La Femme (Michelet)/I/II

Hachette (p. xvii-xxx).


II

l’ouvrière


Quand les fabricants anglais, énormément enrichis par les machines récentes, vinrent se plaindre à M. Pitt et dirent : « Nous n’en pouvons plus, nous ne gagnons pas assez ! » il dit un mot effroyable qui pèse sur sa mémoire : « Prenez les enfants. »

Combien plus coupables encore ceux qui prirent les femmes, ceux qui ouvrirent à la misère de la fille des villes, à l’aveuglement de la paysanne, la ressource funeste d’un travail exterminateur et la promiscuité des manufactures ! Qui dit la femme, dit l’enfant ; en chacune d’elles qu’on détruit, une famille est détruite, plusieurs enfants, et l’espoir des générations à venir.

Barbarie de notre Occident ! La femme n’a plus été comptée pour l’amour, le bonheur de l’homme, encore moins comme maternité et comme puissance de race ;

Mais comme ouvrière !

L’ouvrière ! mot impie, sordide, qu’aucune langue n’eut jamais, qu’aucun temps n’aurait compris avant cet âge de fer, et qui balancerait à lui seul tous nos prétendus progrès.

Ici arrive la bande serrée des économistes, des docteurs du produit net. « Mais, monsieur, les hautes nécessités économiques, sociales ! L’industrie, gênée, s’arrêterait. Au nom même des classes pauvres ! etc., etc. »

La haute nécessité, c’est d’être. Et visiblement, l’on périt. La population n’augmente plus et elle baisse en qualité. La paysanne meurt de travail, l’ouvrière de faim. Quels enfants faut-il en attendre ? Des avortons, de plus en plus.

« Mais un peuple ne périt pas ! » Plusieurs peuples, de ceux même qui figurent encore sur la carte, n’existent plus. La haute Écosse a disparu. L’Irlande n’est plus comme race. La riche, l’absorbante Angleterre, ce suceur prodigieux qui suce le globe, ne parvient pas à se refaire par la plus énorme alimentation. La race y change, y faiblit, fait appel aux alcools, et elle faiblit encore plus. Ceux qui la virent en 1815 ne la reconnurent plus en 1830. Et combien moins depuis !

Que peut l’État à cela ? Bien moins là-bas, en Angleterre, où la vie industrielle engloutit tout, la terre même n’étant plus qu’une fabrique. Mais, infiniment en France, où nous comptons encore si peu d’ouvriers (relativement).

Que de choses ne se pouvaient pas, qui se sont faites pourtant ! On ne pouvait abolir la loterie ; elle est abolie. On eût juré qu’il était impossible de démolir Paris pour le refaire ; cela s’exécute aisément par une petite ligne du code. (Expropriation pour cause d’utilité publique.)




Je vois deux peuples dans nos villes :

L’un, vêtu de drap ; c’est l’homme ; — l’autre, de misérable indienne. — Et cela, même l’hiver !

L’un, je parle du dernier ouvrier, du moins payé, du gâcheux, du serviteur des ouvriers ; il arrive pourtant, cet homme, à manger de la viande le matin (un cervelas sur le pain ou quelque autre chose). Le soir, il entre à la gargotte et il mange un plat de viande et même boit de mauvais vin.

La femme du même étage prend un sou de lait le matin, du pain à midi et du pain le soir, à peine un sou de fromage. — Vous niez ?… Cela est certain : je le prouverai tout à l’heure. Sa journée est de dix sous, et elle ne peut être de onze, pour une raison que je dirai.

Pourquoi en est-il ainsi ? L’homme ne veut plus se marier, il ne veut plus protéger la femme. Il vit gloutonnement seul.

Est-ce à dire qu’il mène une vie abstinente ? Il ne se prive de rien. Ivre le dimanche soir, il trouvera, sans chercher, une ombre affamée, et outragera cette morte.

On rougit d’être homme.




« Je gagne trop peu, » dit-il. Quatre ou cinq fois plus que la femme, dans les métiers les plus nombreux. Lui quarante ou cinquante sous, et elle dix, comme on va le voir.

La pauvreté de l’ouvrier serait pour l’ouvrière richesse, abondance et luxe.

Le premier se plaint bien plus. Et, dès qu’il manque en effet, il manque de bien plus de choses. On peut dire d’eux ce qu’on a dit de l’Anglais et de l’Irlandais : « L’Irlandais a faim de pommes de terre. L’Anglais a faim de viande, de sucre, de thé, de bière, de spiritueux, etc., etc. »

Dans le budget de l’ouvrier nécessiteux, je passais deux choses qu’il se donne à tout prix, et auxquelles elle ne songe pas : le tabac et la barrière. Pour la plupart, ces deux articles absorbent plus qu’un ménage.

Les salaires de l’homme ont reçu, je le sais, une rude secousse, principalement par l’effet de la crise métallique qui change la valeur de l’argent. Ils remontent, mais lentement. Il faut du temps pour l’équilibre. Mais, en tenant compte de cela, la différence subsiste. La femme est encore plus frappée. C’est la viande, c’est le vin, qui sont diminués pour lui ; pour elle, c’est le pain même. Elle ne peut reculer, ni tomber davantage : un pas de plus, elle meurt.




« C’est leur faute, dit l’économiste. Pourquoi ont-elles la fureur de quitter les campagnes, de venir mourir de faim dans les villes ? Si ce n’est l’ouvrière même, c’est sa mère qui est venue, qui, de paysanne, se fit domestique. Elle ne manque pas, hors mariage, d’avoir un enfant, qui est l’ouvrière. »

Mon cher monsieur, savez-vous ce que c’est que la campagne de France ? combien le travail y est terrible, excessif et rigoureux ? Point de femmes qui cultivent en Angleterre. Elles sont bien misérables, mais enfin vivent en chapeaux, gardées du vent, de la pluie. L’Allemagne, avec ses forêts, ses prairies, etc., avec un travail très-lent et la douceur nationale, n’écrase pas la femme, comme on fait de celle-ci. Le durus arator du poëte n’a guère son idéal qu’ici. Pourquoi ? Il est propriétaire. Propriétaire de peu, de rien, et propriétaire obéré. Par un travail furieux, aveugle, de très-mauvaise agriculture, il lutte avec le vautour. Cette terre va lui échapper. Plutôt que cela n’arrive, il s’y enterrera, s’il le faut ; mais d’abord surtout sa femme. C’est pour cela qu’il se marie, pour avoir un ouvrier. Aux Antilles, on achète un nègre ; en France, on épouse une femme.

On la prend de faible appétit, de taille mesquine et petite, dans l’idée qu’elle mangera moins [historique].

Elle a grand cœur, cette pauvre Française, fait autant et plus qu’on ne veut. Elle s’attelle avec un âne (dans les terres légères) et l’homme pousse la charrue. En tout, elle a le plus dur. Il taille la vigne à son aise. Elle, la tête en bas, gratte et pioche. Il a des répits, elle non. Il a des fêtes et des amis. Il va seul au cabaret. Elle va un moment à l’église et elle y tombe de sommeil. Le soir, s’il rentre ivre, battue ! et souvent, qui pis est, enceinte ! La voilà, pour une année, traînant sa double souffrance, au chaud, au froid, glacée du vent, recevant la pluie tout le jour.




La plupart meurent de phthisie, surtout dans le Nord (voir les statistiques). Nulle constitution ne résiste à cette vie. Pardonnons-lui à cette mère, si elle a envie que sa fille souffre moins, si elle l’envoie à la manufacture (du moins elle aura un toit sur la tête), ou bien, domestique à la ville, où elle participera aux douceurs de la vie bourgeoise. L’enfant n’y est que trop portée. Toute femme a dans l’esprit des petits besoins d’élégance, de finesse, d’aristocratie.

Elle en est tout d’abord punie. Elle ne voit plus le soleil. La bourgeoise est souvent très-dure, surtout si la fille est jolie. Elle est immolée aux enfants gâtés, singes malins, cruels petits chats, qui font d’elle leur jouet. Sinon, accusée, grondée, vexée, malmenée. Alors elle voudrait mourir. Le regret du pays lui vient ; mais elle sait que son père ne voudra jamais la reprendre. Elle pâlit, elle dépérit.

Le maître seul est bon pour elle. Il la consolerait, s’il osait. Il voit bien qu’en cet état désolé, où la petite n’a jamais un mot de douceur, elle est d’avance à celui qui lui montrerait un peu d’amitié. L’occasion en vient bientôt, madame étant à la campagne. La résistance n’est pas grande. C’est son maître, et il est fort. La voilà enceinte. Grand orage. Le mari, honteux, baisse les épaules. Elle est chassée, et sans pain, sur le pavé, en attendant qu’elle puisse accoucher à l’hôpital. (Histoire presque invariable, voyez les confessions recueillies par les médecins).

Quelle sera sa vie, grand Dieu ! que de combats ! que de peines, si elle a tant de bon cœur, de courage, qu’elle veuille élever son enfant !




Voyons la condition de la femme ainsi chargée, et encore dans des conditions relativement favorables.

Une jeune veuve protestante, de mœurs très-austères, laborieuse, économe, sobre, exemplaire en tout sens, encore agréable, malgré tout ce qu’elle a souffert, demeure derrière l’Hôtel-Dieu, dans une rue malsaine, plus bas que le quai. Elle a un enfant maladif, qui va toujours à l’école, retombe toujours au lit et qui ne peut avancer. Son loyer, de cent vingt francs, moins enchéri que bien d’autres, est porté à cent soixante. Elle disait à deux dames excellentes : « Quand je puis aller en journée, on veut bien me donner vingt sous, même vingt-cinq ; mais cela ne me vient guère que deux ou trois fois la semaine. Si vous n’aviez eu la bonté de m’aider pour mon loyer en me donnant cinq francs par mois, il eût fallu, pour nourrir mon enfant, que je fisse comme les autres, que je descendisse le soir dans la rue. »

La pauvre femme qui descend tremblante, hélas ! pour s’offrir, est à cent lieues de l’homme grossier à qui il lui faut s’adresser. Nos ouvrières qui ont tant d’esprit, de goût, de dextérité, sont la plupart distinguées physiquement, fines et délicates. Quelle différence entre elles et les dames des plus hautes classes ? Le pied ? Non. La taille ? Non. La main seule fait la différence, parce que la pauvre ouvrière, forcée de laver souvent, passant l’hiver sous le toit avec une simple chaufferette, a ses mains, son unique instrument de travail et de vie, gonflées douloureusement, crevées d’engelures. À cela près, la même femme, pour peu qu’on l’habille, c’est madame la comtesse, autant qu’aucune du grand faubourg. Elle n’a pas le jargon du monde. Elle est bien plus romanesque, plus vive. Qu’un éclair de bonheur lui passe, elle éclipsera tout.




On ne sait pas assez combien les femmes sont une aristocratie. Il n’y a pas de peuple chez elles.

Quand je passai le détroit, un doux visage de femme, épuisé, mais fin, joli, distingué, suivait la voiture, me parlant, inutilement, car je n’entendais pas l’anglais. Ses beaux yeux bleus, suppliants, paraissaient souffrants, profonds, sous un petit chapeau de paille.

« Monsieur, dis-je à mon voisin, qui entendait le français, pourriez-vous m’expliquer ce que me dit cette charmante personne, qui a l’air d’une duchesse, et qui, je ne sais pourquoi, s’obstine à suivre la voiture ?

« Monsieur, me dit-il poliment, je suis porté à croire que c’est une ouvrière sans ouvrage, qui se fait mendiante, au mépris des lois. »




Deux événements immenses ont changé le sort de la femme en Europe dans ces dernières années.

Elle n’a que deux grands métiers, filer et coudre. Les autres (broderie, fleurs, etc.) méritent à peine d’être comptés. La femme est une fileuse, la femme est une couseuse. C’est son travail, en tous les temps, c’est son histoire universelle.

Eh bien, il n’en est plus ainsi. Cela vient d’être changé.

La machine à lin a d’abord supprimé la fileuse. Ce n’est pas un gain seulement, c’est tout un monde d’habitudes qui a été perdu. La paysanne filait, en surveillant ses enfants, son foyer, etc. Elle filait aux veillées. Elle filait en marchant, menant sa vache ou ses moutons.

La couseuse était l’ouvrière des villes. Elle travaillait chez elle, ou continûment tout le jour, ou en coupant ce travail des soins du ménage. Pour tout labeur important, cela n’existera plus. D’abord, les couvents, les prisons, faisaient terrible concurrence à l’ouvrière isolée. Mais voici la machine à coudre qui l’anéantit.

Le progrès des deux machines, le bon marché, la perfection de leur travail, feront, malgré toute barrière, arriver partout leurs produits. Il n’y a rien à dire contre les machines, rien à faire. Ces grandes inventions sont, à la fin, au total, des bienfaits pour l’espèce humaine. Mais leurs effets sont cruels aux moments de transition.

Combien de femmes en Europe (et ailleurs) seront frappées par ces deux terribles fées, par la fileuse d’airain et la couseuse de fer ? Des millions. Mais jamais on ne pourra le calculer.




L’ouvrière de l’aiguille s’est trouvée en Angleterre si subitement affamée, que nombre de sociétés d’émigrations s’occupent de favoriser son passage en Australie. L’avance est de sept cent vingt francs, mais la personne émigrée peut, dès la première année, en rendre moitié (Blosseville). Dans ce pays où les mâles sont infiniment plus nombreux, elle se marie sans peine, fortifiant de familles nouvelles cette puissante colonie, plus solide que l’empire indien.

Les nôtres que deviennent-elles ? Elles ne font pas grand bruit. On ne les verra pas, comme l’ouvrier, coalisé et robuste, le maçon, le charpentier, faire une grève menaçante et dicter des conditions. Elles meurent de faim, et voilà tout. La grande mortalité de 1854 est surtout tombée sur elles.

Depuis ce temps cependant leur sort s’est bien aggravé. Les bottines de femmes ont été cousues à la mécanique. Les fleuristes sont moins payées, etc.

Pour m’éclairer sur ce triste sujet, j’en parlai à plusieurs personnes, spécialement à mon vénérable ami et confrère, M. le docteur Villermé, à M. de Guerry, dont les beaux travaux sont si estimés, enfin à un jeune statisticien dont j’avais fort admiré la méthode rigoureuse, M. le docteur Bertillon. Il eut l’obligeance extrême de faire, à cette occasion, un travail sérieux, où il réunit aux données que le monde ouvrier peut fournir celles que des personnes de l’administration lui communiquèrent. Je voudrais qu’il le complétât et le publiât.

Je n’en donnerai qu’une ligne : « Dans le grand métier général qui occupe toutes les femmes (moins un petit nombre), le travail de l’aiguille, elles ne peuvent gagner que dix sous. »

Pourquoi ? « Parce que la machine, qui est encore assez chère, fait le travail à dix sous. Si la femme en demandait onze, on lui préférerait la machine. »

Et comment y supplée-t-elle ? « Elle descend le soir dans la rue. »

Voilà pourquoi le nombre des filles publiques, enregistrées, numérotées, n’augmente pas à Paris, et, je crois, diminue un peu.


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L’homme ne se contente pas d’inventer les machines qui suppriment les deux grands métiers de la femme, il s’empare directement des industries secondaires dont elle vivait, descend aux métiers du faible. La femme peut-elle, à volonté, monter aux métiers qui exigent de la force, prendre ceux des hommes ? Nullement.

Les dames nonchalantes et oisives, enfoncées dans leur divan, peuvent dire tant qu’elles voudront : « La femme n’est point une malade. » — Ce qui n’est rien quand on peut, deux jours, trois jours, se dorloter, est souvent accablant pour celle qui n’a point de repos. Elle devient tout à fait malade.

En réalité, la femme ne peut travailler longtemps ni debout, ni assise. Si elle est toujours assise, le sang lui remonte, la poitrine est irritée, l’estomac embarrassé, la tête injectée. Si on la tient longtemps debout, comme la repasseuse, comme celle qui compose en imprimerie, elle a d’autres accidents sanguins. Elle peut travailler beaucoup, mais en variant l’attitude, comme elle fait dans son ménage, allant et venant.

Il faut qu’elle ait un ménage, il faut qu’elle soit mariée.