Calmann Lévy (p. 214-232).



XI


La franchise de Corisande embarrassa un peu Octave. Il avait compté dire qu’il était envoyé par madame de Sévigny et par une partie de la famille pour engager le chevalier à se présenter aux épreuves du lendemain : la vue de Corisande confiante et brave lui ôta la force de mentir. Il prit son parti en brave, lui aussi :

— Non ! dit-il, je viens pour vous parler de moi seul ; c’est d’un égoïste, comme vous voyez. Pour vous rendre service, pourtant, j’aurais bien été au bout du monde ! Mais, ne vous étant bon à rien, j’ai pensé à moi-même, et j’ai fait dix lieues pour vous demander un conseil. Si c’est indiscret et inconvenant, renvoyez-moi ; j’en aurai du chagrin, mais je ne m’en formaliserai pas.

— Pourquoi ça serait-il inconvenant ? reprit mademoiselle de Germandre. Vous n’êtes pas un mauvais passant, vous êtes mon cousin.

— Votre cousin issu de germain, neveu à la mode de Bretagne, entendez-vous, chère tante ?

— Tiens, c’est vrai ! Alors, mon petit neveu, confessez-vous. Je parie que vous allez me parler d’Hortense !

— Oui ! vous m’avez grondé hier, j’ai réfléchi. J’ai reconnu que vous aviez raison, et que, si elle ne m’aimait pas, c’était ma faute. Mais j’ai découvert autre chose, c’est que je n’étais pas sûr de l’avoir jamais aimée, et, avec ce doute-là, dois-je l’épouser ? Ah ! répondez tout de suite, d’inspiration !

— Je réponds non ! vous feriez son malheur ! Mais pourtant… attendez ! elle veut donc vous épouser, elle, à présent ?

— Il n’en est pas question aujourd’hui ; mais, si j’hérite demain ?…

— Vous croyez qu’elle vous aimera demain

— Non ! mais je crois qu’elle a eu plus d’une fois l’idée de m’épouser pour m’empêcher de rester pauvre, et je m’imagine que, devenu riche, je devrais lui rendre la pareille.

— Mais elle n’est pas pauvre, madame de Sévigny ?

— Elle est fort à l’aise.

— Eh bien, alors ? Savez-vous que je n’entends pas grand’chose à ces histoires de pauvres et de riches ? On s’aime ou on ne s’aime pas : voilà tout, je pense !

Octave avait expliqué sa visite, il était bien accueilli ; il était d’avance tout converti à l’opinion de Corisande ; il lui offrit son bras pour gagner la maison, et se laissa aller, chemin faisant, au besoin, à la fois curieux et tendre, qu’il éprouvait de la questionner sur elle-même.

— Savez-vous, lui dit-il en prenant gaiement sous son autre bras le battoir et la corbeille de cette Nausicaa rustique, que vous êtes une personne étonnante ? Vous tranchez les questions de cœur les plus délicates avec la foi et la persuasion d’une femme qui connaîtrait l’amour vrai ; et pourtant… vous n’avez jamais aimé personne ! n’est-il pas vrai, ma respectable tante ?

— Ma foi, non, répondit Corisande ingénument. Je vous ai dit la chose hier. Ne me voulant point établir, j’ai aimé mon frère et son petit monde ; c’est bien le tout. Mais est-ce que ça ne suffit pas pour savoir ce que c’est que d’aimer ?

— Cela devrait suffire, cela suffit peut-être aux âmes pures et dévouées ! Mais je ne suis pas si bon que vous, ma chère amie ; j’ai à peine connu mes parents, j’ai eu peu de vrais amis, je n’ai encore aimé réellement personne.

— Pauvre cousin ! je vous plains ! répondit Corisande avec une naïve commisération ; mais nous voilà rendus. Asseyez-vous, je vas vitement vous faire une omelette.

— Vous-même ?

— Et qui donc vous la ferait ? Ça n’est pas la Margot, je pense !

— Ce sera moi, reprit Octave. Pensez-vous qu’un militaire qui a plusieurs campagnes sur les reins ne sache pas fricasser quelque chose ?

On se disputa un peu la queue de la poêle ; Octave était gai sans savoir pourquoi. Son cœur se trouvait allégé de ses ennuis accoutumés dans cette atmosphère de simplicité. La maison était d’une propreté et d’un rangement irréprochables, basse et un peu sombre, mais spacieuse et fraîche. Elle était garnie de ces gros meubles à la façon hollandaise, alors très-dédaignés, mais que l’on recherche aujourd’hui et que l’on commence à payer fort cher, même dans les chaumières. Les villageoises, soigneuses de frotter tous les jours ces vieux bois avec un flambeau de serge, leur donnent un luisant qui ne blesse pas les yeux comme le vernis moderne.

Corisande rangeait elle-même et entretenait ce mobilier respectable, ces grandes armoires dont les panneaux sculptés représentent des chasses ou des batailles, ces tables de chêne noir que rehausse une lourde guirlande de fruits et de feuillages en relief, ces siéges à double fond où les protestants cachaient leur Bible, et où, plus tard, on cachait le sel de contrebande ; ces dressoirs et ces crédences qui n’ont jamais perdu leurs noms classiques dans les campagnes, noms remis à la mode par le romantisme, et dont la littérature a été forcée d’abuser quand est venue aussi la vogue de la couleur locale. Le lit du chevalier, posé à un angle de la salle, était assez large pour héberger toute une couvée, et le père s’y trouvait à l’aise avec son petit garçon, tandis qu’à l’autre angle un lit tout semblable, caché également dans un corbillard de serge bleue, était partagé entre Corisande et la mignonne Marguerite.

On mangeait dans cette pièce, on y faisait la cuisine ; le chevalier s’y livrait, le soir, à ses recherches scientifiques ; Corisande y filait au rouet ou y rapiéçait les habits, et pourtant cet intérieur était aussi chaste qu’une cellule et aussi bien tenu qu’un salon de compagnie. On y sentait l’incessante vigilance et la paisible activité de la femme qui a mis là toute sa vie, passé et avenir, et dont le rêve n’a jamais franchi le court horizon de son enclos.

La cour était aussi propre que la maison. Par une innovation qui avait semblé un peu hardie à ses voisins, le chevalier avait réservé devant sa porte une enceinte treillagée que les animaux domestiques ne franchissaient pas, et qui empêchait les poules d’entrer dans sa chambre. Un berceau de clématite l’ombrageait, et le sol était sablé. Une recherche si extraordinaire avait frappé de surprise les gens du hameau, et, bien que le chevalier eût tout disposé et tout fabriqué lui-même, sans aucune dépense, bien qu’il dormît sous le chaume et qu’il fît asseoir avec lui à sa table tous les paysans qui venaient le voir aux heures des repas, on disait toujours le château, en parlant de sa chaumière, on lui donnait toujours du monsieur de, en lui parlant, et on n’entrait jamais chez lui sans essuyer ses chaussures à la porte.

Tout cela n’était pas un respect servile des choses du passé, c’était une déférence instinctive pour la dignité du caractère. Le chevalier était estimé et d’autant moins discuté qu’il était un des plus pauvres de la paroisse. Tous avaient gagné à la vente des biens nationaux. Lui seul n’avait pas eu le moyen d’arrondir son petit domaine. Et pourtant il était le plus à l’aise en apparence, parce qu’il dépensait sans parcimonie son mince revenu et rendait même des services. On ne le craignait pas, c’est-à-dire qu’on n’avait pas pour lui ces courbettes hypocrites qui sont assurées aux amasseurs d’argent ; mais on l’aimait autant qu’on peut aimer un supérieur.

Généralement, ce n’est guère, avouons-le. Autant le paysan du Centre a de sagesse, d’égards et d’esprit de justice dans ses relations avec ceux de sa caste, autant il est rusé, méfiant, flatteur et secrètement hostile avec ceux qui le priment par la fortune, le nom ou l’éducation. C’est le résultat de cette vie murée par l’isolement, que modifiera la civilisation croissante ; jusqu’ici, pour juger le paysan, il faut se mettre à son point de vue et ne pas en sortir.

Octave comprit la situation de cette branche de sa famille en voyant entrer plusieurs voisins qui venaient pour parler avec le chevalier, et qui, ne le trouvant pas là, se retiraient après s’être poliment enquis des motifs de son absence. Quelques voisines curieuses vinrent admirer la figure et l’uniforme du beau capitaine ; mais elles ne furent ni indiscrètes ni malveillantes. Il était évident que Corisande était toujours à leurs yeux la demoiselle, et qu’on eût craint de se mal conduire avec une personne affable et serviable qui, à tous égards, se conduisait si bien.

Octave était affamé, et force lui fut de sourire en voyant apparaître, après l’omelette, deux perdrix que le chevalier avait tuées sur son domaine, une salade et un fromage. Tout y passa, même les fruits. Le vin fit faute ; l’endroit n’en produisait pas, et on n’avait pas le moyen d’en acheter. Corisande fit cet aveu sans fausse honte, et le capitaine vanta le cidre de bonne foi, bien qu’il fût fort médiocre ; mais son cœur et son estomac, doucement dilatés, n’étaient nullement disposés à la critique.

— C’est singulier, dit-il à Corisande, qui, aidée des enfants, l’avait servi avec une grâce charmante et sans l’obséder de vaines cérémonies : je me trouve ici le plus heureux du monde ! J’oublie tout ce qui me choque et m’irrite ailleurs. Je trouve votre intérieur et votre existence arrangés avec un art, une sagesse extraordinaires. Il y a chez vous juste tout ce qu’il faut pour être bien, et, en y réfléchissant, on reconnaît que tout ce qui n’y est pas est inutile sinon nuisible à l’indépendance, à la raison et à la santé. Je commence à comprendre que vous vous trouviez heureuse. Ces enfants-là… moi qui déteste les enfants ! eh bien, ils sont gentils, tranquilles et serviables au possible. Je les aimerais… je les aime, parbleu ! Voulez-vous que je vous embrasse, mademoiselle Margot ? Tenez ! elle n’est pas barbouillée ; elle ne se manière pas et sa joue rose sent la rose… C’est donc vous, cousine, qui savez rendre les enfants supportables, la pauvreté élégante et ramener les cœurs malades à la santé ? Je voudrais, le diable me… bénisse ! que votre frère arrivât dans ce moment-ci. J’ai été grossier hier avec lui… j’étais jaloux ! je ne le suis plus, et je lui demanderais son amitié.

— Voilà qui est bien, dit Corisande en lui frappant doucement sur l’épaule. Mais pourquoi dites-vous donc que vous étiez jaloux ?…

Elle s’arrêta, voyant que Lucien écoutait.

— Vous étiez jaloux, reprit-elle, pensant que mon frère aurait l’héritage ?

— Oui, oui, c’est cela, dit Octave, c’était un mauvais sentiment que j’abjure et dont me voilà bien guéri.

— À la bonne heure ! dit Lucien. Je voyais bien ça, moi, hier. Aussi je ne vous aimais pas ; mais, puisque te voilà bon garçon ce matin…

— Tu me pardonnes ? répondit Octave en le mettant à cheval sur son genou et en lui laissant caresser ses épaulettes et sa moustache. Allons, soyons amis ! Veux-tu venir à la guerre avec moi ?

— Un peu plus tard, je ne dis pas ; mais, à présent, tu vois bien qu’il faut que je reste avec mon papa pour l’aider à hériter.

— Ah ! ah ! tu crois donc qu’il héritera ? Tu en es sûr, peut-être ?

— Oui, j’en suis sûr ! répondit Lucien avec un sérieux imperturbable.

— Voyez les enfants ! dit Corisande en riant, ça ne doute de rien. Mais comment est-ce que ton père ouvrirait le fameux coffre, puisqu’il ne retournera pas au château ?

— Je te dis qu’il y retournera ! reprit Lucien en s’animant ; il y retournera, parce que je lui dirai qu’il le faut. Et tu sais bien que le père m’écoute !

— Quand tu ne dis pas de sottises ! et voilà que tu en dis. Tu parles pour parler ! Tu ferais mieux de mener ton cousin faire un tour de promenade pendant que je lèverai le couvert.

Octave eût préféré rester ; mais il craignit de gêner Corisande, et il suivit Lucien, qui lui proposait de venir avec lui lever la nasse.

— Ça vous amusera, disait l’enfant, d’emporter un plat de poisson pour notre cousine Hortense.

— Emporter ? Non, répondit Octave, ça ne m’amuserait pas du tout. Mais je veux bien voir si ta prise est bonne.

La nasse était vide ; mais, en revanche, les balances étaient pleines d’écrevisses. Lucien en remplit le tablier de sa petite sœur, tout en babillant avec Octave.

— N’est-ce pas, lui disait-il, que c’est bien plus joli ici qu’au château de Germandre ? Ça n’est pas dans leur grand jardin ratissé qu’on voit des fleurs comme ça, et de l’eau qui fait du bruit, et des écrevisses tant qu’on en veut !

— Ma foi, tu n’as pas tort ! répondit Octave, qui, se sentant de mieux en mieux disposé, commençait à apprécier le charme de l’oasis. C’est décidément très-joli ici, et ton père a bien raison de ne pas couper ses arbres ; car il ne compte pas les couper ?

— Oh ! il n’y a pas de risque ! Il a dit que personne n’y toucherait avant que la Margot soit mariée, parce que ce sera sa dot. Savez-vous que, dans ce temps-là, il y en aura pour une dizaine de mille francs s’ils continuent à profiter comme ils profitent ?

— Peste ! comme tu connais les affaires, toi ! Et ta dot, tu sais sans doute où on la prendra ?

— Oui, je le sais, on la prendra là-haut.

— Dans la tour ?

— Non, derrière la tour ! On a bien demandé à mon père d’abattre la tour pour lui acheter les pierres de taille, parce qu’on n’en a pas de bonnes dans le pays ; mais il a dit comme ça ; « Quand toutes nos pierres seront vendues et la tour mangée, elle ne repoussera pas. Il vaudrait mieux retrouver la carrière d’où on l’a tirée. » Les gens se sont moqués de lui ; on lui disait : « Cette pierre-là vient de loin. Il n’y a jamais eu de carrière dans le pays. C’est les Romains qui ont apporté les matériaux de la tour, on ne saura jamais d’où. Les Romains étaient tous sorciers ; ils ont fait des ouvrages que personne ne peut refaire. » Mon papa les a laissés dire. Il a fouillé la côte. Il a retrouvé des creux qui avaient été fouillés par les anciens et où il n’y avait rien de bon. Il a entamé le haut du terrain, il n’y avait que de la pierre qui s’émiettait comme du pain ; le bas n’était que du sable de rivière ; et pourtant il disait : « Il y a eu par là un soulèvement, j’en suis sûr, et, puisqu’en plusieurs endroits le granit perce la terre, puisque la tour est bâtie en granit, je dois trouver une arête continue de granit qu’il sera possible un jour d’exploiter. » Il a tant cherché, qu’il a trouvé. Il est bien vrai que nous n’avons pas le moyen encore de faire faire les premiers travaux ; mais ça viendra, et mon papa me dit toujours : « Sois tranquille, tu as là du pain pour tes vieux jours. »

— Tubleu ! s’écria Octave étonné du babil sensé de son petit cousin, comme tu parles de ces choses-là, toi ! Tu connais le granit, tu sais ce que c’est qu’un soulèvement, une arête, et tu parles des Romains comme un homme sans préjugés ! C’est ton père qui t’a appris tout ça ?

— Et bien d’autres choses encore ; mais il dit comme ça qu’on ne doit jamais faire montre de ce qu’on sait, et je te prie, mon cousin, de ne pas me le demander.

— Tu ne risques rien, mon garçon ! je ne suis pas de force à te faire subir un examen. Sais-tu… savez-vous, continua-t-il en voyant arriver Corisande, qui avait fini son rangement, que j’ai été fort mal élevé, moi, c’est-à-dire pas élevé du tout, et qu’avec vos airs de paysans vous m’en remontreriez sur bien des points ?

— Le petit a bonne envie d’apprendre, répondit Corisande, et le père doit être savant ; car, aussitôt qu’il a un moment, il est fourré dans les livres. Mais, moi, je ne sais rien de rien. Je n’ai jamais eu le temps d’y mordre.

— Vous savez beaucoup, au contraire, ma belle tante. Je parie que vous savez sur le bout du doigt mille choses que j’ignore !

— Oui-da ! je gage que non !

— D’abord, vous savez le ménage, la couture…

— Oh ! oui ! et faire un peu de cuisine, et tricoter des bas, couper des chemises et même des robes. Si vous le prenez comme ça, je suis assez savante pour une fille de campagne.

— Et la culture des terres ? Je parie que vous savez gouverner un jardin, une basse-cour, et même un champ et un pré ?

— Comment ne le saurais-je point ? Je connais aussi l’emménagement d’un moulin, la gouverne d’un bois, quand et comment il faut planter, couper, semer, cueillir tout ce qui pousse sur nos terres. Si je ne le savais pas, c’est que je serais aveugle ou paresseuse.

— Et, comme vous êtes active et clairvoyante, comme vous avez été élevée dans des idées sages et que votre chef de famille est un homme instruit, il en résulte que, si vous aviez une grande terre à régir et une grande maison à administrer, vous seriez mille fois plus savante et plus habile qu’une demoiselle élevée dans le monde, sachant danser, jouer du piano, et se coiffer à la grecque ou à la romaine. Vous n’avez pas connu votre grand’mère du côté paternel ?

— Celle dont on m’a donné le nom ? Nenni ! je n’étais pas née quand elle est morte ; mais on dit que son portrait est là-bas, chez le défunt marquis, et d’aucuns m’ont dit qu’il me ressemblait un peu.

— Il vous ressemble tellement, que je me demande si elle ne revit pas en vous ; car elle avait été élevée comme vous, et, comme vous, elle était au-dessus de toutes les femmes du pays, dans son temps.

— Mais, moi, je ne suis au-dessus de personne. Vous vous moquez, mon cousin !

— Je ne me moque pas, je vois en vous une personne qui ne ressemble à aucune autre, et pour laquelle je sens une estime et un respect qui ne me permettraient pas de railler. Ajoutez à cela une amitié véritable, une confiance absolue, et, dites-moi s’il y a au monde un meilleur sentiment, même celui qu’on appelle amour ?

Corisande avait une haute dose de raison qui lui tenait lieu d’expérience. Elle vit que son cousin s’animait, et que, tout en protestant du calme de son affection, il était, de nouveau et encore plus que la veille, gagné par une émotion assez vive. Que ce fût attendrissement ou passion, il ne fallait pas risquer d’encourager une inclination naissante.

Corisande n’était pas née enthousiaste, et les âpretés de son existence n’avaient pas laissé de place aux subtilités romanesques. Paisible comme le lac ombreux et parfumé que formait la rivière derrière son écluse, elle ne connaissait pas le trop-plein qui s’épanche en courants impétueux. Ce n’était pas une goutte d’eau, une petite larme au bord des yeux radoucis du sceptique Octave qui pouvait soulever et faire déborder cette glace immobile. Elle ne montra donc aucun trouble, parce que son esprit absolu n’admettait aucun dérangement dans la sérénité de son devoir, et elle changea de conversation sans paraître avoir compris la nécessité de distraire Octave de son admiration pour elle.

— Comme elle est froide ! pensait Octave ; froide comme les nénufars de ses eaux dormantes ! Allons, c’est bien heureux pour moi ; car, si elle était tant soit peu passionnée, je serais amoureux d’elle, et ce serait un grand malheur pour tous deux.

Octave se trompait absolument. C’est l’absence de passion, c’est la force tranquille qui donnaient à Corisande un ascendant subit et comme un empire mystérieux sur son esprit incertain et frondeur. Elle était la seule femme qui eût pu lui donner du bonheur, parce qu’elle était la seule femme qui eût pu, grâce à son jugement sain et à son humeur patiente, ne pas s’irriter des défauts d’un époux capricieux, attendre la guérison de sa maladie morale, y contribuer par la douceur et ne pas se trouver malheureuse avec lui. À un caractère vétilleux et tourmenté, il faut l’influence d’une âme sans orage gouvernée par la raison plus que par l’émotion, par la bonté plus que par la sensibilité.