La Fiancée (recueil)/Les Poulains

La Fiancée (recueil)Ernest Flammarion (p. 149-158).



LES POULAINS


C’était la fin de l’été, et aussi le dernier jour des vacances de Paul. Sa mère et lui devaient quitter le soir même la petite île où ils venaient de passer deux mois.

Pendant que sa mère terminait les paquets Paul s’en alla courir une dernière fois sur la lande. Depuis qu’il était dans l’île, il avait appris à aimer les bêtes. Elles n’allaient pas par troupeaux comme dans les autres pays.

De loin en loin, on voyait une vache ou un mouton, le long des rochers. Il semblait à Paul que ces bêtes étaient là comme des naufragés attendant du secours. Dès qu’elles entendaient des pas, elles levaient la tête et appelaient de leur voix de bêtes. Elles regardaient les gens aussi longtemps qu’elles pouvaient les apercevoir, puis elles cessaient d’appeler, comme si elles comprenaient que le moment de la délivrance n’était pas encore venu.

Paul s’était surtout attaché aux poulains qui gambadaient à travers l’île. Son préféré était un tout petit dont le poil très blond avait des reflets roses. La veille encore il s’était arrêté longtemps à le regarder. C’était à l’heure du soleil couchant. Le poulain galopait en faisant des grâces : il baissait et relevait la tête, comme s’il saluait le gros soleil rouge qui se couchait dans l’eau. Ensuite il se cabrait en essayant de se tenir debout, ou bien il lançait avec vigueur ses pieds de derrière dans le vide. Puis il recommençait à tracer des cercles de plus en plus larges autour de sa mère, sans arrêter un seul instant son trot balancé et joli comme une danse. Mais, ce matin, Paul eut beau courir le long des rochers et sur la lande, il vit les mêmes vaches et les mêmes moutons, retenus par une corde, mais nulle part il ne vit de poulains. Il ne savait à quoi attribuer cela, et il revint tout ennuyé retrouver sa mère qui l’attendait pour le départ.

En arrivant sur le port, Paul vit tout de suite qu’il y avait autant de monde qu’un dimanche. Cependant, il remarqua que les gens ne se promenaient pas tranquillement le long des quais et sur la jetée. Tout ce monde paraissait soucieux et affairé. Des groupes d’hommes parlaient haut et discutaient sur des sommes d’argent.

Pendant que sa mère faisait déposer ses colis tout auprès du bateau, Paul s’approcha des groupes, et à travers les appels et les discussions, il apprit que c’était le jour de la foire aux poulains. On ne voyait pas l’endroit où se tenait la foire, on n’en entendait pas non plus le bruit, mais d’instant en instant, on voyait arriver sur le port une femme qui conduisait par la bride une jument et son poulain.

Parfois, plusieurs hommes suivaient derrière ; leurs vêtements étaient à peu près semblables, mais on reconnaissait tout de suite le marchand à la façon dont il surveillait de l’œil l’allure du poulain. La femme faisait avancer la jument tout au bord du quai devant le bateau, et pendant que le petit, tout inquiet, se rapprochait de sa mère, deux hommes adroits lui passaient une grossière sous-ventrière où s’accrochait une barre de bois qui lui maintenait les jarrets ; puis on entendait sur le bateau le grincement d’une poulie, deux roues tournaient, et un câble muni d’un énorme crochet s’abaissait vers le poulain et le soulevait comme un colis.

Tous avaient le même mouvement de frayeur quand ils se sentaient soulevés de terre : leurs paupières battaient très vite, ils allongeaient leurs jambes de devant en repliant le pied, comme s’ils cherchaient un point d’appui, et, n’en trouvant pas, ils cessaient de se raidir, et tout leur corps pendait au bout du câble. La minute d’après, ils disparaissaient par un large trou au fond du bateau, d’où sortaient des hennissements et des piaffements de recul.

Après cela, la femme et la jument s’en retournaient du même pas lent, pendant que le marchand courait sur le bateau et se penchait au-dessus du trou en criant des ordres.

Paul s’était imaginé que tous ces poulains grandiraient près de leur mère jusqu’à ce qu’ils soient assez forts pour traîner des charges à leur tour ; et voilà qu’on les amenait dans ce bateau par surprise, comme les enfants que l’on mène à l’école pour la première fois.

Cela lui rappelait le jour où sa mère l’avait conduit au collège. C’était l’année d’avant, et il ressentait encore l’impression de terreur qui l’avait saisi en se trouvant en face du grand bâtiment et de sa grande porte.

Son premier mouvement avait été de s’enfuir, et il avait fallu que sa mère le retînt de toutes ses forces par la main. Elle lui avait fait honte tout bas en lui montrant d’autres garçons qui suivaient leur mère d’un air sage, tout comme ces grands poulains qui venaient tranquillement jusqu’à ce bateau.

Il n’avait pas oublié non plus ce petit garçon qui s’était couché sur le dos, devant la porte du collège, et qui se défendait des pieds et des poings contre le monsieur qui essayait de le soulever de terre. Le petit garçon criait en appelant sa mère : il avait dû tant crier que sa voix en était tout enrouée. Un rassemblement s’était formé autour d’eux et des gens disaient :

— Il faudra bien qu’il entre ; il n’est pas le plus fort.

Et le lendemain, Paul l’avait bien reconnu dans la cour de la récréation.

Paul pensait à toutes ces choses et une grande pitié lui venait pour ces poulains que le bateau allait emporter et bientôt déposer dans des endroits inconnus. Tout à coup, il vit les femmes qui encombraient le passage s’écarter pour laisser passer une grande jument blanche. Elle marchait lourdement et cherchait à s’arrêter à chaque instant. La femme qui la conduisait s’arrêtait en même temps qu’elle, puis reprenait sa marche en disant à la bête :

— Allons, viens donc !

Paul reconnut aussitôt la mère de son poulain préféré. Le petit suivait tout affolé ; il courait autour de sa mère en poussant de petits hennissements qui ressemblaient aux cris d’un tout petit enfant.

Le marchand le suivait et cherchait à lui enserrer la tête dans un licol blanc et rose : mais le poulain l’évitait d’un brusque recul ou d’un léger saut de côté. Le marchand commença de jurer : il voulut que la femme fît un effort pour l’aider, mais elle resta droite et raide à la tête de la jument, en répondant :

— Maintenant qu’il est à vous, prenez-le comme vous pourrez ; je ne vous ai pas caché qu’il n’a jamais été attaché.

Les femmes s’apitoyaient sur la petite bête, tandis que le marchand s’avançait sur la pointe de ses gros souliers avec le licol tout grand ouvert au bout de ses deux mains. Il tournait et revenait sur ses pas pour surprendre le poulain qui lui échappait toujours. C’était un gros homme pesant et maladroit. Des femmes riaient de lui, et Paul qui le regardait avec colère pensait tout au fond de lui-même qu’il avait l’air d’un ours essayant d’attraper un oiseau.

Cependant, le poulain se sentit approché deux ou trois fois, de si près, qu’il chercha du secours auprès de sa mère.

Il voulut d’abord se cacher sous son ventre : puis il essaya de lui monter sur le dos, et comme tout cela était impossible, il se colla contre elle et roula sa petite tête sous son cou pour y chercher une caresse.

Ce fut à ce moment que le marchand le saisit.

Quand le petit sentit la corde, il sauta des quatre pieds et se jeta de tous côtés, et Paul entendit encore des gens qui disaient :

— Il faudra bien qu’il y vienne ; il n’est pas le plus fort.

Le poulain avait reculé jusqu’à un amoncellement de colis, et il restait là presque assis et secouant la tête de toutes ses forces pour échapper à la corde. Alors, le marchand s’avança sur lui en enroulant la corde à son bras pour en diminuer la longueur. Il tira ensuite une mince cravache de dessous sa blouse et il en frappa le poulain d’un coup sec, en disant entre ses dents serrées :

— Avance donc, enfant de chameau !

Le petit tremblait de tout son corps en avançant ; il essaya encore de hennir comme pour demander du secours, mais sa voix trop fragile avait dû être cassée par le coup de cravache, et malgré tous ses efforts, il ne put la faire entendre.

Sa mère tendit le cou vers lui : ses naseaux eurent un frémissement en rencontrant les naseaux délicats du poulain. Ses lèvres se mirent à trembler en s’allongeant, et elle les appuya un long moment sur la bouche de son petit, et Paul vit bien qu’elle lui donnait le dernier baiser ; puis elle releva la tête et regarda la mer par-dessus le bateau.

La femme aussi regarda la mer pendant que la chaîne grinçait et que le poulain se balançait au bout du câble. Quand il eut disparu au fond du bateau, elle fit tourner la jument vers la terre, et toutes deux s’en retournèrent lentement, comme très lasses ; la femme marchait en écartant un peu les jambes, et sa jupe, qui se gonflait aux hanches, lui faisait comme une large croupe.