Calmann Lévy (p. 50-74).



III


Hortense regardait le chevalier avec intérêt et curiosité. À quelques pas de lui, son chapeau, qu’il avait ôté respectueusement, et qu’il n’avait pas su mettre sous son bras, était porté par la jeune villageoise, laquelle tenait, de l’autre main, la main de la petite fille ; et la petite fille portait aussi le chapeau de son frère, celui-ci ayant cru, de bonne foi, devoir imiter l’involontaire gaucherie de son père. Ces deux chapeaux, ainsi portés solennellement derrière le cercueil, formaient un incident des plus ridicules que tout le monde ne comprit pas. Le défunt ayant réglé lui-même à l’avance le cérémonial de ses funérailles, on s’attendait à d’énormes bizarreries, et chacun disait son mot pour expliquer ce qu’il voyait.

La Polonaise madame de Germandre, qui était gaie et persifleuse, n’y fut pas trompée, et, comme elle ne voulait point partager la sollicitude de sa fille pour le pauvre chevalier, elle lui fit remarquer que, si Octave, le shako en tête et le sabre flottant, avait l’air de tenir la bride d’un cheval plutôt que le gland d’un corbillard, le chevalier, avec son cierge en main et son grand morceau d’étamine en guise de crêpe au bras, avait bien plus la mine d’un croquemort que celle d’un gentilhomme.

— C’est vrai, répondit Hortense en souriant avec une mélancolie compatissante ; et le chapeau porté par la servante est un cérémonial étrange dont il eût bien pu se dispenser !

— Croyez-vous que cette jolie fille soit sa servante ? reprit la baronne. Je la prendrais plus volontiers pour sa femme.

— M. le chevalier est veuf, dit Labrêche, qui, tenant toujours l’ombrelle, ne perdait rien de la conversation, et cette fille est trop jeune…

— Pour être la mère de ces enfants-là ! reprit la baronne ; c’est juste ! C’est leur bonne !

— Et peut-être, probablement même, quelque chose de plus ! riposta Labrêche avec un malicieux sourire qui fendit sa bouche jusqu’aux oreilles.

— Qu’en savez-vous ? lui dit Hortense impatientée de son impertinence et de sa familiarité.

Et elle fit un mouvement pour prendre l’ombrelle et pour en abriter sa mère, afin de se débarrasser de la conversation de ce faquin. Mais la curiosité de savoir tout ce qui se rapportait au chevalier la fit changer de résolution, et elle laissa répondre M. Labrêche.

— Ce que j’en dis, poursuivit-il, c’est d’après l’opinion que feu M. le marquis avait de son neveu. Le père du chevalier avait fait un sot mariage ; et, comme de race le chien chasse, le chevalier a suivi son exemple. Il a donné son nom à une gardeuse de vaches, et, maintenant qu’elle n’est plus, il ne serait pas surprenant qu’il s’occupât d’une personne de la même étoffe, à bonne ou à mauvaise intention. Cela ne me regarde pas, et tout ce que j’en dis, c’est pour faire plaisir à madame, qui paraît désirer savoir…

— C’est bon, je vous remercie ; mais en voilà assez, répondit Hortense.

On venait de descendre le cercueil dans le caveau et l’on allait se retirer après le dernier chant des prêtres, lorsque M. Guillot, qui avait été investi par le défunt de certains ordres écrits, déclara, la preuve en main, que, si quelque personne de la famille désirait faire soit un discours, soit la lecture de quelques paroles sur la tombe, cette attention serait agréable à M. le marquis.

La rédaction de cette allocution faillit faire partir un éclat de rire général. Il semblait que tout se combinât fatalement pour donner à une cérémonie si grave par elle-même un caractère burlesque, et Octave ne put se défendre de relever la bêtise de l’orateur. Ce n’était pas créer à celui qui serait tenté de se présenter après lui une situation très-favorable. Aussi personne ne se présenta, chacun craignant de faire éclater une hilarité mêlée d’impatience. Et puis que dire d’un homme que l’on avait peu ou point connu, et dont personne n’avait à se louer réellement ? L’abbé seul était assez fin pour trouver quelque chose à dire quand même ; mais, ignorant l’intention du défunt, il n’avait rien préparé et ne savait point parler d’abondance. Il se récusa. Octave n’eut même pas la pensée d’essayer, tant il était ennemi de la dissimulation ; et, comme il avait besoin de tourmenter quelqu’un, il s’en prit au chevalier et lui dit, de façon à être entendu :

— Eh bien, voyons, chevalier, n’avez-vous rien à dire, vous, et nous laisserez-vous ainsi dans l’embarras ?

Le pauvre chevalier trembla de la tête aux pieds. Lui, parler en public, quand un mot, un regard, un salut le jetaient dans un trouble inexprimable ! Que faire ? car il se croyait obligé de parler, et sa conscience, profondément naïve et généreuse, le lui ordonnait. Il se recueillit un instant, monta sur les marches du monument, essuya son front baigné des sueurs de l’angoisse, et parla ainsi d’une voix entrecoupée :

— Mesdames et messieurs, si j’ai la hardiesse de prendre la parole devant vous, moi le plus incapable de bien dire, c’est parce que la reconnaissance m’en fait un devoir et que je compte sur votre indulgence. Mon langage sera rustique et simple, mais mon cœur parlera. Excusez-moi si ma voix tremble un peu… je ne suis pas habitué… je n’ai jamais… N’importe ! je monte à cette tribune comme un soldat à l’assaut, et je saurai m’y maintenir ferme, puisque c’est le devoir ! Je sais la difficulté qui vous a tous empêchés de me donner l’exemple. Je crois que fort peu d’entre vous ont été en relation avec celui qui repose ici, et je dois vous avouer que, pour ma part, bien que vivant fort près de lui, je ne l’ai jamais vu de près. Telle était sa volonté ; mais j’ai vécu de ses bienfaits autant que de mon propre travail, et j’ai appris dès mon enfance à vénérer et à bénir son nom.

Le chevalier fut interrompu par un ah ! général. Il avait vécu des bienfaits du défunt, disait-il ; il avait donc été l’objet d’une secrète et mystérieuse préférence ! seul, il avait donc quelque chance, quelque espoir d’hériter !

Le chevalier, ne comprenant rien à cette interruption, craignit d’avoir dit quelque sottise et faillit perdre la tête. Il se pencha vers son petit garçon, qui se tenait sur une marche au-dessous de lui et lui demanda ce qui se passait.

— Je n’en sais rien, répondit l’enfant ; mais va toujours, mon papa, tu as très-bien parlé !

Le brave homme, ingénument rassuré par le suffrage de son fils, reprit son allocution :

— Je n’attribue pas, dit-il, cette interruption à la surprise. Je ne pense pas que ma famille, ici présente, ignore ce que mon oncle a fait pour mon père ; mais je dois le rappeler, puisque les obligés sont invités à exprimer leur reconnaissance sur cette tombe. M. le chapelain vous a parlé, à l’église, du rang, de la fortune, des titres, en un mot de l’importance sociale du chef que notre famille vient de perdre. À ce propos, il nous a entretenus philosophiquement et pieusement du néant des choses humaines ; mais j’oserai dire ici que tout n’est pas néant dans la richesse, puisqu’elle permet de faire le bien. Je ne vous ferai pas le récit, moi, de toutes les bonnes actions qu’a pu et dû faire un personnage aussi considérable ; ma position ne m’a pas permis de les connaître et d’être à même de vous les signaler ; mais M. le chapelain ayant omis de vous entretenir de ses vertus, je raconterai du moins tout simplement et en peu de mots ce qui me concerne :

« Mon père était le cadet de la famille. La loi alors en vigueur ne lui attribuait rien dans l’héritage de mon grand-père. Il avait du goût pour les sciences. Son frère aîné, qui en avait aussi, l’admit à travailler chez lui et avec lui à diverses recherches d’érudition. Mais, au bout de quelques années, une question de science fit diverger leurs opinions sur les sciences, et je dois dire quelle fut cette question, afin de détourner de vous des idées superstitieuses qu’on s’est efforcé de répandre.

» C’était alors la mode de travailler à ce qu’on appelait le grand œuvre, c’est-à-dire le moyen de faire de l’or dans un creuset, recherche vaine, je le crois. mais à coup sûr innocente, et dans laquelle n’intervenait l’invocation d’aucun mauvais esprit. Mon père ne croyait point au succès de cette recherche. Mon oncle, qui s’en dissuada plus tard, y croyait alors avec cette ferveur qui est naturelle aux esprits investigateurs. Ils se séparèrent, et mon père, qui avait eu le franc parler des caractères généreux, crut avoir blessé son frère aîné et chercha un emploi d’instituteur, pour soutenir son existence. Mais le marquis, pensant, telle était son opinion et l’opinion générale de la noblesse en ce temps-là, qu’un emploi subalterne, dans quelque grande maison que ce fût, porterait atteinte à la dignité du nom, oublia généreusement une heure de dépit et fit don à son frère d’un bien de campagne qu’il lui assura en toute propriété. Plus tard, mon père fit un mariage qui, à ce qu’on a prétendu, n’eut point l’agrément du chef de la famille. Ceci est un bruit mensonger qu’il est de mon devoir de détruire. Ma mère, pauvre et sans aïeux, fut le modèle de toutes les vertus, et mon oncle écrivait à cette époque à son frère que c’était là la plus belle dot et la seule noblesse véritable : preuve que les idées de notre chef de famille étaient à la hauteur de ses sentiments.

» Plus tard encore, quand j’eus perdu mes parents bien-aimés, j’épousai ma cousine, la nièce de ma mère, pauvre et vertueuse comme elle ; j’écrivis à mon oncle pour lui demander son agrément, et je n’ai rien de mieux à faire que de vous lire sa réponse, laquelle j’ai apportée sur moi en prévision de quelque erreur à redresser dans les sentiments de ma famille, et que je suis heureux de pouvoir produire ici, afin que cette tombe ne se ferme pas sans qu’à défaut d’oraison funèbre, celui qu’elle renferme ait manifesté sa pensée et réclamé lui-même, pour ainsi dire, l’estime et le respect qui lui sont dus.

Ayant ainsi parlé d’une voix douce qui, par degrés, s’était affermie, et avec un débit touchant par sa simplicité, le chevalier lut la seule lettre qu’il eût jamais reçue de son oncle.

« Entre nous, mon neveu, tu as raison de chercher le bonheur du ménage et le contentement de toi-même dans un mariage de sérieuse inclination. Tu suis en cela les errements de ton père, qui n’a jamais eu lieu de regretter son choix. Tu ne dois pas te dissimuler qu’entre le monde et toi la porte est désormais fermée ; mais, puisque tu as le bon sens de ne rien demander au monde et de n’aspirer qu’à l’heureuse médiocrité où le sort t’a fait naître, je ne puis que rendre justice à ta conduite et t’envoyer la bénédiction d’un parent et d’un ami. »

La lettre était signée : « Symphorien, marquis de Germandre, » et tout entière écrite de la main du défunt, faveur bien rare de sa part, et dont beaucoup de collatéraux se sentirent inquiets et jaloux. Ils critiquèrent le naïf discours du chevalier et le trouvèrent du dernier prosaïque, pour ne pas dire du dernier niais.

Hortense n’était pas du nombre de ceux qui ignoraient la détresse de Sylvain et l’exiguïté de ce prétendu bien de campagne qu’il avait la candeur de considérer comme un bienfait sérieux. Elle ne fut pas non plus dupe du sentiment d’égoïste tolérance qui avait dicté la lettre du marquis ; mais elle vit bien que la première et la principale dupe était le généreux cœur de son pauvre cousin, et, profondément attendrie, elle se rapprocha de lui pour tâcher de lui parler.

Mais le chevalier avait disparu comme par enchantement. Suivi de sa famille, il s’était enfui dans les jardins, et, tout épouvanté de la hardiesse de son attitude, assis à l’ombre des tilleuls, il était près de se trouver mal.

À la fatigue de l’émotion s’en joignait une autre dont le chevalier ne songeait pas à se rendre compte. Il mourait de faim. Levé avant le jour, il avait fait dix lieues, conduisant à grand renfort de guides et de fouet un vieux cheval mal assuré sur ses jambes, et il n’avait encore rien mangé, ne pouvant se résoudre à entrer dans la salle où un copieux ambigu était en permanence pour tous les hôtes de la maison. Il avait compté se glisser dans un cabaret du hameau ; mais ils étaient tous envahis par les curieux des environs, et le chevalier craignait que sa présence en un lieu pareil ne fournît matière à des plaisanteries sur sa pauvreté. Sa compagne avait bien apporté une galette pétrie de ses mains et proprement enveloppée dans un mouchoir blanc à carreaux bleus ; mais les enfants en avaient fait vite justice, et le père de famille n’avait eu garde de les priver en réclamant sa part. D’ailleurs, il n’y avait pas songé, cette journée étant un si grand événement dans sa vie d’anachorète, qu’il marchait, parlait et agissait comme dans un rêve.

Il était dans cet état de malaise et de défaillance qu’on subit parfois sans en rechercher la cause, lorsque Labrêche se présenta devant lui et acheva de le démoraliser en lui disant qu’il était envoyé à sa recherche par madame la comtesse.

— Quelle comtesse ? Je ne la connais pas, moi !

— Je parle à M. le chevalier de sa cousine germaine, la fille du baron de Germandre, qui est veuve du comte de Sévigny, une charmante femme moitié Polonaise, monsieur, et qui a beaucoup envie d’embrasser les enfants de monsieur.

— Si cela est, dit Sylvain en s’adressant à sa compagne, tu vas les conduire à leurs parents. Je ne veux pas les priver des caresses de cette noble personne. Moi, je vous attendrai ici, où je compte rester jusqu’au moment où l’on se réunira pour la lecture du testament.

La villageoise obéit ; mais le petit Lucien voulut rester avec son père, et elle partît seule avec Marguerite, Labrêche ouvrant la marche.

Le trajet n’était pas long ; Labrêche voulut mettre le temps à profit en contant quelques douceurs à cette grande fille, dont l’air calme et confiant lui était sympathique. Il commença par lui offrir son bras, qu’elle refusa sans hauteur en disant que ce n’était pas la coutume de son endroit.

— Pourtant, reprit Labrêche, vous donnez le bras à M. le chevalier de Germandre ? Je vous ai vue du moins assise tout près de lui dans le jardin, tout à l’heure.

— Oh ! celui-là, c’est différent ! répliqua la paysanne en souriant.

— Oui !… vous vivez avec lui sur le pied d’égalité ; je m’en doutais !

La paysanne sourit encore et ne répondit plus. Labrêche insinua que le chevalier n’était pas riche ; que, quand on avait, sous les habits d’une fille des champs, la tournure d’une princesse, on pouvait prétendre à charmer des cœurs plus jeunes, plus ardents, des hommes plus fortunés peut-être… La fille des champs ne parut pas entendre, et le valet, la jugeant trop niaise pour goûter ses beaux discours, voulut l’embrasser dans l’escalier. Il reçut alors en pleine figure un soufflet si bien appliqué, qu’il en avait la joue plus vermeille que de raison en entrant dans le boudoir où l’attendaient madame de Sévigny avec sa mère et Octave, lequel s’impatientait beaucoup de ne pouvoir amener l’explication décisive.

— Eh bien, dit Hortense en prenant la petite Marguerite dans ses bras, vous êtes donc seule, et monsieur votre père ne veut pas faire connaissance avec nous ? Comment vous appelle-t-on, mon petit ange ?

— On ne m’appelle pas petit ange, répondit la fillette : on m’appelle Margot.

— C’est très-poétique, dit Octave. Et vous, ma belle, ajouta-t-il en s’adressant à la villageoise avec une mention impertinente pour elle et pour Hortense, comment votre maître vous appelle-t-il ?

— Mon maître ? répliqua la paysanne avec assurance : vous voulez dire mon frère ? Il m’appelle de mon nom, qui est Corisande de Germandre.

Labrêche, qui apportait un verre d’eau à madame de Sévigny, faillit laisser tomber le plateau et resta immobile, la bouche ouverte, l’œil égaré.

— Approchez donc un fauteuil à ma cousine, lui dit Hortense sans témoigner aucune surprise désobligeante à mademoiselle de Germandre.

— Et vous, ma cousine, reprit celle-ci en s’asseyant sans aucun embarras, comment vous appelle-t-on, de votre petit nom ?

— Hortense.

— Bon ! ça n’est pas laid. Et vous demeurez à Paris, à ce qu’on nous a dit ?

— Depuis un an seulement. Auparavant, j’étais en Pologne.

— Plus loin encore que Paris ?

— Beaucoup plus loin.

— Dame, je ne sais point où ça est. Je n’ai rien appris, moi, qu’à tenir le ménage et à soigner les enfants. Mon frère a été élevé par le père qui était un homme savant, et, encore qu’il soit cultivateur, il est savant aussi, mon frère ! Il apprend beaucoup de belles choses à son garçon. Mais, moi, j’ai suivi la condition de ma mère, qui était une femme de campagne, et, si je sais un peu lire et écrire, c’est bien le tout ! Si je ne vous parle pas comme il faut, vous m’excuserez ; la bonne intention y est tout de même, ma cousine !

— Telle que vous êtes, vous me paraissez charmante, répondit Hortense ; voulez-vous m’embrasser, ma chère Corisande ?

— Oui, ma cousine, et c’est de bon cœur, dit la jeune fille en lui jetant ses bras autour du cou.

Elle était charmante en effet, mademoiselle de Germandre ; avec son parler franchement rustique et sa complète ignorance des choses du monde, elle avait une grâce naturelle mêlée, ou plutôt alliée intimement à une gaucherie candide qu’elle ne cherchait point à déguiser. Elle se présentait telle qu’elle était, nullement humiliée de son habillement, de sa pauvreté et de son manque d’usage, parce qu’il n’y avait en elle aucun sentiment de jalousie. Le charme de sa voix donnait je ne sais quelle distinction à la vulgarité de son langage, et, dans la brusquerie de ses mouvements non anguleux, mais un peu carrés, il y avait une douceur intime et comme l’aplomb de la force physique consacrée aux choses saintes de la famille. On voyait bien qu’elle avait manié la serpe du jardinage et peut-être l’aiguillon du bouvier ; mais ses mains étaient pourtant douces comme celles d’une maternelle éleveuse, et, quand elle les passait dans les blonds cheveux de la gentille Marguerite, l’enfant s’inclinait et se roulait sur elle, comme un jeune chat qui ne connaît que les caresses.

La baronne, qui était foncièrement bonne, voulut embrasser aussi mademoiselle de Germandre ; mais, moins délicate que sa fille, elle ne put s’empêcher de lui témoigner de la surprise et de la curiosité.

— Est-ce donc par goût ou par nécessité, lui dit-elle, que vous vous habillez comme au village ?

— C’est pour suivre la coutume de chez nous, répondit Corisande. Le père n’a jamais voulu que la mère changeât rien à son costume, et je trouve qu’il a eu raison. Ça ne nous va pas, à nous autres, les habillements de la ville. Nous ne savons point porter ça. Nous y sommes empruntées. Et ça nous gênerait, d’ailleurs, pour le travail de la campagne. Le frère a bien eu l’idée, quand on nous a fait assavoir qu’il fallait venir ici, de me faire faire une robe à queue et un chapeau à rubans ; mais, moi, je n’ai point voulu. J’aurais fait rire le monde, et nous nous sommes dit tous les deux : « On nous prendra comme on voudra, mais ça serait bien sot de nous déguiser. »

— Vous avez agi en gens d’esprit, dit Hortense, et votre frère nous a prouvé, d’ailleurs, qu’il était homme de sens droit et de cœur généreux. Quant à vous, vous êtes si jolie sous ce charmant bonnet, que ce serait bien dommage de vous affubler de nos modes ridicules. Si je pouvais vivre toujours à la campagne, je voudrais m’habiller comme vous voilà.

— Et je suis sûr, dit Octave, que ça vous irait à merveille ; car elle est très-jolie, cette petite cornette blanche !

— Essayez-la donc, Hortense ! dit la baronne, que la question chiffons intéressait par-dessus toute autre. Ça ferait un joli costume de bal masqué !

Hortense s’y prêta par un sentiment de délicatesse, afin de bien prouver à la demoiselle de campagne qu’elle prisait ses modestes atours, loin de les dédaigner.

— Ah bah ! dit Corisande en détachant les épingles d’acier bruni qui relevaient les barbes de sa coiffe, ça vous nuira, car ça cachera tous vos beaux cheveux blonds !

Et, en tirant un peu vite sa coiffure, elle fit, sans aucune préméditation, tomber le serre-tête, d’où s’échappa une forêt de superbes cheveux bruns naturellement ondés.

— Eh ! mais, dit Octave, qui avait hâte de réparer par quelque galanterie le brutal accueil qu’il avait fait à la jeune fille, il me semble, ma chère cousine, que vous nous cachiez des trésors qui, maintenant, vont nous faire détester la cornette.

Corisande rougit beaucoup, et pour la première fois se montra très-confuse. Octave crut qu’elle était sensible à son compliment. Il ignorait que, par suite d’un préjugé de sa localité, Corisande regardait l’exhibition de sa tête nue comme une indécence. Elle se hâta de relever sa belle chevelure sous le serre-tête, pendant qu’Hortense essayait la cornette, et que, sans qu’on y prît garde, Margot s’emparait de la mantille de madame de Sévigny, et se drapait avec orgueil dans les dentelles noires qui lui tombaient jusqu’aux pieds.

— Voyons, là ! qu’est-ce qu’elle fait, la petite pie ! dit Corisande en lui retirant cette parure d’emprunt. Oh ! dame, en voilà une qui s’arrangerait bien des affiquets de la ville ! Il n’y a pas de coquette pour être coquette comme ça. Dans les champs, elle est toujours après se faire des couronnes avec des barbeaux, et faut convenir que ça ne lui va point mal.

— Et vous, ma cousine, dit Octave, vous n’êtes donc pas coquette du tout ?

— Voire si j’avais le temps ! répondit Corisande, Je ne sais point ; mais on a tant d’ouvrage à la maison et au dehors, qu’on n’y saurait songer.

— N’avez-vous pas des servantes de ferme ? demanda la baronne.

— Nous n’avons ferme ni servante, répliqua la campagnarde. Nous vivons chez nous sur notre avoir, qui n’est pas gros, mais bien suffisant à cette heure pour le monde que nous sommes. Ça n’a pas toujours été si bien. Nous avons eu des mauvaises années et des vieux parents infirmes et des petits enfants tout jeunes à nourrir. J’ai vu que nous étions douze à vivre sur un revenu de cinq cents livres. Dame, c’était un peu court, pas vrai ? Mais les pauvres vieux n’y sont plus, les enfants sont élevés, et, par un bon aménagement de ses terres, mon frère a fait monter son rendement. On a bien sept cents livres de rente bon an mal an, au jour d’aujourd’hui, et vous voyez qu’à nous quatre on peut s’en retirer. Il ne faut point s’amuser à dormir, par exemple ! Mais, Dieu merci, avec le bon vouloir et le bon ordre, on ne manque de rien.

— Alors, dit Octave à Hortense, ce fameux bien de campagne donné par le marquis à son frère représentait un capital de dix mille francs tout au plus. Ce n’était pas trop la peine d’en parler sur sa tombe !

— Le chevalier a eu la suprême délicatesse de ne pas révéler le chiffre, répondit Hortense, et peut-être ce chiffre a-t-il plus de valeur à ses yeux qu’aux nôtres.

— Oh ! dame, certainement, reprit mademoiselle de Germandre. Chacun est heureux qui sait se contenter de ce qu’il a.

— Alors votre frère se trouve heureux ? dit la baronne.

— Il a eu ses peines comme un autre ; mais le voilà content de voir ses enfants en bonne venue, et ses terres amendées.

— Ma mère, reprit Hortense, il faut absolument que nous fassions connaissance avec ce cousin philosophe qui paraît si bon. Si vous alliez le chercher, vous, ma chère Corisande ? Vous lui diriez que nous ne sommes pas des loups, que nous nous sentons portés vers lui, et qu’il ne peut se refuser plus longtemps à nos avances ?

— Vous êtes bien honnête, ma cousine, et je lui dirai que vous êtes si aimable, qu’on s’affole aisément de vous. Mais ça n’est pas la peine que je le cherche. Il va venir de lui-même quand on sonnera la cloche pour le testament. Ça n’est pas que nous prétendions à quelque chose dans l’héritage, nous autres ! Oh ! non, par exemple ! nous n’avons jamais vu l’oncle, et il ne pouvait point se soucier de nous. Mais on nous a écrit que, si tous les parents n’étaient point là, ça retarderait les affaires, et, outre que notre devoir était d’assister à l’enterrement, nous sommes venus pour ne point faire manquer la lecture du testament et ne point contrarier le monde. Aussi mon frère, encore qu’il ne soit point curieux de se trouver en grande compagnie, va venir d’un moment à l’autre, et vous lui causerez.

— Eh ! sans doute, dit Octave ; vous êtes bien pressée de le voir, ma cousine !

— Oui, très-pressée de le voir à mon aise et non devant trente personnes qui nous gêneront avec leurs préoccupations d’intérêt ! Octave, allez donc le chercher, vous !

— J’irai, puisque vous le souhaitez, dit Corisande en remettant son bonnet blanc. Il n’y a que moi qui pourrai le décider.

— Offrez votre bras à notre cousine, dit Hortense à Octave.

Octave ne se souciait pas de promener la demoiselle en cornette, et, d’ailleurs, il grillait dans l’attente d’une explication qu’Hortense s’acharnait à éviter. La baronne comprit ce qui se passait, et, prévoyant bien qu’Octave allait se perdre par son impatience, elle prit résolument le bras de Corisande et se mit avec elle à la recherche du chevalier. Hortense voulait retenir Marguerite en otage ; mais la sauvage enfant se prit à pleurer, et il fallut bien la laisser partir.