La Forêt de Rennes/9. L’étang de la Tremlays

La Forêt de Rennes
Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 41-44).
IX
L’ETANG DE LA TREMLAYS.


Il y avait six mois que Nicolas Treml était parti. Personne ne savait en Bretagne ce qu’il était devenu. Les gens de la forêt le regrettaient parce qu’il était bon maître, et priaient Dieu pour le repos de son âme.

Un soir d’automne, Hervé de Vaunoy jeta sa canardière sur son épaule et prit le petit Georges par la main. En cet équipage, il se dirigea vers l’étang de la Trenilays, Job marchait sur ses talons ; il suivait Georges. De temps en temps, Hervé de Vaunoy regardait du coin de l’œil le fidèle animal et ce regard annonçait des dispositions qui n’étaient rien moins que bienveillantes.

Georges courait dans l’herbe ou cueillait les fleurs d’or des genêts. Ses cheveux blonds flottaient au vent du soir. Il était gracieux et charmant comme la joie de l’enfance.

L’étang de la Tremlays est situé à l’ouest et à un quart de lieue du château. Sa forme est celle d’un vaste trapèze dont trois côtés appuient leurs bordures d’aunes à de grands taillis, tandis que le quatrième, coupé en talus escarpé, porte à son sommet un bouquet de futaie. Du point central de ce talus, qui surplombe par suite d’éboulements anciens, s’élance presque horizontalement le tronc robuste et rabougri d’un chêne noir dont les longues branches pendent au-dessus de l’eau et couvrent le quart de la largeur de l’étang.

C’est vis-à-vis de ce chêne et à quelques toises de ses dernières branches, que la pièce d’eau atteint sa plus grande profondeur. Le reste est fond de vase où croissent des moissons de joncs et de roseaux que peuplent, vers le commencement de l’hiver, des myriades d’oiseaux aquatiques.

Sur la rive occidentale de l’étang de la Tremlays, s’assied maintenant une petite bourgade avec chapelle et moulin ; mais à l’époque où se passe notre histoire, ce lieu était complètement désert, et il était bien rare qu’un passant vînt troubler les silencieux ébats de ses sarcelles ou de ses tanches.

M. de Vaunoy ouvrit les cadenas d’un petit bateau, plaça Georges sur l’un des bancs, et quitta la rive. Job, sans y être invité, franchit d’un bond la distance et s’installa aux pieds de l’enfant.

Après quelques coups de rames qui le portèrent au milieu de l’étang, M. de Vaunoy arma sa canardière et jeta autour de soi un regard de chasseur novice. Un plongeon montra sa tête noire entre les roseaux ; Hervé fit feu.

Le bruit du coup fit tressaillir Job ; l’odeur de la poudre dilata ses narines. Il se redressa sur ses quatre pattes et darda son regard dans la direction des roseaux.

— Cherche-là… cherche ! dit doucement M. de Vaunoy.

Vous savez l’histoire de la chatte métamorphosée en femme. Une souris se montre, et Minette de courir à quatre pattes. Job, excité dans son instinct, bondit hors du bateau, laissant Georges, effrayé du bruit, sur son banc.

— Cherche là… cherche ! répéta M. de Vaunoy qui rechargeait vivement sa canardière.

Le chien cherchait, mais il n’avait garde de trouver le plongeon dont la santé n’avait aucunement souffert.

M. de Vaunoy épaula de nouveau sa canardière.

— Regarde donc ce grand chêne, Georges, dit-il.

Pendant que l’enfant était retourné, le coup partit. Job poussa un hurlement plaintif et se coucha, mort, dans les roseaux.

— J’ai vu derrière les feuilles du chêne, dit l’enfant, une grande figure blanche qui nous regardait.

Vaunoy jeta vivement les yeux vers l’arbre, mais il n’aperçut rien.

— Regarde encore, dit-il d’une voix pateline.

Puis il grommela entre ses dents :

— Cette fois, le maudit chien ne reviendra pas.

— Tiens, s’écria Georges, — voilà encore la figure blanche.

Vaunoy était dans l’un de ces instants où l’homme a peur de son ombre. La nuit tombait rapidement. Il compta du regard les feuilles du chêne noir, et n’aperçut rien encore. L’enfant s’était sans doute trompé.

La main d’Hervé tremblait néanmoins tandis qu’il déposait sa canardière au fond du bateau pour prendre les rames. Il se dirigea lentement vers le point de l’étang qui fait face au grand chêne. En cet endroit l’eau tranquille et plus sombre annonçait une grande profondeur. Vaunoy cessa de ramer. Il appuya sa tête sur sa main. Sa respiration était oppressée : des gouttes de sueur coulaient sur son front.

Quand il se redressa, la nuit était tout à fait venue. À deux ou trois reprises il étendit sa main vers Georges, et chaque fois sa main retomba. Enfin il fit sur lui-même un violent effort :

— Eh bien, dit-il d’une voix étouffée, ne vois-tu plus la grande figure blanche ?

L’enfant tourna la tête.

— Si, répondit-il, la voilà !

Tandis qu’il parlait encore, Vaunoy le saisit par derrière et le précipita dans l’étang.

Au même instant, une longue forme blanche se montra en effet dans le feuillage du chêne, mais Vaunoy ne put la voir, occupé qu’il était à fuir vers le bord à force de rames. La lune, qui se levait, jeta ses premiers rayons par-dessus les taillis et vint éclairer le pâle visage de Jean Blanc.

Au moment où Vaunoy atteignit la rive, l’albinos se laissa glisser le long d’une branche flexible qui pliait sous son poids et retombait au ras de l’eau.


HERVÉ DE VAUNOY PRÉCIPITANT GEORGES DANS L’ÉTANG
FORÊT DE RENNES

À l’aide de ses pieds, il imprima un mouvement de fronde à ce balancier, puis, ouvrant les mains tout à coup, il se trouva lancé tout près de l’endroit où Georges avait disparu.

Vaunoy entendit sans doute le bruit de sa chute, mais plein de cette superstitieuse terreur qui suit et venge le crime, il se boucha les oreilles et s’enfuit éperdu.

Quelques secondes après, Jean Blanc revint à la surface, ramenant l’enfant évanoui.

Le blafard visage de l’albinos avait une expression d’allégresse délirante lorsqu’il toucha le bord. Il prit sa course, serrant convulsivement l’enfant dans ses bras, et ne s’arrêta que lorsqu’il eut mis une large distance entre lui et le château de la Tremlays.

— J’étais là, disait-il en riant ; je savais qu’on ferait du mal au petit monsieur… Maintenant il est à moi ; je l’ai gagné… J’étais là pour que le fort ne tuât point le faible, comme dans la chanson d’Arthur de Bretagne.

Ceux qui connaissaient le pauvre Jean Blanc eussent vu dans ses paroles entrecoupées le symptôme précurseur de l’un de ses accès. Lui-même sentait vaguement l’approche d’une tempête intellectuelle, car sa joie tomba tout à coup. Il fit halte au milieu de l’une des routes de la forêt, et déposa Georges sur le gazon d’un talus.

L’atmosphère était froide. Une abondante rosée descendait du faîte des arbres à demi dépouillés de leurs feuilles. Georges restait sans mouvement ; ses membres étaient roides et glacés. Une livide pâleur couvrait son joli visage.

— Il faut qu’il s’éveille ! grommelait Jean Blanc en tâchant de le réchauffer sur son sein. — Il le faut ; Sainte Vierge, réveillez-le !

Ce disant, il se dépouillait de son justaucorps de peaux de lapins cousues, et s’en servait pour envelopper le corps transi de l’enfant. Sa poitrine haletait, ses yeux devenaient hagards. Il luttait contre l’accès de folie qui envahissait ses chancelantes facultés.

— Sainte Vierge ! cria-t-il enfin avec désespoir, donnez-moi le temps de l’éveiller. Je fais vœu…

Un irrésistible rire interrompit cette ardente invocation. Par un dernier éclair d’intelligence, il ôta de sa poitrine une médaille de cuivre qui portait l’empreinte vénérée de Notre-Dame de Mi-Forêt, et la passa au cou de l’enfant toujours inanimé. Aussitôt après, emporté par sa fièvre folle, il se jeta, tête baissée, gambadant, riant et chantant, au plus épais du fourré.

L’enfant, évanoui, resta à la garde de Notre-Dame.

L’accès de Jean Blanc fut long, parce que l’émotion qui l’avait provoqué avait été puissante ; pendant plus d’une heure il courut les taillis en répétant son étrange refrain :

— Je suis le lapin blanc… le lapin !

Au bout de ce temps, sa fièvre se calma. L’albinos sentit revenir ses idées, et le souvenir de Georges emplit tout à coup son cœur.

Il s’élança, renversant tout obstacle sur son passage ; et, retrouvant sa route par une sorte d’instinct, en quelques minutes il atteignit l’allée. Son cœur battit de joie, car un rayon de lune, passant au travers des branches, éclairait un objet blanc sur le talus.

— Georges ! cria-t-il.

Georges ne répondit point.

Jean Blanc franchit en deux bonds la distance qui le séparait du talus et tomba sur ses genoux.

— Georges ! dit-il encore.

Et comme l’objet blanc restait immobile, Jean le toucha. C’était son justaucorps de peau.

L’enfant avait disparu.

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