La France et l’Allemagne en Chine d’après un livre récent
LA FRANCE ET L’ALLEMAGNE EN CHINE
D’APRÈS UN OUVRAGE RÉCENT[1]
Avez-vous parfois, près d’un ami plus âgé, feuilleté un album de photographies, parcouru des lettres datant de quelques lustres ? vous retrouvez des silhouettes familières, des écritures connues, mais images et pages éparses vous montrent les hommes que vous avez vus vous-même, engagés dans des faits, reliés à d’autres hommes dont vous n’aviez qu’une notion incomplète. Le tableau du passé s’enrichit et se transforme, on vous fournit l’explication de circonstances restées énigmatiques et on vous ôte quelques illusions, tandis que le contact avec tous ceux et que vous avez vus vivre, et qui sont encore agissants, vous donne de cet ensemble aboli une perception vive, plus encore que celle de l’histoire :
« Vous y croiriez être vous-même. »
C’est un plaisir de ce genre qu’éprouve le lecteur de La Chine et les Puissances occidentales, pour peu qu’il soit déjà familier avec l’Extrême-Orient. Quand on a vécu à Péking, côtoyé les affaires, vu les acteurs qui, à divers plans, sont, plusieurs du moins, restés en scène de 1860 jusqu’aux environs de 1900, on a dans l’œil la silhouette des puissantes murailles qui surgissent de terre au milieu de la plaine morne, on a dans l’oreille le grincement de la foule chinoise et les raisonnements, souvent enfantins, des membres du Tsong-li yamen ; on évoque la prestance imposante, le ton goguenard et parfois grossier de Li Hong-tchang, la politesse exquise et sceptique de Oang Oen-chao, la rondeur tout en surface de Yuen Chi-khai, l’agitation tatillonne, l’apparence de vieille femme de Siu Yong-yi, exécuté en 1900 pour avoir acheté un cercueil au ministre d’Allemagne ; on repasse la galerie des diplomates étrangers, quelques-uns d’allures si caractéristiques, mais qu’il est tôt encore pour caractériser, von Brandt et Denby, Cassini et Gérard, le père Favier. Mais parmi ces souvenirs que de lacunes ! L’observation directe, la conversation même des anciens découvraient un champ limité ; à chaque instant on se heurtait aux réticences, à l’ignorance des détails passés, à l’oubli, au secret des archives. Il était presque impossible au curieux de reconstituer la suite d’une affaire avec des faits dispersés dans cinq ou six chancelleries, dans trois ou quatre journaux dont les collections sont introuvables, dans la mémoire d’une vingtaine d’hommes. Aucun travail d’ensemble ne guidait le chercheur et cette politique de l’Extrême-Orient, dont le poids relatif grandit chaque jour dans la balance diplomatique, n’existait pas pour l’opinion, personne ne s’étant rencontré pour en noter les grandes directions.
Heureusement un observateur patient, sagace, informé, travaillait en silence. Familier dès sa prime jeunesse avec les affaires de Chine, ayant longtemps résidé dans le pays, y ayant voyagé de côté et d’autre, ayant été mêlé au monde des affaires et au monde diplomatique français et anglais, ayant entretenu de durables relations avec plusieurs mandarins chinois, l’auteur a le sens de la réalité, l’expérience personnelle que rien ne supplée. Le souvenir de ce qu’il a vu, nous eût été déjà précieux. Mais sa curiosité toujours éveillée rassemble depuis quelque trente années les documents de tous genres, notes sur des conversations, lettres, copies de pièces, articles de journaux, brochures et ouvrages : tout est mis sur fiches, tout est classé méthodiquement. Ses relations internationales l’ont fait profiter de la mémoire et des notes d’autrui ; sa patience a dépouillé les archives publiques, et les autres, dont les dépôts se sont grand ouverts devant lui. Aussi vient-il à nous les mains pleines de faits triés par sa seule discrétion : tout ne pouvait s’imprimer, quand tant d’acteurs sont encore vivants.
Pour classer cette moisson, l’auteur a pris l’ordre de ses cartons, suivant en partie la chronologie, en partie le développement des affaires. De là, résultent quelques digressions parfois un peu longues, quelques suspensions dans l’action. Mais de là vient aussi une impression puissante de réalité : ni les faits ne s’enchaînent avec la hâte, ni les acteurs ne se meuvent avec la logique que notre pensée introduit après coup. L’exposé de l’affaire du Tonkin, par exemple, débute par les anciennes relations de la France et de l’Annam, par la conquête de la Cochinchine : tout ce détail est-il assez connu, pour que le reste soit compris sans qu’on rappelle ces origines ? après le premier vote de la Chambre pour augmenter nos forces navales au Tonkin (21 juillet 1881), ne faut-il pas noter le traité chinois-brésilien, la disgrâce de Tso Tsong-thang, événements secondaires, il est vrai, mais concomitants et qui ne pouvaient être passés sous silence ?
Les faits ainsi disposés, l’auteur les expose rarement lui-même, sa narration est un léger fil conducteur qui paraît de place en place. Le plus souvent, les documents parlent avec leur style, leur sincérité ou leur dialectique captieuse, leur tournure originale ; chacun fournit l’impression contemporaine du fait ; derrière cette trame presque continue, l’auteur s’efface ; le lecteur a l’illusion de voir les événements se dérouler avec leurs soubresauts, de lire à l’époque même quelques journaux, quelques correspondances au fait de tout : il ne songe pas qu’à l’époque il n’eût jamais été si bien informé.
Tel est le procédé, l’art spécial et efficace de cette histoire, que j’appellerais plutôt des mémoires collectifs, officiels et privés ; elle est à la fois un plan d’ensemble et un recueil de documents : tous n’étaient pas inédits, mais il est inappréciable au travailleur de les avoir réunis sous la main avec les notes biographiques sur tous les personnages. Utilisons-les pour retracer en grandes lignes la politique chinoise de deux puissances occidentales.
Envoyé extraordinaire en Chine, de Lagrené s’était appuyé sur les souvenirs du xviie et du xviiie siècle, avait opposé la conduite généreuse de la France aux réclamations intéressées de l’Angleterre ; il avait su par l’exposé net de la situation, par la franchise de ses avis, la courtoisie de ses manières, la fermeté de ses demandes, acquérir une véritable influence sur le commissaire impérial Khi-ying. Mal pourvu de moyens d’action, il avait toutefois fermement établi le prestige de la France et conclu sans peine un traité de commerce qui marquait quelque progrès sur les traités anglais et américain. Profitant d’ouvertures discrètes de Khi-ying, il avait obtenu, après quelques luttes diplomatiques, sans une menace, un édit de tolérance pour le christianisme et pour les Chinois chrétiens. L’Angleterre pesait alors sur la Chine de l’importance de son commerce, de l’occupation provisoire des Tcheou-chan, de la possession définitive de Hong-kong ; se réduire à une action commerciale, quel que soit l’intérêt des travaux dus aux attachés commerciaux de la Mission Lagrené, eût été pour la France se contenter du second rang après l’Angleterre, à côté des États-Unis ; l’intervention officieuse pour les Missions donnait à la France une situation à part, la constituait médiatrice entre les pays de chrétienté et la Chine souhaitant alors un rapprochement, lui fournissait l’occasion d’exercer son influence, de l’accroître par l’usage. « Peut-être, écrivait le négociateur français, le seul moyen de rapprochement efficace entre la Chine et le reste du monde, réside-t-il dans l’élément chrétien. Grace à sa diffusion, les barrières finiront par tomber quelque jour, et les deux civilisations, sinon par se confondre, au moins par se rapprocher. La Mission de Chine pourrait [ainsi] à bon droit revendiquer l’honneur d’avoir laissé quelques traces. » Ce terrain d’action heureusement choisi devait rester celui de la politique française, en attendant que d’autres champs s’ouvrissent à notre activité. Si, en effet, le cabinet Guizot adopta sur ce point les vues de son envoyé, il n’eut pas autant de décision pour la fondation, soit en Annam, soit aux îles Basilan, d’un établissement français, dont il était dès lors question.
Les successeurs de Lagrené imitèrent son attitude ; malgré la pénurie où les laissait le gouvernement français, ils surent se faire respecter. C’est ainsi que nous voyons de Montigny, consul à Chang-hai (1847-1859) se faire redouter du tao-thai en balançant « comme la foudre sur sa tête » le nom du ministre de France résidant alors à Canton, établir la concession française malgré des protestations étrangères, protéger les missionnaires : sans ces deux questions, la France se serait laissé oublier. Des résultats durables étaient ainsi obtenus grâce au zèle et à l’intelligence d’un agent « souvent en désaccord avec une bureaucratie arriérée ». Les parages aussi lointains étaient dédaignés en France. Le manque d’intelligence des affaires de Chine apparaît bien nettement en 1854-1857. L’administration chinoise de Chang-hai, complètement désorganisée par les attaques des Thai-phing, avait cessé de percevoir les droits de douane ; les commerçants, restés débiteurs de sommes importantes, avaient hâte d’apurer leurs comptes ; d’accord avec le tao-thai, une commission fut formée d’un représentant de chacun des consuls de France, d’Angleterre, des États-Unis et chargée provisoirement de percevoir les droits. Le nouveau système, appliqué à partir du 12 juillet 1854, donna de si bons résultats que, transformé, il fut étendu à tous les ports et qu’il subsiste aujourd’hui : Sir Robert Hart, inspecteur général des douanes, est le successeur de cette commission de trois membres. En 1855 la France et les États-Unis renoncèrent à se faire représenter, laissant seule l’Angleterre ; celle-ci comprit si bien les avantages de la situation qu’un peu après, elle offrit d’affermer tout le service des douanes. C’était l’heure pourtant où la crise séricicole en France donnait une impulsion nouvelle à notre commerce d’Extrême-Orient, où l’alliance anglo-française eût permis sans difficulté de maintenir une situation acquise. Il est impossible de mesurer les conséquences de ce renoncement de la politique impériale.
Un peu plus tard, le vent avait changé. Le gouvernement de Napoléon iii décida de demander compte aux Chinois du massacre de l’abbé Chapdelaine, de resserrer les relations diplomatiques et commerciales. L’action concertée avec l’Angleterre aboutit aux traités de Thien-tsin (juin 1858), à la canonnade de Ta-kou prenant la place des ratifications (juin 1859), à l’entrée dans Péking (octobre 1860). Pendant quelques années, la France jouit du prestige conquis par ses armes, accru par la souplesse et la modération de ses négociateurs en face de la dureté des Anglais. Notre jeune établissement de Cochinchine, acquis à la surprise de Paris même, maintenu contre les attaques d’une partie du gouvernement impérial, grâce à la fermeté du ministre Chasseloup-Laubat, était une conséquence de notre protectorat religieux ; il pouvait fournir à notre action sur l’Empire voisin l’appui qui lui avait fait défaut ; mais trop éloigné de Péking, trop lentement développé par le gouvernement hésitant, il laissait au protectorat des Missions la première place dans notre politique chinoise, peu préoccupée encore des questions commerciales. Il a alors été dépensé par nos agents beaucoup de fermeté et de talent pour organiser et rendre effectif ce protectorat.
L’oubli que fit le gouvernement chinois de la leçon de 1860, amena en juin 1870 le massacre de Thien-tsin, dirigé contre tous les étrangers, mais qui eut les Français pour presque seules victimes ; dès longtemps les préparatifs du mouvement étaient faits parmi les lettrés, ils étaient, sinon encouragés, du moins tolérés, par une partie des autorités. On a vivement reproché à Rochechouart, alors chargé d’affaires, d’avoir, lorsqu’il descendit à Thien-tsin après le massacre, reçu à dîner le surintendant Tchhong-heou : le fait a été officiellement nié par Rochechouart. Quoi qu’il en soit, cet agent manqua de fermeté ; mais il savait que, depuis l’affaire du Mexique, les expéditions lointaines n’étaient pas bien vues en France. D’ailleurs, la guerre avec l’Allemagne, survenant quelques semaines plus tard, aurait arrêté toute tentative de pression ; la France dut, en effet, se contenter d’un règlement insuffisant, dont la mémoire a pesé longtemps sur nous.
Au lendemain de nos désastres, la question du protectorat cesse d’être seule à nous toucher en Chine de nouveaux intérêts nous sont imposés par l’initiative privée. Un commerçant français de Han-kheou, Jean Dupuis, avait entrepris de fournir des armes aux autorités du Yun-nan, alors en lutte contre les rebelles musulmans ; muni de passeports et de recommandations du gouvernement chinois pour les mandarins annamites, Dupuis résolut de prendre la voie du fleuve Rouge qu’il avait explorée ; au début de 1873, il se trouva dans le fleuve avec sa flottille, attendant la permission de poursuivre sa route des autorités annamites qui, sans s’opposer ouvertement à son expédition, cherchaient à gagner du temps. Au même moment, l’Annam protestait à Saïgon contre la violation de son territoire. L’entreprise de Dupuis, bien que de nature privée, avait reçu les encouragements du ministre de la marine et de l’amiral Dupré, gouverneur de la Cochinchine. Ce dernier, dont l’intervention était sollicitée par Dupuis et par les Annamites, se décida, à l’automne, à envoyer au Tonkin Francis Garnier avec mission de rétablir l’ordre ; les instructions ne précisaient pas de quelle façon ; ce vague laissait les Annamites libres de croire que l’on accédait à leur demande, et permettait à Garnier d’agir suivant les circonstances. Cet officier chercha à négocier une entente et un traité de commerce avec le commissaire annamite envoyé de Hué ; Nguyen Tri-phuong, commandant de la forteresse de Hanoi, s’y opposa, fit traîner les pourparlers, entoura les Français et prépara l’attaque. Garnier dut attaquer lui-même et, le 20 novembre, avec une centaine d’hommes, il s’empara de la citadelle. Il fut amené à s’établir sur plusieurs points du delta, à organiser un gouvernement annamite provisoire : l’évêque, Mgr Puginier, souhaitant que l’ordre ne fût pas troublé dans la population, l’aidait de ses sages conseils ; l’amiral Dupré, envoyant des renforts, approuvait. Mais Garnier, tué le 21 décembre, fut alors traité d’aventurier, bien qu’il soit établi qu’il avait agi par ordre. M. Philastre arrivait bientôt au Tonkin ; une convention signée dans l’intervalle par le commandant Esmez, successeur de Garnier, ouvrait le Tonkin, maintenait provisoirement les garnisons françaises, protégeait les « populations requises par les Français ». Le nouveau négociateur rendit aussitôt les citadelles aux Annamites, acquiesça à l’expulsion de Dupuis. Avant même la fin des pourparlers, commença le massacre des indigènes. Ainsi furent récompensées l’initiative de Dupuis, l’aide de Mgr Puginier : à la première difficulté, le gouverneur de la Cochinchine recula devant la crainte d’une affaire.
Le traité ambigu du 15 mars 1874 consacra notre échec aux yeux des populations comme des gouvernements chinois et annamites. La Chine put en paix, parfois avec notre aide, régler tour à tour les affaires de Formose, de l’assassinat de Margary, de l’occupation de Kouldja. Quand, à partir de 1879, des ministres soucieux du rôle extérieur de la France voulurent mettre fin, sur le fleuve Rouge, à une situation devenue intolérable, les difficultés s’étaient accrues de la fatuité inspirée aux Chinois par leurs succès diplomatiques, de l’apparence de force ainsi prêtée à l’Empire. En France, l’opinion publique ignorante, les représentants du pays, en partie dédaigneux de la politique extérieure, interdisaient un effort considérable, seul fructueux ; le manque d’accord des départements ministériels, la méfiance du gouvernement envers ses agents et informateurs spéciaux, la foi exagérée dans les intermédiaires de rencontre, dans quelques Chinois même, divisèrent les négociations, dirigèrent l’attaque sur des points médiocrement sensibles, traînèrent l’affaire en longueur. La compétence, l’unité de vues manquaient. Il fallut la foi et la fermeté de Jules Ferry, la vaillance de nos marins, l’intelligence des Asiatiques montrée par les plus énergiques de nos négociateurs, pour terminer heureusement ce trop long conflit.
Du moins, la conquête du Tonkin, l’organisation de l’Indo-Chine française nous ont donné, à la porte de la Chine, le point d’appui désiré trop mollement par Guizot ; les Pescadores eussent complété notre établissement ; l’occasion, deux fois perdue, ne reviendra pas. Ce détail montre que, si notre ligne politique est aujourd’hui plus suivie, elle manque encore de fermeté. Le service rendu à la Chine lors de la rétrocession du Liao-tong nous a donné une influence que nous n’avions plus depuis longtemps, nous a permis de régler nombre de questions pendantes et d’obtenir part dans l’exploitation entamée de l’Empire. Le développement des relations économiques, dont la Mission lyonnaise de 1895-1897 marque une phase, n’est pas méprisable. Il faut nous demander toutefois si nous exerçons l’influence à laquelle nous donnent droit vingt ans de frontières communes ; pour répondre, il suffit de voir ce qu’a fait la Russie à Port-Arthur et à Dalny, avec son transmantchourien gardé par ses soldats, avec la Mantchourie administrée pour elle par les Chinois, avec la gratitude du Fils du Ciel ; notre situation dans les trois provinces du sud n’est pas comparable, et c’est que notre politique n’a rien de cette continuité qui fait de l’action russe quelque chose comme une force de la nature. Du choc de 1900, la Russie seule a su sortir avec un prestige et un pouvoir accrus ; après la lutte, la France a esquissé une intervention amicale ; mais ni elle, ni le reste de l’Europe occidentale, ni la Chine même, n’ont rien gagné à cette crise de xénophobie.
À l’heure présente, le double problème posé est celui de l’exploitation et de l’instruction de la Chine : nous avons dans le pays des commerçants, des ingénieurs, des missionnaires. Ceux-ci sont depuis nombre d’années devenus éducateurs, ils travaillent à ce rapprochement des civilisations que prévoyait déjà Lagrené ; ils ne se bornent pas, comme au début, à faire connaître le nom de la France, à renseigner et aider nos explorateurs et nos agents, rôle plus modeste, mais dont l’utilité ne doit pas être oubliée. Leur action, en face de l’action semblable et opposée des sociétés de propagande anglaises et autres, s’étend et s’approfondit ; elle profitera à la France dans la mesure où les Missions catholiques resteront nos protégées : si elle cessait de s’exercer dans le sens français, si les écoles de l’intérieur devenaient toutes sino-anglaises, sino-japonaises, sino-allemandes, si la région de Chang-hai passait à des Jésuites anglais, ce ne sont peut-être pas les Missions qui y perdraient le plus. Il est bon de se souvenir que, jusqu’à notre établissement au Tonkin, notre ligne politique en Asie orientale eût été inexistante sans les Missions et le protectorat ; il serait encore plus nécessaire d’accroître, pour aujourd’hui et pour demain, l’efficacité de l’instrument que nous tenons.
L’unité de vues, l’utilisation pour le but général de tous les efforts privés ou corporatifs sont les caractères saillants de l’action allemande en Chine. L’histoire en est beaucoup plus brève que la nôtre ; par son unité même, elle est beaucoup plus simple. Il faut noter d’abord, et pour n’y pas revenir, la parfaite entente des questions commerciales. Le développement du commerce allemand tient à des causes générales, politiques, économiques, pédagogiques, qu’il n’y a pas à développer ici ; ce qu’a pu remarquer quiconque a habité l’Extrême-Orient, ou seulement suivi le mouvement économique en Chine, c’est la multiplication des maisons allemandes, le développement industriel allemand, l’extension de la navigation marchande allemande. L’un des ressorts de ce progrès rapide, ce sont les rapports fréquents et cordiaux des consuls avec leurs administrés, l’appui énergique et bien compris des premiers pour les seconds, la confiance et l’esprit de discipline des nationaux envers le représentant de la patrie allemande. La colonie allemande, sous le consul qui en est le chef, montre presque partout une unité remarquable, en face des discordes si fréquentes dans la colonie française et dans la colonie anglaise.
Dès la première Mission allemande en Chine (1861), la politique commerciale était prévue et préparée avec cet esprit de méthode et de science où les Allemands sont maîtres : cinq savants et quatre négociants accompagnaient l’ambassadeur. Parmi les premiers, on comptait M. von Richthofen qui fut en 1869-1870 chargé par la Chambre de commerce de Chang-hai de ses fameuses explorations géologiques et qui a fourni les premières notions précises sur le sous-sol chinois. Au début, la Légation et les consulats allemands n’eurent guère à s’occuper que du développement commercial : ils le firent avec plein succès, surtout près de Li Hong-tchang, tandis que les négociants étendaient leurs affaires grâce à leur persévérance, à leur connaissance des mœurs, de la langue même des Chinois.
La conclusion du traité de 1861 n’avait pas été facile. Le comte von Eulenburg représentait la Prusse et le Zollverein. Mais « le royaume de Prusse n’ayant eu jusqu’à présent aucunes relations avec la Chine, le prince de Kong ignorait complètement à quelle catégorie d’empires il appartenait. Le gouvernement chinois, sans se refuser à reconnaître à la Prusse la qualité de grande puissance, ne comprenait pas comment il serait obligé de lui accorder de prime abord tous les droits, toutes les prérogatives qu’il avait été contraint par de longs antécédents, par deux défaites signalées, de consentir au profit d’autres puissances. » Kleczkowski, secrétaire de la Légation de France, fut consulté et dut, en quelque sorte, servir de garant à la Mission prussienne. Enfin le traité fut conclu et le droit, d’abord refusé, pour un agent prussien de résider à Péking, fut accordé grâce au concours « efficace et infatigable » du ministre français de Bourboulon. C’est surtout après 1870, dans l’éclat des victoires allemandes, que la Légation germanique commença de jouer un rôle, encore étendu par M. von Brandt. Cet agent avait fait partie de la Mission Eulenburg : quelques années plus tard, il fut nommé à Péking et y resta jusqu’en 1893. Sa connaissance de l’Asie orientale, son décanat à Péking, l’accoutumance du Tsong-li yamen lui avaient donné une grande influence. Souvent en France, nous oublions l’importance des relations personnelles pour le règlement des affaires ; dans nos rapports avec la Chine, on ne peut citer un seul agent maintenu sur place aussi longtemps que M. von Brandt.
Le développement de la marine allemande avec le nouveau règne inspira au gouvernement le désir de ne pas se restreindre à un rôle commercial ; le protectorat religieux parut propre à permettre l’action politique que l’on désirait exercer. Le vicariat du Chan-tong méridional appartient aux missionnaires allemands de Steyl ; la province, riche en charbon, productrice de diverses denrées, ayant de bons ports, une population active, un climat sain, avait été explorée par M. von Richthofen ; le terrain à conquérir était connu. Mais les missionnaires de Steyl, comme tous les autres missionnaires catholiques, étaient protégés français. La diplomatie allemande agit à Rome, à Paris, à Péking ; M. von Brandt obtint facilement le consentement du Tsong-li yamen, peu intéressé dans la question ; il poussa en avant plusieurs de ses collègues, qui ne tirèrent de leur concours aucun avantage ; il parla haut à l’évêque, Mgr Anzer, menaçant, faisant sonner le patriotisme allemand. Après plus de deux ans d’intrigues et de luttes, Mgr Anzer, à la fin de 1890, se plaça avec sa Mission sous la protection de l’Allemagne. La Légation germanique mit aussitôt son honneur à remplir ses devoirs nouveaux avec une énergie, une rudesse à laquelle la France n’avait pas accoutumé les Chinois.
C’était le premier pas ; la second fut fait un peu plus tard, après que l’Allemagne eut coopéré avec la France et la Russie à la rétrocession du Liao-tong, sans tirer grands fruits de ce service. M. von Richthofen avait dès longtemps reconnu les avantages de la baie de Kiao-tcheou sur la côte méridionale du Chan-tong ; en 1896, une prise de possession projetée ne fut arrêtée que par un typhon et un naufrage. Le 1er novembre 1897, deux missionnaires allemands furent tués par des brigands dans une auberge ; le 14, l’amiral von Diederichs occupait sans avertissement et sans résistance les hauteurs de Kiao-tcheou ; au début de l’année suivante, le territoire de Kiao-tcheou était cédé à bail à l’Allemagne. C’était la première des prises à bail pacifiques ; ces contrats d’un nouveau genre ne furent pas étrangers à l’irritation dont le point culminant fut la révolte des Boxeurs. Mais l’Allemagne a ainsi acquis à proximité de Chang-hai, de la Chine septentrionale et du Japon, une station navale de grande valeur, avec un hinterland riche et peuplé ; le port franc, les mines exploitées par l’Allemagne, les chemins de fer construits par elle, lui assurent des profits importants. La nouvelle colonie est installée largement, selon les dernières exigences de l’hygiène et de la science économique ; une administration, ferme autant qu’avisée, au fait des sentiments des Chinois et des besoins des négociants, y construit la « colonie modèle » de l’Extrême-Orient. Les commerçants allemands y ont été attirés. Les missionnaires, prétexte de la conquête, sont utilisés à rapprocher les Chinois par l’éducation. Nous avons là un exemple d’emploi savant de toutes les activités d’un pays, aussi bien que de la persistance qui, de toutes pièces, a créé une colonie, des intérêts politiques, économiques, qu’aucune raison naturelle ne faisait prévoir,
- ↑ Henri Cordier, professeur à l’école des langues orientales vivantes, vice-président
de la Société de géographie, Histoire des relations de la Chine avec les
Puissances occidentales (1860-1902), 3 vol. in-8, Paris, F. Alcan, 1901-1902.
Voir aussi : Charles Lavollée, France et Chine, 1 vol. in-8, Paris, 1900 ; — Henri Cordier, Les Origines de deux établissements français dans l’Extrême-Orient, 1 vol. gr. in-8, Paris, 1896 ; — Henri Cordier, A Narrative of the recent events in Tong-king, 1 vol. in-8, Shanghai, 1875 ; Louvet, Vie de Mgr Puginier, évêque du Tonkin occidental, 1 vol. in 8, Hanoi, 1894.