La Femme aux deux sourires/Chapitre XXII


XXII

Le crime de Persée

Jean d’Erlemont ne se conforma pas sur-le-champ à la demande de Raoul. Il demeurait indécis et, visiblement, très ému.

— Ainsi, dit-il, nous serions près d’atteindre le but ?… J’ai tant cherché et tant souffert de ne pouvoir venger Élisabeth !… Est-ce possible que nous sachions la vérité sur sa mort ?

— Je la connais, cette vérité, affirma Raoul. Et, pour le reste, pour les bijoux disparus, je crois pouvoir certifier…

Antonine était sûre, elle. Son clair visage indiquait une confiance que n’altérait aucune restriction. Elle serra la main de Jean d’Erlemont pour lui communiquer sa conviction joyeuse.

Quant à Gorgeret, tous les muscles de sa figure étaient contractés. Sa mâchoire se crispait. Lui non plus il ne pouvait admettre que des problèmes auxquels il avait consacré tant de vains efforts fussent résolus par son adversaire détesté. Il espérait et redoutait à la fois une réussite humiliante pour lui.

Jean d’Erlemont refit le chemin qu’il avait fait quinze ans plus tôt en compagnie de la chanteuse. Antonine le suivait et précédait Raoul et Gorgeret.

Le plus tranquille de tous était certes Raoul. Il se réjouissait de voir marcher devant lui la jeune fille et notait certains détails qui la distinguaient de Clara : une allure moins onduleuse et moins souple, mais mieux rythmée et plus simple, moins de volupté mais plus de fierté, moins de grâce féline mais plus de naturel.

Et ce qu’il notait dans la marche, il se rendait compte qu’on le retrouvait dans l’attitude et dans le visage même d’Antonine, quand on la contemplait de face. Deux fois, ayant dû ralentir à cause des herbes qui s’enchevêtraient par-dessus le sentier, elle chemina côte à côte avec lui. Il s’aperçut qu’elle rougissait. Ils n’échangèrent pas un seul mot.

Le marquis remonta les degrés de pierre qui sortaient du jardin creux, puis les degrés qui aboutissaient à la seconde terrasse, laquelle se prolongeait à droite et à gauche par des lignes d’aucubas qu’ornaient de vieux vases sur leurs socles moussus et fendillés. Il prit à gauche pour atteindre les pentes et les marches qui grimpaient à travers les ruines.

Raoul l’arrêta.

— C’est bien ici que vous vous êtes attardés, Élisabeth Hornain et vous ?

— Oui.

— À quel endroit exact ?

— Là où je suis.

— On pouvait vous voir du château ?

— Non. Les arbustes, qui n’ont pas été taillés ni soignés, sont dégarnis. Mais, autrefois, ils formaient de haut en bas un rideau épais.

— Alors, c’est à cet endroit que se tenait Élisabeth Hornain lorsque vous vous êtes retourné au bout de la haie ?

— Oui.

— Vous pouvez l’affirmer ?

— Absolument. Ma mémoire a gardé la vision fidèle de sa silhouette. Elle m’a envoyé un baiser. Je revois son geste passionné, son attitude, ce vieux socle qui est là, le cadre de verdure qui l’entourait. Je n’ai rien oublié.

— Et quand vous êtes redescendu dans le jardin, vous vous êtes retourné une seconde fois ?

— Oui, pour la revoir dès qu’elle sortirait de l’avenue.

— Et vous l’avez aperçue ?

— Pas tout de suite, mais presque aussitôt.

— Normalement, vous auriez dû l’apercevoir tout de suite ? Normalement, elle aurait dû être sortie de l’avenue ?

— Oui.

Raoul se mit à rire doucement.

— Pourquoi riez-vous ? lui dit d’Erlemont.

Et Antonine aussi l’interrogeait de tout son être tendu vers lui.

— Je ris parce que, plus un cas paraît compliqué, et plus on veut que la solution le soit également. On ne court jamais après une idée simple, on court après des solutions extravagantes et tortueuses. Dans vos investigations, plus tard, que veniez-vous chercher ? Les colliers ?

— Non, puisqu’ils avaient été volés. Je venais chercher des indices qui pouvaient me mettre sur les traces de l’assassin.

— Et pas une fois vous ne vous êtes demandé si, par hasard, les colliers n’avaient pas été volés ?

— Jamais.

— Et jamais non plus Gorgeret, ni ses acolytes, ne se le sont demandé. On ne se pose jamais la vraie question ; on s’acharne à se poser toujours la même question.

— Quelle était la vraie question ?

— La question enfantine que vous m’avez contraint d’examiner : Élisabeth Hornain préférant chanter sans colliers ne les aurait-elle pas placés quelque part ?

— Impossible ! On n’abandonne pas ainsi de pareilles richesses à la convoitise des passants.

— Quels passants ? Vous savez parfaitement, et elle le savait aussi, que tout le monde était massé autour du château.

— Alors, selon vous, elle aurait déposé ses bijoux dans un endroit quelconque ?

— Quitte à les reprendre en redescendant dix minutes plus tard.

— Mais après le drame, quand nous avons tous accouru, nous les aurions vus ?

— Pourquoi… si elle les a mis dans un endroit où l’on ne pouvait pas les voir ?

— Où ?

— Dans ce vieux vase, par exemple, qui était à portée de sa main, et où il devait y avoir, ainsi que dans les autres, des plantes grasses, ou des plantes prospérant à l’ombre. Elle n’eut qu’à se hausser sur la pointe des pieds, à tendre le bras et à déposer les bijoux sur la terre du vase. Geste tout naturel, dépôt provisoire, et que le hasard et la bêtise des hommes ont rendu définitif.

— Comment… définitif ?

— Dame ! Les plantes se sont flétries, des feuilles sont tombées qui ont pourri également, et une sorte d’humus s’est formé qui recouvre le dépôt comme la plus inaccessible des cachettes.

D’Erlemont et Antonine se taisaient, impressionnés par tant de certitude paisible :

— Comme vous êtes affirmatif ! fit d’Erlemont.

— J’affirme, parce que c’est la vérité. Il vous est facile de vous en assurer.

Le marquis hésita. Il était très pâle. Puis il refit le geste accompli par Élisabeth Hornain. Il se haussa sur la pointe des pieds, tendit le bras, fouilla parmi l’agglomération de terreau humide que le temps avait formée au fond du vase, et murmura en frémissant :

— Oui… ils sont là… On sent les colliers… les facettes des pierres… les montures qui les relient… Mon Dieu ! quand je pense qu’elle portait ces choses !

Une telle émotion l’accablait qu’il osait à peine aller jusqu’au bout de son acte. Un à un il tira les colliers. Il y en avait cinq. Malgré tout ce qui les salissait, le rouge des rubis, le vert des émeraudes, le bleu des saphirs éclataient, et des parcelles d’or étincelaient. Il murmura :

— Il en manque un… Il y en avait six…

Ayant réfléchi, il répéta :

— Oui… il en manque un… il manque le collier de perles que je lui avais donné… C’est étrange, n’est-ce pas ? Celui-ci aurait-il été volé avant qu’elle n’ait déposé les autres ?

Il énonçait les questions sans y attacher beaucoup d’importance, cette dernière énigme lui paraissant insoluble. Mais les regards de Raoul et de Gorgeret se croisèrent. L’inspecteur songeait :

« C’est lui qui a subtilisé les perles… se dit l’inspecteur. Il nous joue la comédie du sorcier, alors que, dès ce matin, ou dès hier, il a tout fouillé et prélevé sa part du butin… »

Et Raoul hochait la tête et souriait avec un air de dire :

« C’est ça, mon vieux… Tu as mis le doigt sur le pot aux roses… Que veux-tu ? il faut bien vivre… »

La naïve Antonine, elle, ne fit aucune supposition. Elle aidait le marquis à ranger et à envelopper les colliers de pierres précieuses. Quand ce fut terminé, le marquis d’Erlemont entraîna Raoul vers les ruines.

— Continuons, disait-il. Parlez-moi d’elle, de ce qui s’est passé. Comment est-elle morte ? Qui l’a tuée, la malheureuse ? Je n’ai jamais oublié cette mort atroce… Je ne me suis pas remis de ma peine… Je voudrais tant savoir ! Racontez-moi…

Il interrogeait comme si Raoul détenait entre ses mains la vérité sur toutes choses, ainsi qu’un objet caché sous un voile et qu’on peut découvrir à son gré. Il devait suffire à Raoul de vouloir pour que les ténèbres s’emplissent de lumière et que les révélations les plus extraordinaires sortissent de sa bouche.

Ils arrivèrent au terre-plein supérieur, près du tertre où Élisabeth était morte. De là on apercevait tout le château, le parc et la tour d’entrée.

Antonine, qui se trouvait tout près de Raoul, chuchota :

— Je suis bien heureuse pour parrain et je vous remercie… Mais j’ai peur…

— Vous avez peur ?

— Oui… peur de Gorgeret… Vous devriez partir !

Il répondit doucement :

— Quel plaisir vous me faites ! Mais il n’y a aucun danger, tant que je n’aurai pas dit tout ce que je sais, tout ce que Gorgeret a tellement envie de savoir ! Dois-je partir avant ?

La sentant rassurée, et le marquis le pressant de questions, Raoul expliqua :

— Comment le drame s’est déroulé ? Voyez-vous, monsieur, pour arriver au but, j’ai suivi le chemin contraire à celui que je vous ai fait suivre. Oui, l’évolution de mes réflexions est partie d’un point opposé. Si j’ai conclu qu’il n’y avait peut-être pas de voleur, c’est que j’ai supposé, dès le début, qu’il n’y avait peut-être pas d’assassin. Et, si j’ai supposé cela, c’est que les circonstances voulaient qu’on n’aurait pas pu ne pas le voir, cet assassin. On ne tue pas devant quarante personnes, en plein jour, en pleine lumière, sans que ces quarante personnes vous voient accomplir votre meurtre. Un coup de feu ? On l’eût entendu. Un coup de massue ? On l’eût vu. Un coup de pierre ? On eût surpris le geste. Or, tout fut invisible et silencieux. Donc il fallait chercher en dehors des causes de mort purement humaines, c’est-à-dire provoquées par la volonté d’un homme.

Le marquis demanda :

— La mort, cependant, fut accidentelle ?

— La mort fut accidentelle, par conséquent fut l’effet du hasard. Or, les manifestations du hasard sont illimitées et peuvent prendre les formes les plus insolites et les plus exceptionnelles. J’ai été naguère mêlé à une aventure où l’honneur et la fortune d’un homme dépendaient d’un document caché au sommet d’une tour très haute et sans escalier. Un matin, cet homme s’aperçut que les deux extrémités d’une très longue corde pendaient de chaque côté de la tour. J’ai pu établir que cette corde provenait d’un ballon sphérique d’où les passagers, pour se délester au cours de la nuit précédente, avaient jeté tout leur matériel, et le hasard avait fait qu’elle était tombée exactement comme il le fallait pour offrir un moyen d’escalade fort commode. Miracle certes, mais la multiplicité des combinaisons est telle qu’il se produit à chaque heure, dans la nature, des milliers et des milliers de miracles.

— Ainsi ?…

— Ainsi la mort d’Élisabeth Hornain a été provoquée par un phénomène physique extrêmement fréquent, mais dont les conséquences mortelles sont extrêmement rares. Cette hypothèse s’est présentée à mon esprit après que Valthex eut accusé le berger Gassiou d’avoir lancé une pierre avec sa fronde. Je pensai que Gassiou ne pouvait pas être là, mais qu’une pierre avait pu frapper Élisabeth Hornain, et que c’était même la seule explication plausible de sa mort.

— Une pierre lancée du ciel ? dit le marquis non sans ironie.

— Pourquoi pas ?

— Allons donc ! Qui l’aurait lancée, cette pierre ?

— Je vous l’ai dit, cher monsieur : Persée !

Le marquis l’implora :

— Je vous en supplie, ne rions pas.

— Mais je suis très sérieux, affirma Raoul, et je ne parle qu’à bon escient, en m’appuyant, non pas sur des hypothèses, mais sur des faits incontestables. Chaque jour des millions de ces pierres, bolides, aérolithes, météorites, fragments de planètes dissociées, traversent l’espace à des vitesses vertigineuses, s’enflamment en pénétrant dans l’atmosphère et tombent. Chaque jour il en arrive des tonnes et des tonnes. On en a ramassé des millions, de toutes les formes et de toutes les dimensions. Que l’une d’elles, par un hasard effroyable mais possible, mais déjà constaté, vienne à frapper un être, et c’est la mort, la mort imbécile et parfois incompréhensible. Or…

Après une pause, Raoul précisa :

— Or, les averses de projectiles, qui se produisent d’un bout de l’année à l’autre, sont plus fréquentes et plus denses à certaines périodes fixes, et la plus connue est celle qui se produit au mois d’août, exactement du neuf au quatorze, et qui paraît avoir son point d’origine dans la constellation de Persée. D’où le nom de Perséides sous lequel on désigne cette poussière d’étoiles filantes. Et d’où la plaisanterie que je me suis permise en accusant Persée.

Sans laisser au marquis le loisir d’émettre un doute ou une objection, Raoul continua :

— Voilà quatre jours qu’un homme à moi, habile et dévoué, saute, la nuit, le mur à l’endroit de la brèche, fouille les ruines dès le matin aux environs de ce tertre, et moi-même, j’y suis venu dès l’aube hier et aujourd’hui.

— Vous avez trouvé ?

— Oui.

Raoul exhiba une petite boule de la grosseur d’une noix, toute ronde, mais rugueuse, pleine d’aspérités dont les angles auraient été émoussés par la fusion qui avait recouvert la surface d’une sorte d’émail d’un noir brillant.

Il s’était à peine interrompu, il reprit :

— Ce projectile, je ne doute pas que les policiers de l’enquête initiale ne l’aient vu, mais nul ne l’a remarqué, car ils cherchaient quelque balle de fusil ou quelque projectile de fabrication humaine. Pour moi, sa présence ici est la preuve indiscutable de la réalité. J’ai d’autres preuves. D’abord, la date même du drame : le 13 août, qui est un des jours où la Terre passe sous l’averse des Perséides. Et je vous dirai que cette date du 13 août est un des premiers points de lumière qui aient jailli dans mon esprit.

» Et puis, j’ai la preuve irréfutable, celle qui n’est pas seulement une preuve de logique et de raisonnement, mais une preuve scientifique. Hier, j’ai porté cette pierre à Vichy, dans un laboratoire de chimie et de biologie. On y a trouvé, plaqués contre la couche de vernis extérieure, des fragments de tissu humain carbonisés… oui, des fragments de peau et de chair, des cellules arrachées à un être vivant qui se sont carbonisées au contact du projectile enflammé et qui y ont adhéré si indissolublement que le temps n’a pu les faire disparaître. Ces prélèvements sont conservés par le chimiste, et seront l’objet d’un rapport, en quelque sorte officiel, qui vous sera remis, monsieur d’Erlemont, ainsi qu’au sieur Gorgeret, si ça l’intéresse.

Raoul se tourna vers le sieur Gorgeret.

— Du reste, l’affaire est classée par la justice depuis quinze ans, et elle ne sera pas rouverte. Le sieur Gorgeret a pu remarquer certaines coïncidences et découvrir que vous y avez joué un certain rôle. Il n’aura jamais d’autres preuves que les preuves mensongères que lui apporterait Valthex, et il n’osera pas insister sur une aventure où il s’est montré si pitoyable. N’est-ce pas, monsieur Gorgeret ?

Il se planta en face de lui, et comme s’il l’apercevait soudain, il lui lança :

— Qu’en dis-tu, mon vieux ? Trouves-tu pas qu’elle tient debout, mon explication, et qu’elle est l’expression même de la vérité ? Pas de vol. Pas d’assassinat. Alors, quoi, tu ne sers plus à rien ? La justice… la police… c’est donc des balivernes ? Un petit jeune homme comme moi, tout simplet, tout gentil, passe à travers l’aventure où vous pataugez, débrouille l’écheveau, ramasse le projectile que nul ne trouva, remet les colliers aussi chiquement que si c’étaient des cailloux enfilés… et s’en va, la tête haute, le sourire aux lèvres, avec le sentiment du devoir accompli. Adieu, mon gros. Bien des choses à Mme Gorgeret, et raconte-lui cette histoire. Ça la distraira, et ça ne pourra qu’ajouter à mon prestige auprès d’elle. Tu me dois bien cela.

Très lentement, l’inspecteur leva son bras et posa sa main pesante sur l’épaule de Raoul, qui parut stupéfié et s’écria :

— Hein ? Qu’est-ce que tu fabriques ? Voilà que tu m’arrêtes ? Eh bien, tu en as du culot ! Comment, je fais ton ouvrage, et pour me remercier, les menottes ?… Alors, quoi, qu’est-ce que tu ferais si tu avais en face de toi un cambrioleur au lieu d’un gentleman ?

Gorgeret ne desserra pas les dents. De plus en plus il affectait l’indifférence et le dédain d’un monsieur qui domine les événements et n’a pas à se soucier de ce que les gens peuvent dire ou penser. Que Raoul s’amusât à discourir… tant mieux ! Gorgeret, lui, profitait des discours, enregistrait les révélations, jugeait les arguments, et n’en faisait qu’à sa tête.

Enfin, il saisit un gros sifflet qu’il porta calmement à sa bouche et d’où il tira un appel strident dont l’écho se répercuta contre les roches voisines et rebondit dans le couloir de la vallée.

Raoul ne dissimula pas son étonnement.

— C’est donc sérieux ?

L’inspecteur ricana, avec condescendance :

— Tu le demandes ?

— Encore une bataille rangée ?

— Oui, mais cette fois j’ai pris mon temps et soigné ma préparation. Depuis hier, mon petit, je surveille le domaine, et depuis ce matin je sais que tu t’y caches. Tous les abords du château, tous les murs d’enceinte qui aboutissent à gauche et à droite des ruines et se relient à ce promontoire abrupt, tout cela est gardé. Brigade de gendarmerie, inspecteurs de Paris, commissaires de la région, tout le monde est sur pied.

Le timbre de la cour d’entrée retentit.

Gorgeret annonça :

— Première vague d’assaut. Dès que cette équipe-là sera introduite, un second coup de sifflet déclenchera l’attaque. Si tu essaies de fuir, on t’abat comme un chien, à coups de fusil. Les ordres sont formels.

Le marquis intervint.

— Monsieur l’inspecteur, je n’admets pas qu’on pénètre chez moi sans mon autorisation. Cet homme avait rendez-vous avec moi. Il est mon hôte. Il m’a rendu service. Les portes ne seront pas ouvertes. D’ailleurs j’ai la clef.

— On les démolira, monsieur le marquis.

— À coups de bélier ? ricana Raoul. À coups de hache ? Tu n’auras pas fini avant la nuit. Et, d’ici là, où serai-je ?

— À coups de dynamite ! gronda Gorgeret.

— Tu en as dans tes poches ?

Raoul le prit à part.

— Deux mots, Gorgeret. Étant donné ma conduite depuis une heure, je pouvais espérer que nous sortirions tous deux d’ici, bras dessus bras dessous, comme deux copains. Puisque tu t’y refuses, je te supplie de renoncer à ton plan d’attaque, de ne pas démolir des portes historiques, et de ne pas m’humilier devant une dame à l’estime de laquelle je tiens infiniment.

Gorgeret l’épia du coin de l’œil et dit :

— Tu te fous de moi ?

Raoul fut indigné.

— Je ne me fous pas de toi, Gorgeret. Seulement, je désire que tu envisages toutes les conséquences de la bataille.

— Je les envisage toutes.

— Sauf une !

— Laquelle ?

— Si tu t’entêtes, eh bien, dans deux mois…

— Dans deux mois ?

— Je m’offre un petit voyage de quinze jours avec Zozotte.

Gorgeret se redressa, la figure empourprée, et lui jeta d’une voix sourde :

— J’aurai d’abord ta peau !

— Allons-y, s’écria Raoul joyeusement.

Et s’adressant à Jean d’Erlemont :

— Monsieur, je vous en conjure, accompagnez le sieur Gorgeret, et faites ouvrir toutes grandes les portes du château. Je vous donne ma parole que pas une goutte de sang ne sera versée, et que tout se passera de la façon la plus tranquille et la plus décente — entre gentilshommes.

Raoul avait trop d’autorité sur Jean d’Erlemont pour que celui-ci n’acceptât point une solution, qui, au fond, le tirait d’embarras.

— Tu viens, Antonine ? dit-il en s’en allant.

Gorgeret exigea :

— Toi aussi, Raoul, viens.

— Non, moi, je reste.

— Tu espères peut-être te sauver pendant que je serai là-bas ?

— C’est une chance qu’il te faut courir, Gorgeret.

— Alors, je reste aussi… je ne te lâche pas d’une semelle.

— Alors, je te ficelle et te bâillonne comme l’autre fois. Choisis.

— Enfin que veux-tu ?

— Fumer une dernière cigarette avant d’être capturé.

Gorgeret hésita. Mais qu’avait-il à redouter ? Tout était prévu. Aucune fuite possible. Il rejoignit le marquis d’Erlemont.

Antonine voulut les suivre, mais n’en eut pas la force. Sa pâle figure trahissait une angoisse extrême. La forme même du sourire avait quitté ses lèvres.

— Qu’est-ce que vous avez, mademoiselle ? lui dit Raoul, doucement.

Elle le supplia, avec une expression de détresse.

— Mettez-vous à l’abri quelque part… il doit y avoir des cachettes sûres.

— Pourquoi me cacher ?

— Comment ! Alors, ils vont vous prendre !

— Jamais de la vie. Je vais m’en aller.

— Il n’y a pas d’issue.

— Ce n’est pas une raison pour que je ne m’en aille pas.

— Ils vous tueront.

— Et cela vous ferait de la peine ? Vous auriez donc quelque regret s’il arrivait malheur à celui qui vous a outragée, un jour, dans ce château ? Non… ne répondez pas… Nous avons si peu de temps à rester ensemble !… quelques minutes à peine… et je voudrais vous dire tant de choses !…

Sans la toucher, et sans qu’elle en eût conscience, Raoul l’entraînait un peu plus loin, de façon qu’on ne pût les voir de nul endroit du parc. Entre un vaste pan de mur, vestige de l’ancien donjon, et un amas de ruines écroulées, il y avait un espace vide, large de dix mètres peut-être, qui dominait le précipice et qui était bordé par une toute petite murette de pierres sèches. Cela formait comme une pièce isolée, dont la large fenêtre s’ouvrait, par-dessus le gouffre où coulait la rivière, sur un horizon merveilleux de plaines ondulées.

Ce fut Antonine qui parla, et d’une voix moins anxieuse :

— Je ne sais pas ce qui va advenir… mais j’ai moins peur… et je veux vous remercier de la part de M. d’Erlemont… Il gardera le château, n’est-ce pas, comme vous le lui avez proposé ?

— Oui.

— Autre chose… je voudrais savoir… et vous seul pouvez me répondre… Le marquis d’Erlemont est mon père ?

— Oui. J’ai pris connaissance de la lettre, très explicite, que vous lui avez remise de la part de votre mère.

— Je ne doutais guère de la vérité, mais je n’avais aucune preuve. Et cela mettait de la gêne entre nous. Je suis heureuse puisque je pourrai me laisser aller à mon affection. Il est aussi le père de Clara, n’est-ce pas ?

— Oui, Clara est votre demi-sœur…

— Je le lui dirai.

— Je suppose qu’il l’aura deviné.

— Je ne le crois pas. En tout cas, ce qu’il fera pour moi, je veux qu’il le fasse pour elle. Un jour, je la verrai, n’est-ce pas ? Qu’elle veuille bien m’écrire…

Elle parlait simplement, sans emphase ni excès de gravité. Un peu de son sourire adorable relevait, de nouveau, le coin de ses lèvres. Raoul frissonna, et ses yeux ne quittaient pas les jolies lèvres.

Elle murmura :

— Vous l’aimez bien, n’est-ce pas ?

Il dit à voix basse, et en la regardant profondément :

— Je l’aime à travers votre souvenir, et avec un regret qui ne s’en ira pas. Ce que j’aime en elle, c’est la première image de la jeune fille qui est entrée chez moi, le jour de son arrivée à Paris. Cette jeune fille a un sourire que je n’oublierai jamais, et quelque chose de spécial qui m’a ému dès le début. C’est cela que j’ai toujours recherché depuis, quand je croyais qu’il n’y avait qu’une femme, qui s’appelait Antonine ou Clara. Maintenant que je sais qu’il y en a deux, j’emporte la jolie image… qui est l’image de mon amour… qui est mon amour lui-même… et que vous ne pouvez me retirer.

— Mon Dieu ! dit-elle toute rougissante, est-ce que vous avez le droit de me parler ainsi ?

— Oui, puisque nous ne devons plus nous revoir. Le hasard d’une ressemblance fait que nous sommes attachés l’un à l’autre par des liens réels. Depuis que j’aime Clara, c’est vous que j’aime, et il est impossible qu’un peu de son amour, à elle, ne soit pas mêlé d’un peu de votre sympathie… de votre affection…

Elle chuchota, avec un trouble qu’elle n’essayait point de dissimuler :

— Allez-vous-en, je vous en supplie.

Il fit un pas vers le parapet. Elle s’effraya.

— Mais non ! Mais non ! Pas de ce côté !

— Il n’y a pas d’autre issue.

— Mais c’est épouvantable ! Comment ! Mais je ne veux pas !… Non ! non !… Je vous en prie.

Cette menace du terrible danger la transformait. Durant quelques instants elle ne fut plus la même, et son visage exprimait toutes les peurs, toutes les angoisses, et toutes les supplications d’une femme dont les sentiments, ignorés d’elle, sont bouleversés.

Cependant des voix montaient du château, du jardin creux peut-être. Est-ce que Gorgeret et ses hommes n’avançaient pas vers les ruines ?

— Restez… Restez…, dit-elle, je vous sauverai… Ah ! quelle horreur !

Raoul avait passé l’une de ses jambes par-dessus le petit mur.

— Soyez sans crainte, Antonine… J’ai étudié la paroi de la falaise, et je ne suis peut-être pas le premier qui s’y aventure. Je vous jure que ce n’est qu’un jeu pour moi.

Une fois encore, elle subit son influence au point qu’elle parvint à se dominer.

— Souriez-moi, Antonine.

Elle sourit, d’un effort douloureux.

— Ah ! dit Raoul, comment voulez-vous qu’il m’arrive quelque chose avec ce sourire dans les yeux ? Faites mieux, Antonine. Pour me sauvegarder, donnez-moi votre main.

Elle était devant lui. Elle tendit sa main, mais avant qu’il ne l’eût baisée, elle la retira, se pencha, demeura ainsi quelques secondes indécise, les paupières à demi closes, et, à la fin, s’inclinant davantage, lui offrit ses lèvres.

Le geste fut d’une naïveté charmante, et d’une telle chasteté, que Raoul vit bien qu’elle n’y attachait que l’importance d’une caresse fraternelle, où il y avait un entraînement dont elle ne comprenait pas la cause profonde. Il effleura les douces lèvres qui souriaient et respira la pure haleine de la jeune fille.

Elle se releva, étonnée de l’émotion ressentie, chancela sur elle-même, et balbutia :

— Allez-vous-en… Je n’ai plus peur… Allez-vous-en… Je n’oublierai pas…

Elle se tourna vers les ruines. Elle n’avait pas le courage de plonger ses yeux dans l’abîme et de voir Raoul, accroché aux aspérités de la falaise.

Et, tout en écoutant les voix rudes qui se rapprochaient, elle attendit le signal qu’il ne manquerait pas de lui envoyer pour la prévenir qu’il était sain et sauf. Elle attendit sans trop d’effroi, certaine que Raoul réussirait.

Au-dessous du terre-plein, des silhouettes passèrent, qui se baissaient et battaient les fourrés.

Le marquis appela :

— Antonine !… Antonine !…

Quelques minutes s’écoulèrent. Son cœur se serrait. Puis il y eut un bruit d’auto dans la vallée, et un bruit de sirène qui chantait joyeusement d’écho en écho.

Elle murmura, son beau sourire atténué de mélancolie, et les yeux pleins de larmes :

— Adieu !… Adieu !…

À vingt kilomètres de là, Clara se morfondait dans une chambre d’auberge. Elle se jeta sur lui, toute fiévreuse :

— Tu l’as vue ?

— Demande-moi d’abord, dit-il en riant, si j’ai vu Gorgeret et comment j’ai pu me soustraire à sa redoutable étreinte. Ce fut rude. Mais j’ai bien joué ma partie.

— Et elle ?… Parle-moi d’elle…

— J’ai retrouvé les colliers… et le projectile…

— Mais elle ?… Tu l’as vue ? Avoue-le ?

— Qui ?… Ah ! Antonine Gautier ?… Ma foi, oui, elle se trouvait là… un hasard.

— Tu lui as parlé ?

— Non… non… C’est elle qui m’a parlé.

— De quoi ?

— Oh ! de toi, uniquement de toi, elle a deviné que tu étais sa sœur, et elle désire te voir un jour ou l’autre…

— Elle me ressemble ?

— Oui… Non… Vaguement en tout cas. Je vais te raconter tout cela par le menu, ma chérie.

Elle ne lui laissa rien raconter ce jour-là. Mais, de temps à autre, dans l’automobile qui les emmenait vers l’Espagne, elle posait une question :

— Elle est jolie ? Mieux que moi, ou moins bien ? Une beauté de provinciale, n’est-ce pas ?

Raoul répondait de son mieux, un peu distraitement parfois. Il évoquait, au fond de lui, avec un plaisir ineffable, la façon dont il avait échappé à Gorgeret. En vérité, le destin lui était favorable. Cette évasion romantique, et qu’il n’avait réellement pas préparée, ignorant la manœuvre de Gorgeret, cette évasion à travers l’espace avait grande allure ! Et quelle douce récompense que le baiser de la vierge au frais sourire !…

« Antonine ! Antonine ! » répétait-il en lui-même.

Valthex annonça des révélations sensationnelles. Mais il ne les fit point, ayant changé d’avis. D’ailleurs, Gorgeret découvrit contre lui des charges tellement précises concernant deux crimes où la culpabilité de Valthex, alias le grand Paul, était démontrée, que le bandit s’affola. Un matin, on le trouva pendu.

De son côté, l’Arabe ne toucha jamais le prix de sa délation. Complice de ces deux crimes, il fut condamné aux travaux forcés et mourut au cours d’une tentative de fuite.

Peut-être n’est-il pas inutile de noter que, trois mois plus tard, Zozotte Gorgeret fit une fugue de quinze jours à la suite de laquelle elle réintégra le domicile conjugal sans donner la moindre explication à Gorgeret.

— C’est à prendre ou à laisser, lui dit-elle. Veux-tu de moi ?

Jamais elle n’avait été plus séduisante qu’au retour de cette expédition. Ses yeux étaient brillants. Elle rayonnait de bonheur. Gorgeret, ébloui, ouvrit les bras en demandant pardon.

Un autre fait, digne d’intérêt, doit être relaté. Quelques mois après, exactement à la fin du sixième mois qui suivit l’époque où la reine Olga avait quitté Paris en compagnie du roi, les cloches du royaume danubien de Borostyrie sonnèrent à toute volée pour annoncer un événement considérable. Au bout de dix ans d’attente, alors qu’aucun espoir ne demeurait, la reine Olga venait de mettre au monde un héritier.

Le roi parut au balcon et présenta l’enfant à la foule délirante. Sa Majesté rayonnait de joie et de légitime fierté. L’avenir de la race était assuré…


fin