Traduction par Isabelle de Montolieu.
Arthus Bertrand (2p. 262-293).

CHAPITRE XXIV.

ET DERNIER.


Cette lettre bouleversa absolument l’heureuse Alice, une demi-heure de solitude et de réflexion l’aurait tranquillisée ; mais les sept ou huit minutes qui s’écoulèrent avant d’être interrompue n’eurent aucun effet sur elle. Chaque moment augmentait encore son agitation : un bonheur si complet, si inattendu ! être encore la compagne choisie de ce Wentworth tant aimé, tant regretté ! Elle croyait rêver, et n’avait pas encore l’usage de ses sens, quand Charles, Maria et Henriette entrèrent.

L’absolue nécessité d’être avec eux comme à l’ordinaire produisit chez elle un violent effort ; mais bientôt après, toutes ses idées devinrent confuses ; elle n’entendait pas un mot de ce qu’on lui disait, et fut forcée de supposer une indisposition subite. Il était aisé de voir qu’elle était très-souffrante ; ses amis furent effrayés, consternés, et ne voulurent pas la quitter un instant : c’était cruel pour elle, qui aurait donné le monde entier pour être seule quelque temps, et se convaincre, par une seconde lecture de la lettre, que ses yeux et son cœur ne l’avaient pas trompée. S’ils avaient bien voulu retourner à leurs emplettes, emmener à sa place la bonne maman, et la laisser en possession de cette chambre, elle aurait été bientôt guérie ; mais les avoir tous autour d’elle, s’agitant, la questionnant, indiquant mille remèdes qui ne pouvaient guérir son mal, était un supplice qu’elle ne pouvait supporter. De désespoir, elle dit qu’elle voulait retourner chez elle, et n’eut pas prononcé ces mots, qu’elle s’en repentit ; elle allait manquer peut-être l’occasion de voir Wentworth, et de lui répondre par un mot, par un regard comme il le lui demandait.

« Oui, certainement, ma chère, dit maman Musgrove, il faut que vous alliez chez vous vous reposer, vous guérir pour pouvoir paraître ce soir ; mais vous n’irez pas à pied : Charles, sonnez pour demander une chaise à porteurs. »

C’était précisément ce qu’Alice ne voulait pas ; une chaise lui ôtait encore la chance de rencontrer Wentworth dans sa solitaire promenade ; elle était presque sûre qu’il s’y trouverait dans ce but ; elle protesta donc qu’elle ne voulait point de chaise, assurant qu’elle était sûre que l’exercice lui ferait du bien. Mais une autre contrariété l’attendait : son beau-frère ne voulut pas la laisser aller seule ; et, quoiqu’il eût un rendez-vous avec un armurier pour acheter un excellent fusil de chasse, il en faisait volontiers le sacrifice. Alice, qui ne désirait que d’être seule, eut beau refuser, madame Musgrove insista, ordonna, il fallut donc accepter avec une apparente reconnaissance ; mais avant de partir, pour n’omettre aucune précaution, elle eut soin de dire qu’elle craignait que les deux capitaines Harville et Wentworth n’eussent oublié l’invitation du soir chez son père. « Je vous en conjure, madame Musgrove, dit-elle, s’ils reviennent chez vous, comme je le pense, soyez assez bonne pour la leur rappeler, et de leur dire que nous espérons les voir tous les deux.

— Oui, ma chère, mais c’est tout-à-fait entendu, je vous en donne ma parole, et je vous réponds du moins de votre favori le capitaine Harville ; il a trop de plaisir à causer avec vous pour n’être pas sûr de lui : quant à Wentworth… je crois aussi qu’il viendra. C’est égal ; ne manquez pas de leur renouveler l’invitation de ma part ; Elisabeth s’en prendrait à moi si l’un des deux manquait. » On lui promit, et elle partit plus tranquille ; lors même que Wentworth ne viendrait pas, elle était décidée d’ouvrir son cœur au bon capitaine Harville, qui lui ramenerait bientôt son ami.

Elle donna le bras à Charles, et n’eut pas l’embarras de lui parler ; il n’était occupé que de son fusil et de la crainte de manquer l’occasion de l’acheter ; mais n’importe, il aimait encore mieux sa chère sœur Alice, et des qu’elle serait arrivée à Camben-Place, il avait le projet de courir chez l’armurier.

Ils étaient environ à moitié chemin, quand des pas précipités se firent entendre derrière eux. Alice n’osa tourner la tête, mais son cœur lui dit que c’était Wentworth, et ne la trompa pas ; il les joignit bientôt, les salua sans dire un mot, mais chercha sa réponse dans les yeux d’Alice, la trouva telle qu’il pouvait le désirer ; son doux sourire, la rougeur de ses joues, si pâles un instant auparavant, ne lui laissèrent aucun doute. Que n’aurait-il pas donné pour être seul avec elle !

« Capitaine Wentworth, lui dit Charles, après avoir eu l’air de réfléchir, où allez-vous en ce moment ? À Gay-Street, à Belmont, peut-être ? — Je puis à peine vous le dire, répondit Wentworth un peu surpris : pourquoi me demandez-vous cela ?

— Si vous aviez passé près de Camben-Place, je vous aurais prié… ; mais je ne veux pas vous gêner, et nous y serons bientôt.

— Et de quoi m’auriez-vous prié ? dit Wentworth ; je suis fort à votre service.

— Vraiment, vous êtes trop obligeant ! Je vous aurais prié de donner le bras à ma sœur Alice jusque chez elle. Elle s’est trouvée mal ce matin chez ma mère ; elle tremblait comme une feuille ; elle était pâle comme la mort ; la promenade lui a déjà fait du bien ; elle a repris ses belles couleurs ; mais voyez, elle tremble encore et ne pourrait marcher seule. Acceptez le bras du capitaine, ma sœur ; il vaut bien le mien, et moi je cours chez mon armurier m’emparer de mon fusil ; je vous le prêterai un jour, capitaine, en échange du plaisir que vous me faites. » Il céda le bras d’Alice à son obligeant ami, et fut en une minute au bout de la rue. Alice et Frederich marchaient lentement ; ils entrèrent dans une allée plantée d’arbres, et dans laquelle se trouvaient des bancs ; ils s’assirent près l’un de l’autre. Après quelques mots sans suite, ils commencèrent une conversation qui fut le prélude du bonheur qui les attendait ; ils échangèrent de nouveau les aveux et les promesses qui les avaient rendus si heureux une fois, et qui avaient été suivis de tant d’années de séparation et de regrets ; ils revinrent sur le temps passé, et se crurent rajeunis de huit ans, tant il leur semblait impossible qu’ils eussent jamais pu être étrangers l’un à l’autre un seul instant. Ils étaient peut-être plus heureux encore dans leur réunion que lors de leurs jeunes amours, moins passionnés, mais plus tendres, plus attachés l’un à l’autre par la connaissance approfondie de leurs caractères, plus assurés de s’aimer éternellement.

Alice avoua qu’elle avait peut-être cédé trop facilement aux persuasions de lady Russel, et promit d’être aussi ferme qu’elle avait été faible et soumise en apparence ; car jamais son cœur n’a changé, et le bonheur de pouvoir le dire à celui qu’elle a toujours aimé efface tout ce qu’elle a souffert.

Wentworth explique à son tour sa conduite. Blessé en proportion de son amour, il se crut aimé bien faiblement de la jeune personne qui n’avait rien fait pour se conserver à lui ; il désira sincèrement l’oublier : l’absence, les voyages et les campagnes sur mer, lui donnèrent l’espoir d’y avoir réussi : il croyait être indifférent, parce qu’il était aigri ; mais il persiste à lui jurer que jamais il n’avait aimé qu’elle. Il avouait cependant que c’était malgré lui qu’il avait été constant, et qu’il s’était irrité quelquefois contre elle et contre lui-même de ne pouvoir l’oublier, lui préférer une autre femme ; mais toutes perdaient à la comparaison qu’il ne pouvait s’empêcher de faire. Lorsqu’il la revit à Upercross, il la trouva bien changée à son égard ; froide, silencieuse, elle semblait craindre plutôt que désirer de se rapprocher de lui, et il pensa que le moment de sa guérison était arrivé ; aidé d’ailleurs par les avances des jeunes Musgrove, il ne doutait plus d’oublier celle qu’il avait tant aimée. Oh ! combien le cœur d’Alice battit à cet aveu de Wentworth ! et pourtant sa franchise augmentait sa confiance en lui. « Cette froideur, lui dit-elle en souriant, cachait un cœur bien déchiré ; mais continuez : vous étiez donc résolu à oublier la pauvre Alice ?

— Oui, et c’est précisément ce qui n’arriva pas, dit Wentworth : la frivolité, l’étourderie, la nullité de ces jeunes filles, comparées chaque jour à votre douceur, à votre modestie, à votre parfaite raison, à vos attentions continuelles pour les autres, à votre oubli de vous-même, à l’égalité de votre humeur ; tout, jusqu’à cette teinte de mélancolie que je prenais pour de l’indifférence, m’attachait à vous chaque jour davantage. Je n’osais vous le dire, je craignais un second refus ; alors ma colère, le souvenir de la faiblesse avec laquelle vous m’aviez abandonné et laissé rejeter avec hauteur par votre famille sans élever la voix en ma faveur, se réveillaient avec tant de force, que je me croyais près de vous haïr : plus je sentais combien j’aurais été heureux avec une femme comme vous, plus j’étais irrité. C’était alors que, pour m’étourdir et triompher d’un sentiment que vous aviez dédaigné, je faisais tous mes efforts pour m’attacher à Louisa ; je riais, je folâtrais avec elle, mais jamais mon cœur n’a été touché. Un instant de réflexion me montrait qu’elle ne pouvait supporter la moindre comparaison avec la femme que j’avais perdue sans retour sans doute, puisque, par mon orgueil et mon ressentiment, j’avais manqué l’occasion de regagner son cœur, et que j’avais peut-être blessé celui d’une fille que je ne pouvais aimer, quelque effort que je fisse pour m’attacher à elle. J’étais dans cette disposition d’esprit, lorsque la partie de Lyme eut lieu. Soit que vous fussiez électrisée par ce voyage, qui vous faisait plaisir, soit par une autre cause, vous n’aviez jamais paru plus à votre avantage ; vous étiez gaie, animée, parfaitement aimable, et, à mon avis, mieux de figure qu’à vingt ans. Je ne fus pas le seul qui pensa ainsi. Votre rencontre avec M. Elliot, qui jeta un regard d’admiration sur vous, me fit éprouver une impression à la fois très-douce et très-pénible. Vous le saluâtes poliment ; son extérieur parut vous plaire, et j’étais au supplice ! Je résolus alors de vous ouvrir mon cœur, de chercher à rallumer dans le vôtre une étincelle de cet amour dont vous m’assuriez naguère : l’événement affreux qui survint anéantit toutes mes résolutions, toutes mes espérances. Je passe sur cet affreux moment, où je pouvais me regarder comme la cause de la mort de cette jeune fille ; sans vous, Alice, je ne sais si j’aurais supporté cette affreuse pensée, mais vous existiez, et votre empire sur moi s’augmentait à chaque instant. Combien vous déployâtes de force d’âme, d’activité, de sensibilité ! Mais en même temps mon admiration en redoublait, j’étais toujours plus convaincu de votre indifférence ; votre tendre sollicitude pour celle que j’avais paru aimer m’en semblait la preuve. Si Louisa revenait à la vie, si la préférence qu’elle avait paru m’accorder existait encore, j’étais décidé à lui consacrer mon existence, à réparer mon étourderie en soignant sa santé, qui ne se remettrait peut-être jamais ; je sentis qu’il fallait vous fuir pour qu’il me fût possible de remplir ce devoir. J’offris de ramener Henriette et Maria à Upercross, et je vous avoue que je fus consterné lorsque vous remplaçâtes cette dernière ; forcé d’être aussi près de celle que je devais quitter peut-être pour toujours, sans oser lui témoigner des sentimens qui ne pouvaient plus faire que son malheur et le mien, ce voyage devint un supplice, et je ne sais comment j’ai pu supporter tout ce qui déchira mon cœur. Je m’efforçais de m’occuper uniquement de Henriette, dont la vive douleur ajoutait encore à mes remords. Au moment d’arriver, je pris sur moi de vous questionner sur le meilleur moyen de prévenir les parens, et je trouvai une sympathie, un accord de pensées et de sentimens qui me rendait à la fois bien heureux et bien à plaindre. Je sentis en ce moment que si je voulais épouser Louisa, il ne fallait plus vous revoir : je repartis donc aussitôt pour Lyme. Louisa reprenait par degrés le sentiment de son existence ; les médecins répondirent enfin de sa vie, mais non de son rétablissement parfait, ils craignaient qu’elle ne fût très-long-temps faible et souffrante. Qui devait la soigner dans ce cruel état ? Celui qui en était la cause, et à qui peut-être elle avait donné son cœur. Tous nos amis nous croyaient engagés l’un à l’autre ; Harville et sa femme n’en doutaient pas, et leur intérêt pour la pauvre malade en devenait plus vif : j’aurais pu les désabuser ; mais à quoi bon, puisque j’étais décidé à me sacrifier moi-même à mon devoir, comme si j’avais été engagé ? Et jamais, je vous le jure, aucun mot d’amour ni d’union ne m’était échappé ; mais mes assiduités avaient pu le faire supposer. La famille, où j’étais déjà reçu comme un fils, le croyait sans doute, et peut-être Louisa elle-même ; je sentis, pour mon éternel malheur, que je n’étais plus libre de disposer de ma main, et qu’elle devait appartenir à Louisa si la vie lui était rendue. Je réfléchis sur mes torts, et je devais en porter la peine ; je n’avais, certes, pas le droit, pour obtenir mon propre repos, de risquer de troubler celui d’une jeune fille, et de compromettre son bien-être, et peut-être sa réputation. Je ne vis point Louisa : je craignais réellement que notre première entrevue ne lui causât une émotion nuisible à sa santé, et, dans le fond du cœur, je n’étais pas fâché de reculer le moment de perdre sans retour ma liberté. Je me déterminai à quitter Lyme, en attendant le rétablissement de Louisa et la décision de mon sort ; j’allai chez mon frère Edward, où je passai six semaines. Il était aussi heureux qu’on peut l’être avec son aimable compagne, qui vous ressemble trop, chère Alice, par le caractère et toutes ses manières, pour que j’aie pu vous oublier. Je ne cessai de blâmer les suites funestes de l’orgueil insensé qui m’avait empêché de tâcher de reconquérir le bien que j’avais perdu, et la légèreté avec laquelle je m’étais précipité moi-même dans un abîme dont je croyais ne plus sortir. Edward me parlait souvent de vous, en regrettant amèrement que vous ne fussiez pas sa sœur et celle de sa douce compagne ; il me demandait si vous n’aviez rien perdu de vos charmes, et ne soupçonnait pas que je vous voyais, s’il était possible, mieux encore que vous étiez à vingt ans. »

Alice sourit, en faisant de la tête un signe négatif, mais sans rien dire : cette flatterie, (si c’en était une) lui plaisait trop pour la lui reprocher. C’est toujours quelque chose de très-agréable, pour une femme de vingt-huit ans, d’entendre dire qu’elle n’a perdu aucun des attraits de sa jeunesse ; mais la valeur de cet hommage était, surtout pour Alice, dans le sentiment qui le dictait. Wentworth continua sa narration, qui ne sera peut-être intéressante que pour celle qui l’écoutait ; mais ce qui intéresse Alice doit toucher sans doute ceux qui ont appris à la connaître.

« J’avais, continua Wentworth, toutes les semaines des nouvelles de Louisa par Harville ; elles étaient toujours plus rassurantes ; je l’avais prié de m’avertir à l’instant où elle témoignerait le désir de me voir ; cet avis n’arrivait point, et j’étais loin de m’en plaindre : il me disait aussi avec quel zèle et quel intérêt Bentick la soignait, et cherchait à l’amuser et à la distraire, en lui lisant des romans et des poésies. Je ne vis là que son humanité ; son goût pour la lecture et la vie retirée d’une chambre de malade, le souvenir si récent de l’aimable Fanny Harville, me paraissaient une sauvegarde assurée. Je me trompais. Une lettre d’Harville m’apprit enfin que Bentick aimait éperdument Louisa ; qu’elle lui rendait amour pour amour ; que si je n’y mettais obstacle, il était décidé à faire sa demande aux parens Musgrove, et si elle était accueillie, de se marier dès que la santé de Louisa serait rétablie. Y mettre obstacle ! grand Dieu ! c’est avec des transports de joie que j’appris cette nouvelle. Certainement que Bentick fut moins heureux en apprenant de la bouche de Louisa qu’elle l’aimait que je ne le fus en apprenant qu’elle ne m’aimait pas ; que, dégagé des liens dont j’avais cru devoir me charger, je pouvais encore prétendre au bonheur, le tenter du moins, faire quelque chose pour y parvenir ; être dans l’inaction, avec l’attente du malheur, est aussi trop cruel ! À peine eus-je achevé la lettre d’Harville, que je m’écriai : Alice est à Bath, j’y serai mercredi, et j’y étais. Avant de partir, j’écrivis à Bentick et à Louisa, et tous deux durent voir, à la vivacité de mes félicitations, que je ne m’opposais pas à leur bonheur. » Alice crut qu’il avait fini, et se leva ; mais les amans heureux sont très-babillards ; Wentworth avait encore beaucoup de choses à dire, et sa compagne ne se lassait pas plus de l’écouter que lui de parler. « Je ne vous cacherai pas, dit-il, que je me suis mis en route avec quelque lueur d’espoir ; l’événement inattendu qui me rendait ma liberté me paraissait un heureux augure ; vous étiez libre encore ; il n’était pas impossible que vous eussiez aussi des souvenirs du passé. Je savais que vous aviez été aimée et recherchée par un homme estimé de votre famille, puisqu’on lui a donné votre sœur cadette, et que vous l’aviez refusé ; je ne pouvais m’empêcher de penser que c’était sans doute par rapport à moi. À peine eus-je embrassé ma sœur en arrivant, que je ressortis avec l’espérance de vous rencontrer ; des personnes de ma connaissance m’entraînèrent dans un magasin ; en ouvrant la porte, le premier objet qui frappa mes yeux fut mon Alice ! Il est impossible que vous n’ayez pas remarqué mon trouble ; il fut tel, que je pus à peine vous adresser la parole ; mais, hélas ! je ne crus voir en vous que de l’indifférence et de la froideur. Résolu cependant de m’entretenir avec vous, je vous offris mon bras pour retourner chez votre père, il fut refusé ; vous attendiez votre cousin Elliot ; il parut, et je le reconnus à l’instant pour celui sur qui vous fîtes à Lyme une impression si vive et si soudaine ; il vous regardait toujours avec la même admiration. Vous sortîtes ensemble, et les conjectures des dames avec lesquelles j’étais entré alimentèrent encore la dévorante jalousie qui s’était emparée de mon âme. Je fus un instant plus heureux au concert : cette soirée commença sous les meilleurs auspices ; je vous parlais avec confiance, vous m’écoutiez avec intérêt ; j’allais vous offrir entièrement mon cœur, quand nous fûmes interrompus. M. Elliot s’empara de vous ; il vous parlait avec chaleur, vous lui répondiez de même ; j’étais au supplice. Je tâchai cependant de me rapprocher de vous, après avoir surpris un regard qui semblait me chercher ; j’eus encore un moment d’espoir, qui fut troublé de nouveau par votre heureux cousin ; il ramena votre attention sur lui, et vous détourna du malheureux Wentworth. Ah ! chère Alice, pensez à ce que je devais éprouver en vous voyant au milieu de ceux qui m’avaient repoussé, en voyant votre parent à côté de vous, libre de vous exprimer son amour, ayant pour lui tous les avantages, toutes les chances, toutes les probabilités, et l’approbation de tous ceux qui ont sur vous quelque influence ! N’y avait-il pas là de quoi me rendre fou ? Pouvais-je voir cela sans souffrir le martyre ? La vue du présent, le souvenir du passé, me firent encore craindre cette influence exercée si puissamment sur vous, et qu’on pouvait employer en faveur de mon rival. Je vous quittai brusquement, presque résolu de céder à ma triste destinée, et de renoncer à celle que je ne pourrais jamais posséder.

— Ah ! s’écria Alice, combien vous étiez injuste envers moi, en faisant du passé un sujet de crainte pour le présent ! Si j’ai eu tort de céder jadis à la persuasion, rappelez-vous que je n’avais que dix-neuf ans, et qu’on m’avait habituée à suivre les volontés de tout ce qui m’entourait. Je crus remplir un devoir bien cruel, bien difficile, mais nécessaire : le cas était bien différent ; nul devoir ne pouvait m’être présenté comme un motif d’épouser M. Elliot ; en m’unissant à un homme que je n’aimais pas, je m’exposais à n’être jamais heureuse.

— Je ne pouvais raisonner aussi froidement, répliqua Wentworth ; je ne voyais en vous que celle qui m’avait abandonné, qui avait été influencée par tout le monde plutôt que par moi ; je retrouvais près de vous la même personne qui vous avait guidée dans cette malheureuse circonstance, et je n’avais nulle raison de lui croire à présent moins de pouvoir sur vous. Savais-je, d’ailleurs, si vous n’aimiez pas votre cousin ?

— J’aurais cru, dit Alice, que ma manière d’être avec vous, quand je vous rencontrai, vous avait prouvé le contraire.

— Je l’avais mal interprétée. Mais enfin, le ciel a envoyé nos amis Harville et Musgrove à mon secours ; ils m’ont fourni l’occasion de vous revoir sans M. Elliot, et je dois convenir que ces derniers jours vos regards, vos paroles, un je ne sais quoi qu’on ne peut définir, avaient un peu relevé mes espérances ; mais votre entretien de ce matin avec Harville a dissipé tous les nuages amoncelés entre nous, et m’a fait lire dans le cœur fidèle et généreux de mon Alice. Oh ! quand je vous entendis soutenir de la manière la plus forte et la plus touchante la constance des femmes, quelle peine j’eus à modérer mes transports ! Qu’il m’en coûtait de ne pouvoir me jeter à vos pieds, et vous jurer qu’il existait aussi un homme qui n’a aimé et n’aimera jamais qu’une fois ! Un sentiment irrésistible me fit saisir une feuille de papier, et me força de vous avouer ce que j’éprouvais. Cette lettre, écrite avec un cœur brûlant, et sans presque savoir moi-même ce que je traçais sous sa dictée, n’en a pas moins trouvé grâce devant vous, et décidé de mon bonheur. »

Ils étaient arrivés devant la maison : Alice, bien plus heureuse que lorsqu’elle en était sortie, prit congé de Wentworth jusqu’au soir. Le projet d’Alice en rentrant était de parler d’abord à son père, de le prier d’approuver la ferme résolution où elle était d’épouser le capitaine Wentworth, et de donner à ce dernier la douce surprise d’être reçu le soir comme un fils ; mais sir Walter était tellement occupé de sa toilette et de l’élégante soirée qui devait avoir lieu chez lui, qu’elle comprit qu’elle ne serait pas écoutée, et remit avec regret sa communication au lendemain matin.

L’heure de la réunion arriva : les deux salons furent éclairés avec les jolis transparens qu’Alice avait faits ; la compagnie se rassembla ; il y avait beaucoup de monde : le baronnet et sa fille aînée étaient en pleine jouissance. C’était un mélange de gens qui ne s’étaient jamais rencontrés, de gens qui se rencontrent trop souvent, et non un rassemblement d’amis comme Elisabeth l’avait annoncé ; la société était trop nombreuse pour l’intimité, et pas assez pour que la variété en fît le charme ; mais Alice n’avait trouvé de sa vie une soirée aussi agréable. Le bonheur animait sa charmante physionomie, où brillaient à la fois le sentiment et la gaîté ; elle faisait les honneurs de la maison de son père avec une grâce parfaite, et fut généralement admirée plus qu’elle ne s’en doutait et ne s’en souciait : elle ne désirait que les regards et le suffrage d’un seul être ; mais elle se trouvait bien disposée pour tout le monde. M. Elliot était là ; elle l’évitait, le plaignait de n’avoir pas un meilleur caractère, se contentant de lui témoigner de l’indifférence, mais nulle aigreur : lady Dalrymple et miss Carteret lui parurent plus affables et moins hautes ; madame Clay recherchait moins sir Walter ; lui-même et Elisabeth ne prêtaient point ce soir-là au ridicule, et n’étaient que très polis avec leur compagnie. Elle parla tour à tour aux Musgrove, au capitaine Harville, avec l’expression de la plus tendre amitié. Ce dernier ami si intime de Wentworth, et déjà le sien, lui paraissait être pour elle un frère chéri ; et les Croft, avec quelle aimable prévenance mêlée d’embarras elle s’approcha d’eux, et leur témoigna le plus vif intérêt ! Son trouble redoubla pour un moment quand l’aimable Sophie lui dit tout bas, en lui serrant la main : « Chère sœur ! Frederich est bien heureux, et nous aussi. » Alice rougit, et lui rendit en silence son serrement de main amical.

Elle était aussi un peu embarrassée avec lady Russel, par le sentiment de ce qu’elle ignorait encore son secret ; elle lui parla peu, et put avoir quelques instans de conversation avec Wentworth ; sous le prétexte de lui faire admirer de beaux vases de plantes rares, elle lui dit à mi-voix :

« J’ai réfléchi sur le passé, mon cher Wentworth ; j’ai voulu juger impartialement entre vous et moi, du moins pour ce qui me regarde, et j’ai vu que j’avais agi comme je le devais, quoique j’en aie beaucoup souffert ; j’ai la conviction que je faisais bien en me laissant guider, à l’âge que j’avais alors, par l’excellente amie qui remplaçait ma mère, et que vous aimerez, j’en suis sûre, quand vous apprendrez à la connaître : ne vous y trompez pas cependant ; je ne veux pas dire qu’elle n’ait pas erré dans ses conseils ; mais mon devoir était de me soumettre à ce qu’elle croyait de bonne foi être le mieux pour moi ; si j’avais agi autrement, croyez que j’aurais plus souffert en me mariant contre le gré de mon amie et de mes parens qu’en cédant à leur volonté, parce que j’aurais eu des remords, au lieu que je n’avais que de l’affliction. Je n’ai rien au monde à me reprocher ni avec mes parens, ni avec lady Russel, ni avec vous, que je n’ai pas cessé d’aimer ; et, si je ne me trompe, le sentiment de leurs devoirs n’est pas la moindre partie du bonheur des femmes. »

Il la regarda, ainsi que lady Russel, et il dit : « Je ne puis pardonner tout-à-fait à votre amie ; il faut qu’elle souscrive à ma félicité comme elle a contribué à mon malheur, et qu’elle use maintenant de ses moyens de persuasion pour vous prouver que vous me devez le dédommagement de tant d’années de souffrance ; mais j’ai aussi réfléchi à ce sujet, et je crois que j’avais un ennemi bien plus digne de blâme que lady Russel : c’était moi-même. Dites-moi avec franchise, quand je revins en Angleterre, en l’an 8, avec le titre et les appointemens de capitaine de la Laconia, si je vous avais écrit, m’auriez-vous répondu ? Auriez-vous consenti à renouveler notre engagement ? Vos parens m’auraient-ils accepté ?

— J’en suis sûre pour moi, et je le crois pour eux, répondit Alice.

— Bon Dieu ! s’écria-t-il, j’en eus un moment l’idée ; il me semblait que vous seule pouviez couronner mes succès ; mais j’étais trop fier, trop orgueilleux, trop mécontent de vous, trop irrité contre lady Russel ; même en vous revoyant, je n’ai pas voulu vous comprendre ; j’ai fermé les yeux, endurci mon cœur ; je n’ai pas voulu vous rendre justice : j’étais un fou, un insensé, et je dois pardonner à tout le monde plutôt qu’à moi-même. Je pouvais m’épargner six années de séparation et de souffrances : cet orgueil qui m’a fait tant de mal me persuadait que je devais à moi-même chaque bonheur dont je jouissais ; je me glorifiais de mes honorables peines et de mes justes récompenses, et je me croyais bien près d’être un grand homme quand je disais, dans mes revers : Il faut tâcher de plier mon esprit à ma fortune ; à présent, je dois apprendre à être plus heureux que je ne le mérite. »

Il demanda ensuite à Alice la permission de se présenter le lendemain à sir Walter pour lui renouveler la demande de sa fille ; elle y consentit, et se promit bien qu’il n’essuierait pas un second refus. Wentworth ne négligea rien, pendant la soirée, de tout ce qui pouvait plaire au père d’Alice ; il suffisait pour cela de sa belle tenue, de son grand uniforme de marine, de cette figure remarquable ce soir-là par l’air de bonheur qui l’animait et l’embellissait ; il y joignait des attentions qui enchantèrent le baronnet.

Alice, décidée à prévenir son père de son engagement, en trouva l’occasion le lendemain à déjeûner. Sir Walter fit un éloge si complet du capitaine Wentworth, qu’Alice même n’aurait rien pu y ajouter. « Quelle noblesse dans cette figure ! disait-il avec extase, quel beau port ! quel air martial et doux en même temps ! de la grâce, de l’usage du monde, poli, parlant bien ; je n’ai pas vu de figure d’homme, excepté un ou deux, qu’on pût lui comparer ; il me raccommode avec les marins, et si j’avais pu prévoir ce que celui-là deviendrait un jour… » Il se tut, et jeta un regard sur Alice, qui prit tout-à-coup son parti. « Il en est temps encore, dit-elle en souriant, et si le capitaine Wentworth vous plaît…, j’avoue…, j’avoue que….

— Eh bien ! quoi ? Qu’avouez-vous ?

— Qu’il me plaît aussi beaucoup, dit-elle en baissant la voix, et plus encore par sa constance que par sa figure ; il m’a conservé l’attachement que vous n’approuvâtes pas il y a quelques années : peut-il espérer maintenant votre aveu ? Je ne vous cache pas qu’il a le mien et que je me suis engagée.

— Engagée avec le capitaine Wentworth ! Je comprends très-bien que vous le vouliez, mais lui ?

— Il viendra lui-même ce matin ; puis-je compter pour le capitaine sur un accueil favorable ? Lui confirmerez-vous, sir Walter, ce que j’ai osé lui promettre ?

— Sûrement, bien sûrement. Vous êtes heureuse, Alice, d’avoir su fixer si long-temps un aussi bel homme, et vous pouvez vous vanter d’avoir un mari comme il n’y en a pas beaucoup, et un père, » dit aussi un regard sur la glace.

Elisabeth reçut cette nouvelle avec la dignité convenable, charmée d’avoir un beau-frère d’une aussi belle tournure ; cependant ses lèvres un peu serrées et le son de sa voix annonçaient son étonnement de la constance de Wentworth, et son dépit de rester la dernière sans mari ; mais elle comptait encore sur son cousin Elliot, qui serait baronnet un jour ; ainsi elle aurait toujours le pas sur sa sœur. Par la même raison peut-être, madame Clay parut très-satisfaite, et l’était en effet.

Après avoir embrassé et remercié sir Walter, Alice dit qu’elle voulait parler de cela à Lady Russel, et qu’elle y allait. Sir Walter parut surpris et flatté qu’elle ne sût rien encore ; il était charmé, dans cette occasion, d’avoir le pas sur elle : Allez, lui dit-il, cela convient, et je pense que de sa part il n’y aura nul obstacle ; dites-lui bien qu’il n’y en a point de la mienne ; qu’elle le veuille ou non, cela sera ; présentez-lui mon entier dévouement : allez, ma chère Alice. »

Jamais encore son père ne l’avait appelée ma chère Alice ; elle n’avait de prix à ses yeux que depuis qu’elle était recherchée par un aussi bel homme : « C’est inconcevable ! disait-il de temps en temps en se promenant et regardant Alice, c’est très-singulier ! »

Elle le laissa à son étonnement, et fut chez lady Russel, qu’elle avait prévenue, la veille, de sa visite. Non sans émotion et sans larmes, elle lui ouvrit son cœur tout entier, et les pleurs de son amie coulèrent à l’idée des longs tourmens de son Alice. Elle l’aimait plus encore que ses opinions, quoiqu’elle y tînt beaucoup, et donna son plein consentement à son union avec celui à qui elle avait donné son cœur depuis si long-temps, et qui avait fait aussi ses preuves de constance. Les vingt-cinq mille livres sterling qu’il avait gagnées par sa bravoure ne gâtèrent rien à ce mariage. M. Elliot fut remis à sa vraie place, et dépouillé de l’estime et de l’admiration de lady Russel. Elle fut très-fâchée de s’être trompée dans son jugement sur lui, et s’avoua à elle-même, avec un degré d’humiliation, qu’elle avait été influencée sur lui et sur Wentworth uniquement par les manières extérieures : la gaîté, la vivacité, la franchise du jeune marin, n’étaient pas dans son genre, tandis que la manière douce et flatteuse, la politesse, la raison qu’affectait M. Elliot l’avaient enchantée ; il ne lui restait rien à faire que d’avouer qu’elle avait été dans l’erreur, et de chercher à réparer le mal qu’elle avait fait à son Alice. Malgré ses petites prétentions à l’esprit, au bon ton, à la raison, lady Russel était une excellente femme, qui avait pour Alice un cœur de mère, qui s’attacha avec les mêmes sentimens à l’homme qui assurait le bonheur de sa chère enfant.

En sortant de chez lady Russel, Alice fut chez madame Smith, qui partagea vivement son bonheur ; elle lui promit un ami et un protecteur plus zélé que M. Elliot, et lui tint parole. Wentworth, ayant été aux Indes plus d’une fois, y avait des connaissances ; il les fit agir pour l’affaire de madame Smith avec tant d’activité, qu’il vint à bout de la remettre en possession des propriétés qu’elle avait dans ce pays lointain, et de les réaliser ; elles se trouvèrent assez considérables pour la faire vivre dans une honnête aisance. Sa santé se rétablit aussi par l’efficacité des bains ; elle put faire à ses vrais amis de fréquentes visites, que son esprit et sa gaîté leur rendaient très-agréables, et qui augmentaient leur bonheur. Ce n’est pas le tout d’être heureux, il faut encore avoir quelqu’un avec qui on puisse parler de son bonheur ; et une aimable et véritable amie est une précieuse acquisition dans un bon ménage, Wentworth et son Alice en sentirent tout le prix.

Charles et Maria furent aussi très-satisfaits du mariage de leur sœur : le premier, parce qu’il l’aimait véritablement, et qu’il faisait grand cas des talens de Wentworth pour la chasse ; Maria, parce que sa gaîté l’amusait, et surtout parce qu’il n’était pas baronnet : toute sa crainte était que les deux sœurs ne fussent titrées, tandis qu’elle n’était que madame Charles Musgrove.

La nouvelle du mariage d’Alice parvint à M. Elliot au moment où il s’y attendait le moins, et lui donna la double mortification de n’avoir pas su le prévenir, de perdre l’espoir d’épouser Alice, qui lui plaisait, et d’acquérir ainsi le droit de surveiller son beau-père, et d’empêcher qu’il ne se remariât ; mais il n’était pas homme à n’avoir qu’une corde à son arc ; son amour pour Alice ne l’empêchait pas de chercher en secret à en inspirer à madame Clay, assez pour être sûr qu’elle n’épouserait pas sir Walter, qui y pensait alors sérieusement, croyant être débarrassé de ses trois filles. Le cousin Elliot, d’après ses calculs, ne devait pas tarder à demander la main d’Elisabeth, celle-ci en était également convaincue ; sa fausse amie, pour cacher son intrigue, le lui avait persuadé : elle fut tirée de son erreur, d’abord par le départ de M. Elliot, qui prétexta des affaires, et par celui de madame Clay, qui les quitta peu de jours après, pour voir, disait-elle, son bon père et ses enfans, et qui alla droit à Londres loger dans la même maison qu’habitait M. Elliot et vivre sous sa protection.

Elisabeth et sir Walter furent indignés, comme ils devaient l’être, de la duplicité des êtres sur lesquels ils comptaient le plus, et qu’ils croyaient s’attacher pour leur vie ; les jouissances du monde et de leurs beaux salons les consolèrent, ainsi que le mépris qu’ils vouèrent à ceux qui les avaient si indignement trompés : ils espérèrent d’ailleurs réparer facilement cette perte. Elisabeth comptait sur sa belle figure, et celle de sir Walter n’était pas, selon lui, encore à dédaigner, non plus que son titre, qu’il aurait bien voulu pouvoir ôter à son perfide cousin ; mais Elisabeth n’approuvait pas ce genre de vengeance : elle employa toute son influence pour qu’il ne lui donnât pas une belle-mère, et jusqu’à présent l’occasion de lui donner un gendre ne s’est pas présentée…

Vraisemblablement ils finiront leur insipide vie ensemble, lui sans femme, elle sans mari, et n’étant pas très-malheureux dans leurs beaux salons.

M. Elliot vit encore avec madame Clay par habitude ; elle l’aimait passionnément, parce qu’elle lui avait sacrifié la presque certitude d’être d’abord lady Elliot ; elle espère bien l’être un jour ; et toute sa ruse, toute sa duplicité, toute sa séduction, sont en jeu pour cet objet ; M. Elliot n’en a pas moins qu’elle, et finira par se laisser enlacer. Quand une femme n’a qu’un seul objet en tête, et qu’elle y met toute la persévérance dont elle est susceptible, il est rare qu’elle ne réussisse pas ; M. Elliot l’épousera, et ce sera sa punition.

Nous n’avons plus rien à dire d’Alice et de Wentworth ; ils sont heureux autant qu’on peut l’être ici-bas, et le seront toujours de même, parce que leur bonheur est fondé sur de solides bases ; que leur affection mutuelle, mise à une si longue épreuve, ne peut ni changer ni s’affaiblir, et que tout autour d’eux tend à la fortifier. Alice va bientôt devenir mère, et se félicite de l’espoir de donner à son cher Wentworth un fils qui lui ressemble ; il en dit autant d’une fille, portrait de son Alice : ainsi cet enfant, quel que soit son sexe, ajoutera à leur bonheur. Alice a apporté bien peu de fortune à son mari, mais la sienne suffit à leurs désirs : lady Russel l’augmentera sans doute ; mais tous deux désirent reculer ce moment jusqu’à la fin de leur propre vie.

Au moment du mariage d’Alice, qui fut peu retardé, Wentworth n’avait pas encore de demeure fixe ; ils allèrent passer quelque temps chez Edward Wentworth, son frère aîné, possesseur d’un charmant bénéfice : Alice se lia intimement avec sa belle-sœur, et ce fut encore un accroissement de bonheur ; ils demeurèrent ensuite à Kellinch, chez les Croft et chez lady Russel. Wentworth acheta une charmante campagne dans ce lieu chéri, où ils purent à leur tour recevoir leurs amis.

La crainte d’une guerre maritime est la seule chose qui puisse troubler leur félicité ; mais Alice ne voudrait pas ôter un défenseur à la patrie, et arrêter la noble carrière de l’époux dont elle se glorifie : elle sait que le bonheur sur cette terre ne peut être parfait, et qu’elle doit supporter les alarmes et les dangers d’un état plus distingué encore, s’il est possible, par les vertus domestiques que par son importance nationale.



FIN