La Fiancée (recueil)/Le Chaland de la reine

La Fiancée (recueil)Ernest Flammarion (p. 159-168).
Au feu !  ►



LE CHALAND DE LA REINE


Le matin même, sa tante Maria l’avait battu en lui défendant d’aller au bord du fleuve. Elle disait tout en colère :

— Vous verrez que ce mauvais garçon finira par se noyer comme son père…

Aussitôt qu’elle n’apercevait plus l’enfant, on l’entendait crier d’une voix perçante : Michel, Michel !

Toute la matinée Michel était resté à pleurer et à bouder derrière la maison, mais vers le soir il s’était retrouvé sur le chemin de halage sans savoir comment cela s’était fait.

Il ne se lassait pas de voir passer les chalands qui remontaient ou descendaient la Meuse. En les voyant si lourds et si clos il cherchait à deviner ce qu’ils pouvaient bien porter. Celui-ci qui était gris devait porter de la pierre ; cet autre, tout noir, portait sûrement du fer, et ceux qui descendaient sans bruit au fil de l’eau lui paraissaient porter des nouvelles très secrètes.

Il les suivait quelquefois très loin et les mariniers lui parlaient du milieu du fleuve. Ils voyaient bien qu’il ne ressemblait pas aux enfants du pays, et lui ne manquait jamais de dire qu’il était de Paris et que sa maison était auprès du canal Saint-Martin.

Il pensait sans cesse à ce canal de Paris, où il avait été si heureux avec son père qui était employé au déchargement des bateaux.

Il se souvenait des bonnes parties qu’il avait faites avec ses camarades dans les tas de sable que les chalands vidaient sur la berge. Parfois c’était de la brique qu’un bateau apportait, alors il s’amusait à construire des maisons qui s’écroulaient dès qu’un camion passait.

Mais ce qui lui plaisait le plus, c’étaient les poteries qu’on déchargeait avec soin ; ces jours-là, il n’avait pas d’entrain au jeu, il restait à regarder les belles cruches à deux anses, les petits pots bleus et les tasses à fleurs qui étaient si jolies, qu’il avait toujours envie d’en emporter une sous son tablier, puis quand le père avait fini sa journée, ils rentraient tous deux dans la chambre du sixième, d’où l’on voyait encore le canal ; ils dînaient sur une petite table près de la fenêtre ; lui, racontait ce qu’il avait fait à l’école et le père l’encourageait.

Il n’y avait pas bien longtemps qu’il ne réclamait plus d’histoire avant de se coucher. C’étaient toujours des histoires de mariniers que son père lui contait. Il y en avait surtout une qu’il aimait beaucoup et qui commençait comme ça : « Il y avait une fois un marinier qui avait un chaland si joli, si joli, que toutes les dames et les demoiselles venaient à l’écluse pour le voir passer ! »

Il la regrettait cette écluse Saint-Martin ; il la revoyait avec sa passerelle où les gens passaient à la queue leu leu ; il revoyait aussi le grand bassin où les grands chalands avaient l’air de s’ennuyer comme s’ils étaient en pénitence, et les maisons qui se miraient tout entières dans le canal et qu’on voyait tout à l’envers.

Il y avait aussi la grande usine d’en face qui déversait tant d’eau chaude dans le canal que tout le bassin fumait comme si le feu était au fond. Il aimait aussi cette usine qui avait neuf grandes cheminées ; il ne pouvait jamais passer devant sans les compter.

Il y avait des fois où les neuf cheminées fumaient ensemble. Cela formait un gros nuage qui se rabattait et faisait comme un pont par-dessus le bassin.

Puis le grand malheur était arrivé.

Un soir, après l’école, il n’avait pas trouvé son père au bord du canal. Le patron qui le connaissait bien lui avait dit doucement : « Va-t’en chez vous, mon petit, ton père ne reviendra plus ici ! » Et deux jours après, la tante Maria était venue le prendre pour l’emmener dans ce pays des Ardennes. Il n’aimait pas sa tante Maria qui le battait pour tout et pour rien et qui l’empêchait d’aller voir les chalands qu’il aimait tant. Tous ces chalands ressemblaient à ceux du canal Saint-Martin, seulement ici ils étaient tirés par des chevaux, tandis qu’à Paris c’étaient des hommes qui les tiraient pour leur faire passer l’écluse. On les voyait toujours attelés par deux ou par quatre, l’un derrière l’autre, leurs épaules étaient entourées d’une large sangle qui ressemblait à un licol, et ils tiraient comme des chevaux en tendant le cou et en faisant de tout petits pas.

Ici, la Meuse coulait entre deux montagnes bien plus hautes que les maisons de Paris et son eau claire les reflétait jusqu’au ciel. De l’autre côté du fleuve, trois grosses roches sortaient de la montagne. Les gens du pays les appelaient « les Dames du fleuve ». Elles n’avaient pas de têtes, mais on voyait bien tout de même qu’elles avaient été des dames parce que leurs robes à gros plis s’étalaient encore jusque sur le pré.

Michel était assis en face d’elles depuis un moment, lorsqu’il entendit dans le lointain un bruit de joyeuses clochettes : cela venait vers lui comme une jolie chanson, les clochettes étaient si claires et si gaies qu’il se mit à les imiter en chantant : « Tine, tigueline, cline, cline, cline, tiqueline, cline… »

Deux hommes qui passaient s’arrêtèrent pour écouter et Michel entendit l’un d’eux dire : « C’est sûrement le chaland de la reine qui vient là. » Presque aussitôt l’enfant vit venir sur le chemin de halage deux beaux chevaux tout blancs, ils étaient complètement recouverts d’un filet dont les longues franges se balançaient sous leur ventre ; leurs têtes étaient chargées de pompons remplis de piécettes d’or et d’argent et ils marchaient sans fatigue comme si cela était un amusement pour eux de tirer l’énorme chaland en faisant chanter les clochettes.

Le garçon qui les conduisait paraissait content et plein de force : il appuyait sa main sur la croupe du premier cheval et son fouet qu’il tenait très droit était entouré de rubans dont les bouts flottaient au vent.

Le chaland s’approcha et Michel pensa qu’il n’en avait jamais vu de si beau. Il paraissait tout neuf avec sa coque blanche et ses larges bandes de couleur. Son nom : « La Reine », était écrit en grandes lettres d’or qui se répétaient dans l’eau en dansant et en se tortillant. Tout à fait à l’avant, un oiseau chantait dans une petite cage et au milieu, tout à côté d’un carré de plantes vertes et de pots de fleurs, Michel aperçut la reine du chaland.

Elle se tenait assise sur un joli siège, sa robe blanche se relevait très haut sur ses jambes qu’elle tenait croisées l’une sur l’autre et le chien qui était couché à ses pieds était de la même couleur que ses bas.

Ses cheveux flottants descendaient jusqu’à sa ceinture et de chaque côté de son front des peignes tout en diamants retenaient les mèches bouclées qui retombaient le long de ses joues.

Elle ne ressemblait pas aux autres filles des mariniers et en la voyant on comprenait bien qu’il lui fallait le plus beau bateau du monde.

Aussitôt Michel se rappela la suite de l’histoire que lui racontait son père : « Et le marinier qui avait ce bateau si joli, si joli, avait une fille si belle, si belle, que tous les rois de la terre voulaient l’épouser. »

Michel se leva quand le chaland passa devant lui. Le mouvement précipité qu’il fit réveilla le chien qui se dressa en aboyant, mais la fille du marinier étendit la main pour le calmer et elle sourit au jeune garçon.

Le chaland s’éloigna et Michel vit dans son sillage de longs rubans moirés tout brillants de gouttelettes d’argent. Puis les rubans s’effacèrent sans bruit le long des rives et l’eau redevint unie et aussi transparente qu’un miroir.

À ce moment, le soleil n’éclairait plus que le haut de la montagne et, à regarder la Meuse, on ne savait plus si la montagne était en haut ou en bas. Du côté de Michel le pré qui longeait la rive semblait se continuer jusqu’au milieu de l’eau, les pâquerettes en paraissaient plus fraîches encore et on voyait les herbes remuer.

Michel s’aperçut tout à coup que le son des clochettes diminuait et que le chaland allait disparaître au tournant du fleuve. Il eut le regret de ne pas l’avoir suivi comme il l’avait fait déjà pour d’autres bateaux. Pour le voir plus longtemps, il se rapprocha du bord, il quitta le chemin de halage pour marcher sur le pré qu’on voyait à fleur d’eau, mais au premier pas qu’il fit, le pré disparut et ce fut le fleuve qui s’ouvrit jusqu’au fond.

Quelques minutes après, la voix criarde de la tante Maria appelait : « Michel ! Michel ! » Mais personne ne répondit et comme elle prêtait l’oreille aux bruits du soir, elle entendit au loin un son de clochettes si clair qu’on eût dit qu’elles sonnaient dans l’eau et, malgré l’inquiétude qui la gagnait, elle ne put s’empêcher de dire tout bas : « Tine, tine, tigueline, tine, tine… »