La Fleur d’Or/Le Livre des Conseils

La Fleur d’OrAlphonse Lemerre, éditeurvol. 3 (p. 160-166).


Le Livre des Conseils


Des ennuis maladifs qui troublent ton printemps,
Oui, je veux te guérir, toi, dont tous les instants
L’un à l’autre ajoutés ne feraient pas vingt ans !

Mais cette jeunesse âpre et jamais assouvie,
Si le miel ne sature à grands flots son envie,
Blasphème le bonheur et doute de la vie.

Et cependant ta mère, en t’offrant au saint lieu,
Sur ton front vit tracer ce nom vivant de Dieu,
Qui jusqu’au dernier soir brille en lettres de feu.
 
Il faut un frein d’acier au coursier qui s’effare,
Des signaux au navire, aux limiers la fanfare ;
Dieu pour nous est le frein, la trompette et le phare.


Voyageur éclairé par le signe chrétien,
Va donc sans trop attendre et sans demander rien,
Contenu dans le mal, excité dans le bien.

Déjà t’appelle au loin quelque rêve d’épouse,
Un enfant, gai chevreau courant sur la pelouse.
Et la patrie aussi, cette mère jalouse…

Oui, si j’avais un fils, cher et pieux trésor,
Je l’instruirais aussi, lorsque ses cheveux d’or
Couvriraient ce front jeune et virginal encor.
 
Nul n’a versé sur moi les fruits de la sagesse,
Moi-même j’amassai ma tardive richesse :
Ce peu que j’ai, du moins j’en veux faire largesse.

Je ne compterai plus mes ennuis et mes pleurs,
Si parfois ma pensée a fécondé les cœurs,
Si ceux qui m’ont connu sont devenus meilleurs.

Ainsi, continuant sur ce nombre ternaire,
Rythme bardique éclos au fond du sanctuaire,
J’instruirai jusqu’au bout ce fils imaginaire.

II


Quel est donc le parfum de ces brises d’avril,
Qu’en idée aspirant les lilas du courtil,
À peine de la pluie un jour nous souvient-il ?


Toute heure en ce lointain rit et nous semble aisée,
Notre jeune saison pourtant mal exposée
Reçut la brume froide et la froide rosée.

Ô Jeunesse jetée au coin d’un carrefour,
Pour trouver ton chemin, errant tout alentour,
Et souvent par ton choix perdue, et sans retour !

Mille sentiers mauvais pour une bonne voie !
Et nul pour avertir celui qui se fourvoie,
En disant : C’est par là que le Seigneur t’envoie.

Pour lors, « Fais ce que dois, advienne que pourra ! »
Et va par le sentier que ton cœur te montra :
Du plus fort bien souvent tout le savoir est là.

Non, non, je ne peux pas troubler tes jours de fête,
Blanchir avant le temps l’or d’une jeune tête,
Mais je dis : Sois prudent et préviens la tempête !
 
Une force sacrée est déposée en toi,
Ne jette pas au vent ce qu’envîrait un roi ;
Augmente ton dépôt tel qu’un croyant sa foi.

Joyeux comme ton âge, et gai comme tes frères,
Suis d’un pas mesuré leurs courses téméraires,
À de libres élans joins des pensers austères.

Tout aux instincts naïfs, ne crains pas de savoir.
L’impassible science est pour l’homme un devoir.
En face du danger il faut périr ou voir.


III


La mer sous un vaisseau boulait, épouvantable,
Et le patron disait, mettant la main au câble :
« Je ne pourrai jamais doubler ce banc de sable ! »

Ôcaps dont nous éloigne un Génie irrité,
Où l’homme par trois fois dans sa vie est jeté,
Le plus noir d’entre vous a nom Virilité !

Moins sauvage en Bretagne est l’exécrable baie,
Le Baie-des-Trépassés, blanche comme la craie.
Où sur des ossements, la nuit, hurle l’orfraie.
 
Sur vous se sont brisés Byron et Raphaël,
Mozart qui chantait mieux que les chanteurs du ciel,
Pascal, et tout sanglant l’audacieux Carrel.
 
Equinoxe de mort pour le corps et pour l’âme !
Mais l’heureux passager, sorti sauf de la lame,
Voit le midi briller, et se sèche à sa flamme.
 
Il entre dans le port, plus triste, mais vainqueur,
Vainqueur de la Sirène au chant doux et moqueur,
Connaissant tous les bruits des orages du cœur.

Fraîches illusions, adieu ! La raison pâle
Désormais conduira cet esprit ferme et mâle.
Sillonné par la bise et brûlé par le hâle.


Illusions, adieu ! mais, sauvage âpreté.
Réactions d’un cœur trop longtemps agité,
N’étouffez pas en lui l’heureuse aménité.
 
Aux autres il faut croire, il faut croire à soi-même ;
Pour qu’on nous aime, aimer, aimer sans qu’on nous aime
Amoureux par nature, amoureux par système.
 
S’épanouir aux vents d’amour et de beauté,
C’est recueillir en soi l’air frais de la santé :
Malheur à qui se clôt dans sa félicité !

Sur la roche escarpée où ta fleur est éclose,
Homme heureux, ne sois pas tel que l’aloès rose,
Fleur amère où jamais l’abeille ne se pose.
 
Enfin à notre faîte, et si près de vieillir.
N’allons pas nous corrompre ou nous enorgueillir :
Chair, tu n’as qu’un moment ; esprit, tu peux faillir !

IV


Ah ! que fais-je ? Lassé d’une si longue route.
Celui que j’instruisais, à peine, hélas ! m’écoute ;
Avant d’aller plus loin, moi-même ici je doute.
 
Pourtant, si le passé révélait l’avenir,
Un jour cueillant le fruit de chaque souvenir,
Je dirais sur mon seuil à l’heure de finir :


Aux jeunes je fais place et je sors sans envie,
De loin je me complais au tableau de la vie :
Puissent-ils suivre mieux la voie où l’on dévie !

Je n’ai plus d’espérance, et j’ai quelques regrets,
En repassant mes jours trop souvent incomplets…
Mais les sentiers sont pleins d’achoppements secrets !
 
Dans tes prompts jugements, ô jeunesse farouche,
Rigoriste jeunesse ! — À ce terme où je touche,
Le grand mot d’indulgence est toujours à la bouche.
 
L’absolu n’est qu’au ciel. Dans notre monde obscur,
Tout en cherchant le beau, n’espérons rien de pur.
Anges, Dieu vous garda pour ses palais d’azur !

Indulgence et pitié pour toutes les misères,
Dévoùment entouré de bornes nécessaires ;
La science nous dit d’allier les contraires.

Le mal rôde, veillez ; oui, veillez bien sur vous.
Craignez les médisants, les envieux, les fous,
Halliers où nous perdons quelque chose de nous.

Mais que votre abord franc exhale un air de fête :
Pareil aux anciens dieux dont parle le poète,
Laissez chacun rempli d’une force secrète.

Équilibre partout, car la vie est un art.
À mon âge, on le sait, mais on le sait trop tard.
Laisserez-vous tomber ce dire d’un vieillard ?


Mon dernier mal m’attend : alors, ange docile,
Ô résignation, ouvre-moi ton asile !
Avant tout, évitez le désespoir stérile.

Ce monde a ses grandeurs ; l’autre, plus vaste encor,
À l’esprit du mourant montre ses sphères d’or,
Et vers l’immensité décide son essor.