Au journal Le Droit des Femmes (p. 121-156).


V

LE DROIT


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LE DROIT

À part quelques esprits sérieux, notre époque vit au jour le jour de faits plus que d’idées, et de faits sans grandeur. Les commérages auxquels est réduite la politique actuelle, les nouvelles du monde artistique et des salons, et ce triste bilan qui sous le titre de faits-divers, expose les misères, les crimes et les aberrations de chaque jour, là se borne a nourriture intellectuelle et morale du plus grand nombre. Ce n’est pas qu’elle soit vide d’enseignements ; mais la moëlle n’en est pas. extraite et ces faits n’offrent à ceux qui en vivent qu’un intérêt passager, pris à part de leurs conséquences et de leurs causes : le simple appétit de l’incident, l’amour de l’enfant pour le conte ; dans l’esprit comme dans le journal, ils restent sans lien, sans ordre, séparés par des tirés. On réfléchit peu ; le temps manque ; le goût surtout. La vie, consacrée toute entière à la poursuite du but personnel, immédiat, harcelée par la concurrence sociale, est si haletante ! Tout s’y produit en hâte et sous forme de compétition : l’action, la pensée. Remonter aux sources est trop long.

Aussi, chez l’individu comme dans les masses, y a-t-il manque de lien et de tradition. Parmi beaucoup de haines, d’inquiétudes, d’élans, de frayeurs, peu d’idées certaines. Ici des ambitions agressives ; là, le désir de conserver porté jusqu’à la fureur. Au sein même des partis, les esprits flottent entre des idées et des faits de provenance opposée ; les autoritaires encombrent le camp de la liberté ; nombre de bonnes volontés sommeillent dans celui du privilége ; la vie individuelle est faite de compromis ; la vie sociale est encombrée d’édifices croulants, qu’on étaie bien moins par amour du passé que par crainte de l’avenir ; pour tout dogme, l’usage ; l’intérêt proclamé seul guide profitable par l’honnêteté elle-même, découragée ; en face du meurtre et du mensonge triomphans, la conscience forcée à des résignations fatales ; dans le monde de l’esprit, un chaos d’assertions tranchantes, de preuves contestables, de paradoxes éblouissants, de réputations défaites, de personnalités surfaites, de vérités en lambeaux ; point d’orientation précise ; les dates d’hier oubliées ou grattées ; les vieux instincts, sang de nos ancêtres, luttant en nous contre les aperceptions nouvelles ; toutes choses remises en question ; plus rien debout que des habitudes.

Nous avons une foi cependant, une foi nouvelle ; mais si peu connue, que beaucoup s’inquiètent de son absence, et, la heurtant à chaque pas, ne la voient point. On agit surtout par instinct, par opinions fragmentées, sous l’empire des idées flottantes dans l’atmosphère du dix-neuvième siècle. On réclame justice en la déniant à autrui ; chacun fait son effort en vue de soi seul. La plupart des démocrates sont les derniers à comprendre que tous les droits sont solidaires et ont un berceau, un principe commun.

Aussi, n’est-ce pas parmi eux que la femme trouve ses adversaires les moins âpres. Sur cette question, les révolutionnaires deviennent conservateurs, et en même temps que le dogme et les préjugés, l’illogisme donne. Ceux qu’on appelle plus particulièrement les républicains sont à ce sujet les plus farouches, et cela se comprend : les esprits attachés surtout à la forme sont nécessairement superficiels. Comme ils ne vont que tout près, et n’ont que peu d’horizon, ils ne savent guère non plus d’où ils viennent, quel principe les a créés. Ce sont des révoltés, non des rénovateurs. Le pouvoir les gêne, ils le combattent, voilà tout. Mais, bien plus compétiteurs qu’ennemis, s’ils l’assiègent, c’est pour s’en emparer, non pour le détruire. Le républicain proprement dit n’est point encore sorti du monde monarchique. Il a foi en la force, aux coups de main, en la dictature. Il s’indigne d’obéir, non de commander. Il ne sait pas étendre aux autres son propre orgueil. L’amour et la justice manquent à sa foi.

Ces prétendus amants de la liberté, s’ils ne peuvent tous avoir part à la direction de l’État, au moins leur faut-il un petit royaume à leur usage personnel, chacun chez soi. Quand on a mis en poudre le droit divin, c’était pour que chaque mâle (style proudhonien) en pût avoir une parcelle. L’ordre dans la famille leur paraît impossible sans hiérarchie. — Eh bien, donc, et dans l’État ?

Les socialistes eux-mêmes, quoique plus profonds, et plus conséquents avec les principes révolutionnaires, se divisent sur la question de la femme.

Elle est si instante cette question, si arrivée à son heure, qu’elle s’imposa la première aux débats des réunions publiques et fût discutée avec acharnement pendant plus de trois mois dans ses considérations générales, en dépit du programme qui la limitait au travail.

C’est là que se produisit une étrange théorie, en opposition du droit individuel, invoqué par les partisans du droit complet de la femme — comme de tout être humain — à la liberté, à l’égalité.

On dit — Non, l’unité sociale, ce n’est pas l’individu, c’est la famille, ainsi hiérarchisée : père, mère, enfant. — Et les raisons de cet étrange dogme d’une trinité nouvelle, non moins dogmatique et mystique que l’ancienne, on les trouva, comme toujours, dans la nature particulière de la femme, et dans la nécessité de l’ordre au sein de la famille.

Et comme toujours, chaque orateur présenta son Eve, pétrie de sa propre main, mais toujours tirée de la côte d’Adam, tendre et faible, chef-d’œuvre de grâce et d’inconsistance, sublime, et pourtant dépourvue de sens moral et de sens commun ! Et couverte de fleurs, on la jeta, non-seulement hors de la République, mais hors du travail ; car la femme, cet être délicat et charmant, née pour le plaisir de l’homme, ne doit ni s’endurcir, ni s’émanciper par le labeur. On oublia de prouver qu’elle pouvait se nourrir d’amour et de rosée. Il est vrai que l’homme fut chargé de sa subsistance. Mais quoi, s’il ne s’en charge pas ? Ce point ne fut pas touché. Trop noble était cette rhétorique pour parler du nombre effrayant et toujours croissant des enfants abandonnés, des filles délaissées, des prostituées et des courtisanes, des ouvrières exténuées par l’excès du travail et de la misère ; non plus que des mères de famille, battues, exploitées et volées par leurs maris, non plus que de ce trafic des dots, dans le mariage, qui fait pendant à l’exploitation des filles pauvres dans l’union libre. La littérature a ses exigences : En face de la tendre et faible créature que vous savez, devait nécessairement apparaître l’homme fort et chevaleresque. Il faut de l’antithèse à tout prix.

Redisons-le bien haut : le désir de maintenir la suprématie de l’homme sur la femme a pu, tout dernièrement, en notre siècle, pousser des démocrates à ces conclusions : que le travail industriel devait être interdit aux femmes ; qu’elles devaient être nourries par l’homme. Étrange système social, avouons-le, qui ferait de l’existence de la femme le devoir de l’homme, et donnerait la vie de celle-là pour enjeu de l’oubli du devoir chez celui-ci ! Ne serait-ce pas constituer, au profit de chaque être masculin, une petite monarchie absolue qui dépasserait le beau droit de vie et de mort du chef de famille romain ? Car ici la sentence n’exige pas même le moindre délit, ni l’embarras d’un mouvement de colère ; il suffit de ne pas vouloir ; il suffit de l’égoïsme — à ce qu’il semble, peu pressé de disparaître.

On n’y a pas songé ; mais un tel système, exige une sanction. Il faut de toute nécessité pour le compléter une loi qui décrète pour tout homme, à tel âge, le mariage ou la mort. Car enfin, puisque mort doit s’en suivre, n’est-il pas plus juste que ce soit celle du célibataire coupable ? Seulement, qui nourrira la délaissée ? On verrait forcément s’allumer en France les bûchers du Malabar. Les filles bossues ou épileptiques seraient nourries par l’État ?

En comparaison de ces théories, le code devient presque un monument de liberté et d’égalité.

Qui jugera dans cent ans l’époque actuelle par ses allégations sur, contre, et même pour la femme, émettra un jugement sévère. Sur aucune question, en effet, les livres, les systèmes, les discours, les mots, ne portent aussi bien l’empreinte de ce dévergondage des idées, qui répond au désordre des mœurs. Là, sans foi, sans étude, en dehors même de toute école et de tout parti, comme de toute logique, chacun exprime ses intérêts ou ses préjugés. Là, plus qu’ailleurs, les esprits flottent au hasard, et cherchent à tout bâcler par des compromis. Il n’y a plus à cet égard ni démocrates, ni conservateurs ; il n’y a que des vanités, à côté de quelques consciences.

D’ailleurs, ces appétits et ces vanités, également exaltés par la passion, ne se trompent pas. C’est bien de la plus grande et de la plus radicale des réformes qu’il s’agit : lois, mœurs, caractères. La femme, égale de l’homme dans la société, c’est la prostitution à jamais détruite. C’est l’amour purifié par la liberté, par la force même des choses. C’est la morale passant du droit dans le fait ; en même temps que la dernière et la plus forte racine monarchique arrachée, et la démocratie à jamais fondée sur la seule assise solide qu’elle puisse occuper : les mœurs.

En effet, comment la liberté pourrait-elle régner dans l’État, tant que le despotisme régnera dans la famille ? Pense-t-on pouvoir commander à l’âme humaine des volte-face de sentiments, comme on commande la charge en douze temps à un voltigeur ? Croit-on que le sein maternel ne soit pour l’enfant qu’une hôtellerie ? Qu’une nourriture purement matérielle ? Admettons-nous encore la séparation radicale, et fantastique, du corps et de l’âme ? Ou, avec le code hindou, que la femme ne soit que le champ où le grain germe ? On parle sans cesse de la nature, et l’on semble ne pas voir que tout se pénètre, que rien ne s’isole, que ces divisions arbitraires, ces violents contrastes, ces inconséquences absurdes n’existent que dans notre esprit.

Non, la femme n’est pas une chose, un pur réceptacle. Elle pétrit son enfant de ses sentiments et de ses idées comme de sa chair ; esclave, elle ne peut créer que des esclaves, et, suivant ce qu’elle est l’éducation qu’elle a reçue, son lait recèle des germes morbides, ou d’héroïques ferments.

D’autre part, qu’est-ce qu’un despote, sinon une autre forme de l’esclave ? Fera-t-on de la liberté avec des maîtres mieux qu’avec des sujets ? Mettez cela ensemble ou séparément sous un pilon, vous n’en retirerez jamais, en proportions à peu près égales, que brutalité, platitude, violence, injustice, lâcheté. La démocratie croit exister ; elle n’est qu’à l’état de rêve dans le vieux corps monarchique où elle gît encore, et par le cerveau duquel elle pense. Elle n’a point d’organisme qui lui soit propre, ni même de langage. Elle attend la matrice qui doit la former, la mère libre qui l’enfantera.

Plus tard, on les contemplera comme des monuments d’illogisme, ces démocrates qui, au lendemain de la déclaration fameuse, Credo, explicitement incomplet sans doute, mais complet en puissance, de l’ordre nouveau :

« Les hommes naissent libres et égaux en droits. »

« Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. »

Prétendent sacrifier à une conception dogmatique la moitié de l’humanité, absorber la femme dans la famille, et bâtir une fiction de plus sur ce prétexte usé de tous les despotismes : l’ordre.

Quatre-vingts ans se sont écoulés depuis l’inauguration du droit humain — et c’est encore une nouveauté presque bizarre que de revendiquer la justice pour la femme, courbée depuis le commencement du monde sous un double joug, dans l’esclavage doublement esclave, esclave toujours au sein de la famille libre, et maintenant encore, dans nos civilisations, privée de toute initiative, de tout essor, livrée, soit aux dépravations de l’oisiveté, soit à celles de la misère, et partout et toujours soumise aux effets démoralisants du honteux mélange de la dépendance et de l’amour.

Et voici le spectacle que donne la démocratie :

Elle proclame la liberté nécessaire à la dignité et à la moralité de l’être humain ; elle en attend le développement de tous les sentiments généreux, la prospérité, le bonheur du monde, et sa grandeur des floraisons sublimes.

— Mais, s’agit-il de la femme, la liberté devient aussitôt un objet de soupçon et de terreur. Elle serait incompatible avec l’exercice du devoir.

La démocratie voit dans la science la rédemption de l’humanité, la lumière qui assainit et féconde les bas-fonds de la superstition et de l’ignorance, le champ sans limites, où toutes les intelligences doivent se rencontrer et s’unir.

— Mais elle juge prudent de n’instruire la femme qu’avec réserve. La science pour la femme serait un poison.

La démocratie croit à l’association comme à l’antidote naturel de la concurrence et de la hiérarchie. Elle croit par conséquent à l’accord des intérêts, à l’unité de vues, au libre groupement par l’affinité, par l’amour. Sans la possibilité de l’association, en effet, c’est-à-dire de l’entente et de la paix entre égaux, la démocratie est une folle prétention, un rêve, et le monde n’a plus qu’à se réfugier dans la monarchie, sous l’égide des sauveurs de la société.

— Cependant, les démocrates ne voient dans le mariage d’autre garantie d’ordre et de paix que l’obéissance. Ils s’écrient : il faut bien un chef, une direction ; qui décidera ?

Ils admettent l’association entre coffre-forts ; c’est une habitude sociale ; mais au foyer, où les plus puissants intérêts moraux et matériels la commandent, où l’amour la fonde, c’est une chimère.

C’est leur conviction que la liberté donnée à la femme, en ferait infailliblement un monstre d’égoïsme et d’’impudeur.

Que sans le code, la famille n’existerait plus ; que l’amour, la confiance, la dignité, n’ont rien de pratique.

Mais quelle est donc la foi qui les distingue, ces démocrates prétendus, de ceux qui nient les grandeurs de la liberté, et calomnient la nature humaine ?

Ne pourraient-ils laisser à leurs adversaires le soin de prétendre que les grandes vérités sur lesquelles notre présent et notre avenir se fondent sont de vains mots, bons seulement pour la harangue et pour la bataille ? Mais qu’en fait de réalités, il en faut revenir toujours au vieux système de l’ordre par la compression et par la hiérarchie.

L’ordre, ce prétexte éternel, qu’est-ce donc enfin ?

— La paix ?…

— Mais jusqu’ici toute l’histoire de l’humanité : luttes, révoltes, guerres, massacres, exactions, viols, misères, semble celle d’un malade en proie au délire et aux convulsions de la fièvre chaude. C’est en même temps l’histoire du système de l’ordre par la compression.

Et c’est après des milliers de siècles d’une telle expérience qu’on vient encore alléguer l’ordre pour justifier la compression ! Et dans le parti démocratique même, on n’a pas compris suffisamment que ces deux mots : ordre et compression sont deux idées qui s’excluent, deux ennemis nés, qui hurlent de l’étrange association qu’on leur impose !

L’ordre, que l’esprit du près élevait à l’importance d’une cause, ou d’une loi divine, au point de vue démocratique, n’est qu’un effet. Dans la conception du passé, l’ordre c’est l’immobilité. En démocratie, il résulte, au contraire du mouvement, et du libre jeu des forces. Il est l’harmonie du droit et du devoir.

Invoquer l’ordre comme argument pour légitimer la compression, la violation d’un droit, l’étouffement d’une volonté, c’est parler le langage de tous les révélateurs, de Manou à Jœ Smith. C’est légitimer le pouvoir de César-Auguste, la sainte Église, la sainte Inquisition, et la saint Barthélemy, avec les massacres de l’Abbaye. C’est embaumer ce cadavre du vieux monde qui pèse si cruellement sur le nouveau ; puisque c’est au nom de l’ordre que s’impose encore la tyrannie. Ce fut au nom de l’ordre aussi qu’un législateur éperonné discuta en France, au xixe siècle, l’utilité de la polygamie, ravit à la femme toute dignité, à la mère tout droit, et punit l’enfant illégitime de la faute du père. L’ordre dans sa vieille signification, n’a jamais été que le silence des opprimés, c’est à dire l’hypocrisie du désordre. L’ordre véritable, c’est le monde que nous cherchons. Il est dans la réalisation complète des trois grands termes : liberté, égalité, fraternité, et non dans les voies du despotisme.

» Tous les hommes naissent libres et égaux en droits. »

Chaque époque a ses clartés et ses ténèbres. Celle-ci fut un orage, et l’éclair incomplet n’embrassa pas tout le ciel.

Qui pourrait nier cependant que de cette époque le droit n’ait une base nouvelle et que tout l’ordre social ne soit en principe renouvelé ? Remplacez le mot : hommes par : êtres humains ; l’esprit est le même et l’équivoque cesse. Qui chercherait d’ailleurs une exclusion dans cette pensée, large comme l’humanité même, ne comprendrait rien à l’élan qui la formula.

Puis enfin, qu’importe cette lacune, ou plutôt ce voile, qui laissa obscure une partie de la vérité ? Le droit, qui est éternel, ne dépend pas du plus ou moins de clairvoyance d’une époque, si grande qu’elle soit.

Ce qui importe, c’est que le fait incontestable dont nous vivons à cette heure ; le principe d’où tout découle désormais, autour duquel tout ce qui doit vivre s’enlace et dont s’éloigne tout ce qui meurt, c’est le droit individuel. Incarné désormais dans l’esprit humain, ce principe est devenu comme une loi naturelle sociale qui forcément, soit par les semblables, soit par les contraires, mystérieusement, ou au grand jour, accomplit son évolution, et la poursuivra jusqu’à sa complète réalisation dans l’égalité. Sa marche, à la fois audacieuse et sourde, est irrégulière : il va de l’idée entière au fait incomplet, frayant son chemin à travers d’interminables décombres ; il s’élance d’un bond jusqu’au suffrage universel et retombe ; mais il tient l’ignorance à la gorge et ne la lâchera pas. En quoi consiste-t-il ? Dans la conquête ? ou dans la naissance, comme autrefois ? Dans les immunités achetées, ou rachetées, par deniers comptant ? Dans le génie ? Dans l’éducation ? Dans une capacité quelconque ? Non, rien de cela : dans l’être lui-même ; dans la force irréductible d’une volonté consciente, qui ne reconnaît, dans son domaine, aucun suzerain ; qui, dans l’ordre moral, hors ce qui touche au droit d’autrui, n’a de compte à rendre qu’à elle-même ; qui dans l’ordre intellectuel n’a pas de juge, car elle en peut appeler toujours ; car une opinion en face d’une opinion sont entr’elles comme deux unités de même ordre, comme un est à un.

Ainsi le droit ne résulte plus que de l’existence. L’être humain, l’individu, est devenu l’unité de mesure d’une mathématique nouvelle, d’un ordre nouveau. Par là, tout est retourné subitement, de la base au faite, et la Révolution partage l’histoire en deux ères, dont la seconde est d’hier. Il ne s’agit plus de chartes octroyées d’en haut, soit par la divinité elle-même, soit par ses oints. La réalité vivante et palpable, sous forme humaine, remplace les conceptions arbitraires ; l’étude remplace la révélation ; l’ordre social n’est plus que l’harmonie des droits individuels ; tous les rapports changent.

_ La société d’autrefois était faite sur le modèle — il en fallut toujours — d’un organisme vivant : une tête, un corps, des bras et des pieds[1].

Le Brahmanisme fut l’expression la plus accusée de cette conception, qui se retrouve plus ou moins dans tous les autres systèmes. Le fameux apologué de Menénius Agrippa (qu’on enseigne encore dans nos écoles) montré que cet idéal était celui de la République romaine. ]l n’y en avait pas d’autre alors. Les instincts naturels du peuple, alors comme aujourd’hui, posaient la question sociale ; mais l’ignorance du vrai droit ne trouva rien à répondre à Menenitus, et mal convaincu, mais réduit au silence, le peuple descendit de l’Aventin. Il ne sut pas alléguer que chaque être humain, étant un organisme complet, qui se suffit à lui-même, ne peut consentir à jouer le rôle de simple rouage dans un organisme monstrueux ; que la société n’est pas un édifice à bâtir, suivant telles ou telles lois d’équilibre, mais un ensemble de forces associées.

Dans tout le passé jusqu’en 89, on chercherait vainement la révélation du droit humain. On y trouve l’inspiration de la liberté, nulle part sa formule dans l’égalité du droit. Toujours l’impulsion est donnée de haut en bas. Partout des temples, d’où la révélation descend, des trônes pour le commandement immédiat, ou, à défaut du trône, l’aristocratie ; à défaut de l’aristocratie, l’oligarchie ; partout enfin, comme nécessité sociale, plus ou moins étendue, l’esclavage, l’esclavage qu’au xviiie siècle, Rousseau présente encore, naïvement, comme la condition peut-être nécessaire de la liberté du citoyen.

Dans cette construction, toute hiérarchique — en dépit des formes et des noms — l’inégalité des conditions étant regardée comme nécessaire à l’ordre, l’homme n’était qu’un rouage plus ou moins important de la machine, l’être était inférieur à la société, comme la partie au tout. Cela semblait mathématique ; seulement, cette mathématique oubliait la vie. La vie ne réside pas dans la société, mais dans l’être seul, dans l’individu qui sent, pense et veut, dont les impressions s’exaltent, ou se corrigent, au contact de celles des autres ; mais n’ont lieu qu’en lui-même, et ne peuvent exister ailleurs.

On n’a pas encore suffisamment compris la folie de ces conceptions formées en dehors du moi, lieu unique de la vie humaine, et l’inanité d’un idéal qui s’accomplit ailleurs que dans l’être. Les avantages d’un plan qui lèse l’individu ne pouvant être savourés par ce plan lui-même, sont évidemment faux de toute vanité.

Pourtant, depuis que le monde se connaît, on a toujours sacrifié des êtres humains à l’idée de l’ordre. Et non pas quelques-uns au plus grand nombre (ce qui serait toujours faux et injuste, mais plus spécieux) mais le très-grand nombre à quelques-uns. On explique généralement ce fait en histoire par le machiavélisme des privilégiés ; mais c’est un ressort trop mesquin pour un effet universel et si durable. Sans une conception générale commune, ce petit calcul eût été renversé trop facilement, par une simple addition qu’eût faite la multitude. Cette conception, commune aux privilégiés et aux exploités, était l’apologue des membres et de l’estomac, la persuasion que pour diriger le grand corps social, il fallait une tête.

Comment en douter, quand cette conception règne encore généralement parmi nous ?

Oui, heureusement, il y a beaucoup moins de lâcheté que d’erreur dans les abdications humaines. Dans tous les temps, l’humanité s’est immolée à son idéal, si vain qu’il fût ; elle a mis de l’héroïsme dans sa duperie.

Mais, à présent que le droit humain a été compris, que les deux systèmes, l’un naissant, l’autre expirant, se rencontrent dans une lutte suprême, il faut bien s’entendre sur ce qui appartient à l’un ou à l’autre, et séparer les deux camps.

Lorsqu’on s’oppose à la revendication pour la femme, la liberté et de l’égalité, lorsqu’on vent formuler une constitution de la famille, dont le premier article est l’assujettissement de la femme, et sa dépendance matérielle, il faut s’avouer du moins que l’on vit encore de l’esprit du passé, qu’on se fait le champion de l’ordre ancien, contre les principes de l’ordre nouveau.

Si l’être humain est libre par le seul fait de son existence ; si la conscience est inviolable ; s’il n’existe point de juridiction pour la pensée ; et si la justice enfin ne se réalise que dans l’être vivant et conscient, quelle raison alléguer pour exclure la femme du droit inhérent à tout individu de l’espèce humaine ? L’utilité ? — Elle n’a point de droit contre le droit. Contre le droit, elle n’a pas même d’existence. L’utilité, dans l’ordre ancien, fut une mystification énorme ; ce n’est autre chose que l’arbitraire, et nous retombons dans ce non sens qui sacrifie l’individu à la société, l’être à l’abstraction. L’utilité, dans l’ordre véritable, se confond avec la justice, qui a pour mesure l’être individuel.

Une infériorité physique ? — Mais le contrat but de remplacer le droit du plus social a pour fort par le droit commun.

Une infériorité morale ? — Mais il n’y a pas de moralité sans liberté, sans responsabilité.

Une infériorité intellectuelle ? — Sans répéter tout ce qui a déjà été dit sur ce point même — de ce que la femme serait moins intelligente, s’ensuivrait-il qu’elle dût-être privée de son droit ? En a-t-elle moins — au degré qu’il vous plaira — pensée, conscience, volonté, en un mot ce qui constitue l’égalité de nature, partant l’égalité de droit. Est-ce un diplôme de capacité doctorale qu’on délivre à chaque électeur ? Non, une simple carte portant le nom d’une personne humaine. Et cela est ainsi parce qu il est impossible de faire au trement. A-t-on jamais dans aucun temps essayé d’attacher le droit de vote à un brevet de capacité intellectuelle ? Qui donc l’oserait signer ? On obtient des certificats d’étude sur des faits spéciaux, sur des connaissances précises ; mais où est l’être humain qui peut dire à son semblable : je connais tes limites ; je te contiens, je te dépasse et je te juge je suis ton Dieu — Et quand sa présomption l’oserait dire, la simple récusation du jugé ne suffit-elle pas pour rétablir entre eux l’égalité ? Négation contre affirmation, la balance est faite.

Pour fonder le droit sur la capacité, il faudrait faire simplement ceci : déterminer le degré exact d’intensité de chaque intelligence, féminine ou autre, et la limite précise où chacune s’arrête.

Supposons même ce travail fait, — l’intelligence humaine étant progressive et modifiant ses données au contact des événements, il faudrait refaire ce travail chaque jour, à chaque heure… — Tout cela est impossible n’est-ce pas ? Oui ; et c’est dommage ; car, en vertu de ce principe que plus de capacité confère plus de droit, nos démocrates conséquents, dont le principal argument contre la liberté de la femme, est tiré de l’hypothèse de son infériorité intellectuelle, se verraient forcés de rebrousser jus- qu’à la plus pure aristocratie, puis, jusqu’à la monarchie, enfin, jusqu’à la papauté du plus fort cerveau — jusqu’à ce passé en un mot, dont l’esprit les anime encore et leur souffle ces incohérences.

En somme, ou le principe sur lequel se fonde — bien lentement — la société moderne, est faux, ou la femme aussi bien que l’homme, possède le droit naturel et imprescriptible restitué par la Révolution à l’humanité. En elle, comme en lui, l’unité de nature et la diversité de manifestation réclament leur double droit d’égalité et de liberté. Il faut revenir au vieil idéal d’une société construite sur un plan arbitraire, déclaré divin par ses auteurs, plan qui sacrifie l’être à une idée préconçue[2], ou bien il faut prendre pour base du droit, et de toute combinaison sociale, l’unité humaine, mesure irréductible, formule vivante, à la fois précise et progressive, du vrai et de la justice.

  1. L’homme a toujours fait toutes choses à son image, la société comme Dieu. Seulement, ici, une erreur dé plan gâte tout ; comme il cherchait l’unité en dehors de l’être, le grand en dehors du simple, il aboutit au monstrueux et à la chimère.
  2. C’est-à-dire refaire une société religieuse ou aristocratique ; mais avec quoi ? Pour fonder quelque chose dans l’humanité, il faut une croyance ou un principe.