La Flotte française en 1841



LA
FLOTTE FRANÇAISE
EN 1841.

Une sérieuse étude à faire serait celle du rôle que joue la marine dans la vie des nations et de l’influence qu’elle exerce sur leurs destinées. Pour le prestige et l’éclat, rien ne la surpasse, rien ne l’égale ; partout où elle acquiert quelque développement, de brillans résultats l’accompagnent. À diverses époques de l’histoire, la marine a eu la vertu d’élever au niveau des puissances du premier ordre plusieurs villes, plusieurs états, qui ne tenaient qu’une place imperceptible sur la carte du globe : ainsi Tyr et Sidon dans l’antiquité, Venise et Gênes dans le moyen-âge. Son action sur la grandeur d’un pays ne semble dépendre ni du chiffre de la population, ni de la superficie du sol. Long-temps la Hollande domina, du sein de ses canaux, toutes les mers connues, et la fortune de l’Angleterre est évidemment hors de proportion avec l’étendue de son territoire européen et le nombre de ses sujets originaires.

Ce phénomène tient à plusieurs causes, à deux surtout. L’une est la prospérité financière qu’une navigation considérable détermine toujours. La richesse est un grand élément de force, surtout depuis que les guerres sont devenues des questions de crédit public. Le mouvement maritime assure donc des ressources pour les jours de lutte. En outre, il affermit la trempe du caractère national. Les peuples voyageurs puisent dans une vie aventureuse des qualités inconnues aux peuples sédentaires, la persévérance, la résignation, le besoin d’activité. Leur courage se forme par les hasards, leurs idées s’agrandissent par l’observation. De là, leur rôle si brillant, leur puissance d’initiative, et ces titres de supériorité qui doublent la valeur du nombre.

Quand ce caractère entreprenant s’affaiblit chez un peuple, on peut présager avec certitude sa décadence. Le Portugal a eu sa période d’expansion lointaine. Son pavillon est le premier qui se soit déployé dans l’Océan indien ; et Albuquerque sut long-temps en maintenir le prestige. Cabral et Juan de Barros le firent reconnaître dans l’Amérique du sud et y fondèrent un vaste empire. Que reste-t-il aujourd’hui de tout cela ? Qu’est devenu le Portugal, depuis que, désertant son rôle actif, il s’est, pour ainsi dire, replié sur lui-même ? Chacun peut le voir et calculer ce que l’esprit national a dû perdre de vigueur dans cette abdication graduelle. L’exemple de l’Espagne n’est pas moins décisif. On se souvient de ce que fut sa marine dans la période de découvertes, honneur éternel du XVIe siècle. Cette fortune si rapide, si merveilleuse, qui la mit, pendant un siècle, à la tête de tant de royaumes et de tant de trésors, n’a pas survécu à l’agent qui l’avait conquise. À mesure que la navigation déclinait, on voyait s’en aller les mines du Mexique et du Pérou, les galions et les capitaineries. Sous le coup de ces pertes ; l’Espagne s’est peu à peu éteinte : la paralysie, mal combattue aux extrémités, a fini par gagner le cœur. Cette brillante existence s’est évanouie le jour où l’effort extérieur a cessé, et l’on dirait que le génie espagnol s’est brisé sur les récifs anglais en même temps que les vaisseaux de la célèbre Armada.

La marine élève donc les petits états, et, quand elle manque aux grands, ils déchoient. Ces deux faits suffisent pour fixer son importance. Les nations qui veulent tenir leur rang doivent dès-lors, parmi leurs moyens défensifs, faire figurer en première ligne une flotte imposante, une organisation navale placée à l’abri des caprices de l’opinion et des intermittences de la politique. La puissance n’est complète qu’à ce prix. Fût-il maître du continent entier, un peuple serait faible encore, si les mers lui étaient interdites.

Jusqu’ici la France ne semble pas avoir apporté un grand esprit de suite dans la gestion de ses intérêts maritimes. L’histoire de nos flottes se compose d’une succession de triomphes éclatans et de grands désastres, de périodes lumineuses et sombres. L’esprit public obéit à cette alternative. Tantôt il semble faire reposer sur la marine l’avenir entier du pays, tantôt il s’en éloigne comme d’une arme impuissante et inutile. Il ne sait garder de mesure ni dans l’engouement ni dans le délaissement. Aucune persévérance, aucun effort soutenu ! Avec Colbert et Seignelay, nos escadres atteignent des proportions inouies. On a 60,000 marins en activité, 100 vaisseaux à la mer, d’autres sur le chantier. La bataille de La Hogue arrête cet essor, et Dubois, complice de l’Angleterre, lui sacrifie les débris de nos escadres. Machault cherche à les réorganiser vers le milieu du dernier siècle, mais une intrigue le renverse du ministère, et des amiraux de cour, tels que Laclue et Conflans, compromettent nos armes d’une manière irréparable. Des échecs honteux se succèdent. Sous de Boyne, l’abaissement est tel, que l’on fait vendre aux enchères les approvisionnemens et les agrès. Sous d’Aiguillon, il va plus loin encore. Le cabinet de Londres exige le désarmement de nos derniers vaisseaux, et une frégate anglaise vient mouiller dans la rade de Toulon pour appuyer cette injonction impérative. La guerre de l’indépendance américaine donne à nos flottes l’occasion d’une revanche ; elles y effacent leurs échecs antérieurs et balancent la fortune de nos rivaux. La révolution et le consulat sont moins heureux. Deux grands désastres les traversent ; nos armées navales sont anéanties : quelques succès brillans et isolés protestent seuls pour l’honneur du pavillon. Sous l’impression de ces évènemens, Napoléon désespère de notre marine, et, tout entier à ses gloires continentales, il la confine désormais dans un rôle secondaire.

On voit par quelles alternatives a passé notre établissement maritime. Faute de le maintenir d’une manière constante, chaque effort nouveau équivalait à une création : au lieu de continuer, on recommençait, de fond en comble. Des sommes énormes ont été ainsi prodiguées sans profit et sans honneur. Cependant l’existence d’un état naval est si inséparable du jeu régulier des forces françaises, que la marine s’est toujours relevée d’elle-même, par sa propre vertu, en dépit des préventions et des obstacles. La nature, qui nous a donné un magnifique littoral sur trois mers, nous condamne à ce souci et à cette gloire. Il est des tâches qu’on ne peut pas déserter, si ingrates qu’elles soient, des devoirs qu’il faut remplir même au prix de quelques mécomptes. L’empire appartient tôt ou tard aux peuples qui ne s’abandonnent pas ; c’est à cette condition seulement que le destin leur ménage des diversions imprévues et des réactions inespérées.

Depuis la paix de 1815, et depuis quelques années surtout, la marine tend à reprendre en France la position qu’elle n’aurait jamais dû perdre. Quand l’empire croula, nos blessures étaient profondes. Quinze années de blocus avaient pour ainsi dire aboli la navigation marchande, et les registres de l’inscription maritime, sur lesquels figurent tous les matelots disponibles, comptaient à peine quelques milliers de noms. La renaissance du commerce, les armemens auxquels il se livra, l’essor du cabotage, remplirent peu à peu les vides occasionnés par la guerre, et c’est ainsi que l’on put arriver au chiffre de soixante mille marins valides qui forment aujourd’hui le noyau de nos flottes. En même temps les cadres de nos officiers se renouvelaient, se rajeunissaient. L’esprit de corps se réveillait dans leurs rangs, et des études plus fortes ajoutaient un nouveau prix à leurs services. Le matériel s’améliorait aussi, quoique plus lentement. L’empire avait laissé un assez grand nombre de vaisseaux, mais ces vaisseaux, construits en régie, dépérirent presque tous sans faire aucun service. Au lieu de les réparer, on se contenta d’abord, faute de ressources suffisantes, d’entreprendre des constructions plus légères, telles que des bricks et des corvettes. Ce fut une faute : on le sentit bientôt, et après quelques essais malheureux on renonça aux navires de flottille pour songer sérieusement aux vaisseaux de ligne et aux frégates, qui seuls forment la base d’une marine. L’armement et l’équipement firent des progrès rapides, et, vanité nationale à part, on peut dire qu’aujourd’hui personne ne marche avant nous pour l’installation des bâtimens de guerre. À aucune époque, les améliorations de détail ne furent poursuivies avec plus de patience, ni introduites avec plus de sagacité[1].

À mesure que la marine se frayait ainsi de nouvelles voies, il s’opérait dans les esprits une réaction en sa faveur. La France n’est pas, comme l’Angleterre, une sorte de vaisseau flottant dont la mer est le seul appui. Nous tenons au continent par une longue étendue de frontières, et le Rhin nous inquiète plus que la Manche. Les souvenirs les plus vifs des générations actuelles inclinent de ce côté. Le siècle s’est ouvert au bruit des clairons du consulat et de l’empire, et tout se ressent encore de cette odyssée militaire qui promena nos aigles à travers l’Europe. L’action continentale fut si prodigieuse alors, qu’elle laissa le reste dans l’ombre. Les bulletins impériaux ne parlaient pas de nos armées de mer ; c’était assez pour les vouer à l’indifférence. Cette impression a long-temps survécu aux circonstances qui l’avaient fait naître ; peut-être ses traces ne sont-elles pas encore entièrement effacées. La marine française a eu à lutter contre ces préventions, contre ce dédain. Ceux qui ne l’avaient pas oubliée doutaient ouvertement d’elle. Sur le littoral, on ne croyait pas à son succès ; dans l’intérieur, on ignorait jusqu’à ses efforts. C’était une situation assez triste ; la marine en a triomphé par ses services. Portant avec dignité le poids d’une déchéance antérieure, elle en a peu à peu conjuré l’effet, et a fini par obtenir grace pour le passé, justice pour le présent. Quoiqu’on lui mesurât les fonds d’une main avare, elle n’en a pas marché avec moins de résolution vers son but, et l’attitude délibérée qu’elle a prise devant Lisbonne, sous les remparts d’Ancône et de Saint-Jean d’Ulloa, prouve que la conscience de sa force lui est revenue. La faveur publique a salué ces glorieux débuts et remis la marine dans le chemin d’une popularité nouvelle.

Toutefois ce n’est guère que depuis 1839, et dans l’armement nécessité par les difficultés orientales, qu’on a enfin trouvé le moyen d’en faire un instrument militaire de quelque valeur. Avant ce temps, le système fatal des intermittences régnait encore : legs du passé, il semblait survivre aux désastres dont il fut cause. Quand on avait besoin de quelques vaisseaux, de quelques frégates, on les armait ; on les désarmait quand leur mission était remplie. Il en résultait deux graves inconvéniens : l’un de condamner les équipages à des apprentissages successifs et incomplets sans qu’ils parvinssent jamais à acquérir une instruction réelle ; l’autre d’absorber en frais d’armement et de désarmement des sommes avec lesquelles on aurait pu obtenir un bon service continu. Ainsi ce système sacrifiait notre force à de faux semblans d’économie ; il était à la fois coûteux et impuissant. Tandis que dans l’armée de terre on admettait la permanence des cadres comme la base indispensable d’une bonne organisation, dans l’armée de mer on ne procédait que par solutions de continuité. À peine un équipage était-il exercé, qu’on le brisait, soit pour le congédier, soit pour le reconstituer autrement. Dès-lors la valeur des hommes était diminuée ; la valeur de l’ensemble était anéantie. On avait une marine viagère et non une marine stable. Avec ces armemens interrompus, plus de grandes manœuvres, plus d’évolutions d’escadres : l’instruction navale restait à son premier degré, et la guerre pouvait nous surprendre sans que nos officiers en eussent fait l’apprentissage. La longue campagne d’Orient nous a fait entrer dans un meilleur système, celui de l’armement permanent. Ne lui dût-on que ce progrès, elle aurait assez fait pour la réforme navale. De cette campagne est sortie une flotte dont la valeur se multiplie par trois années de service suivi, et qu’on n’énervera pas, il faut l’espérer, par une dislocation inopportune.

Il faut avoir vu les rades d’Hyères et de Toulon dans le cours des trois mois qui viennent de s’écouler, pour se faire une idée exacte de la puissance de ce bel armement[2]. Aucun spectacle n’est plus imposant que celui-là ; l’imagination la mieux inspirée n’en saurait concevoir la grandeur ni le charme. Quinze vaisseaux de ligne, se couvrant de signaux ou s’enveloppant de fumée, ouvrant à la brise leurs blanches pyramides de toile, ou les faisant disparaître comme par magie, offrent un ensemble qui éveille un sentiment d’orgueil mêlé d’enthousiasme. Un œil exercé comprend sans peine tout ce qu’il y a d’énergie dans ces instrumens de destruction qui peuvent vomir plus de deux mille livres de fer par minute, et continuer pendant dix heures cette formidable besogne. Rien de plus émouvant que les grandes scènes du combat maritime simulées par cette armée flottante, depuis l’épisode du branle-bas jusqu’à celui de l’abordage. Quel ordre et quelle précision ! On croirait que chaque vaisseau prend une ame dans laquelle toutes les volontés viennent se confondre. À un signal, les vergues se peuplent ; à un autre signal, elles se dégarnissent. On ne saurait dire d’où sort cette nuée d’hommes qui paraît et se dissipe avec la rapidité d’une vision. Mille matelots se croisent sur le pont, dans les airs, au sein des batteries, sans s’embarrasser, sans se heurter, sans se nuire ; et quand la voix du commandant les lance sur un vaisseau ennemi, on est effrayé de voir par quels chemins ces démons ailés arrivent jusqu’à leur proie.

L’esprit qui a présidé à l’organisation de cette flotte est, comme on l’a dit, tout nouveau parmi nous. Les brillans exploits de l’amiral Roussin dans le Tage, et du vice-amiral Baudin au Mexique, ont préparé les voies à cette renaissance, et les évènemens récens l’ont sanctionnée. C’est le produit d’efforts nombreux et de circonstances diverses. Avant 1839, MM. Lalande et La Susse, à la tête de quelques vaisseaux, parcouraient déjà la Méditerranée : ils allaient prévenir dans la baie de Tunis les entreprises de la Porte contre cette régence, ou paraissaient devant Naples, comme autrefois La Touche-Préville, pour y demander compte, sous les canons du château de l’Œuf, des restrictions onéreuses que l’on y imposait à notre commerce et à nos paquebots d’Orient. Mais nos forces navales étaient alors bien peu considérables. En fait de vaisseaux de ligne, on n’avait que le Suffren et le Triton, dont l’installation remonte à 1837, et l’Hercule, prêt en 1838. Les premiers ordres donnés pour un armement sérieux datant de la fin de 1838 ; et dans le cours de 1839 dix vaisseaux prirent la mer : en janvier le Jupiter et l’Iéna, en mai le Trident et le Généreux, en juin le Diadème et le Santi-Petri, en août le Neptune et le Montebello, en septembre l’Alger, en octobre l’Océan. Au 11 janvier 1840, treize vaisseaux étaient en activité de service, quatre en disponibilité, le Souverain, le Marengo, la Ville de Marseille, le Scipion. Dans les huit mois qui suivirent, on compléta la flotte telle que nous la voyons aujourd’hui, en achevant l’équipement des vaisseaux placés en commission de port et en y ajoutant les trois beaux vaisseaux neufs, l’Inflexible, le Jemmapes et le Friedland. Tel a été le mouvement matériel et successif de l’armement actuel ; il est facile d’en dégager la part qui revient à chaque ministère. L’initiative de l’envoi d’une flotte dans les mers du Levant appartient au 15 avril, qui y expédia le contre-amiral Lalande ; le 12 mai poussa les travaux avec quelque zèle ; le 1er mars les compléta avec une résolution qui lui fait honneur.

Deux officiers-généraux, MM. Lalande et Hugon, qui se sont succédés dans le commandement de cette flotte, ont apporté à son instruction les soins les plus attentifs, les plus assidus. Une émulation féconde a régné, grace à eux, dans toutes les parties du service, et, s’étendant jusqu’aux chefs, a produit les meilleurs effets. Dans la longue campagne d’Orient, les Anglais eux-mêmes ont pu reconnaître l’habileté de nos équipages dans les manœuvres de la voile et du canon. En croisant des rades de Métélin aux Dardanelles, du golfe d’Ourlac à Bezica-Bey, nos vaisseaux ont acquis, en temps de paix, une portion des qualités pratiques de la guerre. Secondé par d’excellens capitaines, M. Lalande a donc contribué à donner à la marine française l’impulsion heureuse qui l’anime aujourd’hui. M. Hugon n’a montré ni moins de persévérance ni moins d’activité. Sous l’empire de circonstances politiques plus ingrates, il a su entretenir dans la flotte cette vie et ce mouvement dont elle a besoin ; il l’a maintenue en haleine par de fréquentes sorties, par des évolutions en corps d’armée, par des appareillages et des mouillages renouvelés souvent. Pour rendre justice à cette suite d’efforts, il suffit d’avoir vu nos vaisseaux, leur brillante tenue, l’ordre qui y règne, la discipline des équipages et la merveilleuse intelligence qui préside aux exercices. Un vaisseau est un microcosme, un monde en miniature ; tout y a sa place rigoureusement assignée, et l’existence de ce bel ensemble tient surtout à la précision des détails. Chaque pièce de canon a ses servans ; chaque hune a ses gabiers. Ces longues batteries, à un moment donné, vont servir de dortoirs, et l’on verra de longues files de hamacs s’y balancer au gré de la vague. Mais qu’un signal se fasse entendre, à l’instant ces hommes sont debout, ces hamacs disparaissent, la batterie n’est plus qu’un champ de combat. Il en est ainsi de tout le reste. Chacun à bord a le sentiment de sa fonction ; la vie y est méthodiquement ordonnée ; les usages, les devoirs, les relations, y sont aussi formellement réglés que la distinction des logemens et des tables. La force de l’arme est dans cette organisation. À ce point de vue, la flotte ne laisse rien à désirer. Jamais le personnel de notre marine ne fit preuve de qualités plus réelles et n’eut, à un plus haut degré, cette valeur combinée qui naît de la qualité des hommes et de leur éducation acquise.

Peut-être le matériel offre-t-il un peu plus de prise à la critique. La flotte ne compte qu’un très petit nombre de vaisseaux neufs : le Friedland et le Jemmapes, lancés en 1840 ; l’Inflexible, en 1839 ; l’Hercule, en 1836. Parmi les autres, il en est qui remontent au temps de la république, comme l’Océan, magnifique trois-ponts, sur lequel M. Hugon a mis son pavillon d’amiral. Il est vrai que l’Océan, lancé en 1790, a été en 1836 l’objet d’une refonte à peu près complète. Huit vaisseaux datent de l’empire : le Montebello, refondu en 1822 ; l’Iéna, refondu en 1834 ; le Diadème, en 1836 ; le Trident, en 1820 ; la Ville de Marseille, en 1825 ; le Scipion, en 1823 ; l’Alger, en 1834 ; le Marengo, en 1822. Les sept autres vaisseaux armés, le Santi-Pétri, le Neptune, le Jupiter, le Triton, le Généreux, le Souverain, appartiennent à la restauration ou au régime actuel. Dans le nombre il n’en est que deux, le Généreux et le Jupiter, qui n’aient pas encore subi de refonte. On le voit, ce matériel n’est pas très neuf dans son ensemble, et sur bien des points il faudrait le rajeunir. L’Iéna et le Triton, fortement éprouvés par la campagne d’hiver, doivent être prochainement réformés. Le Scipion, le Trident, la Ville de Marseille, le Marengo, ont accompli, depuis leur dernier radoub, les seize années d’âge qui sont, pour les vaisseaux, la limite d’un bon service. Le Montebello, dont les réparations datent de 1822, est dans le même cas. Dix vaisseaux à peine sur vingt présentent toutes les conditions désirables de solidité et de durée. Il serait donc temps de mettre la main à ceux qui dorment sur nos chantiers, et dont seize au moins se trouvent entre dix-huit et vingt-deux vingt-quatrièmes d’avancement.

C’est là un de nos côtés faibles, et nous ne voyons pas qu’on fasse rien pour y remédier. On dirait que la pensée de M. le baron Portal, ministre si fatal à la marine, survit encore dans l’administration. Refondre de vieux vaisseaux au lieu d’en construire de neufs, voilà quelle semble être la marche constamment suivie ; on a pu voir cependant, dans une série d’épreuves, combien elle était funeste aux armemens et en même temps dispendieuse. Des vaisseaux ont été refondus jusqu’aux dix-neuf vingt-quatrièmes, c’est-à-dire qu’à cinq vingt-quatrièmes près on a refait un ancien vaisseau, au lieu d’en installer un neuf. Les chantiers ne manquent pas de vaisseaux commencés : nous en avons vingt-six, et pourtant on n’en a lancé que quatre depuis neuf ans, dont trois en 1839 et 1840. Même après les évènemens d’Orient, le budget de la marine portait cette déclaration affligeante : « Les 2,621,000 fr. qu’on propose d’affecter, en 1841, aux constructions navales ne seront appliqués, quant aux vaisseaux et aux frégates, que pour la somme de 343,000 francs, avec lesquels on fera quatre-vingt-quatrièmes de vaisseau et trois vingt-quatrièmes de frégate. » Ainsi, au milieu même des incertitudes de la politique, le gouvernement se résignait à ne construire qu’un vaisseau et une frégate dans le courant de huit années. Cette situation ne saurait se prolonger. La flotte a besoin de vaisseaux neufs : il est temps qu’on le sente et qu’on y pourvoie.

Les moyens de renouvellement de ce matériel ne sont pas non plus à la hauteur de nos besoins. Nos arsenaux militaires ne contiennent pas, il s’en faut de beaucoup, les approvisionnemens nécessaires pour l’armement fixé par l’ordonnance du 1er février 1837. D’après des calculs qui paraissent fort exacts[3], il manquait, il y a un an, dans nos magasins, 21,000 stères de bois, 300,000 kilog. de cuivre et de bronze, 700,000 kilog. de chanvre, 2 millions de kilog. de poudre de guerre, 4 millions de mètres de cordages, 400,000 boulets, 2 millions de balles de mitraille, 9,000 affûts, 3,000 pièces d’artillerie, et, dans des proportions équivalentes, de la toile à voile, des câbles de fer, des caisses à eau, et autres articles d’équipement. Le dernier budget a sans doute contribué à niveler une portion de ce déficit, mais la distance qui existe entre l’approvisionnement actuel et l’approvisionnement normal est encore très grande. La qualité des matériaux a aussi plus d’une fois excité des plaintes, et dans les existences figurent particulièrement des fers et des bois qui doivent être regardés comme de rebut. Au lieu de 80 cales de construction que nécessitent des travaux actifs, on n’en compte que 53, 10 bassins de carénage quand il en faudrait 20. Tous nos ports militaires manquent de forges, et Toulon, faute d’ateliers suffisans, ne peut pas utiliser tous ses vieux fers, dont l’emploi offrirait une grande économie. Les scieries de bois sont encore dépourvues, dans plusieurs ports, de machines perfectionnées. Enfin les ateliers accessoires restent ce qu’ils étaient avant qu’on eût songé à faire de notre marine un élément de force respectable et sérieux. Pour ce qui concerne la navigation à vapeur, les choses ont fort peu changé depuis l’époque où il en a été question dans cette Revue[4]. Le bateau le Ténare, dernièrement essayé, n’a pas eu des destinées heureuses, et le Pluton, malgré des résultats plus satisfaisans, laisse encore beaucoup à désirer. Il faut attendre maintenant l’épreuve des paquebots transatlantiques, dont la construction se poursuit, dans divers ports militaires ou marchands. Mais avant tout il importe que l’état ait enfin, pour la construction et la réparation des machines, des ateliers plus importans que l’ébauche ridicule qui figure dans l’arsenal de Toulon.

Ainsi l’impression qui naît du spectacle de nos flottes ne saurait désarmer la sévérité des jugemens que l’on peut porter sur leur mécanisme. Cependant, en ceci encore, il faut se défendre de l’exagération, et ne pas pousser les choses à l’extrême, comme l’a fait un organe accrédité du gouvernement. Les imperfections du matériel naval ne sont pas irréparables, et chaque jour elles tendent à disparaître. Déjà, grace à l’élan donné par le dernier ministère, et à la dotation généreuse qui l’a suivi, de grandes améliorations ont été réalisées dans divers services. Les magasins sont dégarnis sans doute, mais pas autant qu’on affecte de le dire, et s’il y a insuffisance pour l’armement de quarante vaisseaux et de cinquante frégates, fixé par l’ordonnance de 1837, il y a excédant sur les besoins de l’effectif actuel. N’outrons rien, ni notre faiblesse, ni notre force. Quant au personnel, il est évident que son instruction pour les manœuvres d’escadre ne date que de ces trois dernières années ; mais il serait puéril d’y voir un motif réel d’infériorité, et rapprocher cette situation de celle d’Aboukir et de Trafalgar est une injustice gratuite. Vingt-sept années de paix ont mis, sous le rapport de la grande tactique, toutes les marines sur le même niveau. À l’étranger, comme en France, les équipages ont été renouvelés à diverses reprises, et si la tradition survit encore dans les règlemens, elle n’existe plus dans les hommes. Les cadres de l’amirauté anglaise comptent sans doute des vétérans nombreux ; mais, à vingt-sept ans d’intervalle, un pareil avantage se transforme presque toujours en inconvénient[5]. Il n’y a donc pas lieu de s’alarmer aussi haut de ce que nos officiers de marine n’ont pas fait la guerre comme Nelson. Les Nelson sont rares de tous les temps, et après un quart de siècle de paix ils sont impossibles.

Loin de nous la pensée d’exciter l’orgueil national, et de le pousser vers des entreprises téméraires. L’Angleterre a des ressources navales que la France ne semble pas destinée à posséder. Sa marine militaire s’alimente dans une réserve de 180,000 matelots, tandis que la nôtre roule dans un cercle de 50,000 hommes. Que chaque nation obéisse à son génie et à sa fortune : notre pays ne peut pas aspirer à l’empire des mers, mais il faut qu’il soit assez fort pour en assurer la liberté. Ce n’est pas pour nous une question d’ambition, mais d’indépendance. Notre commerce appelle une protection chaque jour plus nécessaire ; nos possessions coloniales, si réduites qu’elles soient, ne sauraient se passer de l’appui du pavillon national. Laisser de semblables intérêts à la merci d’un peuple rival, ne paraître sur les mers que sous son bon plaisir et relever entièrement de son caprice, serait une abdication si formelle, que personne en France, il faut le croire, ne se résignerait à la subir. Cette abdication, d’ailleurs, n’est plus possible depuis qu’une province nouvelle a été fondée dans le nord de l’Afrique. La libre circulation de la Méditerranée importe à la conservation d’Alger, et si nous ne nous sentions pas la force de défendre, en tout temps, par tous les moyens, une conquête si chèrement payée, il vaudrait mieux l’abandonner sur-le-champ aux dévastations des Arabes.

Il faut que nous soyons respectés sur les mers : les plus grandes questions de notre époque n’auront pas d’autre théâtre. Mille difficultés, souvent signalées, toujours présentes, dominent encore la politique et enchaînent les états à des mesures de précaution. L’Orient est ce qu’il était, ce qu’il sera tant que les ambitions qui méditent sa ruine ne seront pas satisfaites ; la Grèce, la Crète, Tunis, l’Espagne, offrent des embarras qu’il est plus facile d’ajourner que de faire disparaître. Une surveillance active est donc commandée sur divers points, pour diverses causes. Nos flottes seules peuvent y pourvoir. Toujours disponibles et prêtes à se porter vers les points compromis, elles sont l’arme de la situation. Leurs mouvemens n’ébranlent pas l’Europe comme le ferait la marche de nos bataillons ; elles ne portent pas nécessairement la menace dans leurs flancs, et peuvent réduire leur rôle à une protection pacifique. Une flotte, c’est la paix, mais la paix vigilante, et par conséquent durable, la paix fondée sur la puissance, la force dans le repos. Vingt vaisseaux de ligne ne sauraient en aucun cas être considérés comme un effectif de guerre : ce nombre est à peine suffisant pour former les marins nécessaires à notre défense. L’Angleterre peut désarmer ses flottes, car son commerce ouvre ses cadres aux matelots congédiés, les salarie, les perfectionne, et les lui rend de nouveau au premier appel. Le personnel change ainsi de destination et de service, mais sans s’appauvrir, sans se dissoudre. En France, les choses vont autrement. Notre navigation marchande ne s’exerce que dans des limites fort étroites. Les moindres secousses l’affectent, son travail n’est pas soutenu. Aussi, dans son organisation actuelle, ne saurait-elle assurer de l’emploi aux équipages que l’état licencie. Ces hommes prennent alors une autre direction et sont presque tous perdus pour nos vaisseaux. De là cette nécessité d’un armement permanent, qui forme constamment des sujets, et ne les libère qu’après les avoir renouvelés. La pénurie des matelots se trouve ainsi balancée. C’est pour la même raison qu’il convient de ne pas disloquer, éparpiller les escadres. Quand on a des forces restreintes, il faut les multiplier par la cohésion, par la simultanéité. Les plus grands désastres de notre marine tiennent à ce que nos forces se sont partagées entre les grands ports militaires de la France. Prises isolément, nos divisions ont presque toujours été écrasées, et pour ne citer que ce fait, la bataille de la Bogue n’eut un résultat funeste que parce que d’Estrées ne fit pas à temps sa jonction avec Tourville. Que la flotte entière fût sortie de Brest, et nous restions maîtres de la mer au moins pour un demi-siècle.

Il est des esprits que la conscience de notre infériorité décourage, et qui, au lieu d’y puiser le devoir de persévérer, pencheraient pour la résignation. Les chances de la lutte les effraient, et ils s’en remettraient volontiers à la magnanimité du plus fort. Ils se défient de la hardiesse que peuvent donner des préparatifs imposans, et redoutent encore, de la part de notre marine, quelques-unes de ces déceptions dont son histoire est semée. Capituler leur paraît plus sage que de courir vers la défaite. À ces conseillers timides il faut répondre que la France ne serait dans aucun cas prise au dépourvu. Une rupture injuste y ferait éclater tout ce que l’esprit national renferme d’énergie et de ressort. Les duels inégaux ne tournent pas toujours à l’avantage des provocateurs, et la bonté d’une cause ajoute beaucoup à ses chances. Si jamais notre pays en était réduit à recourir à la fortune des armes, il trouverait, qu’on n’en doute pas, de quoi suffire à la situation qu’on lui aurait faite. La France représente en Europe un grand principe, celui de la liberté des mers. On la sait courageuse, on la sait désintéressée : elle ne fait pas acheter son concours ; elle n’exploite pas ses alliances. Les marines secondaires n’attendent qu’un signal pour se rallier à une marine du premier ordre qui leur donnerait une valeur combinée, une puissance fédérative. Lorsqu’elles croiront rencontrer chez nous ce point d’appui, elles viendront ranger leur pavillon à l’ombre du nôtre, jalouses de venger enfin ces avanies de détail qu’on ne leur a jamais épargnées, et de fonder, à l’aide d’une association, ce respect des faibles, qu’elles n’ont jamais pu faire prévaloir dans leur isolement. Une semblable coalition pourrait embrasser l’Europe et l’Amérique, afin qu’une fois au moins dans les siècles il fût décidé si la mer est l’apanage exclusif d’une nation ou la propriété de toutes.

Cette ressource défensive ne serait pas la seule ; notre pays en aurait d’autres sous la main. Une arme nouvelle, la vapeur, semble destinée à faire désormais une diversion puissante dans les guerres navales. Quoique son emploi ne soit encore ni bien défini ni bien déterminé, on pressent que les priviléges de topographie s’amoindriront devant elle, et qu’elle peut devenir, jusqu’à un certain point, un pont jeté entre les terres que la mer sépare. Un pays exposé à une surprise continentale cesse d’être dès-lors aussi fier de son inviolabilité ; il lui faut une armée de terre pour se défendre ; il est astreint à une double dépense et à un double effort. Plus vulnérable, il devient moins accessible aux inspirations de l’orgueil ou de l’intérêt ; il ne force pas son ennemi jusque dans son honneur, car il sait que des représailles pourraient l’atteindre jusque dans son existence.

Dieu merci, personne n’en est là aujourd’hui. Nous vivons dans une époque de tempéramens, de concessions mutuelles, et on ne place aucun peuple dans la nécessité de vaincre ou de périr. Sans doute l’Angleterre a plus d’une fois, dans le cours des siècles, abusé de ses succès et écrasé ce qui faisait obstacle à son ambition. Vis-à-vis de la France, sa politique n’a pas toujours été juste ni loyale ; une jalousie profonde semblait surtout l’animer. Ainsi, tant que nos ports militaires étaient déserts, nos ports marchands inactifs, l’Angleterre nous abandonnait à nos destinées et nous honorait d’une majestueuse indifférence. Mais notre commerce se réveillait-il, nos armemens reprenaient-ils quelque vigueur, à l’instant même la susceptibilité renaissait, et avec elle l’aigreur et les mauvais procédés. Alors tout devenait prétexte à une rupture. La guerre commençait par une brusque confiscation de nos bâtimens marchands et se terminait par une coalition continentale. Par trois fois les hostilités se sont reproduites avec ce même caractère et les mêmes circonstances : la première fois, sous Louis XIV, à la rupture de la paix de Nimègue ; la seconde, sous Louis XV, à l’origine de la guerre dite de Sept-Ans ; la troisième, sous le consulat, quand la paix d’Amiens fut inopinément violée. Trois coalitions, la ligue d’Augsbourg, la guerre avec le grand Frédéric, et la sainte-alliance, caractérisèrent ces trois époques : elles furent toutes l’œuvre de l’Angleterre. Ce n’est pas nous qui l’accusons, c’est l’histoire.

Ce qu’elle a été dans le passé, nous ne croyons pas que l’Angleterre puisse l’être de nos jours. Il est des rôles qui ne sauraient se soutenir long-temps, et une heure sonne où l’on revient de soi-même à des sentimens de modération et de sagesse. La turbulente croisade de lord Palmerston a pu un moment faire croire au retour des procédés anciens et à un nouvel épisode de cette politique mêlée de ruse et de violence qui a tenu une si grande place dans nos relations ; mais du sein même de cet incident il s’est dégagé la preuve que rien ne ranimera plus désormais, dans toute leur vigueur, les longues haines qui divisèrent les deux peuples. Le réseau des intérêts, des habitudes, des idées, est trop serré maintenant pour qu’on puisse le briser avec impunité. La situation de l’Angleterre lui conseille d’ailleurs de la prudence : elle porte avec fermeté le poids des embarras qui l’assiégent, elle y suffit, elle les conjure ; mais elle est arrivée à un point où la mesure serait facilement comblée. Certes ce n’est pas du côté de la France qu’est venu le moindre obstacle à ses entreprises : jamais longanimité plus grande et tolérance plus complète ne furent données en exemple au monde. Aucun des empiétemens réalisés dans les Indes ne nous a arraché une remontrance ; nous avons laissé arborer le pavillon anglais sur les deux continens de la Nouvelle-Zélande, au préjudice des droits antérieurs ; nous avons assisté à l’exécution du pacha d’Égypte, notre allié naturel, nous avons même aplani, par une médiation efficace, les difficultés survenues entre le gouvernement napolitain et le cabinet de Londres. Que de preuves d’abnégation fournies dans le cours de quelques années !

Ces preuves auraient dû suffire à nos voisins, et empêcher qu’ils ne prissent le moindre ombrage du maintien de notre armement naval. Cependant l’Angleterre insiste sur la nécessité d’une réduction réciproque de ses forces de mer et des nôtres ; elle fait valoir des raisons de concorde et d’économie, elle nous invite à ménager nos finances, peut-être à cause des inquiétudes que lui donnent les siennes. On a vu pour quels motifs, dans toute hypothèse, une ouverture pareille devait nous trouver extrêmement circonspects. Mais ici se présente en outre une circonstance au moins singulière. En même temps qu’il nous invite à désarmer, le cabinet anglais envoie des renforts à ses flottes. En même temps qu’il nous propose une dislocation navale, il réorganise ses escadres et donne avec quelque solennité sir E. Owen, choix bien caractéristique[6], pour successeur à lord Stopford dans le commandement de la Méditerranée. Les proportions d’ailleurs sont encore toutes à l’avantage de l’Angleterre, et, dans l’état des deux effectifs, les réclamations devraient plutôt partir de notre côté que du sien. La flotte anglaise, dans ses diverses stations, compte 32 vaisseaux de ligne, portant 2572 canons[7] ; la nôtre n’en offre que 20, armés de 1854 canons. La différence est au moins la même pour les frégates et les bâtimens de flottille. Dans l’armement à vapeur, notre infériorité est plus grande encore, non-seulement pour le nombre des navires, mais encore pour leur force. 54 steamers de guerre figurent dans le service anglais, tandis qu’en y comprenant même les deux bâtimens qui viennent d’être mis à la mer, nous n’en avons encore que 32. Les paquebots-poste, si on les ajoutait à cet effectif, ne suffiraient pas pour niveler les situations, et l’Angleterre d’ailleurs pourrait se prévaloir, à bien plus juste titre, des magnifiques paquebots de 450, 500 et 600 chevaux que ses ports de commerce expédient à travers le grand Océan. Ce n’est pas tout : parmi ses steamers militaires, la flotte anglaise en présente 7 de la force de 220 chevaux, c’est-à-dire de véritables frégates pour les dimensions : Vesuvius, Stromboli, Salamandre, Rhadamanthe, Prometheus, Phenix, Dee, et un de 320 chevaux, qui a l’aspect d’un vaisseau de ligne, Gorgon. Nous n’en avons que trois de 220 chevaux : Véloce, Caméléon, Pluton ; aucun au-dessus. Les distances respectives sont donc bien gardées quant au matériel. Le personnel maritime de l’Angleterre est de 37,000 hommes, et c’est à peine si nous en comptons aujourd’hui 25,000 sous notre pavillon. Ainsi même disproportion, et toujours contre nous. Les ressources des budgets ne sont pas moins inégales : dans les années 1841 et 1842, la marine anglaise a été dotée de 141,200,000 et de 171,310,000 francs, sans préjudice des crédits extraordinaires. Ce ne sont d’ailleurs là pour elle que des allocations très modérées, si on les compare au temps où les flottes britanniques absorbaient annuellement un demi-milliard[8]. Notre marine n’a jamais eu ni les mêmes prétentions ni les mêmes besoins. Il est vrai que ses dépenses figurent, dans le budget de 1842, pour une somme de cent vingt-cinq millions environ, mais dans ce chiffre sont compris les débours imprévus causés par les évènemens de l’an dernier, débours qui ont dû s’aggraver de l’insuffisance de tous les budgets antérieurs[9]. De 1815 à 1841, la dotation de notre marine n’a pas dépassé en moyenne soixante-cinq millions, somme insuffisante pour la faire vivre, mais qui a du moins servi à l’empêcher de périr. À ce point de vue, aucun régime n’a moins fait que le nôtre pour la marine, si ce n’est celui de Dubois. Pendant la guerre de l’indépendance américaine, la France consacra à l’entretien et à l’augmentation de ses flottes 200 millions par an ; la république française y employa 140 millions, le consulat 92, l’empire 127. L’empire et le consulat, qui souscrivaient à de tels sacrifices, avaient pourtant désespéré de la marine. Nous sommes moins prodigues de moitié, nous qui avons repris confiance en elle.

Voilà, sans exagération comme sans déguisement, les deux situations. Si l’une des parties a le droit de réclamer contre un défaut d’équilibre, ce n’est évidemment pas celle qui a fait entendre les premières plaintes. Il y a mieux : tout en nous proposant un désarmement, l’Angleterre n’est pas certaine de pouvoir l’opérer de son côté. N’accusons pas les intentions : les reproches de perfidie ont été trop long-temps échangés entre les peuples, et souvent on a fait peser sur les hommes les torts des situations. L’Angleterre est sur la pente d’une prospérité pour ainsi dire fatale ; le succès, auquel elle a tant sacrifié, est une divinité implacable ; on ne l’apaise qu’à force de victimes. La vie intérieure de la Grande-Bretagne s’est arrangée à l’unisson de ses agrandissemens extérieurs, et avec la rapidité du mouvement qui emporte ce peuple, toute halte serait un choc mortel. Dans cette vaste usine, que tourmente la fièvre d’une production sans cesse accrue, chaque débouché qui se ferme au dehors provoque une douleur, détermine une souffrance. L’industrie anglaise est inquiète quand on ne lui donne pas sa proie, elle cherche alors de nouveaux pays à dévorer. Un triste jour sera celui où, le dehors lui manquant, elle regardera autour d’elle. Jusqu’ici on a eu constamment quelque chose à offrir à cette avidité croissante, tantôt les Indes, tantôt le Canada, l’Australie ou le cap de Bonne-Espérance, un jour le bassin entier de l’Indus, le lendemain la Chine, sans compter les priviléges de pavillon, et des avantages commerciaux sur tous les points du globe. Mais ces besoins sont du nombre de ceux qui s’excitent par leur satisfaction même, et leur intensité empire à chaque succès. La politique de l’Angleterre, au lieu de commander aux situations, leur est ainsi subordonnée ; elle est devenue une politique d’intérêt, une politique manufacturière. Dès-lors elle ne peut plus répondre de rien, elle ne peut pas engager l’avenir, il ne lui appartient pas. Les métiers, les martinets de forge vident les questions de paix ou de guerre, la diplomatie se règle sur l’état des marchés, et la justice des décisions est à la merci des commandes. De toute évidence, un gouvernement placé dans ces conditions n’a pas l’entière liberté de ses mouvemens, et il peut arriver qu’il soit contraint à attaquer les autres pour n’avoir pas à se défendre lui-même. Une force sérieuse, permanente, lui est donc nécessaire ; il faut qu’il ait constamment les moyens de provoquer une diversion aux misères de ses ouvriers et aux fluctuations de son industrie.

Le désarmement est donc moins facile pour l’Angleterre qu’elle ne le croit, qu’elle n’affecte de le dire. Mais, sa proposition fût-elle plus sérieuse, il faudrait encore se garder d’y adhérer. On ne saurait trop le répéter, il n’y a pas, entre les deux pays, de parité possible, et un équilibre apparent pourrait au fond n’être qu’une disproportion effrayante. De ce côté de la Manche, les armemens se poursuivent avec une lenteur mortelle ; de l’autre côté, ils s’improvisent. Woolwich, Sheerness, Plymouth, Deptfort, Chatham, Portsmouth, sont encombrés d’objets d’équipement et d’approvisionnement ; Toulon, Brest, Cherbourg, ont souvent manqué des choses les plus usuelles, les plus indispensables. La création d’une flotte est un jeu pour l’Angleterre ; pour nous, c’est un travail pénible, un long enfantement. Nous avons aujourd’hui les élémens d’une organisation viable, laissons-les se développer. Assez long-temps on a fait de la marine une toile de Pénélope où les uns s’ingéniaient à détruire ce que les autres avaient créé. Le système de l’armement permanent nous a ramenés dans une bonne voie : ne nous laissons troubler dans cet essai, ni par les séductions, ni par les menaces. Comme expédient et comme concession, on a proposé de désarmer les vaisseaux et de garder les hommes, mais quel serait le rôle des hommes hors des vaisseaux ? La vertu du système actuel est toute dans cette identification, si l’on peut s’exprimer ainsi, des marins et des bâtimens. On forme ainsi des matelots, on les tient constamment en haleine, constamment exercés, et on les renouvelle en les exerçant encore.

La question étant ainsi vidée, quant aux offres un peu intéressées du pays voisin, il reste à l’examiner du seul point de vue national et dans ses rapports avec une administration prudente de la fortune publique. De politique qu’il était, le débat devient alors financier, et, quoiqu’à un degré plus secondaire, tout aussi digne d’attention. Le problème a déjà été posé, et il est des plus simples. Nos ressources nous permettent-elles d’entretenir à la fois une armée considérable et une imposante marine, de prétendre à une double influence continentale et navale ? N’est-ce pas là un trop grand effort pour notre budget ? N’y a-t-il pas à s’alarmer de ces bilans en déficit qui se succèdent depuis quelques sessions ? Voilà les craintes que fait naître la perspective du maintien de nos armemens, et le sentiment qui les inspire est, dans une certaine mesure, respectable. L’amour des situations régulières tient une place parmi les devoirs de l’homme politique, et le bon ordre des finances importe à la richesse du pays, au crédit public, à la sécurité générale. Loin de nous la pensée de méconnaître un pareil intérêt : il est essentiel, il mérite qu’on le pèse ; mais autant il y aurait de légèreté à l’abandonner, autant il y aurait de péril à lui sacrifier des intérêts plus graves. Les pertes d’argent se réparent, les pertes d’honneur ne se réparent pas. En plus d’une occasion, des économies mal faites furent l’origine de sacrifices ruineux. C’est là surtout que le détail ne doit pas emporter l’ensemble, et qu’il faut savoir subir un petit mal pour préparer un plus grand bien.

Les dépenses que peut occasionner le maintien de notre état naval ne sont pas, du reste, aussi considérables qu’on se le figure. Pendant quelques années encore, on aura à porter la peine des négligences antérieures, et à essuyer les sacrifices qui s’attachent à toute création. Mais, quand une fois les bases du nouveau système seront solidement assises, quand la permanence de l’armement aura toutes ses racines, quand les arsenaux renfermeront le matériel fixé par les ordonnances, quand les améliorations partielles auront été réalisées, l’entretien de cet ensemble ne sera plus qu’une charge légère pour le pays, et la dotation de la marine sera ramenée sans effort à des termes très raisonnables. Peut-être s’apercevra-t-on alors que le système énervant des intermittences était, au fond, plus dispendieux qu’un effort constant et soutenu. Les dépenses faites à propos sont surtout essentielles pour un matériel qui tend à dépérir ; il est une foule d’objets qu’un usage modéré conserve et que l’inaction ruine. On ne se fait pas d’ailleurs une idée exacte de ce que coûtent les bâtimens de guerre, et de l’économie qui résulterait de leur désarmement. Quelques chiffres éclairciront ce point, et donneront la mesure des avantages pécuniaires attachés à un abandon que combattent tant de motifs politiques.

Un vaisseau de 90 canons, monté par 810 hommes, coûte annuellement à l’état 480,000 francs pour le matériel, et 488,520 francs pour le personnel, en tout 968,520 francs.

Une frégate de 50 canons, montée par 440 hommes, coûte 210,000 fr. pour le matériel, 285,480 francs pour le personnel, en tout 495,000 fr.

Un brick de 20 canons, monté par 113 hommes, coûte 60,000 fr. pour le matériel, et 84,600 francs pour le personnel, en tout 144,600 fr.

Un bateau à vapeur de 160 chevaux de force, monté par 92 hommes, coûte 40,000 francs pour le matériel, et 72,000 pour le personnel, en tout 112,200 francs.

Ainsi, en portant à 1 million l’entretien d’un vaisseau en activité, et à 500,000 francs celui d’une frégate, la suppression de 10 vaisseaux et de 10 frégates n’aboutirait, en définitive, qu’à une économie de 15 millions, et encore faudrait-il déduire de ce chiffre les frais qu’exige tout bâtiment de guerre à l’état de désarmement. Voici donc en présence, d’un côté 12 ou 15 millions d’économie, de l’autre l’avenir maritime du pays, sa grandeur, son salut peut-être. Il serait même possible que ces 15 millions, ainsi arrachés au soin de notre véritable défense, fussent gaspillés en petits armemens de corvettes et de bricks, proportionnellement plus coûteux, comme on peut le voir, mais qui offrent l’avantage de procurer à des officiers favorisés les commandemens en chef qu’ils ambitionnent.

Après de tels calculs, il n’y a pas à hésiter. Maintenons notre flotte : l’intérêt est vital, le sacrifice minime, nul argent n’est mieux placé que celui-là. Souvent, en matière de comptabilité, nous nous sommes montrés magnifiques ; cette fois nous ne serons que prévoyans. Ne laissons pas s’échapper cette arme de nos mains, tout le conseille, même les réclamations dont elle est l’objet. Si elle est une inquiétude à l’étranger, c’est qu’elle est une force pour le pays. Une seule éventualité pourrait faire renoncer la France à la permanence d’un armement naval, ce serait celle où notre commerce prendrait un essor assez grand pour nous créer des ressources en personnel analogues à celles que possède l’Angleterre. Sans prétendre à devenir les facteurs de l’univers, nous devons espérer pour notre navigation marchande, dans un temps plus ou moins prochain, des destinées moins précaires que celles dont elle subit aujourd’hui l’influence. Si jamais nos flottes pouvaient compter sur cent à cent vingt mille matelots empruntés aux ports de commerce, elles seraient, comme les flottes anglaises, en position d’affronter sans crainte un désarmement. C’est l’absence de cet élément nécessaire qui nous oblige à suivre une autre ligne de conduite.

Il n’est pas sans intérêt de savoir au juste où nous en sommes pour notre marine marchande, cette auxiliaire indispensable de la marine militaire. Cette recherche n’a rien que de triste, mais il est des illusions qu’il faut détruire. Nous faisons fausse route, et la statistique, si nous voulons l’écouter, nous donnera de sévères leçons. Pendant qu’autour de nous plusieurs marines marchandes se développent à vue d’œil et s’emparent du mouvement commercial, la nôtre est non-seulement stationnaire, mais encore en voie de décroissance. En 1663, sous Charles II, la navigation nationale de la Grande-Bretagne ne roulait que sur un chiffre de 95,266 tonneaux, qui s’éleva successivement à 243,693 sous la reine Anne, à 609,798 dans les premières années du règne de George III. En 1787, le total avait atteint 1,101,711 tonneaux ; aujourd’hui il flotte entre 2,900,000 et 3,000,000 de tonneaux, c’est-à-dire que, dans le cours du dernier demi-siècle, la navigation anglaise a triplé d’importance. La fortune des États-Unis a été plus rapide encore, et chaque jour elle se rapproche de celle de l’Angleterre. De 1789 jusqu’à nos jours, le tonnage commercial de l’Union américaine a décuplé. Présentant à son début un chiffre de 200,000 tonneaux, elle a déjà dépassé celui de 2 millions de tonneaux, et ses progrès sont si rapides, qu’il devient presque impossible de les suivre. Par deux voies différentes, l’Angleterre et l’Union sont arrivées au même résultat. L’une, par l’acte de navigation de Cromwell, s’est appuyée sur le monopole ; l’autre a invoqué la liberté. Pour fonder son monopole, l’Angleterre s’est vue obligée de conquérir par les armes les marchés du globe ; l’Union américaine, moins exclusive, les a conquis par son activité pacifique. Il est évident que, dans cette lutte des deux principes, ce sont les États-Unis qui ont eu le dessus. La liberté s’est montrée plus féconde que le monopole, et l’Angleterre a dû tempérer l’acte de Cromwell par des traités de réciprocité.

La France n’a su prendre ni l’une ni l’autre voie, et c’est ce qui constitue sa faiblesse. Elle ne veut pas que l’étranger vienne la chercher, et elle ne fait rien pour l’aller trouver. Sa navigation marchande repose sur un privilége étroit qui n’a ni la grandeur de l’exclusion anglaise, ni l’attrait de la tolérance américaine. Ce sont des entraves sans compensation, des chaînes sans profit. Ses ports de commerce ne sont ni bien ouverts ni bien fermés ; ils n’attirent ni ne repoussent d’une manière absolue ; ils semblent céder en se défendant et retenir tout en ayant l’air d’accorder. Ce faux système se résout en impuissance, et les chiffres de notre mouvement maritime l’attestent suffisamment. Pendant qu’en un demi-siècle les autres marines manifestaient leur vitalité par des développemens inouis, la marine marchande de la France en restait toujours à peu près au même point. En 1789, avant les désastres que les guerres acharnées de la république et de l’empire firent peser sur notre commerce, nos divers ports réunis présentaient une navigation d’environ 500,000 tonneaux, et aujourd’hui, à cinquante-deux ans d’intervalle, ce chiffre s’est à peine élevé à 680,000 tonneaux. Depuis quinze ans, une immobilité inquiétante semble avoir marqué le terme de cet essor ; il y a même eu, jusqu’à un certain point, déchéance. Ainsi, en 1835, notre effectif se composait de 15,599 navires jaugeant 680,631 tonneaux, et l’année dernière, on n’a plus compté que 14,800 navires ; c’est le chiffre de 1829. Si l’on décompose les élémens de cet effectif, les choses se présentent sous un aspect plus affligeant encore. Sur ces 15,000 navires, on en trouve 10,600 au-dessous de 30 tonneaux, et 3,000 entre 30 et 100 tonneaux. Qu’on juge de ce qu’il reste en bâtimens de quelque importance.

C’est là une situation qui appelle de prompts remèdes. Dominé par des idées de protection, notre gouvernement a cru trouver un palliatif efficace dans les primes qu’il alloue aux pêches lointaines ; mais ce ne sont là, les faits le témoignent, que de vains expédiens. Le principal obstacle au progrès de la marine marchande de la France, c’est qu’elle s’exerce sur une navigation exclusive, celle de nos colonies. Cantonnée dans ce privilége, elle manque d’audace pour engager de front une lutte avec les marines étrangères, et se contente des bénéfices qu’elle glane sur ce terrain réservé. Cette erreur de système provient surtout du culte aveugle de la tradition. Dans le cours du XVIIIe siècle, nos possessions coloniales formaient un riche lot de notre empire : la plus belle des Antilles nous appartenait ; le Canada et la Louisiane relevaient des lois françaises, et un instant, grace à Dupleix, nous eûmes un véritable royaume dans les Indes. Avec ces dépendances lointaines, une navigation réservée pouvait se fonder utilement et suffire à l’essor de notre activité maritime. Saint-Domingue seule pourvoyait au commerce le plus étendu. Il y avait quelque bénéfice à recueillir à l’ombre de ce privilége. Mais, à la paix de 1815, quand il fut bien constaté que la guerre ou la révolte nous avaient dépossédé de ces opulentes annexes, quand il ne nous resta plus en fait de colonies que quelques îles à sucre ou des établissemens sans importance en terre ferme, il fallait comprendre que le système d’une navigation réservée avait fini son temps, et qu’on devait songer à se faire une place sur les mers avec d’autres ressources, par d’autres procédés. On avait un exemple frappant de ce que peut l’audace dans la manière dont les Américains s’étaient emparés des marchés du globe, malgré la jalousie anglaise et les avantages de la priorité. C’était dans ce sens qu’il fallait marcher, et non sur les traces des lentes routines d’autrefois.

Si le gouvernement s’élève un jour à l’intelligence complète des intérêts généraux, il comprendra ce que vaut la marine marchande et songera sérieusement à elle. Les petites faveurs dont elle a été l’objet n’ont servi qu’à l’endormir dans une indolente sécurité et à circonscrire son effort dans un cercle d’opérations timides. L’esprit de nos lois, la nature de nos habitudes, sont même antipathiques à son essor. On dirait que nous ne travaillons qu’à pouvoir nous passer du reste de l’univers, et le dernier terme de nos succès dans cette voie serait de tout produire, de tout consommer sur place, sans rien demander au dehors, sans rien lui fournir. Bien des symptômes feraient croire que c’est là l’économie politique la plus populaire en France. N’a-t-on pas dit, à la tribune, qu’une invasion de bestiaux étrangers serait une calamité publique, et que fortuné serait le jour où chaque paysan pourrait lui-même confectionner son sucre ? Vouloir tout faire de ses mains et payer un tribut continuel à la nationalité des produits, tel est le régime qui règle la fortune de la France. La nature pourtant procède dans un sens inverse ; elle place une denrée dans le nord, une autre dans le midi, et convie ainsi les deux zones à des échanges incessans. Elle a voulu que l’Amérique eût besoin de l’Europe, l’Europe de l’Amérique, et que les pays, même les plus voisins, même les plus identiques, continssent des élémens assez divers pour s’attirer les uns les autres. Ce sont là des liens mystérieux auxquels il est presque impie de se soustraire.

L’une des principales causes de l’infériorité de notre marine marchande tient précisément à ce que les lois fiscales nous empêchent de demander à l’étranger des objets qu’il offre en meilleure qualité et à meilleur compte que ne le sont ceux de nos fabriques ou de notre sol. Ainsi, pour le fer et le bois, ces deux bases des constructions navales, nos armateurs sont contraints de subir les produits inférieurs que fournit la France, ou bien de supporter les droits excessifs qui frappent les similaires exotiques. Qu’en résulte-t-il ? Cela se devine. Des navires, établis à plus grands frais, ne peuvent supporter la concurrence de la navigation étrangère, et l’on retombe nécessairement dans le giron des petites entreprises, où le pavillon national trouve son abri. Ainsi la protection fiscale est occupée à guérir d’une main les blessures qu’elle a faites de l’autre. Il en est de même pour tout : aucun des matériaux nécessaires aux armemens maritimes n’échappe aux atteintes du tarif. Goudron, chanvre, suif, chaque article est assujetti à un droit qui en élève le prix. Les choses vont si loin, qu’on a calculé que deux navires construits à Trieste ne coûtaient pas plus cher qu’un seul navire, de même dimension, construit dans l’un de nos ports de l’Océan ou de la Méditerranée. Ce fait dit tout ; il explique à la fois et la langueur de notre marine marchande et l’élan qu’a pris celle des commerces rivaux.

Ainsi nous sommes en retraite, même avec les marines secondaires, et l’Adriatique gagne aussi du terrain sur nous. De nos 60,000 matelots, il faut en déduire 10,000 environ, et des meilleurs, que l’appât d’un salaire élevé et l’attrait d’une navigation plus active retiennent sous le pavillon étranger. C’est là un triste abaissement, un marasme déplorable. Comme remèdes partiels, on pourrait bien supprimer une portion des droits de douane qui pèsent sur les élémens de constructions navales, de manière à ce que nos bâtimens ne nous coûtent pas plus cher que les bâtimens suédois, hollandais ou autrichiens. Mais ce ne serait là qu’un premier pas dans une réforme qui a besoin, pour prouver sa fécondité, d’une application complète et d’une sanction générale. Les expédiens de détail ont toujours un tort, celui de ne soulager un mal qu’en déterminant ailleurs une souffrance, et de déplacer la plainte au lieu de l’apaiser. Il s’est fait depuis vingt-cinq ans de nombreuses tentatives dans cette direction, sans qu’aucune amélioration réelle s’en soit suivie. Substituer un équilibre artificiel à l’équilibre naturel des intérêts, c’est vouloir gouverner la mer à l’aide d’écluses. Dans le travail humain comme dans celui de la nature, il existe des lois éternelles contre lesquelles les erreurs des hommes ne prévalent jamais : le génie de ceux qui gouvernent est de deviner ces lois et de leur obéir, au lieu de les combattre.

La plus grande partie des hommes qui sont appelés à régir la fortune de la France ne comprennent guère que l’activité agricole : ils tiennent au sol, et l’on dirait qu’ils en ont l’immobilité. Cependant un peuple ne saurait être enchaîné ainsi dans ses facultés les plus énergiques, languir faute d’essor, et cesser de se tenir au niveau du mouvement extérieur. Poussée à ses dernières conséquences, cette situation est celle de l’empire chinois se défendant, par des institutions et par des murailles, contre les idées et les produits du dehors, habité par une race qui professe surtout l’horreur du contact étranger. Or, on peut voir où aboutit cette nationalité exclusive et systématique. Faute d’issue, les populations meurent étouffées sur ce territoire, et quand les récoltes des céréales viennent à manquer, l’équilibre entre les bouches et les subsistances se rétablit par d’épouvantables épidémies. Mais la Chine est glorieuse ; elle n’a pas été tributaire des barbares. Il est vrai que, quand les barbares frappent à ses portes, elle ne sait se défendre qu’avec des monstres peints, et laisse une poignée de soldats rançonner une ville de cinq cent mille ames. Quelle leçon pour les peuples casaniers qui se retranchent volontairement de l’humanité !

Une réforme dans toute l’économie du système extérieur peut seule venir en aide à la marine marchande de la France. La protection directe ne vaut pas l’élan indirect que la liberté imprime toujours aux relations. On a vu les États-Unis improviser une formidable puissance en ouvrant leurs ports à l’univers entier, en se livrant à lui avec la même ardeur que l’on met ailleurs à s’en défendre. Il se peut que les positions ne soient pas les mêmes, et il est hors de doute que nous sommes astreints à plus de ménagemens. Mais il n’en est pas moins évident que la générosité apparente du système américain cachait un calcul profond, et qu’à tout prendre, dans leur intelligent cosmopolitisme, les États-Unis ont plus reçu qu’ils n’ont donné. Cette invasion de toutes les marines du globe n’a pas empêché leur marine de se former, de se placer au premier rang, tant il est vrai que la concurrence, dont on médit de nos jours, est l’aiguillon le plus vif pour pousser les peuples vers la fortune.

La régénération de notre marine marchande tient ainsi à un ensemble de réformes qui ne prévaudront pas de long-temps, parmi nous, à cause des préjugés de l’habitude et des conseils de l’intérêt. Chacun voit sa ruine dans la prospérité du voisin ; on s’effraie moins d’un dépérissement qu’il partage. Nos forces s’épuisent dans cette lutte stérile. On ne saurait donc prévoir le temps où le commerce offrira à nos flottes 150,000 matelots comme chez les Américains, 180,000 comme chez les Anglais. Il ne reste plus dès-lors à notre marine militaire qu’à former de ses mains les élémens que la navigation marchande lui refuse. Sans doute il vaudrait mieux que les mêmes hommes pussent contribuer à la richesse du pays en temps de paix, et à sa défense en temps de guerre ; mais, ce cumul nous étant interdit, il convient de pourvoir à notre sécurité et au soin de notre indépendance. C’est là le mérite et le but d’un armement naval constamment exercé, toujours sur la défensive. En égalisant les chances de la guerre, il la prévient, il l’empêche : on ne s’attaque pas légèrement à ceux qu’on n’a pas l’espoir de surprendre. Cette flotte permanente est en outre une école ouverte à l’instruction maritime, et le recrutement, sagement étendu, pourrait y amener des sujets nombreux de toutes les parties de la France. Le service de mer se populariserait ainsi en se mettant en contact avec un rayon plus vaste, et le côté attrayant des épisodes dont il est semé lui ferait bientôt une place dans les veillées du soir et au foyer des chaumières.

Maintenons nos armemens, on ne saurait trop le redire : ils ne sont que ce que comporte l’état de paix, ce que, depuis vingt-cinq ans, ils auraient dû être ; ils ne doivent troubler que les mauvaises consciences. La mer tend à devenir le siége d’évènemens chaque jour plus décisifs : on ne peut, sans déshonneur, déserter ce théâtre, et la politique commande d’y prendre une position, sinon menaçante, du moins respectée. Tous les partis ont compris combien cette question engage l’avenir ; notre flotte a eu en sa faveur cette unanimité qui se rencontre si rarement. On assure aussi que l’amiral chargé du département de la marine a défendu son arme avec une grande chaleur de conviction, et que le maintien du système actuel devra beaucoup à ses efforts. C’est là un titre nouveau pour le marin dont les débuts furent si brillans, et ce succès, s’il parvient à le rendre complet et définitif, lui sera compté un jour à l’égal de sa plus belle campagne dans les mers des Indes.


Louis Reybaud.
  1. Parmi les perfectionnemens introduits dans l’armement et l’installation des vaisseaux, il faut placer en première ligne l’usage des percuteurs, pour les bouches à feu, qui donnent une énergie au moins double à chaque pièce. Les câbles en fer, les caisses à eau, les caisses à poudre, sont aussi des améliorations précieuses. Il faut citer, en outre, les cabestans de MM. Barbotin et Lavergne, les expériences de MM. Janvier et Béchameil pour les bateaux à vapeur, les crémaillères à ridage, les linguets de sûreté pour les câbles, les appareils distillatoires et les fours de MM. Sochet et Pironneau, le système de ridage de M. Campaignac, les projectiles de MM. Jure et Billette, les stoppeurs de MM. Legoff et Joffe, etc.
  2. Voici l’état de notre flotte dans la Méditerranée :

    Océan, Souverain, Friedland, Montebello, de 120 canons ;
    4 vaisseaux, portant ensemble
    480 canons.
    Jemmappes, Hercule, de 100 canons ;
    2 vaisseaux
    200
    Iéna, Inflexible, Suffren, de 90 canons ;
    3 vaisseaux
    270
    Diadème, Jupiter, Santi-Petri, Neptune, de 86 canons ;
    4 vaisseaux
    344
    Trident, Généreux, Marengo, Triton Ville de Marseille,
    Alger, Scipion
    , de 80 canons ;
    7 vaisseaux
    560
    En tout 20 vaisseaux, portant ensemble
    1,854 canons,
    et montés par 18,000 marins environ.

    Cette flotte est commandée par le vice-amiral Hugon, le vice-amiral La Susse et le capitaine de vaisseau Leray. Trois vaisseaux sont à Tunis, deux dans le Levant, le reste à Toulon ou en service sur les côtes de l’Algérie.

    À ces vingt vaisseaux il faut ajouter dix frégates armées et une vingtaine de bateaux à vapeur. Dans ces forces ne sont pas comprises celles qui se trouvent dans nos ports de la Manche.

  3. Rapport de M. le baron Tupinier, directeur des ports. — Brochure de M. Maissin, lieutenant de vaisseau.
  4. Voyez dans le no du 1er mai 1840, l’article intitulé Avenir de notre Marine.
  5. Les journaux anglais le sentent eux-mêmes. L’un d’eux disait dernièrement « Our list of admirals is better calculated to make the country tremble than the ennemy. » (Notre liste d’amiraux est de nature à faire trembler le pays plutôt que l’ennemi.) — Sur 159 amiraux, il n’y en a que 12 en activité ; 10 ont plus de 80 ans, 48 plus de 70.
  6. Sir Édouard Owen passe dans les cercles maritimes pour un acharné antagoniste de la France. En 1833, il se présenta comme candidat aux hustings de Sandwich, et le début de son discours fut ceci : « Je suis de l’école de Pitt, et je résume ma politique dans ma haine contre la France. » Le capitaine Towbridge, son concurrent, prit le thème contraire, et fut élu.
  7. Voici l’état actuel de la flotte anglaise :

    Dans la Méditerranée, sous les ordres de l’amiral Omanney : Britannia, Howe, de 120 canons ; Rodney, de 92 ; Asia, Powerfull, Thunderer, Ganges, Calcutta, Bellerophon, Vanguard, de 82 ; Implacable, Benbow, Monarch, Indus, Hastings, de 72 ;
    15 vaisseaux, portant ensemble
    1,266 canons.
    Dans les divers ports de l’Angleterre, sous les ordres de l’amiral Owen : Queen, de 110 ; Princess Charlotte, Imprenable, de 104 ; Formidable, de 84 ; Cambridge, de 78 ; Belle-Isle, Édimbourg, Hercule, Illustrious, de 72 ; Warspite, Dublin, de 50 ;
    11 vaisseaux, portant ensemble
    868
    Dans la station du Portugal : Donégal, de 78 ; Revenge, de 72 ;
    2 vaisseaux
    150
    Dans les Indes orientales et occidentales : Magnificent, Melville, Wellesley, Blenheim, de 72 ;
    4 vaisseaux
    288
    En tout 32 vaisseaux, portant ensemble
    2,572 canons,
    sans compter les frégates à voiles et à vapeur et une flottille considérable.

  8. Voici les budgets de la marine anglaise durant les guerres de l’empire. À la progression de leurs chiffres, on pourra se faire une idée des efforts que lui a coûtés la résistance de Napoléon.

    ANNÉES. LIV. STERL. ANNÉES. LIV. STERL.
    1803. 10,211,378  1809. 19,578,467
    1804. 12,350,606  1810. 18,975,120
    1805. 15,035,630  1812. 19,395,759
    1806. 18,864,341  1813. 20,096,709
    1807. 17,400,337  1814. 19,312,070
    1808. 18,087,547 

    Ainsi, pendant cinq ou six années, l’Angleterre a dû affecter annuellement plus de 500 millions de francs au budget de sa marine. Le Boucher a calculé que les deux guerres de 1773 à 1802 et de 1803 à 1815 ont coûté à la Grande-Bretagne 40 milliards 500 millions.

  9. Voici quelques-uns des budgets de la marine française, antérieurs au budget extraordinaire de 1842 :

    ANNÉES. FRANCS. ANNÉES. FRANCS.
    1820. 49,421,000  1830. (Conquête d’Alger) :
    1822. 60,818,000  90,456,000
    1823. (Guerre d’Espagne) : 1831. 70,874,000
    73,543,000  1832. 61,000,000
    1826. 58,613,000  1839. 68,000,000
    1828. 80,907,900 

    En 1840 seulement, la dotation commence à s’élever par suite de la nécessité d’entretenir une escadre dans les mers du Levant. Cette année-là, le chiffre est de 79,015,000 ; l’année suivante, de 74,015,000.

    On peut voir par ce tableau que l’allocation pour les dépenses de la marine a été plus élevée sous la restauration que sous le régime de juillet. La moyenne de 1822 à 1831 est de 69,500,000 francs, celle de 1832 à 1841 n’est que de 66,110,000 francs. Cette diminution, il faut le remarquer, a eu lieu dans une période où la dotation de tous les autres services s’est accrue.