La Flûte à Siebel (Waller)/La complainte des boissons bues


La complainte
des boissons bues


Pour Fritz Rotiers


En cette nuit d’écœurements,
Où rien ne bouge que ma plume,
Et l’étincelle qui s’allume
Au fond du poêle par moments,

En ce soir de spleen lamentable,
Il me semble que c’est la Mort
Qui, comprenant mon mauvais sort,
Prend gravement place à ma table.


Elle me donne, sans parler,
Une petite poudre blanche,
Et, comme un serin de sa branche,
Je vois mon âme s’envoler !

Elle s’envole et se balance
En l’air, sans disparaître encor…
Avez-vous entendu le cor
Hurler au cœur de la distance ?

Ô spleen ! c’est l’appel des boissons,
Des lourdes boissons avalées,
Des tristes heures écoulées,
Et des hoquetantes chansons.

C’est le flot des longues ivresses
Très tard, dans la nuit du café,
Où, par l’atmosphère étouffé,
Je faisais boire mes détresses ;


Sur ce fleuve au reflet dormant
Empli d’essences parfumées,
Roulent, tristes étrangement,
Les yeux des anciennes aimées,

Des yeux verts d’absinthe, des yeux
Noirs de stout, plus sombres que l’aile
Du corbeau, des yeux de pale-ale,
Ivres, hagards, mystérieux ;

Des yeux qui pleurent l’existence
Roulée à boire encor, toujours,
Les heures, les heures, les jours
Où, tel qu’un navire en partance,

On n’attendait, dans la boisson,
Qu’une solennelle arrivée,
Tandis qu’à la rive rivée,
L’âme grelottait d’un frisson.


Mon âme ! il fait froid, levons l’ancre !
Allons-nous-en vers les lointains
Où l’on trouve les doux matins
Loin des horizons couleur d’encre ;

Allons-nous-en incognito,
Sans rien en dire aux journalistes !
Mon âme ! ne soyons plus tristes,
Et m’aide à passer mon manteau !