvre par excellence de la fraternité.

Au point de vue particulier qui nous occupe, — je veux dire le rétablissement des conditions normales de la société humaine, — l’instruction exigée et au besoin fournie par l’état doit offrir un double caractère, dont on ne saurait trop montrer l’importance. Tout membre majeur de la société est appelé à exercer deux sortes de fonctions et comme un double travail : d’abord un travail individuel dans la profession de son choix, puis un travail général en tant que citoyen ; l’instruction préservatrice et réparatrice doit donc tendre à ce double but. En premier lieu elle doit être, autant qu’il est possible, professionnelle, afin de fournir l’instrument intellectuel du travail aux enfans qui en sont privés par la faute des uns ou des autres. En second lieu, elle doit leur fournir l’instrument général de ce que j’appellerai la profession générale de citoyen. En d’autres termes, elle doit être civique : il faut qu’elle enseigne aux enfans, indépendamment de tout culte, leurs droits et leurs devoirs sociaux ainsi que les lois sous lesquelles ils sont appelés à vivre.

Des lois justes et une instruction qui les fasse connaître, aimer, respecter, voilà donc ce que doit avant tout aux individus un état qui veut à la fois prévenir le mal et le réparer par des moyens pacifiques. La législation réforme les lois dans le sens des droits, l’instruction fait connaître les droits eux-mêmes ; l’une enlève les liens qui empêchaient de marcher, l’autre éclaire le chemin à suivre : double délivrance. « De la lumière, plus de lumière ! » ce cri du poète mourant est aussi celui des classes les plus malheureuses de la société, de celles qui ont souffert pendant des siècles, de celles dont la vie aujourd’hui encore est une mort lente. Ce n’est pas sans raison que l’Orient avait personnifié dans les ténèbres le génie du mal et dans la lumière le génie du bien ; nous pouvons dire aussi que le génie du mal est l’ignorance et que le génie du bien est la science. Il y a, dans la société, des ténèbres qui sont l’œuvre de la nature et des ténèbres qui sont l’œuvre des hommes ; c’est à la science de les vaincre et de les faire peu à peu rentrer dans la lumière : l’universelle diffusion de la science est la vraie justice réparative.

La conclusion qui nous semble ressortir de cette étude, c’est que l’état, au lieu d’être, comme le croient beaucoup d’économistes, une institution de justice purement défensive, a aussi une fonction positive de bienfaisance ou de fraternité, grâce à laquelle il s’efforce de réparer le mal par le bien. La fraternité n’est en sa pure essence qu’une justice plus haute, une justice plus complète, une justice surabondante. La réduire à une sympathie plus ou moins passive comme celle des positivistes et des utilitaires, ou à une pitié dédaigneuse comme celle de Schopenhauer et de ses disciples, ou à une charité mystique en Dieu et pour Dieu seul, comme celle des théologiens, c’est en méconnaître le fond, qui est le droit même de l’homme, sa valeur et son idéale dignité. Sans doute, au point de vue moral, dans nos intentions et au fond de notre cœur, tout doit être amour, même la justice ; mais au point de vue social, dans nos actions et nos relations avec les autres hommes, tout doit être justice, même l’amour.


ALFRED FOUILLEE.

  1. Voyez la Revue du 15 avril 1878.
  2. Paul Janet, Histoire de la science politique, t. 1, p. 309.
  3. Ibid. — Au reste, M. Janet a peut-être ici dépassé, dans l’expression, sa propre pensée ; il montre excellemment lui-même, dans les pages qui suivent, l’insuffisance et l’écueil de la charité chrétienne.
  4. Voyez sur ce sujet M. Paul Janet, ibid, tome I, p. 311 et suivantes.
  5. Voyez la Revue du 1er juillet 1879.
  6. L’animal lui-même n’est point exclu, sinon de la fraternité, du moins de la parenté universelle. Sans être remis au rang où le plaçait le bouddhisme, il est relevé du néant où le rejettent le judaïsme et le christianisme. Schopenhauer remarque que « la morale chrétienne n’a pas un regard pour les animaux, » et en effet, ils ne descendent pas d’Adam et forment une race absolument séparée de la nôtre ; créés du néant par un fiat distinct, le Tout-Puissant ne leur a pas insufflé l’intelligence comme à l’argile humaine. Les philosophes mêmes qui ont gardé l’esprit chrétien et l’habitude des classifications tranchées, comme Kant, aboutissent à ces propositions étranges : « L’homme ne saurait avoir d’obligation envers aucun être autre que l’homme. La cruauté envers les bêtes est la violation d’un devoir de l’homme envers lui-même : elle émousse en l’homme la pitié pour les douleurs des bêtes, et par là affaiblit une disposition naturelle, de celles qui concourent le plus à l’accomplissement du devoir envers les autres hommes (1). » Si donc l’homme doit compatir aux souffrances des bêtes, d’après cette doctrine, c’est uniquement pour s’exercer ; selon la remarque de Schopenhauer, nous nous habituons sur les bêtes, comme in anima vili, à éprouver la compassion envers nos semblables. « Ainsi dans la morale des philosophes comme dans la morale chrétienne, les animaux demeurent hors la loi : de simples choses, des moyens bons à tout emploi, un je ne sais quoi fait pour être disséqué vif, chassé à courre, sacrifié en des combats de taureaux et en des courses, fouetté à mort au timon d’un chariot de pierre, qui ne veut pas s’ébranler. Fi ! la morale de parias, de tschandalas (2) et de mlekhas (3), qui méconnaît l’éternelle essence présente en tout ce qui a vie, l’essence qui, dans tout œil ouvert a la lumière du soleil, resplendit comme dans une profondeur pleine de révélations (4) ! » Schopenhauer a raison. Pour la science moderne, toutes les barrières s’effacent entre les êtres vivans : il y a de la sensation, de l’intelligence, de la volonté chez l’animal comme chez l’homme, quoique à un degré très inférieur et dans un état d’enveloppement. Dès lors il y a une justice envers les animaux, par cela même aussi une charité. Là où la bonne volonté s’est dégagée et montre une première ébauche de la volonté humaine, comme chez les animaux domestiques, chez le cheval laborieux ou le chien fidèle, il y a un commencement de droit. Si la guerre universelle, avec la lutte pour la vie, persiste entre l’homme et les animaux, si la légitime défense ou la nécessité justifient le meurtre des uns et l’esclavage dos autres, elles ne justifient pas les souffrances inutiles ni les actes de cruauté. Parfois, même il y a entre l’homme et l’animal domestique une association véritable pour le travail, une sorte de convention implicite entre inégaux, analogue à celle qui existe dans la famille entre majeurs et mineurs ; les animaux alors font partie de la maison, comme leur nom l’indique ; eux aussi ils sont, selon l’expression stoïcienne, humiles amici : leurs droits deviennent alors assez précis, assez déterminables pour que la loi les sanctionne : c’est l’honneur de nos législations modernes que de l’avoir compris et d’avoir, ici encore, élargi tout à la fois la sphère de la justice et de la bienfaisance. A plus forte raison, quand il s’agit des hommes, ne saurait-on admettre, sous quelque forme que ce soit, des castes hors la loi commune.
    (1) Kant, Elémens métaphysiques de la doctrine de la vertu, § 16 et § 17.
    (2) Caste de lépreux où l’on choisissait les bourreaux.
    (3) Étrangers ou barbares.
    (4) Schopenhauer, du Fondement de la morale, trad. Burdeau, p. 64.
  7. Nul philosophe n’a mieux montré que M. Renouvier, dans sa Science de la morale, les altérations nécessaires que les suites du mal et de l’injustice font subir à la morale appliquée et au droit appliqué ; à tel point que, selon lui, un véritable « droit de guerre » subsisté toujours à côté du « droit de paix » dans la société humaine. C’est l’idée dominante et la plus originale de son œuvre.
  8. L’Individu et l’État, p. 86.