La Femme (Michelet)/IV/IV

Hachette (p. 335-347).


IV

CONSOLATION DES PRISONNIÈRES


Dans son mémoire couronné par l’Institut, madame Mallet disait en 1845 : « Dix mille femmes entrent chaque année dans nos prisons de France. Les plus coupables, qui sont les mieux traitées, remplissent les maisons centrales. Les moins coupables, au nombre de huit mille, sont dans les prisons départementales, vieux couvents humides, où on les laisse souvent sans ouvrage, dans un désœuvrement désolant, corrupteur, — sans linge, et quelquefois sans lit. » — Espérons que depuis ce temps on y a mieux pourvu.

Jusqu’en 1840, elles étaient gardées par des hommes ! et aujourd’hui encore, une femme arrêtée et mise au corps de garde, a pour protection la sagesse de dix garçons de vingt ans. (V. la triste affaire d’Oslinda, jugée le 14 septembre 1858).

Dans le compte général des crimes et délits, les femmes sont pour bien peu (dix-sept pour cent), chose étonnante, car elles gagnent bien moins que l’homme, et doivent être bien plus tentées par la misère. Quand on entre, avec madame Mallet, dans le détail des causes, ce chiffre diminue encore, s’évanouit en grande partie. Nombre de ces crimes ou délits sont forcés. Ici, des mères prostituées battent des enfants de douze ans, leur cassent les dents à coups de poing, pour les mettre au trottoir et les rendre voleuses. Là, ce sont des amants qui ne font pas le crime eux-mêmes, mais le font faire, forcent la femme de voler pour leur compte ; sinon, éreintée à coups de bâton. Ailleurs, c’est la faim uniquement qui la conduit au mal. D’autres, c’est leur bon cœur, leur piété, elles se prostituent pour nourrir leurs parents, et leurs vices mériteraient le prix de vertu.

La plupart sont de bonnes créatures, tendres et charitables. Les pauvres le savent bien. Ils s’adressent avec confiance, et de préférence, à ces filles. Remarquons-le, dans cette lie des villes, il y a une bonté infinie. Dans les campagnes beaucoup de dureté. On donne un peu, de peur de l’incendie, mais on laisse mourir ses parents de faim.

La cause vraie, profonde, générale, qui les mène au vice et au crime même, c’est l’ennui, la tristesse de leur vie. La vertu, pour une fille, c’est d’être quatorze heures par jour assise, faisant le même point (on l’a vu, pour gagner dix sous), la tête basse et l’estomac plié, le siège échauffé, fatigué. Sedet æternumque sedebit. Ajoutez, pour l’hiver, ce misérable brasero qu’elles ont, grelottantes, pour tout chauffage, et qui fait tant de maladies. Le cinquième des crimes de femmes est fait par les couseuses.

Ce pauvre enfant, la femme, a besoin de mouvoir, de varier ses attitudes. Toute sensation nouvelle lui est charmante ; mais il ne lui faut pourtant pas grande nouveauté pour être heureuse ; le petit mouvement du ménage, travail alterné, soins d’enfants, voilà son paradis. Aimez-la, rendez-lui la vie un peu plus douce, un peu moins ennuyeuse, et elle ne fera rien de mal. Ôtez-lui de la main, au moins pour quelques heures par jour, l’aiguille, ce supplice de monotonie éternelle. Qui de nous le supporterait ?




Madame Mallet a vu et bien vu les prisons. C’est un très-grand mérite. Qu’il est à souhaiter que nos dames l’imitent, qu’elles dominent leur répugnance, abordent cet enfer, qui, tel quel, contient bien des anges, — anges déchus, dont plusieurs sont plus près du ciel que telle sainte.

Le tort de ce bon livre, c’est sa timidité, ses ménagements. Elle veut et ne veut pas de surveillantes religieuses. Elle suit la mode du temps et l’opinion de ses juges, la plupart favorables au système cellulaire. Dès lors, peu d’air, peu de lumière ; des créatures étiolées et tout artificielles.

Le remède, au contraire, c’est d’abattre les murs, c’est l’air et le soleil. La lumière moralise.

Le remède, c’est le travail dans des conditions tout autres, sévère, mais un peu varié et coupé de musique (cela réussit à Paris, par les soins de quelques dames protestantes). Les prisonnières sont folles de musique. Elle les harmonise, leur rend l’équilibre moral ; elle soulage la flamme intérieure.

Léon Faucher l’a très-bien dit : Il faut rendre au travail des champs les prisonniers et prisonnières qui sont de la campagne, ne pas les enterrer dans vos horribles murs, manufacture de pulmoniques. Oui, remettez la paysanne au travail de la terre (en Algérie, du moins). J’ajoute : L’ouvrière même peut utilement être colonisée dans des établissements demi-agricoles, où, plusieurs heures par jour, elle fasse un peu de jardinage qui aidera à la nourrir.

Nous n’avons pas besoin d’avoir, comme les Anglais, de coûteux pénitentiaires au bout du monde. Colonisons la Méditerranée. L’Africa nourrissait l’Empire. Elle sera encore très-peuplée, très-féconde, du jour qu’on voudra sérieusement l’assainir.

Mais le grand, le décisif, le souverain remède, c’est l’amour et le mariage.




« Le mariage ? et qui en voudra ? » Plus d’un qui saura réfléchir.

Broussais a dit : « La maladie de l’un, qui chez lui est excès de force, serait faiblesse en l’autre. Si le tempérament est différent, différentes les circonstances physiques, ce n’est plus maladie. »

Je crois aussi que telle personne qui, dans l’étouffement de nos villes et d’une société si serrée, a péché par violence et parfois par excès de force, serait bien à sa place et peut-être admirable dans les libertés de l’Atlas, dans une vie aventureuse de colonies militaires. Madame Mallet remarque, qu’en général, les femmes sanguines qui, dans la colère ou la jalousie, ont fait un acte criminel, ne sont pas du tout corrompues. Employez-les selon leur énergie, elles la mettront toute dans l’amour et dans la famille, et ce seront de vraies brebis.

Et les martyres, les saintes de la prostitution qui l’ont subie par piété filiale ou devoir maternel, qui les croira souillées ? Ah ! les infortunées à qui la vertu même infligea ces tortures, sachez qu’elles sont vierges entre toutes. Leur cœur brisé, mais pur, plus que nul cœur de femme, a soif d’honneur, d’amour, et nulle n’a plus droit d’être aimée.

Les vraies coupables même, si on les sort de notre Europe, qu’on les mette sous un nouveau ciel, sur une terre qui ne saura rien de leurs fautes, si elles sentent dans la Société une mère qui punit, mais une mère ; si elles voient au bout de l’épreuve, l’oubli, l’amour peut-être… leur cœur fondra, et, dans leurs abondantes larmes, elles seront purifiées.

Quand je vois ces chauves rivages méditerranéens, ces montagnes arides, mais qui, gardant leurs sources, peuvent toujours être reboisées, je sens que vingt peuples nouveaux vont naître là, si on y aide. Au lieu de revenir ici misérable ouvrier, notre soldat d’Afrique, d’Asie, sera propriétaire là-bas. Il aimera bien mieux, comme femme et auxiliaire, prendre, non une statue d’Orient, mais une vraie femme vivante, une âme et un esprit, une Française énergique, adoucie par l’épreuve et jolie de bonheur.

Voilà mon roman d’avenir. Il suppose, je l’avoue, une condition, c’est que la médecine s’occupe des grands objets de ce siècle : l’art d’acclimater l’homme, et l’art des croisements, l’art d’harmoniser les familles par l’association des différences de races, de conditions, de tempéraments. Pour les nôtres, il faut de l’adresse plus que pour les mariages anglais qu’improvisait Carolina. Je voudrais là une Carolina française, qui, entourée des lumières de la science, éclairée des médecins, placerait habilement les femmes libérées dans les conditions les plus sages. Si, par exemple, la vive, la sanguine, est mariée dans l’air vif des montagnes avec un homme violent, on peut craindre de nouveaux excès ; mettez-la plutôt dans la plaine avec un homme calme en qui elle respecte la force douce et la mâle énergie.




Ce sont là les seuls remèdes sérieux. L’état actuel ne corrige rien, de l’aveu de l’autorité (Mallet), il multiplie les récidives. Le silence imposé dans les maisons centrales, pour les femmes est une torture, plusieurs en deviennent folles (p. 188). Que propose pourtant cette dame ? D’aggraver cet état qui fait des folles, en les mettant dans des cellules. Là elles seront catéchisées par l’aumônier.

En général, que leur apporte-t-il ? de vagues généralités (Mallet). Il ne varie pas sa parole selon les classes et les personnes. L’ouvrière n’y trouve qu’ennui, la paysanne n’entend pas un mot. Peut-on parler de même à la fille vicieuse, endurcie dans le mal, et à la fille violente, nullement vicieuse, qui a frappé un mauvais coup ? Le meilleur aumônier, qui fait profession d’ignorer l’amour, le monde et la vie, est-il propre à comprendre des précédents si compliqués, des situations si diverses ? Combien moins les religieuses, qu’on employait pour surveillantes ! Madame Mallet, qui les recommande, avoue qu’elles n’y comprennent rien, qu’elles haïssent les détenues, n’ayant aucune idée des circonstances qui les ont menées là, des tentations de la pauvreté, etc.

Tout membre de corporation, par cela seul, est moulé dans un certain moule général, et il a infiniment moins le sens du spécial, de l’individuel, qui serait tout dans cette médecine des âmes. L’homme, même laïque, avec notre uniformité d’éducation, etc., y convient bien moins que la femme. J’entends la dame du monde, qui a de l’âge et de l’expérience, qui a beaucoup vu et senti, qui sait la destinée, qui a manié plus d’un cœur, qui connaît mille secrets délicats dont les hommes ne se douteront jamais.




« Croyez-vous donc qu’on trouvera beaucoup de dames si dévouées, si courageuses, pour visiter souvent ces sombres lieux, pour affronter le contact de ces tristes créatures ? Sans doute, c’est beaucoup de sentir que l’on fait le bien. Cependant, il faut là bien de la force pour persévérer. »

J’ose dire qu’on le trouvera, cet appui nécessaire, non dans le cœur seulement, mais dans l’esprit. Pour une intelligence haute, pure, éclairée, qui par l’âge arrive aux régions d’où l’on domine, c’est une étude merveilleusement instructive, émouvante au plus haut degré, de lire dans ce livre vivant. Laissez-moi là vos drames et vos spectacles, le grand drame est ici. Réservez donc votre intérêt, vos pleurs. Toute fiction pâlit en présence de telles réalités, — si fortes, hélas ! si délicates aussi ; ce sont des destinées de femmes. Ces fils que je vous mets, madame, dans vos bonnes mains, n’est-ce pas un bonheur d’en éclaircir doucement les ténébreux écheveaux ? et, s’il était possible à votre adresse de les reprendre, ces pauvres fils cassés, et de les rattacher… Oh ! madame, les anges seront jaloux de vous.




Ange de Dieu, pardonnez-moi de vous parler d’un sujet sombre, du plus choquant, du plus terrible. Mais tout se purifie au feu de charité qui vous brûle le cœur.

Nul amendement dans les prisons, si l’on ne trouve moyen d’y rappeler l’état de nature, d’y finir l’exécrable tyrannie des forts sur les faibles, ceux-ci battus et jouet des premiers.

Tout le monde le sait et personne ne veut le dire. Un homme de funèbre mémoire (de grandes fautes politiques, mais qui avait un cœur), l’homme qui sut le mieux les prisons, quand nous étions amis, m’a plus d’une fois expliqué avec rougeur et larmes ce mystère du Tartare, les boues sans fond du désespoir.

L’effet est différent ; l’homme tombe si bas qu’un enfant le ferait trembler ; la femme devient une furie.

Ce n’est pas avec des maçons, des murs et des cachots qu’on finira cela. On n’aurait à la place que le suicide honteux, le cul-de-jatte et l’idiot. Ce qu’il faut, c’est l’air, le travail, le travail fatigant. Et, pour le prisonnier marié, il faut lui rendre ce que nul n’avait droit de lui ôter : le mariage.

Je soumets aux jurisconsultes, mes illustres confrères de l’Académie des sciences morales, la question suivante : La loi, en condamnant cet homme à la prison, en supprimant les effets civils de son mariage, entend-elle le condamner au célibat ? Pour moi, je ne le crois nullement.

Et ce que je sais certainement, c’est que l’autre conjoint, innocent et non condamné, conserve son droit immuable.

Plusieurs de ces infortunés tiennent extrêmement à la famille et continuent de lui faire les plus honorables sacrifices. J’ai vu, au Mont-Saint-Michel, un prisonnier, chapelier très-habile, qui, du fond de sa prison, en se privant de toute chose, travaillait pour nourrir sa femme, et qui attendait impatiemment l’heure de se réunir à elle.

L’Église catholique croit le mariage indissoluble, donc son droit permanent. Comment n’a-t-elle pas réclamé ici au nom de la religion, de la morale, de la pitié ?

La chose, je le sais, a des difficultés pratiques. Il y faut un sage arbitraire. On ne peut indiscrètement introduire chez la prisonnière un mari pervers, corrupteur, qui a pu la mener au mal. Une administration, chargée de tant de choses générales, ne peut pas aisément entrer dans l’information minutieuse que ceci demanderait, chercher souvent au loin des renseignements, suivre pour une seule personne une correspondance délicate et coûteuse. C’est ici qu’il faudrait la providence d’une dame de cœur, de vertu éprouvée.

Si la prison est dans une grande ville ou pas bien loin, elle y chercherait de l’ouvrage au mari, les rapprocherait ainsi, de sorte que la prisonnière eût le bonheur de sa visite tel jour du mois qu’indiquerait l’intelligente protectrice.

La femme n’est qu’amour. Rendez-le-lui, vous en ferez tout ce que vous voudrez. Elles en valent la peine ; elles conservent beaucoup de ressort, sont parfois exaltées et très-bizarrement amoureuses, mais jamais apaisées, comme l’homme, ni ignoblement aplaties. Celle qui leur donnerait un éclair de bonheur, en serait tellement aimée et adorée, qu’elle mènerait, tout comme elle voudrait, ce faible troupeau.

Madame Mallet le sent très-bien. C’est là le grand moyen de discipline, de régénération. Elle veut qu’on en use, que la prisonnière reçoive son mari. Mais elle y met de telles entraves et tant de gênes, que se revoir ainsi, c’est peut-être souffrir encore plus.

Il ne faut pas leur envier ce qu’on leur donne. La surveillance, s’il y en a, ne peut être exercée par les personnes officielles qui auraient des oreilles et des yeux, épieraient leurs épanchements, et dont le visage seul les glacerait. Il faut qu’on s’en rapporte à la bonté officieuse d’une personne sûre et respectée, qui prendra tout sur elle, et dont l’indulgente vertu abritera sa pauvre sœur humiliée dans cette consolation suprême, et n’en comptera qu’avec Dieu.