La Fleur d’Or/Le vieux Collège


La Fleur d’OrAlphonse Lemerre, éditeurvol. 3 (p. 42-47).


Le vieux Collège


À la mémoire de M. Sallentin


Dans une ville, en Flandre, et tout près des remparts
(Car un triple fossé l’enclôt de toutes parts),
Près des bords de la Scarpe il est un vieux collège.
Les cours durant deux mois sont couvertes de neige ;
Mais l’air de la campagne, en passant sur les murs,
Vous apporte, l’été, l’odeur des pavots mûrs,
Des trèfles, des colzas et de toutes les graines
Dont ces hommes du Nord ensemencent leurs plaines ;
Vous entendez au loin les danses des faubourgs,
Tout le long des remparts les fifres, les tambours,
Et ces odeurs, ces bruits, se mêlant à l’étude,
Ne sont pas sans douceur dans cette solitude.
 
Aussi, lassé du monde, un jour je voulus voir
Les toits du vieux collège, et la cour, le parloir
Où, le cœur haletant sous ce ciel de fumée,
Je vins, enfant breton, de ma lande embaumée :
Ces lieux où j’arrivai jeune et rempli d’effroi,
J’y revenais cherclier ce qu’ils gardaient de moi.

En deux jours s’accomplit ce voyage facile.
Aussitôt je montai vers les murs de la ville ;

Et là, dès le matin, assis sur le gazon.
Je regardai longtemps notre ancienne maison.
« Au-devant de la vie allons avec courage,
M’écriai-je ; acceptons les devoirs d’un autre âge ;
Que l’enfant devienne homme et marche à l’avenir ;
Mais de ce long trajet sachons nous souvenir :
Celui-là vit deux fois de qui l’âme naïve
Des âges tour à tour garde une empreinte vive,
Et sous ses blancs cheveux, dans sa voix, son regard,
Montre à la fois l’enfant, l’homme mûr, le vieillard.
Ainsi puissé-je vivre et, depuis mon enfance,
Joindre l’âge qui fuit à l’âge qui s’avance,
Dans ma pensée unir ma tombe à mon berceau,
Sans qu’à toute la chaîne il manque un seul anneau !
Quel vieillard désolé, qui, fouillant dans son âme,
La croyait pour jamais éteinte à toute flamme,
Bien loin dans sa jeunesse enfin n’a retrouve
Un reste de chaleur sous la cendre couvé ;
D’une ancienne amitié quelque vive parcelle ;
Un amour tiède encore ; et de leur étincelle
N’a senti s’animer un sang stérile et vieux,
Et des éclairs de joie illuminer ses yeux ? »
 
Moi-même, à ces pensers sentant ma force accrue,
Du collège en courant je pris l’étroite rue ;
Et bientôt j’entendais les chansons du portier
Et l’affreux grincement des dents de son métier,
Lorsque au bruit de mes pas quelqu’un poussa la grille,
Et je fus entouré de toute la famille.
Dans la loge, parmi ces gens gais et dispos,
Ce furent entre nous bien des joyeux propos ;
Pourtant j’étais pensif, car midi sonnait l’heure

Où les jeux animaient jadis notre demeure,
Et la cour restait vide, et les bruyantes voix,
Les cris n’éclataient plus dans l’air comme autrefois.
Mais, en regardant bien, devant les vitres sombres
Je voyais deux à deux passer de grandes ombres,
Des lignes se croiser et des fantômes blancs
Dans les angles des murs s’enfoncer à pas lents ;
Et lorsque j’écoutais, au bas de la fenêtre,
Des bruits qu’on eût en vain tâché de reconnaître,
Des soupirs étouffés, des plaintes et des toux
De moment en moment s’élevaient jusqu’à nous.
Troublé, j’ouvris la porte : une odeur douce et fade,
Telle que sur son lit en exhale un malade,
Me saisit tout à coup ; près de me trouver mal,
Je vis que le collège était un hôpital !

Hideux et tout perclus, courbés sur leurs béquilles,
Autour des bâtiments et le long des charmilles,
Plus de trente vieillards, usés d’âme et de corps,
Silencieusement erraient comme des morts ;
Étendus au soleil, d’autres tremblaient les fièvres,
Ou cherchant un peu d’air ouvraient leurs pâles lèvres ;
Et d’autres, n’ayant plus de force pour souffrir,
Semblaient à cette place être venus mourir,
Si bien qu’en s’appelant les deux enfants, mes guides,
Que n’épouvantaient plus ces figures livides,
Seuls firent plus de bruit dans cette triste cour
Que les trente vieillards qui rôdaient alentour.
Quelques-uns pour nous voir soulevèrent la tête
Et, par beaucoup d’efforts redressant leur squelette,
Arrêtèrent sur nous un regard sans clarté,
Mélange de souffrance et de stupidité :

Toute leur vie était dans ce regard sincère ;
Mais une vie, hélas ! si pleine de misère
Que mes vers ne pourraient jamais en dire assez
Sur tant de maux présents, sur tant de maux passés.
Voilà ce qu’on voyait dans cette cour étrange
Et comment, jeune encor, j’appris comme tout change.

On m’ouvrit la maison. En montant l’escalier,
Je me mis à songer à mes jours d’écolier,
À cet âge où l’on rit, à cet âge où l’on joue :
Quand, les cheveux à l’air et le feu sur la joue,
Ici je grandissais, et par quels habitants
Nous étions remplacés après si peu de temps.
Le monde m’apparut dans toute sa tristesse.
Moi, loin de mon enfance et loin de ma vieillesse.
Ainsi qu’un voyageur entre deux sommités,
Je mesurais la vie à ses extrémités ;
Et, voyant tant de force autrefois dépensée.
De science aujourd’hui sans profits amassée,
Je cherchai dans mon cœur ce qu’on ne pourra voir
Ensemble réunis, la force et le savoir.

Alors l’un des vieillards, l’aumônier, sage prêtre
Qui d’après quelques mots me devina peut-être.
Me dit en souriant : « Si vieillesse pouvait !
— Ah ! repris-je aussitôt, si jeunesse savait ! »
Ainsi de ces deux mots de l’humaine sagesse
Tous les deux nous sentions la sévère justesse,
Lui chargé d’un savoir inutile aujourd’hui,
Moi qui courais sans frein au même but que lui.

Cependant, m’abreuvant à cette amère source,

Et d’un pas rcsolu, je reprenais ma course,
Comme quelqu’un nourri de fiel et de dégoût,
Mais ferme et qui s’obstine à vivre jusqu’au bout ;
Et, seul, je visitai les études, les classes,
L’endroit où l’on jouait durant le temps des glaces,
Et ce n’était partout que sombres ateliers,
Que malades errant de paliers en paliers ;
Les infirmiers de loin montraient leur face pale,
Et la maison semblait en deuil et toute sale.

Après bien des détours, dans un grand corridor
(Dernier coin habité qu’il fallait voir encor)
J’arrivai : cette chambre autrefois fut la mienne ;
J’en reconnus la porte et la serrure ancienne ;
Mais au dedans, hélas ! on n’avait rien laissé :
Mon nom sur la muraille était même effaccé ;
Mes plus chers souvenirs, mes cartes, mes estampes,
Ce gracieux portrait de Vierge aux belles tempes,
Et qui, me souriant avec sérénité,
M’enseignait combien douce et calme est la beauté.
Tout avait disparu ! Dans ma chambre, ô mystère !
Sans oreille et sans voix, gisait un grabataire !
Dans la force du mal seulement ses deux yeux,
Ses yeux chargés de pleurs se tournaient vers les cieux
Et cherchaient une image aux lambris étendue :
On y voyait dans l’air une croix suspendue,
Et sur terre un martyr à sa claie attaché,
Qui regardait le Christ dans le ciel bleu penché ;
Or, le sang répandu par la divine plaie
Comme un baume arrosait le martyr sur sa claie,
Et le front de l’apôtre et le front du Sauveur,
Tous deux resplendissaient d’amour et de ferveur.

Ô malheureux perclus, vieillard sans espérance,
C’était là ton recours dans ta longue souffrance !
Comme le saint martyr, toi, cloué sur tes draps,
Tu voulais voir le Christ qui te tendait les bras !
Par tes sourds râlements, par tes larmes sans doute.
Du sang miraculeux tu cherchais une goutte ;
Et tu disais : « Seigneur, penchez-vous par ici !
Jésus, ayez pitié de moi, je souffre aussi ! »

Assez, assez de cris, de tortures, de larmes !
Laissons venir le sort, à présent j’ai mes armes.
Sortons de cette chambre ! Assez, assez de pleurs !
L’âme mûrit bien vite à ces grandes douleurs.
 
Ainsi de ce collège où commença ma vie,
Pour la seconde fois je faisais ma sortie ;
Mais j’avais l’air plus grave et le pied moins léger.
Car je ne rentrais plus au monde en étranger.

La douleur ! voilà donc. Seigneur, le joug suprême
Où celui qui vous hait et celui qui vous aime
Passent également ; et vos plus chers élus
Sont ceux que votre main, dit-on, courbe le plus.
Pourtant, grâce. Seigneur ! Je saurais mal connaître,
Au bras qui sans pitié nous poursuit, un doux maître.
La douleur, ô mon Dieu, quand elle vient sur moi,
Me remplit de surprise aussi bien que d’effroi ;
Toujours, quand reparaît son spectre, je m’étonne ;
Si ma tête s’incline au bruit du ciel qui tonne,
La clarté d’un beau jour m’attire vers les cieux,
Et je me sens meilleur lorsque je suis heureux.