La Forêt de Rennes/31. Alix et Marie

La Forêt de Rennes
Legrand et Crouzet (Tome IIIp. np-167).


ALIX DE VAUNOY À LA RECHERCHE DE DIDIER
FORÊT DE RENNES

XXXI
ALIX ET MARIE.


Alix de Vaunoy entra. Elle était pâle ; son beau visage gardait les traces d’une cruelle souffrance. Ses yeux avaient ce regard morne et fixe que laisse après soi la brûlante exaltation de la fièvre.

Au moment où le maître de la Tremlays avait donné le signal à ses quatre estafiers, Alix était couchée sur son lit et sommeillait péniblement. Autour d’elle étaient mademoiselle Olive, sa tante, la fille de chambre Renée et une autre servante. Le fracas de l’attaque des Loups vint réveiller Alix en sursaut et frapper d’épouvante les trois femmes qui la gaulaient. Mademoiselle Olive s’évanouit au premier coup de fusil, et les deux servantes s’enfuirent affolées par la frayeur. Alix demeura seule.

Son sommeil, si court et si agité qu’il eût été, l’avait un peu calmée. Le bruit de l’attaque, en ébranlant son cerveau affaibli, fit surgir quelques vagues pensées, à peu près comme la secousse imprimée à un bassin d’eau trouble fait remonter les corps submergés à la surface.

Elle eut souvenir de son entretien avec Lapierre et de la mortelle douleur qui avait torturé son âme. Elle prononça le nom de son père, puis le nom de Didier.

Puis encore elle se leva lentement, jeta sur ses épaules un peignoir blanc, prit un flambeau et quitta sa chambre.

Il n’y avait personne pour la retenir. — Dans le corridor elle rencontra plusieurs Loups, qui, maîtres du château, le traitaient en pays conquis ; mais les Loups s’enfuirent à l’aspect de cette pâle figure, qui semblait de loin entourée d’un linceul. Ils la prirent pour un fantôme, et n’eurent garde de lui barrer le passage.

Elle prit le chemin de la chambre de Didier.

On ne peut dire qu’Alix fût en état de somnambulisme. Elle était bien réellement éveillée ; mais son intelligence flottait dans un milieu obscur : elle pensait comme en rêve.

Lorsqu’elle ouvrit la porte du capitaine, seule, au milieu de la nuit, l’idée ne lui vint même pas que ce pût être un acte condamnable ou simplement en dehors des lois de la décence féminine. Malgré les demi-ténèbres où son esprit était plongé, elle savait que, entre elle et Didier, il existait un obstacle infranchissable, un abîme rendu plus profond par les accablantes insinuations de Lapierre. Elle venait au secours d’un homme qu’elle aimait d’une passion grave, inguérissable, mais dépourvue d’espoir, — nous dirions presque exempte de désirs. Par une tendresse instinctivement prévoyante, plutôt que par l’enchainement logique de ses souvenirs et des affreux soupçons qui avaient précédé et amené sa fièvre, elle sentait que Didier était menacé, — et elle venait.

La scène que nous avons mis si longtemps à raconter, dans le chapitre qui précède, n’avait réellement duré que quelques minutes, et lorsque Alix arriva au seuil de la chambre de Didier, le combat avait déjà pris fin.

Elle entra comme nous l’avons dit, en prononçant involontairement et sans le savoir peut-être, le nom qui était incessamment au fond de son cœur.

Le vieux majordome, stupéfait de cette apparition étrange, demeura immobile, et n’eut pas même la force de demander conseil à sa bouteille carrée. Alix, qui avait fait quelques pas sans le voir, l’aperçut enfin, et, de sa main étendue, lui désigna la porte. Le vieillard sortit aussi vite que le lui put permettre le méchant état de ses jambes avinées.

Alix posa son flambeau sur la table et s’assit au pied du lit. — Ses regards s’égaraient dans l’obscurité du corridor, à travers la porte entrebâillée. La fièvre revenait et mettait un voile plus épais sur son esprit.

— Quelle étrange odeur ! dit-elle après quelques secondes de silence, pendant lesquelles son œil n’avait point cherché Didier. — Il règne ici une atmosphère qui suffoque… Pourquoi ces hommes dorment-ils sur le carreau ?… Ils sont heureux de pouvoir dormir !… Moi, je souffre, — jusque dans mes rêves !…

Elle mit la main sur son front, et ses lèvres pâlies se prirent à sourire.

— Didier, murmura-t-elle, vous souvient-il des merveilleux bals de Mgr le comte de Toulouse ? Nous dansions ensemble… toujours. Et cet autre bal… vous n’avez pu l’oublier… chez mon père ?…

Elle s’interrompit et frissonna de la tête aux pieds.

— Toute la nuit, reprit-elle, nous donnâmes nos cœurs à une folle joie… Mais le matin… en sortant… Ils mentent, Didier, ils mentent ! Ce ne fut pas mon père qui dirigea le bras de l’assassin !

— Didier ! mon Didier ! cria dans la cour, sous la fenêtre, la voix de jeune fille que nous avons entendue déjà.

— Didier ! répéta mademoiselle de Vaunoy en faisant effort pour ressaisir sa pensée fugitive ; — oui… je suis venue pour lui… où est-il ?

Elle jeta son regard autour de la chambre et aperçut le capitaine dormant auprès d’elle. Cette vue sembla éclairer soudainement son intelligence.

— Je me souviens, dit-elle, je me souviens !… Il y avait dans les paroles de ce misérable valet une terrible menace. Les assassins vont venir peut-être…

Elle tourna les yeux avec effroi vers la porte, et ses yeux rencontrèrent en chemin, sur le carreau, les trois prétendus dormeurs. En même temps l’odeur du sang vint de nouveau blesser son odorat.

— Ils sont venus, s’écria-t-elle ; est-il blessé ?… Dieu soit loué ! son sommeil est tranquille… Mais qui donc a pu le défendre ?

Elle prit le flambeau et l’approcha successivement des trois cadavres. Elle reconnut Lapierre, lequel gardait, mort, son cynique et insouciant sourire. Elle reconnut aussi l’autre valet.

Le troisième visage, celui de Jude, était étranger à mademoiselle de Vaunoy. Elle le considéra un instant en silence, puis, se penchant tout à coup, elle mit un baiser à son front.

— Que Dieu ait son âme, murmura-t-elle avec une passionnée gratitude ; il est mort pour le défendre… Chaque matin et chaque soir, dussé-je vivre cent ans, je dirai une prière en vue de son salut… Ils étaient trois contre lui… davantage peut-être… C’était un vaillant serviteur !

Elle se releva et revint vers Didier.

— Je veux rester là, reprit-elle, jusqu’à son réveil… on n’osera pas le tuer devant moi.

Les Loups, cependant, continuaient de parcourir le château ; les uns buvaient, les autres dévastaient. Le bruit du pillage et de l’orgie arrivait, comme par bouffées, le long des corridors. Lorsque ce fracas se calmait, Alix entendait sans trop y prendre garde, des sanglots de femme dans la cour. Parmi ces sanglots, elle crut saisir une seconde fois le nom de Didier, et son oreille s’ouvrit avidement.

— Il ne m’entend pas ! disait la voix avec découragement ; il ne reconnaît plus mon chant Didier ! c’est moi !…

Puis elle chantait parmi ses larmes :

Elle cherchait, dans sa détresse,
La forteresse
Où l’Anglais avait enfermé
Son bien-aimé.

Alix se précipita vers la fenêtre. — La voix continua :

La nuit, elle venait dans l’ombre
De la tour sombre.
Elle disait sous le grand mur :
Arthur ! Arthur !

— Marie ! c’est Marie ! dit Alix dont le cœur battit avec force ; c’est Marie qui l’aime aussi, et qui est aimée… C’est Marie, qui aurait le droit d’être ici à ma place, et qui va me chasser !

— Didier !… mon Didier !… cria la voix épuisée. — Son Didier ! répéta mademoiselle de Vaunoy avec amertume ; — c’est vrai… Il est à elle… et moi, n’ai-je donc plus de force pour souffrir ?

Elle ouvrit la fenêtre.

— Marie ! cria-t-elle.

La pauvre Fleur-des-Genêts s’était laissée tomber sur une pierre Elle se releva vivement et reconnut à la fenêtre éclairée les traits pâlis de mademoiselle de Vaunoy.

— L’avez-vous vu ? demanda-t-elle. — Il est là, répondit Alix en se tournant vers le lit.

La chambre de Didier était au premier étage. La fenêtre qui s’ouvrait sur la cour se trouvait entourée de vigoureuses pousses de vignes, dont les branches bossues descendaient tortueusement jusqu’au sol. Fleur-des-Genêts s’élança, légère comme un oiseau. La vigne lui servit d’échelle. L’instant d’après elle sautait dans la chambre du capitaine.

— Où est-il ? où est-il ? s’écria-t-elle.

Alix lui montra le lit. Fleur-des-Genêts se mit à genoux au chevet de Didier.

— Comme je souffrais ! dit-elle en essuyant une larme qui n’avait pas eu le temps de sécher et qui brillait au milieu de son sourire ; — il y avait bien longtemps que je criais et que je chantais, afin qu’il me reconnût ; je tremblais d’être arrivée trop tard… Merci, Alix… merci, ma bonne demoiselle… Il dort… il ne sait pas que sa vie est en danger…

— Et comment le sais-tu, toi, Marie ? demanda mademoiselle de Vaunoy qui songeait à son père et avait peur. — Comment je le sais, Alix ?… Ne sais-je pas tout ce qui le regarde ?… Mais comme il est beau ! voyez, mademoiselle.

Les yeux des jeunes filles caressèrent en même temps le visage du capitaine.

— Oui, dit Alix tristement, tu es bien heureuse, Marie !… Mais le danger qui le menaçait est-il donc connu dans la forêt ? — C’est de la forêt que vient ce danger, mademoiselle. Ils sont partis ce soir de la Fosse-aux-Loups pour tuer mon beau capitaine… C’est Dieu qui a permis que les Loups n’aient point trouvé encore la chambre où il repose, et il faut l’éveiller bien vite.

— Les Loups ! répéta mademoiselle de Vaunoy avec terreur ; — les Loups veulent-ils donc aussi l’assassiner ?

— Non, pas eux, mais un misérable dont j’ignore le nom, et qui leur a ouvert les portes de la Tremlays… Mon père déteste le capitaine, parce qu’il est Français et que je l’aime… Mon père a dit : Je ne frapperai pas, mais je laisserai frapper… C’était dans notre loge qu’il disait cela hier, et moi j’écoutais derrière la porte de ma chambre. Je me suis jetée aux genoux de mon père ; je l’ai prié en pleurant de me laisser sauver Didier ; mon père m’a enfermée dans ma chambrette… J’ai bien pleuré !… puis j’ai repris courage. Regardez mes mains, Alix, elles saignent encore. J’ai brisé les volets de ma fenêtre, j’ai sauté dehors et je suis accourue à travers les taillis… Mais les murs du parc sont bien hauts, ma chère demoiselle. J’ai donné mon âme à Dieu avant de les franchir, car je croyais que l’heure de ma mort était venue. Notre-Dame de Mi-Forêt a eu pitié de moi, mon beau Didier est sain et sauf, et je vous trouve veillant sur lui comme un bon ange.

Elle s’interrompit tout à coup en cet endroit. Un nuage passa sur son front.

— Mais pourquoi veillez-vous sur lui, Alix ? demanda-t-elle.

L’âme de Marie venait d’apprendre la jalousie. Ce fut un mouvement passager. Alix n’eut pas même besoin de répondre. Fleur-des-Genêts, en effet, pour la première fois qu’elle était entrée, détourna son regard des traits chéris de Didier. Elle aperçut les trois cadavres et poussa un cri d’horreur.

— Notre-Dame de Mi-Forêt a eu pitié de toi, ma fille, répéta mademoiselle de Vaunoy d’un ton lent et grave. — Deux de ces hommes qui sont maintenant devant Dieu étaient des assassins… je les connais. L’autre, que je ne connais pas, avait un cœur généreux et un bras vaillant… Plût au ciel qu’il vécût encore, car Didier n’est pas hors de péril… Ce sommeil étrange m’effraye, — et je sais que les ennemis du capitaine sont capables de tout.

Marie prit la main de Didier et la secoua.

— Éveillez-vous ! dit-elle ; éveille-toi…Il reste immobile…

— J’ai lu par hasard, dans ces livres frivoles et mensongers dont ma pauvre tante fait ses délices, murmura Alix en se parlant à elle-même, que le lâche endort parfois le brave qu’il veut frapper à coup sûr… Pendant le souper… Je n’étais pas là ! — Peut-être a-t-on versé au capitaine ?… Sans cela, tant de bruits divers ne l’eussent-ils pas réveillé ?

— Mais voyez donc, Alix ! criait Marie. Il ne bouge pas !

Elle devint pâle et frissonna de la tête aux pieds.

— Ce sommeil ressemble à la mort ! ajouta-t-elle. — Ce sommeil y pourrait mener, ma fille, répondit Alix dont les beaux traits avaient perdu leur jeune caractère et qui semblait avoir mûri de dix ans depuis la veille. — Es-tu forte ?

— Je ne sais… Au nom de Dieu ! aidez-moi plutôt à l’éveiller.

— Il ne s’éveillera pas… Aide-moi à le sauver.

Fleur-des-Genêts, soumettant son esprit à l’intelligence supérieure de sa compagne, vint vers elle et l’implora du regard, attendant d’elle seule le salut de Didier.

Alix souffrait cruellement et n’avait point le loisir de reposer en sa souffrance. La vue de cette enfant, dont l’amour heureux tuait son espoir, à elle, qui ne s’en doutait pas seulement, torturait son âme sans y pouvoir jeter la haine ou l’envie. C’était une noble fille qui eût mérité un père meilleur. Elle se pencha sur Fleur-des-Genêts et mit à sa joue un baiser de mère.

— Quand il t’aura faite sa femme, dit-elle, tu seras bonne et douce, n’est-ce pas ? Pour son amour, tu lui donneras tout ton cœur… Oui… cela est mieux ainsi… Tu le rendras heureux. — Je ne vous comprends pas, Alix, répondit Marie ; vous parliez de le sauver…

Mademoiselle de Vaunoy tressaillit.

— Tu as raison, dit-elle ; hâtons-nous et appelle à toi tout ton courage, ma fille.

Elle passa rapidement le poignard de Jude à sa ceinture et donna celui de Lapierre à Marie, qui ouvrait de grands yeux et ne devinait point le projet de sa compagne.

— Tu es fille de la forêt, reprit Alix : tu sais monter à cheval ; — tu aimes ; lu dois être forte… Il nous faut agir en hommes cette nuit, ma fille. Fais comme moi, et si dans les corridors une arme se lève sur Didier, fais comme moi encore, et meurs en le défendant.

Un feu héroïque brillait dans les yeux d’Alix, tandis qu’elle parlait ainsi. Fleur-des-Genêts la contempla un instant, puis baissa la tête en silence.

— As-tu peur ? demanda mademoiselle de Vaunoy avec pitié. — Non, répondit Marie ; mais je crois que vous l’aimez, Alix.

L’enthousiasme de celle-ci tomba comme par magie.

— Tu crois que je l’aime ! répéta-t-elle d’une voix étouffée ; — mais tu penses donc à toi, ma fille, en ce moment où peut-être il va mourir !… Tu crois que je l’aime !… Mais je sais que tu l’aimes, toi, je sais qu’il t’aime, et je ne songe qu’à le sauver !… Écoute, Marie, depuis un an je suis bien malheureuse ; — mais je souffrirais trop si je te croyais indigne de lui… Je l’aimais ! ajouta-t-elle avec une soudaine violence ; — je l’aimais avant toi, plus que toi… que t’importe ?

— Oh ! vous êtes si belle ! murmura la pauvre Fleur-des-Genêts en pleurant.

Alix avait l’œil sec. Elle appela sur sa lèvre un de ces sourires tout imprégnés de courageuse souffrance qui font aux faibles frayeur et compassion, tant ils accusent de douleur et de force.

— Donne-moi ta main, enfant, dit-elle. Il est à toi… je ne l’aime plus !

— Mais lui ?…

— Il ne m’a jamais aimée ! Tiens ! je te sacrifie mon dernier souvenir.

À ces mots, elle passa au coup de Didier endormi la médaille de cuivre qu’elle avait prise à Lapierre la nuit où celui-ci avait tenté d’assassiner le jeune capitaine dans les rues de Rennes. Marie n’eut point le temps de voir en quoi consistait cette offrande, car Alix reprit aussitôt avec énergie :

— À l’œuvre, maintenant, ma fille ! Il faut que Didier s’éveille hors de la maison de mon père.

Alix, avec une vigueur dont nul n’aurait pu la croire capable, surtout en ce moment où elle venait de quitter le lit où la clouait la fièvre, souleva les épaules de Didier et fit signe à Marie de prendre le capitaine par les pieds. Marie obéit passivement, comme un enfant qui suit, sans les discuter, les ordres de son maître. La couverture fut passée sous le corps de Didier, et les deux jeunes filles la prenant par les quatre coins, comme une civière, enlevèrent leur vivant fardeau.

Elles fléchissaient sous le poids. Néanmoins, elles s’engagèrent résolument dans les longs corridors de la Tremlays. De toutes parts, on entendait les rires et les chants des Loups qui, par bonheur, sérieusement occupés à boire, ne troublèrent point la retraite des deux jeunes filles. Elles traversèrent sans obstacle les sombres galeries du château, et arrivèrent au seuil de la cour, où elles déposèrent le capitaine, afin de reprendre haleine.

Fleur-des-Genêts haletait et tremblait. Alix respirait doucement et ne semblait point lasse. Sa compagne la contemplait avec une admiration mêlée d’effroi.

Alix et Fleur-des-Genêts s’étaient connues dès l’enfance. Leur liaison ne se ressentait point de la différence de leur position sociale. Il y avait bien dans l’affection de Marie un peu de respect, mais ce respect était tout instinctif et n’avait rien à faire avec la fortune ou le rang de mademoiselle de Vaunoy.

Quant à celle-ci, elle aimait réellement Marie, et comme son âme était noble entre toutes, un homme venant à se placer entre elle et sa pauvre compagne ne put point changer son cœur. Peut-être, si le devoir n’eût point commandé, eût-elle défendu son bonheur, comme c’est le droit de toute femme, mais son sacrifice était fait dès longtemps, et il ne lui avait point fallu d’effort pour chérir sa rivale.

Et pourtant elle aimait, elle aimait d’un amour sérieux, profond, et qui devait durer toujours.

Fleur-des-Genêts, au contraire, n’avait jamais eu soupçon de la liaison passagère de Didier avec Alix. Si elle l’avait su, peut-être eût-elle repoussé bien loin les avances de la riche héritière de la Tremlays, car Marie avait l’ombrageuse fierté des élèves de la nature, et sa vie entière, d’ailleurs, se concentrait dans l’exclusive tendresse qu’elle portait à Didier. Or, depuis quelques minutes, le voile venait de se déchirer, Alix avait été sa rivale, et Marie sentait qu’Alix était supérieure aux autres femmes. N’avait-elle pas raison de craindre ?

Les deux jeunes filles restèrent un instant immobiles, séparées par la longueur de la taille du capitaine. Alix réfléchissait. Fleur-des-Genêts la regardait timidement aux rayons de la lune qui brillait de tout son éclat au ciel.

— Qu’est-ce cela ? demanda mademoisrlle de Vaunoy en désignant un objet qui se mouvait dans l’ombre du mur.

— C’est un cheval, répondit Marie. Pendant que j’errais dans la cour, un valet du maître de la Tremlays, votre père, est venu l’attacher auprès de la porte.

— Nous n’aurons pas besoin de la clef des écuries, alors… Quant à celle de la porte extérieure, les gens de la forêt ont fait en sorte sans doute que nous puissions nous en passer… Encore un effort, ma fille !

Elles reprirent leur fardeau, et, après bien des tentatives inutiles, elles parvinrent à placer le capitaine sur le cheval, et Marie, qui se mit en selle, le soutint dans ses bras.

— Va, ma fille, dit Alix, tu l’aimes, tu sauras bien lui trouver un asile.

En ce moment de la séparation, Fleur-des-Genêts eut honte et regret de ses soupçons. Elle se pencha ; mademoiselle de Vaunoy la baisa au front.

— Vous êtes bonne et généreuse, mademoiselle, murmura Marie. Merci pour lui et pour moi.

Les Loups avaient laissé, en effet, la porte ouverte. Alix frappa de la main la croupe du cheval, qui partit aussitôt.

— Que Dieu veille sur lui ! dit-elle.

Puis elle s’assit, accablée, sur le banc de pierre qui est l’accessoire obligé de toute porte bretonne. Son but était atteint ; sa force, toute factice, et résultat d’une héroïque volonté, tomba comme par magie. Elle redevint ce qu’elle était une heure auparavant : une pauvre enfant, brisée par la fièvre et incapable de se mouvoir.

Maître Alain, cependant, quelque peu dégrisé par l’apparition de la fille de son maître, était allé rendre compte à M. de Vaunoy du résultat négatif de l’attaque nocturne tentée contre la personne de Didier.

Le vieux majordome eut de la peine à trouver son maître. Celui-ci avait quitté son appartement aux premiers bruits de l’attaque, avait fait seller son cheval, — le cheval sur lequel Fleur-des-Genêts et Didier galopent à l’heure qu’il est dans les allées de la forêt ; — puis, confiant dans les perfides mesures prises pour réduire les gens du roi à l’impuissance, il s’était rendu au-devant des Loups qu’il avait conduits, de sa personne, au hangar où les voitures chargées d’argent se trouvaient à couvert.

Cela fait, il comptait enfourcher son cheval et courir d’une traite jusqu’à Rennes.

Son plan, pour être extrêmement simple, n’en était que plus adroit. Didier, assassiné pendant l’attaque, par ses propres estafiers, passerait naturellement pour avoir succombé en défendant les fonds du fisc qui étaient à sa garde. Les Loups seuls seraient, à coup sûr, accusés de ce meurtre, et lui, Vaunoy, arrivant le premier à Rennes pour porter cette nouvelle, ne serait pas le moins désolé de cette catastrophe qui enlevait ainsi, à la fleur de l’âge, un jeune officier de si grande espérance. Il n’y avait pas jusqu’à l’intrépidité connue de Didier qui ne dût ajouter une probabilité nouvelle à la version du maître de la Tremlays.

Aussi ce dernier était-il parfaitement sûr de son fait. Sa seule inquiétude ou plutôt son seul désir était désormais de mettre une couple de lieues entre lui et ses récents amis les Loups, dont il avait de fortes raisons de suspecter les intentions à son égard.

Après avoir fait pendant deux heures de vains efforts pour échapper à la surveillance de ces dangereux compagnons, il s’était enfin esquivé et gagnait à tâtons la porte de la cour pour trouver son cheval, lorsque maître Alain et lui se heurtèrent dans l’ombre.

Aux premiers mots du majordome, Vaunoy fut frappé comme d’un coup de massue. Didier vivait. Tout le reste était peine perdue.

— Comment ! misérables lâches ! s’écria Vaunoy en blasphémant, vous n’avez pas pu ? Je jure Dieu que ce coquin de Lapierre…

— Il est mort, interrompit Alain.

— Mort ?… Mais ce damné de capitaine s’est donc éveillé ?

— Non… mais son valet, que je n’avais pu reconnaître hier, était Jude Leker, l’ancien écuyer de Treml.

— Jude Leker ! répéta Vaunoy qui fit le même raisonnement que Lapierre et en demeura écrasé, — mais alors Georges Treml sait tout… et il vit !

— Ce n’est pas ma faute, reprit maître Alain ; Jude Leker a été tué par les nôtres, je suis resté seul en face de ce Didier ou de ce Georges qui dormait comme une souche.

— Eh bien ? saint-Dieu ! Eh bien…

— Au moment où j’allais faire l’affaire, j’ai vu une personne…

— Qui ? interrompit encore Vaunoy en secouant à la briser l’épaule du vieillard, — saint-Dieu ! qui a pu t’empêcher ?…

— Mademoiselle Alix de Vaunoy, votre fille, répondit le majordome.

— Ma fille ! balbutia-t-il, — Alix !

Puis se redressant tout à coup :

— Tu mens ! s’écria-t-il avec fureur ; — tu mens ou tu te trompes… Ma fille est sur son lit… Mais, saint-Dieu ! dussé-je le frapper moi-même, je ne perdrai pas cette occasion achetée au péril de ma vie !

Il écarta violemment le vieil Alain, qui resta collé à la muraille de la galerie, et s’élança vers la chambre de Didier.

Il y avait cinq minutes à peu près qu’Alix et Fleur-de-Genêts l’avaient quittée. Le flambeau de mademoiselle de Vaunoy brûlait encore sur la table.

Hervé, dont la cauteleuse et prudente nature était en ce moment exaltée jusqu’au transport, enjamba les trois cadavres, et se précipita sur le lit. Le lit était vide.

— Échappé ! murmura Vaunoy d’une voix étranglée ; — et ma fille est venue !

Il arracha follement les draps du lit et les foula aux pieds dans sa délirante fureur. Puis il s’élança, tête baissée, vers la porte.

Mais il ne passa point le seuil. Un bras de fer le saisit et le repoussa au dedans avec une irrésistible vigueur. Vaunoy releva la tête et vit, debout devant lui, cet étrange personnage masqué de blanc qui fermait la marche des Loups dans la forêt, et dont le malheureux Jude avait admiré la merveilleuse souplesse.

Vaunoy voulut parler, le Loup blanc lui ferma la bouche d’un geste impérieux, et s’avança à pas lents dans la chambre.

— Toujours du sang là où tu passes, monsieur de Vaunoy, dit-il d’une voix basse et menaçante.

Il prit le flambeau et examina successivement les trois cadavres. Lorsqu’il reconnut Jude, un douloureux tressaillement agita les muscles de son visage, sous la blanche fourrure qui le recouvrait.

— Il avait promis de le défendre, murmura-t-il ; — c’était un Breton.

Puis il ajouta d’un ton lent et mélancolique :

— Il n’y a plus que moi pour servir Treml vivant, ou chérir le souvenir de Treml mort.

— Saint-Dieu ! dit à ce moment Vaunoy qui avait réussi à recouvrer quelque calme ; — je vous ai donné ce soir cinq cent mille livres en beaux écus, c’est bien le moins que vous me laissiez vaquer à mes affaires… livrez-moi passage, s’il vous plaît, mon compagnon.

Le Loup blanc secoua sa préoccupation et regarda Hervé en face, à travers les trous de son masque. Puis il se retourna vers la porte ouverte et fit un signe. Cinq ou six hommes armés se précipitèrent dans la chambre.

— À la fosse ! dit le Loup blanc.

Vaunoy se sentit enlever de terre et une large main s’appuya sur sa bouche pour l’empêcher de crier.

Quelques minutes après, étendu sur un brancard que portaient quatre hommes, au nombre desquels il crut reconnaître deux de ses propres valets, Yvon et Corentin, masqués de fourrures, Vaunoy faisait route vers la Fosse-aux-Loups.

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