La Pantoufle de Sapho et autres contes/La Fontaine aux larmes (1750)

LA FONTAINE AUX LARMES

(1750)

« Les jardins déserts et les chambres vides respirent encore la volupté ; la muraille brille d’un reflet d’or ; le jet d’eau ruisselle, les roses fleurissent et des raisins gonflés de sève rougeoient abondamment aux vignes grimpantes qui se balancent autour du haut bâtiment ».
(Pouchkine).

Par les fraîches nuits d’été, quand les montagnes de Bakhtchissaraï s’enflamment de l’incendie solaire, que pas le moindre voile de nuage ne tache le ciel où se déploye la scintillante broderie d’innombrables étoiles, et que la pleine lune mêle son pâle argent au reflet d’or mat des murailles à demi effondrées de l’Alhambra mauresque, alors la demeure des sauvages Khans de Crimée, autrefois la terreur des plaines russo-polaques et du Caucase éternellement blanc, semble se relever et retrouver pour un moment la somptuosité disparue.

Les grandes salles et les espaces entre les colonnes blanches, paraissent s’animer, et les quadruples terrasses des jardins, où les beautés tartares, dissimulées sous des voiles éblouissants, glissent, comme des spectres, sous les hauts platanes. Les vastes cours se réveillent, les faisans dorés poussent leur cri et, du harem, vient le bruit de rires cristallins.

L’air est saturé de parfums troublants, des centaines de jets d’eau élèvent, au clair de lune, leur colonne transparente et bleuâtre, pour retomber en bruissant dans les vasques de marbre. L’enchantement ne dure qu’un instant. Bientôt, tout redevient morne et désert.

Dans l’antique prison de la Beauté, le hibou hulule sous le plafond effondré, des serpents glissent, rapides, sur les dalles effritées et la fontaine aux larmes, seule, sur la mystérieuse tombe de la belle étrangère qui régna, prisonnière, dans ces lieux, murmure sa plainte éternellement triste, et, parmi les myrthes et les roses, le rossignol sanglote son immortel lamento d’amour.

Retournons d’un siècle en arrière. En Russie, règne la czarine Elisabeth, la plus belle femme de son empire, et, au palais de Baktschisaraï, le Khan Kerim Gireïs se repose, sur des coussins moelleux, de ses meurtres et de ses pillages. À la frontière polonaise, des brigands tartares ont capturé un gentilhomme. Ils l’ont attaché à la queue d’un cheval et emmené dans leur pays. Pour la première fois, l’adolescent, surpris, considère le féerique enchantement du Midi, les hautes montagnes au flanc desquelles s’accrochent, telles des ruches d’abeilles, les huttes tartares aux toits plats, et d’où s’élève la verdure foncée des forêts de mûriers, de platanes et de noyers ; il voit les pics chauves des clairs rochers luisant au rayon du soleil d’un reflet de couleur chatoyante, les douces pentes plantées de vignes, les vallées remplies de l’or des moissons, les villes grouillantes de populations, dominées par les étincelantes coupoles des mosquées, par-dessus, le ciel bleu sans nuages et, plus bas, l’infini bleu de la mer.

Les brigands emmènent leur prisonnier à Bakhtchissaraï, jardin et capitale de la magnifique presqu’île, et se partagent le butin. Le jeune captif échoit à l’audacieux cavalier qui, pendant le combat, lui jeta son lacet autour du cou et qui le vend à un hébreu à barbe blanche, adonné au commerce d’esclaves.

Le Polonais est jeune, beau et bien fait. Le rusé vieillard sait apprécier une telle marchandise. Il le traite aimablement, l’emmène dans sa petite demeure, lui fait préparer un bain, lui donne de jolis vêtements de laine blanche, un repas abondant et du vin généreux, et l’exhorte à se reposer des fatigues du voyage. Quand le jeune homme est complètement remis, que, dans ses yeux, brille à nouveau le feu de la jeunesse, l’hébreu l’enchaîne à un Caucasien et à un nègre, et les pousse devant lui, comme du bétail, jusqu’au marché où on les étend à côté d’autre marchandise de même nature, sur des nattes de jonc, tandis que leur maître, un long fouet à la main, les surveille d’un air soupçonneux.

De la tour voisine, retentit le chant du Moullah. Des femmes tartares, entièrement enveloppées de voiles blancs, passent. De temps à autre, l’une d’elles fixe ses yeux brûlants et sombres, que seuls on aperçoit, sur le jeune homme, puis continue sa route vers la mosquée. Des paysans vêtus d’une longue tunique brune en poils de chameau au col relevé droit, de larges pantalons bouffants et de souliers à nœuds, un bonnet de fourrure sur les cheveux, d’autres en longs manteaux à capuchons velus qui leur donnent un air de moines, marchent, la pipe à la bouche, à côté de leurs petits chevaux au poil ébouriffé. Deux bergers accompagnés par des molosses, mènent leur troupeau de bêtes à cornes. Ils portent une longue houlette de bois avec un crochet au bout, et soufflent sur leurs flûtes un air agreste et mélancolique. Un grand chariot à deux roues, traîné par des chameaux, les suit. Un petit homme gras, aux yeux noirs qui menacent de disparaître dans la graisse, au bonnet en forme de citrouille et à la longue tunique cousue de soie rouge, s’y prélasse, et de sa longue pipe, exhale des spirales bleues.

Sitôt qu’il aperçoit la denrée humaine étalée sur les nattes de jonc, il arrête son équipage et commence à marchander avec le vieil hébreu. Le Polonais attire son attention. Prudemment, il éprouve d’un air compétent les muscles de ses bras et hausse les épaules avec mépris.

— Trop faible pour le travail des champs, dit-il enfin, et se retourne vers le Caucasien, qui paraît promettre davantage.

Un deuxième acquéreur se présente. Un Moursa, gentilhomme tartare, du haut de son ardent coursier, toise l’adolescent. Il n’est pas de beaucoup plus âgé que celui qu’il veut acheter. Son visage bien formé, à la petite moustache noire et au menton fraîchement rasé, porte l’empreinte du despotisme. Malheur à l’esclave qui tombera sous son fouet !

Le tartare porte un haut bonnet de velours noir orné de tresses d’argent et, par-dessus son justaucorps blanc ceint d’un précieux châle persan, un long caftan à doubles manches, en drap rouge bordé de chinchilla gris argent.

— Sais-tu manier les chevaux ? demande-t-il au jeune homme, et comme celui-ci acquiesce, il est tenté d’en faire l’acquisition. L’hébreu dit son prix, le Moursa profère un juron et fait semblant de s’en aller. Pendant que le marchand le rappelle, une femme se rendant à la prière, grande et forte, aux yeux brillants, s’approche de l’adolescent. Elle le contemple attentivement, puis, vivement, saisit le bras du marchand.

— Que veux-tu de celui-ci ?

— M’honoreras-tu une fois, belle et sage Goian ? dit le juif en souriant.

— Ne me flatte point, réplique la tartare, tout enveloppée de son voile. Comment veux-tu savoir si je suis belle ou laide ? Quel homme, en dehors de mon époux qui est en paradis, a, dans Bakhtchissaraï vu mon visage ? Je ne te paierai point tes compliments.

— Tu voudrais ce jeune homme ? reprend l’hébreu. Très malin de la part d’une veuve, de prendre, au lieu d’un second mari, qui ne serait qu’un nouveau tyran, un esclave beau et bien fait qui lui obéit et la sert comme il lui plaît. Mais ceci, sage Goian, est de la fine marchandise, un chrétien de race, noble, beau, jeune et vigoureux comme une rose épanouie. Pourras-tu payer ce que j’en demande ?

La veuve en veine d’achat, rejette son voile d’un léger mouvement, laissant voir, au-dessus de ses bottines de cuir jaune, de larges pantalons blancs, une courte jupe rouge, la veste turque brodée de fleurs d’argent et le long caftan de soie bleue, bordé de martre d’un jaune d’or. Elle tire de sa ceinture une bourse de sequins d’or, qu’elle fait scintiller aux yeux du marchand. Mais voici un concurrent redoutable. Un homme grand et imposant, entièrement enveloppé d’une pelisse verte, comme s’il grelottait en dépit de l’été, s’approche et fait briller son affreux visage, noir sous le turban blanc, d’un sourire doublement sournois.

— Je regrette, belle veuve, dit-il d’un ton patelin, d’être obligé de vous priver de votre plaisir. Ce jeune chrétien est à moi, je l’achète pour le Khan.

— J’ai choisi la première, je ne le cède pas.

— Le prince a les premiers droits, intervient le juif, sage Goian, tu devrais le savoir. Cet esclave appartient au Soleil du Saraïs.

— Amène-le dans une heure, dit le nègre, je te remettrai l’argent.

La veuve, d’un mouvement brusque, ramène ses voiles, jette un regard indéfinissable sur le bel esclave et s’en va.

— Comme elle le regarde ! raille le noir acquéreur avec un rire sardonique. Le jeune homme peut vous remercier. Elle l’aurait tué d’amour.

Les assistants se mettent à rire, pendant que le captif fixe désespérément le sol, de son regard.

— C’est l’eunuque de Kérim Gireïs, lui dit l’hébreu, après que la pelisse verte eût disparu parmi la foule des acheteurs et des vendeurs se pressant en désordre. Nous avons fait plus d’une bonne affaire ensemble. Il y a deux ans, je lui vendis une vierge chrétienne, aux cheveux d’or et aux yeux bleus. Ainsi, il s’est acquis la faveur du Khan, car celui-ci, à qui tout est soumis, est dominé par la belle étrangère et se courbe devant elle ni plus ni moins qu’un esclave.

L’heure s’est écoulée. L’hébreu attache les deux mains du jeune homme sur son dos, lui met un fort lacet autour du cou et le conduit, comme un morceau de bétail qu’on mène à l’abattoir, au Khan-Saraï, à l’extrémité orientale de Bakhtchissaraï Ils traversent le pont jeté sur le ruisseau fangeux de Sourouk-Zou et pénètrent, par la porte gardée par deux tartares armés de lances et de yatagans, dans la cour, au fond de laquelle s’étagent les terrasses fleuries de vignes et parées de la verdure des noyers et des myrthes luxuriants.

Le nègre reçoit son esclave des mains du juif qu’il paye, et lui fait enlever ses chaînes.

— Provisoirement c’est moi que tu sers, dit-il lorsqu’ils se trouvent seuls, jusqu’à ce que le Khan t’aperçoive. Tu lui plairas, j’en suis sûr, et me rapporteras le double de ce que tu m’as coûté. Tu y trouveras toi-même ton avantage ; mais, d’abord, apprends à te taire et à obéir.

La nuit est venue. Les portes sont fermées. Toute l’immense construction semble dormir. On n’entend que le bruissement monotone des jets d’eau et, de temps à autre, les sanglots enivrés d’amour du rossignol. Toute l’atmosphère est baignée du parfum stupéfiant des roses.

— Suis-moi. Tu m’accompagneras à ma ronde de nuit, dit le nègre à son nouvel esclave. Silence, à chaque mot, un coup de fouet.

Le malheureux jeune homme suit le sinistre personnage à qui il se trouve livré sans réserve, à travers les silencieuses allées que la faucille lunaire éclaire d’une suave lueur crépusculaire. Ils traversent la cour, dans laquelle se dressent, à gauche de l’entrée, la mosquée à coupole dorée et les demeures des serviteurs et des esclaves, faisant face au palais formé de constructions d’inégale grandeur aux toits étincelants et flanqués de tours élégantes surmontées d’un croissant. L’eunuque, toujours enveloppé de sa pelisse verte, passe sous une voûte et pénètre dans la cour intérieure. Il ouvre une grille de fer ornée de riches arabesques dans le goût arabe, et la referme avec précaution, après avoir laissé passer son esclave. Ils se trouvent dans le vestibule du Khan Saraï. Ils foulent aux pieds un parquet de marbre recouvert de tapis, passent entre deux fontaines monumentales déversant leur eau limpide dans un bassin de marbre blanc, et gravissent l’escalier en plein air qui donne accès au premier étage ; puis ils traversent une suite de salles qui reçoivent de trois côtés, un jour atténué par des vitraux et de lourdes tentures.

Le plafond supporté par des colonnes et les murailles sont ornés d’un treillis en fer forgé et doré, du travail le plus délicat, se détachant sur un fond rouge. Les parquets en pierre sont couverts de nattes qui assourdissent les pas, tandis que le long des murs, les divans formés par des coussins de soie, invitent au repos. Les deux hommes reviennent par le même chemin, et le nègre, esquissant un sourire équivoque, ouvre une petite porte, tout juste assez large pour laisser passer un homme.

— Attends-moi ici, chuchote-t-il. Tu ne peux me suivre plus loin. Ici demeurent les belles épouses de Kerim Gireïs, au bout de ce corridor est le harem.

Le lendemain, le jeune homme fut habillé par son maître noir, de jolies bottines jaunes, de larges pantalons bleus et d’une longue tunique blanche à la mode tartare. Il compléta le costume, d’une ceinture noire et d’un bonnet blanc bordé de noir, et le conduisit, ainsi accoutré, dans la grande cour. Devant les communs, jaillissait un magnifique jet d’eau, retombant avec un bruit joyeux dans une grande conque marine. L’eunuque dit à son esclave de prendre deux arrosoirs, de les remplir d’eau et d’aller arroser les tombes des Khans tartares et de leurs parents qui se trouvaient derrière la mosquée, ornées de gazon et de fleurs.

— Fais en sorte que le Khan t’aperçoive en allant à la prière, ou un peu plus tard, quand il ira sur les tombes.

— Comment le reconnaîtrai-je ?

— Je l’accompagnerai. Ne manque pas de le saluer humblement, en te jetant à genoux, croisant les bras sur ta poitrine et en touchant la terre de ton front.

Le Polonais se conforma docilement aux ordres de son maître. Il puisa de l’eau, arrosa les rosiers, les myrthes et les petits amandiers qui poussaient autour des monuments funéraires surmontés du croissant et couverts d’inscriptions arabes, à l’ombre de hauts peupliers se dressant vers le ciel comme de verdoyantes colonnes. Il était occupé à remplir à nouveau les arrosoirs, lorsque le moullah, vêtu de blanc, s’approcha de la fontaine, y lava avec une lenteur recueillie son visage, ses pieds et ses mains et, tirant un grand chapelet de sa robe, se dirigea vers la mosquée. Quelques instants plus tard, sa voix retentit du haut du minaret, proclamant d’un ton solennel :

— Seul, Allah est Allah, et Mahomet est son prophète.

Bientôt, le Khan lui-même, accompagné des gens de sa suite somptueusement vêtus et de l’eunuque, sortit du palais et traversa la cour. C’était un homme d’une quarantaine d’années, d’une étrange et sauvage beauté. Comme tous les Orientaux de son âge, il était un peu corpulent, ce qui, sous les amples plis de ses vêtements, était tout à son avantage, le faisant paraître plus grand et plus imposant. Il portait de larges pantalons de soie blanche, noués sous le genou, retombant sur ses souliers en cuir rouge cousu d’or et somptueusement bordés de zibeline noire. Une longue tunique de même étoffe, serrée aux hanches par une étroite ceinture d’or incrustée de diamant et dans laquelle était passé l’étui rouge d’un poignard, tombait en larges plis jusqu’à ses chevilles. Sur ses cheveux coupés ras, posait un turban de soie blanche, orné d’une aigrette de diamants. Son visage affiné, au nez aquilin surmontant une bouche petite, ornée de dents éblouissantes, ses sourcils noirs et bien arqués ombrageant des yeux d’un éclat singulier, mêlaient une énergie virile à un charme féminin, caractère qu’accentuait encore l’absence de toute barbe. Ce prince semblait né pour voir hommes et femmes à ses pieds.

C’est ce que sentit le captif, quand le regard de Kerim l’effleura négligemment. Poussé par une puissance invisible, il se jeta à terre et toucha du front les pierres brûlantes que les pas du despote venaient fouler. Puis, tout ému encore de l’impression subie, il courut au cimetière et se laissa tomber sous un noyer.

Il y resta jusqu’à ce que le Khan suivi du seul eunuque, sortit de la mosquée et se dirigea vers les tombes.

Alors le Polonais se prosterna le visage contre terre devant le puissant seigneur, qui s’arrêta, si près que l’esclave se sentit frôler par le bord de son caftan.

— Quel est ce jeune homme ? entendit-il demander.

— Un esclave, maître, que j’ai acheté récemment.

— Lève-toi, commanda le Khan.

Le jeune homme se releva et se tint, les bras croisés sur sa poitrine, tremblant sous le regard qui le considérait.

— Il me plaît. Que t’a-t-il coûté ?

Le nègre accusa le double de la somme payée.

Le Khan acquiesça de la tête.

— Fais-toi rembourser la somme et envoie l’esclave travailler à mon service dans le jardin.

Il passa. Le jeune homme avait changé de maître pour la troisième fois. À partir de ce jour, il travailla matin et soir sous la direction d’un vieux jardinier et en compagnie de cinq esclaves nègres, dans les jardins du Khan s’étageant en face du portail d’entrée, en quatre terrasses appuyées aux rochers, plantées de vignes grimpantes et de hauts espaliers d’arbres fruitiers, et d’où s’échappaient des sources nombreuses, écoulant, le long des degrés, leur eau merveilleuse de limpidité dans des bassins de pierre entourés de rosiers.

Mais, quand le cri de l’eunuque retentissait, le monotone et menaçant « Helwett », tous fuyaient, aussi vite qu’ils le pouvaient. C’était le signal que les femmes du harem passaient le seuil du jardin. Tout homme qui les apercevait sans leur voile, était perdu : saisi par les démons noirs, il était impitoyablement étranglé, à l’aide du lacet que chaque eunuque portait sur lui.

Un jour, le nouvel esclave se trouvant sous les fenêtres du harem occupé à lier des rosiers, entendit derrière les jalousies d’un appartement du rez-de-chaussée, un rire clair et le frais gazouillement de voix féminines.

Se voyant sans témoin, il ne put résister à la curiosité et appliqua son œil contre une fente. Il aperçut une vaste salle, au centre de laquelle bruissait un jet d’eau. Sur des coussins de soie rouge longeant les murailles, un groupe de jeunes femmes d’une incomparable beauté, riaient et se divertissaient comme des enfants. Toutes étaient de ces beautés géorgiennes, de taille moyenne, graciles et onduleuses, au nez finement arqué, aux lèvres rouges et aux yeux languissants. Une seule que ses compagnes appelaient Anaïd, semblait un démon de vivacité et de séduction. Au coin de sa bouche, se formait un pli despotique, ses yeux énigmatiques et sombres caressaient et menaçaient tout à la fois. Pendant que les autres brodaient ou enfilaient des perles, ou s’amusaient à faire glisser l’ambre de leurs bracelets en sirotant des sorbets, Anaïd, dans son caftan vert bordé d’hermine, jeté par-dessus de larges pantalons, et sa courte veste de soie rouge brodée d’or, se tenait droite devant son miroir, enlaçant des perles blanches dans ses cheveux noirs.

— Ce qu’elle se donne de peine pour plaire au maître, railla une jeune femme assise auprès d’elle, en faisant clapoter l’eau sous sa main.

— Inutile, Anaïd, fit une autre, qui restait tristement dans un coin. Nous sommes oubliées. Il n’aime plus que l’étrangère à cheveux d’or.

Anaïd ne répondit point, mais elle serra les lèvres et posa inconsciemment la main sur un petit poignard passé à sa ceinture.

Le jeune homme n’osa pas en voir davantage et se retira brusquement.

Par une de ces nuits enchanteresses, doublement délassantes après la lourde chaleur du jour, le Polonais était resté dans les jardins, pour regarder, du haut de la terrasse supérieure, par-dessus les murailles de sa prison, en rêvant de patrie, de liberté et d’honneur. Il était assis sous un platane et perdu en de tristes pensées, quand, soudain, une forme blanche surgit devant lui et lui fit signe de s’éloigner. Sans se rendre compte de ce qu’il faisait, il cueillit rapidement quelques roses dont les épines aiguës lui déchirèrent les doigts, et s’agenouillant, les tendit à la promeneuse.

— Malheureux, ne sais-tu pas que ta mort est certaine, si l’on t’aperçoit ici ? fit une voix douce et attendrie. Fuis aussi vite que tu peux.

— Prends d’abord ces roses, belle fille de Mahomet.

— Elles sont mouillées, dit la voix. Dieu, il s’y trouve des gouttes de sang !

— De mon sang, confirma le jeune homme, que je répandrai avec bonheur pour toi. Laisse-moi seulement voir ton visage.

— Si tu me promets de partir aussitôt, fit la jeune femme brusquement.

— Tout ce que tu voudras, répondit l’esclave toujours à genoux, avec une touchante humilité.

L’odalisque rejeta son voile, découvrant un visage d’une miraculeuse et suave beauté, que des cheveux blonds encadraient. Dans ses yeux bleus au regard limpide, il n’y avait rien de la voluptueuse flamme des Géorgiennes ; mais, en chaque trait, parlait éloquemment une autorité douce et toute la dignité grave de la femme.

Tu n’es pas musulman, fit-elle, tandis qu’il se taisait enivré de sa vue.

— Ni toi non plus, maîtresse. Tu n’es pas fille du Midi.

Elle secoua la tête mélancoliquement.

— Quelle est ta patrie ? reprit-elle.

— Je suis Polonais.

Elle poussa un cri.

— Vierge sainte ! Et comment te nommes-tu ? continua-t-elle dans la mélodieuse langue de la Pologne.

— Bogdan Tarnowski. Tu parles notre langue, merveilleuse femme ?

— Je suis Marie, comtesse Potocka.

— Quelle Providence ! s’écria le gentilhomme, en saisissant la main de la jeune femme et en la couvrant de baisers.

— Lève-toi, ami, fit-elle doucement. Je tremble pour ta vie.

— Te reverrai-je, maîtresse ?

— Tu me reverras. Que cela te suffise. Puis-je quelque chose pour adoucir ton sort ?

— Nul sort ne saurait être plus heureux que celui d’être ton esclave.

— Silence, on vient, murmura-t-elle. Et maintenant va. Tu es encore en sûreté, car, sur l’ordre du Khan, personne n’est autorisé à me suivre qu’une vieille servante qui ne te trahira point. C’est elle dont tu vois briller le voile parmi les vignes.

Le jeune homme s’agenouilla aux pieds de sa compatriote, lui baisa les mains et disparut parmi les platanes, d’où il la suivit des yeux. Il la vit descendre jusqu’à la fontaine claire, où d’épais buissons de roses formaient une salle de bain verdoyante et embaumée. Il l’entendit parler avec la vieille et s’ébattre dans l’eau limpide. Quand elle quitta le jardin, il était encore sous les platanes. Elle l’aperçut et lui fit signe de la main.

— Qui salues-tu ? maîtresse, demanda la vieille servante.

— Les étoiles, répondit la jeune femme, elles voient ma patrie et il me semble que mon soupir se joint à leur brillant troupeau, pour aller au pays où mugissent les chênes, où le torrent sort du flanc des rochers en écumant.

Le harem du sultan de la Tauride n’est relié au palais que par un étroit couloir et s’élève au milieu d’un jardin entouré de hautes murailles. Les belles prisonnières du Khan habitent, pareilles à des nonnes, de petites cellules carrées ; mais elles aiment à se réunir autour du jet d’eau, ou à s’éparpiller, joyeuses, comme un essaim d’abeilles, sous les platanes.

Contre le mur du jardin, s’appuie un haut kiosque hexagonal, dont les fenêtres sont masquées par un impénétrable treillis. Là, les femmes de Kerim Gireïs se tiennent pour voir défiler les brillants cortèges des ambassadeurs, ou pour assister aux tournois arabes, qui rappellent ceux des chevaliers chrétiens du Moyen-Age. De là, aussi, le Khan leur fait admirer ses merveilleux faisans argentés quand on leur distribue la nourriture dans la cour, et les pauvres innocentes s’en réjouissent chaque fois, comme d’un spectacle nouveau.

Aujourd’hui, elles sont seules. Le Khan demeure invisible. À sa place, elles n’aperçoivent que la face noire et grimaçante du chef des eunuques, leur souriant de temps à autre derrière un rideau ou une jalousie.

Les jolies recluses du harem se distraient comme elles peuvent à changer leurs robes d’une magnificence orientale, à dénouer et lisser leurs cheveux, ou à se baigner dans la fontaine entourée de rosiers. Enfin, elles s’asseyent sirotant, du café et fumant leurs longs chibouks, autour du jet d’eau, et Anaïd leur raconte le conte des Quarante Vierges et du Bouffon arabe.

Tout à coup, l’eunuque surgit, avec son visage apathique taillé dans du marbre noir, au milieu des belles attentives qui, effarouchées à son aspect inattendu, poussent des cris de paon et puis éclatent de rire.

— Où est Kerim Gireïs ? demande Anaïd d’un ton de commandement.

— Où veux-tu qu’il soit ? Chez la chrétienne, naturellement. C’est encore l’ennui qui vous travaille, poursuit-il d’un ton moqueur.

— Oui, Kiamil, crient-elles toutes à la fois. Amuse-nous, puisque le Khan est invisible, dit Anaïd en se levant et en laissant glisser son caftan bordé de fourrure. Nous aimerons Kiamil, le beau, le bon, le ravissant Kiamil !

Et l’enlaçant avec fougue de son bras moelleux, elle se met à tapoter tendrement ses joues grasses, tandis que ses yeux noirs lui coulent un regard d’espiègle coquetterie,

Oui, oui, crient toutes en désordre les jeunes femmes. Kiamil sera notre bien-aimé.

Elles entourent le nègre récalcitrant et l’attirent sur le divan. Tandis qu’Anaïd s’assied sur ses genoux, lui passe les bras autour de la nuque et le taquine de caresses, deux autres le coiffent, et une quatrième le baise, en dépit de ses grimaces, sur ses grosses lèvres charnues.

— Qu’il est beau, Kiamil ! crie une cinquième, évidemment, il pense à se marier.

— Épouse-moi, Kiamil ! raille Anaïd. Aucune ne t’aime autant que moi.

Et elle recommence de le flatter comme un enfant.

Pendant qu’au harem, les rires et les jeux vont leur train, Marie, comtesse Potocka et favorite du Khan, est couchée, enveloppée de moelleuses fourrures et grelottante de froid, sur sa couche d’une somptuosité orientale ; à ses pieds, la vieille servante qui la soigne, anxieuse comme une mère, et pleine de sollicitude.

Le Khan se promène, l’ambre entre les dents et poussant devant lui des tourbillons de fumée, parmi les roses et les myrthes qui fleurissent sous les fenêtres, et, de temps à autre, entre dans la chambre remplie de parfums, pour demander des nouvelles de la santé de sa favorite.

L’esclave répond et Marie se contente d’acquiescer d’un mouvement de tête. Quoique prisonnière, elle règne dans le palais, et Kerim Gireïs tremble devant un froncement de ses sourcils, plus que devant l’armée de la czarine russe ou d’une horde de Circassiens.

Il revient encore auprès d’elle.

— Tu as pleuré cette nuit, dit-il à voix basse. Je t’ai entendue et je n’ai point fermé l’œil jusqu’au jour. Que manque-t-il à ton bonheur ? Je t’aime, comme je n’ai jamais aimé encore. N’es-tu pas entourée d’un luxe royal ? Te reste-t-il un désir à remplir ? Tous ceux qui obéissent à Kerim Gireïs ne sont-ils pas tes esclaves ? Ai-je une autre pensée que d’écouter tous tes caprices, comme des commandements de mon Dieu ? Tu es injuste envers moi, Marie.

— Tu m’aimes, Kerim Gireïs, répond-elle doucement, comme un musulman aime une esclave. Dans ma patrie, la femme est libre et, librement, accorde sa faveur à l’homme, qui est comme un esclave à ses pieds. Ô ma patrie ! Ô mes parents ! Je ne vous reverrai jamais, jamais !

Et elle se met à sangloter.

Le Khan se jette à genoux et lui baise les mains.

— Ne suis-je pas aussi ton esclave ? N’aurais-tu pas été forcé, dans ta patrie, de quitter tes père et mère pour suivre ton époux ? Ne suis-je pas digne de toi ? Il fut des heures, Marie, où ton cœur hautain semblait vouloir battre, où je commençais à espérer. Ce n’était qu’une douce et volontaire illusion. Tu ne m’aimes point. Tu te fanes comme une rose brisée, qui ne peut vivre détachée de l’arbuste verdoyant, ni répandre son parfum que parmi ses divines sœurs.

— Tu as raison, Kerim Gireïs.

— Dis-moi, fleur du paradis, que puis-je encore pour embellir ta vie ?

— Ce qui me manque, tu ne peux, tu ne veux me le donner.

— Et ce serait ?

— La liberté.

— Je ne puis vivre sans toi, Marie, s’écrie le Khan en un élan de passion sauvage. Ce n’est pas mon caprice, ma tyrannie qui te retient ici, c’est l’amour, un amour tel, qu’un homme de ton pays ne peut le ressentir plus ardent ni plus fidèle. Mais tu es malade. Nos nuits sont dangereuses. La fraîcheur, si délicieuse après l’incendie du jour, porte en elle la fièvre de Tauride, le germe de la mort. Sois prudente, pour l’amour de toi ! Adopte la coutume de ce pays et ne t’expose jamais sans fourrures à l’air de la nuit, promets-le-moi.

Marie promet. Le Khan se relève, la baise sur son front pur et blanc, et sort.

Quelques instants après, le chef des eunuques paraît et se prosterne, le visage contre terre, devant la Comtesse.

— Mon maître te prie d’accepter ce gage de sa faveur, comme protection contre la brise du soir.

Il fait un signe. Deux enfants nègres entrent et étalent devant les deux femmes une pelisse qui dépasse en somptuosité tout ce qu’elles ont vu jusque-là.

— C’est une merveille telle que la sultane de Stamboul ne la porte qu’aux occasions solennelles, dit Kiamil.

— Essaie-la, prie la servante, désireuse de donner une autre direction aux pensées de sa maîtresse.

Lentement, Marie se lève et, comme une statue inanimée, patiemment se laisse revêtir de la royale fourrure qui lui tombe jusqu’à terre. C’est de l’hermine doublée de zibeline noire. Ce vêtement, en harmonie avec sa taille haute et majestueuse et son visage assombri, lui donne tout à fait l’aspect d’une souveraine d’Orient.

— Je remercie ton maître, dit-elle doucement.

Mais, quand Kiamil a quitté la chambre, elle rejette le manteau d’un mouvement véhément et va se prosterner devant l’image du Christ qui décore la muraille de sa chambre à coucher. Cachant son visage dans ses mains, elle fond en larmes.

Des jours et des nuits avaient passés sans que le jeune Polonais eût revu la belle Comtesse. Un jour qu’il se trouvait encore occupé auprès des rosiers, une pierre vint tomber à ses pieds. Elle était fixée à un billet portant, en polonais, ces mots : « Attends-moi ce soir. »

Quand vint la nuit, l’esclave monta à la terrasse, se dissimula sous les platanes et attendit, le cœur palpitant, la divine maîtresse du sérail. En l’absence de la lune, les innombrables étoiles dont le ciel du Midi est parsemé, dardaient sur les jardins leur amicale lueur. Un féerique, crépuscule remplissait l’espace, les roses et les myrthes exhalaient leurs voluptueuses senteurs, les jets d’eau bruissaient et les rossignols chantaient dans tous les buissons.

Enfin, elle parut. Il l’entendit, au bas des terrasses, parler à son esclave, qui s’accroupit au bord du bassin, tandis que sa maîtresse gravit seule les degrés. Elle avait, sur ses épaules, la précieuse pelisse, et, plus comme parure que pour se voiler, une petite écharpe de gaze brodée d’argent enroulée comme un turban autour de ses cheveux.

Le jeune homme s’étant prosterné pour lui rendre l’hommage d’un esclave à sa maîtresse, elle sourit et, le relevant de sa froide et blanche main,

— Viens, ami, dit-elle, nous allons nous asseoir sous les arbres, nous raconter notre vie et parler de notre patrie.

Elle fit quelques pas dans l’ombre où une source fraîche s’échappait de la pierre blanche, et prit place sur le rebord du marbre, tandis que l’esclave s’étendait à ses pieds.

— Tu as été malade, maîtresse ? commença-t-il. Ils disent que tu as attrapé les fièvres dans les jardins, la nuit.

— C’est vrai.

— Ne vas-tu pas prendre froid de nouveau, sur ce marbre ?

— Je suis assise sur ma pelisse.

— Tes pieds touchent l’herbe humide, permets que je sois ton marchepied.

Elle sourit et, sans répondre, posa tranquillement ses pieds sur le jeune homme, comme s’il n’avait été là que pour cela.

Puis ils se mirent à causer, insouciants de leur situation, oublieux de leur entourage et du danger sans cesse menaçant.

Lui, parla de sa joyeuse enfance et de la maison de ses parents, des chasses à l’ours et des promenades en traîneau. Puis il commenta les dissensions des partis et la guerre contre la Russie.

Elle écoutait, profondément intéressée. Puis, elle-même décrivit le château de son père, où elle vivait libre, heureuse et sans souci ; la gaîté des nuits de Noël et les réjouissances de Pâques, auxquelles la noblesse accourait de vingt lieues ; elle dit le rôle décisif incombant à sa maison à la Cour et au Parlement ; puis, enfin, son enlèvement, à dix-huit ans, par les pillards cosaques qui la vendirent à des Tartares de la Crimée, et son arrivée au harem de Kerim Gireïs, où elle s’attendait à être traitée en esclave et où, bientôt, elle régna sans conteste sur le Khan, fou d’amour, qui faisait de sa tête orgueilleuse un escabeau pour ses pieds.

— Tu l’aimes ? demanda brusquement le jeune homme.

— Il y a eu des moments où je l’ai cru, répondit-elle après un instant de réflexion. Je l’eusse certainement aimé, s’il était venu me demander ma main chez mon père. Mais, ici, je n’ai pas le choix, je suis forcée d’être à lui et je le hais.

— Merci de cette parole ! s’écria l’esclave avec véhémence.

— Et pourquoi ?

— Parce que je t’aime.

Il dit ces mots en levant vers elle des yeux pleins de profonde adoration.

Elle se pencha sur lui et le contempla avec un silencieux bonheur.

— Oui, tu m’aimes, murmura-t-elle, je le sens, et ton amour est pour moi une divine consolation. Comme la vie nous change ! Quand jadis les magnats me suppliaient à genoux de leur accorder ma main, je n’avais pour eux que du dédain. On me disait orgueilleuse, cruelle. Et me voici reconnaissante à un esclave qu’un signe de moi peut vouer au supplice et à la mort la plus odieuse, je lui suis reconnaissante de ne pas me mépriser, moi, la prostituée, l’odalisque du Khan !

» M’aimes-tu vraiment ?

— Fais-moi mourir, et mon regard, en se brisant, se lèvera encore, chargé de gratitude, vers toi… Et toi, m’aimeras-tu ?

Elle sourit.

— Pas si vite, ami, dit-elle, sois satisfait, en attendant, que je te permette de rêver à moi et de m’aimer.

Rempli d’une silencieuse ivresse, il porta à ses lèvres le bord de la pelisse et, comme elle se levait pour partir, lui baisa le pied avec une impétueuse tendresse.

Depuis, elle revint chaque nuit. La vieille esclave veillait, en bas, auprès de la fontaine, et quand la triste bien-aimée gravissait lentement les terrasses, et qu’il voyait luire l’hermine éblouissante comme de la neige parmi les troncs obscurs, il lui semblait voir la lune ou plutôt le soleil se lever en pleine nuit, comme l’aube de son amour.

Un mois s’écoula. Un soir qu’il était humblement étendu à ses pieds,

— Tu ne m’as plus demandé si je t’aimais, commença-t-elle, je veux te répondre aujourd’hui, sans en être priée. Je t’aime.

— Tu m’aimes ?

Il l’enlaça de ses bras, et leurs lèvres, pour la première fois, s’unirent en un baiser qui semblait ne devoir plus prendre fin.

— Sais-tu, mon bien-aimé, reprit-elle avec une sombre gravité, que ce baiser t’a voué à la mort ? Je veux être à toi et te donner autant de bonheur que je pourrai ; mais l’heure viendra, où nous serons découverts, et où il te faudra payer ce bonheur de ton sang.

— J’y suis prêt de toute la joie de mon âme. Sans toi, la vie n’est qu’une mort. Je veux m’ensoleiller de tes faveurs comme d’une lumière céleste, et puis… que la nuit vienne, si Dieu veut.

— Prends-moi donc, dit-elle. J’accepte le don de ta vie comme prix de mon amour. Sois heureux entre mes bras, et, s’il le faut, meurs de mon amour !

Se penchant, elle l’attira avec une fougueuse tendresse, contre son sein qui, sous l’hermine, se souleva comme une vague brillante à la clarté de la lune.

Aucun des habitants de l’Alhambra de Tauride ne remarqua le changement survenu dans la favorite. Seul, le regard aigu de la Géorgienne jalouse aperçut que l’ombre s’était évanouie du visage de Marie et que, parfois même, un sourire heureux l’éclairait. Par une sombre nuit d’orage, alors que le ciel, qu’aucune étoile n’éclairait était çà et là déchiré par la dure lueur des éclairs, Anaïd, couverte de voiles épais, se rendit dans les jardins pour épier les amants. Ce qu’elle vit parut à l’Orientale aveuglée de jalousie, la revanche si longtemps attendue. Le lendemain, lorsque le Khan vint au harem, Anaïd l’attira dans un bosquet de roses et lui glissa tout bas son sinistre secret. Kerim Gireïs ne prononça pas une parole. Il voulait voir par lui-même avant de sévir.

À l’ombre des hauts platanes, Marie reposait sur le cœur de son esclave, de son amant, lorsque, soudain, le Khan se trouva devant eux. Autour de lui, les eunuques et Anaïd, qui les conduisait.

Marie se leva avec la calme majesté du malheur et regarda, sans crainte, le Khan pâle comme un mort.

En un clin d’œil, les eunuques avaient terrassé l’esclave, et Kiamil, avec un ricanement bestial, se disposait à lui passer le mortel lacet autour du cou. Un signe du Khan l’arrêta.

— Misérable, dit-il en s’adressant au Polonais, ne sais-tu pas que quiconque voit le visage de la sultane, risque sa vie ? Regarde la princesse. L’excès de son indignation ne trouve point de mots pour te condamner.

Puis, se tournant vers Marie, il poursuivit :

— Abandonne-moi la sentence, ma souveraine, et sois assurée que tu seras satisfaite.

— Invente des supplices comme il n’en est point, lui cria le jeune homme avec l’exaltation d’un amour sincère, fais-moi déchirer et mourir au milieu des tortures, tu ne peux rien pour m’enlever un bonheur que tu ne connaîtras jamais et dont l’existence ne t’est révélée que par de douloureux pressentiments.

— Tu m’oses railler, moi, ton maître ? interrompit Kerim Gireïs, tandis que ses yeux s’enflammaient de colère, et il se mit à piétiner le prisonnier que les eunuques avaient étendu à ses pieds.

Marie détourna la tête.

Le lendemain, le Khan se rendit dans le kiosque, avec ses femmes à une heure inusitée. Tandis que les puériles beautés, qui avaient revêtu leurs habits de fête pour le spectacle rare, attendaient, dans leurs caftans verts, rouges, bleus ou jaunes, bordés d’hermine ou de zibeline, sur de moelleux coussins, buvant du café, fumant et riant, Kerim Gireïs se tenait immobile et sombre au milieu d’elles, le regard menaçant fixé sur les nattes qui recouvraient le marbre du parquet.

— Où donc reste Marie ? demanda-t-il enfin à Kiamil, qui se tenait également immobile comme une statue, auprès de la porte. Amène-la au péril de ta vie.

Le nègre disparut. Après quelques instants, la Comtesse entra. Elle était d’une pâleur mortelle et s’enveloppait, frissonnante, dans sa pelisse d’hermine. Le Khan alla au-devant d’elle, lui offrit la main et l’amena près de la grille, où elle s’assit.

— D’ici, tu verras tout parfaitement, dit-il d’une voix mate. Puis il frappa dans ses mains.

Dans la grande cour, que le regard embrassait tout entière à travers le grillage doré, on avait dressé deux piquets très effilés du bout. La garde du corps du Khan formait, tout autour, un carré, le personnel du palais faisant demi-cercle derrière les soldats.

Sur un signe du Khan, les eunuques amenèrent le prisonnier, les chaînes aux pieds, les mains liées sur le dos. Ils le placèrent au centre du carré, le dénudèrent jusqu’aux hanches et l’attachèrent au piquet le plus court. Kiamil vérifia la solidité des chaînes, puis rejeta sa pelisse, s’arma d’un fouet à nœuds et se plaça derrière le condamné, tourné vers le kiosque.

Le Khan frappa dans ses mains. Aussitôt le noir démon se mit à brandir son fouet sur les épaules du condamné. Les coups tombaient drus, déchirant la chair avec une violence terrible. La princesse était assise, appuyée sur sa main, la joue collée contre le grillage et les yeux attachés sur le malheureux dont le sang se répandait en ruisseaux rouges sur la terre. Pendant longtemps, il se tut, puis il commença à prier et, enfin, à gémir tout bas.

Après environ cent coups, il tomba sans connaissance sur le sol. Les eunuques le ramassèrent et le piquèrent avec des fers brûlants. Il revint à lui avec un râle étouffé. Kiamil leva les yeux vers le kiosque. Sur un signe du Khan, les eunuques s’emparèrent du condamné à demi mort et, en un instant, l’empalèrent selon la coutume d’Orient.

— Te voilà vengée, dit le Khan à la princesse, avec une froide hauteur. Es-tu satisfaite ?

— Oui.

— C’est fini, partons, continua Kerim Gireïs.

— Non pas, il vit encore.

— Oh il peut vivre jusqu’à demain, fit la voix d’Anaïd en un éclat de rire. On ne meurt pas si vite sur le pal.

— Et si cela dure jusqu’à la nuit ? reprit le Khan d’un ton indifférent.

— Je passerai la nuit, fit-elle du ton décidé qui lui soumettait toujours à nouveau le despote de Crimée.

Anaïd quitta le kiosque en lançant un regard de triomphe à sa rivale. Les ravissantes enfants du harem la suivirent en riant, comme si elles venaient d’assister, dans un théâtre, à une comédie fort gaie. La cour s’évacua lentement.

C’était ennuyeux de regarder mourir un homme qui n’était en somme qu’un esclave. Il ne resta que deux eunuques, faisant la garde, leur yatagan à la main.

Les heures s’écoulèrent une à une, Marie était toujours assise derrière le treillage, les yeux fixés sur le mourant, qui ne pouvait mourir et, de temps en temps, seulement, poussait un douloureux gémissement trahissant l’épouvantable torture.

Elle le regardait, immobile, les yeux secs, et parfois frissonnait en serrant sa pelisse plus étroitement autour de ses épaules.

Lorsque le soleil s’inclina sur les collines de Bakhtchissaraï, le Khan s’approchant de Marie, lui dit d’une voix tremblante :

— Descends vers lui, dans la cour, et donne-lui de l’eau.

Elle le regarda, surprise.

— Fais ce que je te dis, son supplice prendra fin.

— Comment cela ?

— Aussitôt que l’eau humectera ses lèvres, il mourra.

Marie se leva et descendit, accompagnée du Khan, lentement, à travers les jardins, le harem et le palais, jusqu’à la grande cour. Un enfant nègre la suivait, portant une coupe. Elle la prit, puisa de l’eau à la fontaine jaillissante et s’approcha du pal avec vivacité.

— Tu meurs pour moi, dit-elle tout bas en langue polonaise, et moi je mourrai pour toi. Voici, je t’offre la mort.

Elle toucha de ses lèvres, le bord de la coupe, puis la tendit au condamné.

Il but.

Aussitôt l’agonie commença.

Marie se tint auprès du pal, avec une dignité qui en imposa même au sauvage despote, jusqu’à ce que son amant eût rendu le dernier soupir.

— Il est mort, dit l’un des nègres qui faisaient la garde.

— Dieu soit loué, il est mort, répéta Marie.

Elle fit deux pas et tomba sans connaissance. Son front alla heurter les dalles et les teignit de sang.

La même nuit, Marie fut prise d’une fièvre violente. Toute l’hermine dont son maître, qui l’aimait plus passionnément que jamais, la couvrit, ne servit pas plus à la réchauffer, que l’art des docteurs venus de loin.

Elle restait étendue frissonnante, sous la blanche et chaude fourrure. Ses joues brûlaient. Ainsi que le Khan l’avait dit imprudemment, c’était une rose brisée, et, comme une rose, elle se fanait.

Avant que la lune ne fût redevenue pleine, elle mourut, le regard sur le crucifix, le nom du bien-aimé sur ses lèvres, le despote, pétrifié de douleur, à ses pieds.

Quelques instants avant qu’elle ne rendît l’âme, une hirondelle entra par la fenêtre ouverte et vola dans la chambre.

Le Khan montra du doigt, l’oiseau, qui plana un instant au-dessus de la couche, et dit, confiant dans la superstition orientale,

— Cela porte bonheur.

— Oui, dit-elle, il m’apporte le seul bonheur qu’il est pour moi sur terre, la mort.

Le premier sentiment du Khan, auprès de son cadavre, fut une rage contre celle dont la trahison avait amené ce malheur. Il fit coudre Anaïd, pieds et poings liés, dans un sac que l’on jeta à l’eau. Après cela, le maître s’effondra.

Il se passa du temps avant que sa morne douleur ne pût se résoudre en pleurs.

Il fit ensevelir la morte sur la plus haute terrasse du jardin et, sur sa tombe, éleva un beau mausolée à coupole ronde, surmontée d’un croissant et d’une croix. Du rocher, s’échappe une fontaine qui répand ses flots limpides dans un bassin de marbre.

Le Khan venait là chaque jour, perdu dans ses pensées, et pleurait. Le peuple appela cet endroit « la fontaine aux larmes ».

Le successeur de Kerim, Khan Sahim Gireïs, fut dépouillé de son empire par la Sémiramis du Nord, Catherine II de Russie, la Tauride devint une province russe, son dernier maître, souverain de l’île de Rhodes, fut exécuté sur l’ordre du Sultan.

L’Alhambra de la Tauride est depuis longtemps en ruines. Les merveilleuses fontaines se taisent. Dans la prison détruite de la beauté, sous le plafond effondré, hulule le hibou et les serpents glissent, rapides, sur les dalles effritées. Seule, sur la mystérieuse tombe de la merveilleuse étrangère, la fontaine aux larmes poursuit sa plainte éternellement triste et incomprise, et, sous les roses et les myrthes, le rossignol sanglote son immortel lamento d’amour.