La Femme et le Pantin/Chapitre 6

La Femme et le Pantin : roman espagnol
Librairie Charpentier et Fasquelle (p. 93-113).

Où Conchita se manifeste, se réserve et disparaît.


Elle avait dit ces mots avec un tel aplomb que je m’arrêtai, perdant contenance pour elle.

Qu’y avait-il dans cette petite tête d’enfant provocante et rebelle ? Que signifiait cette attitude décidée, cet œil franc et peut-être honnête, cette bouche sensuelle qui se disait intraitable comme pour tenter les hardiesses ?

Je ne sus que penser, mais je compris parfaitement qu’elle me plaisait beaucoup, que j’étais enchanté de l’avoir retrouvée et que sans doute j’allais rechercher toutes les occasions de la regarder vivre.

Nous étions arrivés à la porte de sa maison, où une marchande de fruits déballait ses corbeilles.

« Achetez-moi des mandarines, me dit-elle. Je vous les offrirai là-haut. »

Nous montâmes. La maison était inquiétante. Une carte de femme sans profession était clouée à la première porte. Au-dessus, une fleuriste. À côté un appartement clos d’où s’échappait un bruit de rires. Je me demandais si cette petite fille ne me menait pas tout simplement au plus banal des rendez-vous. Mais, en somme, l’entourage ne prouvait rien, les cigarières indigentes ne choisissent pas leur domicile et je n’aime pas à juger les gens d’après la plaque de leur rue.

Au dernier étage, elle s’arrêta sur le palier bordé d’une balustrade de bois et donna trois petits coups de poing dans une porte brune qui s’ouvrit avec effort.

« Maman, laisse entrer, dit l’enfant. C’est un ami. »

La mère, une femme flétrie et noire, qui avait encore des souvenirs de beauté, me toisa sans grande confiance. Mais à la façon dont sa fille poussa la porte et m’invita sur ses pas, il m’apparut qu’une seule personne était maîtresse dans ce taudis et que la reine mère avait abdiqué la régence.

« Regarde, maman : douze mandarines ; et regarde encore : un napoléon.

— Jésus, dit la vieille en croisant les mains. Et comment as-tu gagné tout cela ? »

J’expliquai rapidement notre double rencontre, en wagon et à la Fabrique, et j’amenai la conversation sur le terrain des confidences.

Elles furent interminables.

La femme était ou se disait veuve d’un ingénieur mort à Huelva. Revenue sans pension, sans ressources, elle avait mangé, en quatre ans d’une existence pourtant modeste, les économies du mari. Enfin une histoire, réelle ou fausse, que j’avais entendue vingt fois et qui se terminait par un cri de misère.

« Que faire ? Moi, je n’ai pas de métier, je ne sais que m’occuper du ménage et prier la Sainte Mère de Dieu. On m’a proposé une place de concierge, mais je suis trop fière pour être servante. Je passe mes journées à l’église. J’aime mieux baiser les dalles du chœur que de balayer celles de la porte, et j’attends que Notre-Seigneur me soutienne au dernier moment. Deux femmes seules sont si exposées ! Ah ! caballero, les tentations ne manquent pas à qui les écoute ! Nous serions riches, ma fille et moi, si nous avions suivi les mauvais chemins. Nous aurions mules et colliers ! Mais le péché n’a jamais passé la nuit ici. Notre âme est âme plus droite que le doigt de saint Jean et nous gardons confiance en Dieu qui connaît les siens entre mille. »

Conchita, pendant ce discours, avait achevé, devant une glace clouée au mur, un travail de pastelliste avec deux doigts et de la poudre sur tout son petit visage trop brun. Elle se retourna, éclairée par un sourire de satisfaction et il me sembla que sa bouche en était transfigurée.

« Ah ! reprit la mère, quel souci pour moi, quand je la vois partir le matin pour la Fabrique ! Quels mauvais exemples on lui donne ! quels vilains mots on lui apprend ! Ces filles n’ont pas de carmin dans les joues, caballero. On ne sait jamais d’où elles viennent quand elles entrent là le matin, et si ma fille les écoutait, il y a longtemps que je ne la verrais plus.

— Pourquoi la faites-vous travailler là ?

— Ailleurs, ce serait la même chose. Vous savez bien ce que c’est, Monsieur : quand deux ouvrières sont douze heures ensemble, elles parlent de ce qu’il ne faut pas pendant onze heures trois quarts et le reste du temps elles se taisent.

— Si elles ne font que parler, il n’y a pas grand mal.

— Qui donne le menu, donne la faim. Allez ! ce qui perd les jeunes filles, ce sont les conseils des femmes plus que les yeux des hommes. Je ne me fie pas à la plus sage. Telle qui a le rosaire en main porte le diable dans sa jupe. Ni jeune ni vieille, jamais d’amie : c’est ce que je voudrais pour ma fille. Et là-bas, elle en a cinq mille.

— Eh bien, qu’elle n’y retourne plus », interrompis-je.

Je sortis de ma poche deux billets et je les posai sur une table.

Exclamations. Mains jointes. Larmes. Je passe sur ce que vous devinez. Mais quand les cris eurent cessé, la mère m’avoua en secouant la tête qu’il faudrait bien néanmoins que l’enfant reprît son travail, car la somme était due, et au-delà, au logeur, à l’épicier, au pharmacien, à la fripière. Bref, je doublai mon offrande et pris congé sur-le-champ, mettant une pudeur et un calcul également naturels à me taire ce jour-là sur mes sentiments.

Le lendemain, je ne le nie pas, il était dix heures à peine quand je frappai à la porte.

« Maman est sortie, me dit Concha. Elle fait son marché. Entrez, mon ami. »

Elle me regarda, puis se mit à rire.

« Eh bien ! je me tiens sage devant maman. Qu’en dites vous ?

— En effet.

— Ne croyez pas au moins que ce soit par éducation. Je me suis élevée toute seule : c’est heureux, car ma pauvre mère en aurait été bien incapable. Je suis honnête et elle s’en vante ; mais je m’accouderais à la fenêtre en appelant les passants, que maman me contemplerait en disant : ¡Qué gracia! Je fais exactement ce qu’il me plaît du matin au soir. Aussi j’ai du mérite à ne pas faire tout ce qui me passe par la tête, car ce n’est pas elle qui me retiendrait malgré les phrases qu’elle vous a dites.

— Alors, jeune personne, le jour où un novio sera candidat, c’est à vous qu’il devra parler ?

— C’est à moi. En connaissez-vous ?

— Non. »

J’étais devant elle, dans un fauteuil de bois dont le bras gauche était cassé. Je me vois encore, le dos à la fenêtre, près d’un rayon de soleil qui zébrait le plancher…

Soudain elle s’assit sur mes genoux, mit ses deux mains à mes épaules et me dit :

« C’est vrai ? »

Je ne répondis plus.

Instinctivement, j’avais refermé mes bras sur elle et d’une main j’attirais à moi sa chère tête devenue sérieuse ; mais elle devança mon geste et posa vivement elle-même sa bouche brûlante sur la mienne en me regardant profondément.

Primesautière, incompréhensible : telle je l’ai toujours connue. La brusquerie de sa tendresse m’affola comme un breuvage. Je la serrai de plus près encore. Sa taille cédait à mon bras. Je sentais peser sur moi la chaleur et la forme ronde de ses jambes à travers la jupe.

Elle se leva.

« Non, dit-elle. Non. Non. Allez-vous-en.

— Oui, mais avec toi. Viens.

— Que je vous suive ? et où cela ? chez vous ? Mon ami, vous n’y comptez pas. »

Je la repris dans mes bras, mais elle se dégagea.

« Ne me touchez pas, ou j’appelle ; et alors nous ne nous reverrons plus.

— Concha, Conchita, ma petite, es-tu folle ? Comment, je viens chez toi en ami, je te parle comme à une étrangère ; tout à coup tu te jettes dans mes bras, et maintenant c’est moi que tu accuses ?

— Je vous ai embrassé parce que je vous aime bien, mais vous, vous ne m’embrasserez pas sans m’aimer.

— Et tu crois que je ne t’aime point, enfant ?

— Non, je vous plais, je vous amuse ; mais je ne suis pas la seule, n’est-ce pas, caballero ? Les cheveux noirs poussent sur bien des filles, et bien des yeux passent dans les rues. Il n’en manque pas, à la Fabrique, d’aussi jolies que moi et qui se le laissent dire. Faites ce que vous voudrez avec elles, je vous donnerai des noms si vous en demandez. Mais moi, c’est moi, et il n’y a qu’une moi de San-Roque à Triana. Aussi je ne veux pas qu’on m’achète comme une poupée au bazar, parce que, moi enlevée, on ne me retrouverait plus. »

Des pas montaient l’escalier. Elle se retourna vers la porte et ouvrit à sa mère.

« Monsieur est venu pour prendre de tes nouvelles, dit l’enfant. Il t’avait trouvé mauvaise mine et te croyait malade. »

…Je sortis une heure après, très nerveux, très agacé, et doutant à part moi si je reviendrais jamais.

Hélas ! je revins ; non pas une fois, mais trente. J’étais amoureux comme un jeune homme. Vous avez connu ces folies. Que dis-je ! vous les éprouvez à l’heure même où je vous parle, et vous me comprenez. Chaque fois que je quittais sa chambre, je me disais :

« Vingt-deux heures, ou vingt heures jusqu’à demain », et ces douze cents minutes ne finissaient pas de couler.

Peu à peu, j’en vins à passer la journée entière en famille. Je subvenais aux dépenses et même aux dettes, qui devaient être considérables, si j’en juge par ce qu’elles me coûtèrent. Ceci était plutôt une recommandation et d’ailleurs aucun bruit ne courait dans le quartier. Je me persuadai facilement que j’étais le premier ami de ces pauvres femmes solitaires.

Sans doute, je n’avais pas eu grand-peine à devenir leur familier ; mais un homme s’étonne-t-il jamais des facilités qu’il obtient ? Un soupçon de plus aurait pu me mettre en garde, auquel je ne m’arrêtai point : je veux dire l’absence de mystères et de contrainte à mon égard. Il n’y avait jamais d’instant où je ne pusse entrer dans leur chambres. Concha, toujours affectueuse, mais toujours réservée, ne faisait aucune difficulté pour me rendre témoin même de sa toilette. Souvent, je la trouvais couchée le matin, car elle se levait tard depuis qu’elle était oisive. Sa mère sortait, et elle, ramenant ses jambes dans le lit, m’invitait à m’asseoir près de ses genoux réunis.

Nous causions. Elle était impénétrable.

J’ai vu à Tanger des Mauresques en costume, qui entre leurs deux voiles ne laissaient nus que leurs yeux, mais par là, je voyais jusqu’au fond de leur âme. Celle-ci ne cachait rien, ni sa vie ni ses formes, et je sentais un mur entre elle et moi.

Elle paraissait m’aimer. Peut-être m’aimait-elle. Aujourd’hui encore, je ne sais que penser. À toutes mes supplications, elle répondait par un « plus tard » que je ne pouvais pas briser. Je la menaçai de partir, elle me dit : « Allez-vous-en. » Je la menaçai de violence, elle me dit : vous ne pourrez jamais. Je la comblai de cadeaux, elle les accepta, mais avec une reconnaissance toujours consciente de ses bornes.

Pourtant, quand j’entrais chez elle, une lumière naissait dans ses yeux, qui n’était point artificieuse.

Elle dormait neuf heures la nuit, et trois heures au milieu du jour. Ceci excepté, elle ne faisait rien. Quand elle se levait, c’était pour s’étendre en peignoir sur une natte fraîche, avec deux coussins sous la tête et un troisième sous les reins. Jamais je ne pus la décider à s’occuper de quoi que ce fût. Ni un travail d’aiguille, ni un jeu, ni un livre ne passèrent entre ses mains depuis le jour où, par ma faute, elle avait quitté la Fabrique. Même les soins du ménage ne l’intéressaient pas : sa mère faisait la chambre, les lits et la cuisine, et chaque matin passait une demi-heure à coiffer la chevelure pesante de ma petite amie encore mal éveillée.

Pendant toute une semaine, elle refusa de quitter son lit. Non pas qu’elle se crut souffrante, mais elle avait découvert que s’il était inutile de se promener sans raison dans les rues, il était encore plus vain de faire trois pas dans sa chambre et de quitter les draps pour la natte, où le costume de rigueur gênait sa nonchalance. Toutes nos Espagnoles sont ainsi : à qui les voit en public, le feu de leurs yeux, l’éclat de leur voix, la prestesse de leurs mouvements paraissent naître d’une source en perpétuelle éruption ; et pourtant, dès qu’elles se trouvent seules, leur vie coule dans un repos qui est leur grande volupté. Elles se couchent sur une chaise longue dans une pièce aux stores baissés ; elles rêvent aux bijoux qu’elles pourraient avoir, aux palais qu’elles devraient habiter, aux amants inconnus dont elles voudraient sentir le poids chéri sur leur poitrine. Et ainsi se passent les heures.

Par sa conception des devoirs journaliers, Concha était très Espagnole. Mais je ne sais de quel pays lui venait sa conception de l’amour : après douze semaines de soins assidus, je retrouvais, dans son sourire, à la fois les mêmes promesses et les mêmes résistances.

Un jour enfin, hors d’état de souffrir plus longtemps cette perpétuelle attente et cette préoccupation de toutes les minutes, qui troublait ma vie au point de la rendre inutile et vide depuis trois mois vécus ainsi, je pris à part la vieille femme en l’absence de son enfant et je lui parlai à cœur ouvert, de la façon la plus pressante.

Je lui dis que j’aimais sa fille, que j’avais l’intention d’unir ma vie à la sienne, que, pour des raisons faciles à entendre, je ne pouvais accepter aucun lien avoué, mais que j’étais résolu à lui faire partager un amour exclusif et profond dont elle ne pouvait prendre offense.

« J’ai des raisons de croire, dis-je en terminant, que Conchita m’aimerait, mais se défie de moi. Si elle ne m’aime point je n’entends pas la contraindre : mais si mon seul malheur est de la laisser dans le doute, persuadez-la. »

J’ajoutai qu’en retour, j’assurerais non seulement sa vie présente, mais sa fortune personnelle à l’avenir. Et, pour ne laisser aucun doute sur la sincérité de mes engagements, je remis à la vieille une très forte liasse, en la chargeant d’user de son expérience maternelle pour assurer l’enfant qu’elle ne serait point trompée.

Plus ému que jamais, je rentrai chez moi. Cette nuit-là, je ne pus me coucher. Pendant des heures je marchai à travers le patio de ma maison, par une nuit admirable et déjà fraîche, mais qui ne suffisait pas à me calmer. Je formais des projets sans fin, en vue d’une solution que je voulais prévoir bienheureuse. Au lever du soleil, je fis couper toutes les fleurs de trois massifs et je les répandis dans l’allée, sur l’escalier, sur le perron pour faire à ses pas jusqu’à moi une avenue de pourpre et de safran. Je l’imaginais partout, debout contre un arbre, assise sur un banc, couchée sur la pelouse, accoudée derrière les balustres ou levant les bras dans le soleil jusqu’à une branche chargée de fruits. L’âme du jardin et de la maison avait pris la forme de son corps.

Et voici qu’après toute une nuit d’une attente insupportable et après une matinée qui semblait ne devoir plus finir, je reçus vers onze heures, par la poste, une lettre de quelques lignes. Croyez-le sans peine, je la sais encore par cœur.

Elle disait ceci :

« Si vous m’aviez aimée, vous m’auriez attendue. Je voulais me donner à vous ; vous avez demandé qu’on me vendît. Jamais plus vous ne me reverrez.

« Conchita. »

Deux minutes après, j’étais à cheval, et midi n’avait pas sonné quand j’arrivai à Séville, presque étourdi de chaleur et d’angoisse. Je montai rapidement, je frappai vingt fois. Le silence.

Enfin une porte s’ouvrit derrière moi, sur le même palier, et une voisine m’expliqua longuement que les deux femmes étaient parties le matin dans la direction de la gare, avec leurs paquets, et qu’on ne savait même pas quel train elles avaient pris.

« Elles étaient seules ? demandai-je.

— Toutes seules.

— Pas d’homme avec elles ? vous êtes sûre ?

— Jésus ! je n’ai jamais vu d’autre homme que vous en leur compagnie.

— Elles n’ont rien laissé pour moi ?

— Rien ; elles sont brouillées avec vous, si je les crois.

— Mais reviendront-elles ?

— Dieu le sait. Elles ne me l’ont pas dit.

— Il faudra bien qu’elles reviennent pour chercher leurs meubles.

— Non. La maison est meublée. Tout ce qui leur appartenait, elles l’ont pris. Et maintenant, seigneur, elles sont loin. »