La Fête-Dieu à Beaune

La Fête-Dieu à Beaune
Revue des Deux Mondes4e période, tome 149 (p. 88-112).
LA FÊTE-DIEU À BEAUNE


I

Le moyen âge en vie, se perpétuant dans l’une de ses plus bénignes institutions et célébrant la Fête-Dieu d’après d’antiques usages, un coin de France nous le montre ; on le retrouve à Beaune, dans l’hôpital-palais qui fait l’ornement et la gloire de la petite cité. J’y fus de Dijon par un matin bleu, sous un ciel d’ardent azur, annonçant une journée de Fête-Dieu resplendissante et torride. Dans le train qui nous emmenait, à travers les crus célèbres du Dijonnais et ses horizons de fauves collines, on parla des vins espérés et des promesses de la vigne, beaucoup plus que de Nicolas Rolin, chancelier de Bourgogne sous le bon duc Philippe, et de Guigone de Salins, sa pieuse épouse ; c’était chez eux pourtant que nous allions. Ils firent construire en 1443 l’hôpital de Beaune ; puis, l’ayant doté, renté, enrichi d’exemptions et de privilèges, ils créèrent une communauté spéciale de religieuses pour soigner ses malades et enracinèrent si fortement leur fondation dans notre sol mouvant qu’après quatre cent cinquante-cinq ans elle subsiste inébranlable, sous la règle qu’ils lui donnèrent, et se gouverne selon leur volonté. A Beaune, nous rencontrerons partout ces morts dominateurs, s’éternisant dans leur œuvre.

Une gare quelconque, un trajet en voiture sur une poudreuse avenue, nous font arriver à la ville. Pour y pénétrer, il faut passer entre de massifs remparts, ébréchés par le temps et dépouillés de leur aspect guerrier, envahis de mousse et de lierre, couronnés d’arbres, transformés en promenade suspendue, qui domine des fossés aux talus herbeux et de vertes profondeurs. Entre ses murs, la petite ville somnole, dans une torpeur provinciale. Nous ne voyons d’elle que des rues étroites, silencieuses, baignant dans l’ombre fraîche des premières heures : des maisons basses et jaunes, recouvertes de tuiles très brunes ; çà et là, une façade d’hôtel à mine seigneuriale ou parlementaire, le feuillage d’un jardin séculaire débordant par-dessus un mur altier ; sur la place, une bousculade de toits inégaux se pressant sous un beffroi difforme ; et parfois, quand l’œil plonge dans l’allée d’une maison ou l’enfoncement d’une cour, quelques sculptures de la Renaissance, à demi cachées sous le voile des lierres et des glycines : de fins médaillons, des fenêtres à meneaux, des escaliers en spirale ; des restes délicats et de jolis caprices, refoulés à l’arrière-plan par les constructions solennelles des derniers siècles ou les laideurs modernes.

Au bout de la ville, sur une rue plus large que les autres, blanche de soleil et de poussière, un bâtiment s’aligne : celui que nous sommes venus chercher : l’Hôtel-Dieu. On voit de la rue l’un des côtés longs d’un parallélogramme de pierre grise, sous la pente d’un toit très haut, plus haut que la muraille, coiffant l’édifice de son grand pli aigu. Au-dessus, un court clocher pointe, ajouré à sa base, côtelé, enfermant des cloches qui forment carillon ; sur ses pans ardoisés, le soleil jette des nappes d’argent en fusion et fait ruisseler la lumière en aveuglantes coulées. Le coq du clocher, avec la courbure de son plumage, inscrit au bleu du ciel une virgule d’or.

A première vue, l’aspect du bâtiment écrasé de son toit, percé de rares fenêtres gothiques, est sévère. Peu à peu, des délicatesses se découvrent. L’arête du toit se frange d’une mince dentelle de plomb ; elle aboutit par ses deux extrémités à des statuettes posées en vigie. Au-dessus de la porte principale, un mignon dais se distinguo, à peine remarqué d’abord : l’auvent sans pareil en chrétienté. C’est une forme inattendue et charmante ; un toit de chapelle minuscule posant sur le vide et tenant au mur d’un seul côté, par un miracle d’équilibre ; quelque chose comme trois mitres d’évêque accolées, fleuronnées d’ornemens crochus et de statuettes ; tout cela est de plomb finement ouvragé, et cette ciselure d’un noir d’encre fait ressortir plus vivement, au travers d’échancrures cintrées, l’azur étoile d’or qui plafonne à l’intérieur le frêle édicule.

Contre la porte aux panneaux sculptés, — portant dans sa voussure cette inscription : Hôtel-Dieu, 1443 — deux merveilles de ferronnerie s’appliquent : la grille qui protège le guichet, le heurtoir en métal ciselé. Sur le dos du heurtoir, une salamandre se contourne, avec des souplesses de couleuvre courte. Une mouche vient de se poser devant la gueule du monstre et reste immobile, comme fascinée : notre compagnon la touche ; elle ne bouge : elle est de métal aussi et là depuis des siècles, mais trompe le regard à force de ressemblance avec la nature. Au seuil du lieu où l’on vient souffrir et où l’on craint d’entrer, la compassion des vieux âges a mis cette amusette, en guise de sourire et de bienvenue.

La porte se fend dans sa hauteur : ses vantaux s’écartent : un passage voûté et frais, discrètement colorié, nous mène, entre deux tours carrées d’une belle teinte d’ocre, à une grande lumière. Nous sommes dans la cour principale, au cœur de l’édifice, au centre de ses enchantemens, et tout de suite la poésie de ce lieu charmeur nous prend : un lieu très doux, plein de passé et toutefois vivant, avec beaucoup de soleil et de grandes ombres, des plantes, des arbustes, de la verdure, mêlées à des choses très vieilles ; de vives et fraîches fleurs, au coloris ardent, s’enlaçant à de grises fleurs de pierre : des tapisseries de haute lisse que l’on pose et qui déroulent leurs surfaces diaprées : parmi ces apprêts, un va-et-vient de blancheurs, des voiles neigeux et des hennins pareils à ceux que l’on voit sur les peintures à fonds d’or des siècles lointains : des dames du moyen âge vouées au blanc, des religieuses à l’air de châtelaines. Et ces surprises, ces évocations ont pour cadre un exquis décor d’art, une architecture qui s’élance, qui fuse en minces arceaux et en ogives flamboyantes, qui surgit en campaniles, en clochetons, en pinacles, en flèches, en aiguilles, et se dore à son sommet d’emblèmes héraldiques.

La cour assez longue, moins large, est enclose de quatre bâtimens inégaux, avec de grands toits à tuiles vernissées, luisantes, où le soleil allume des flambées d’étincelantes paillettes. Le bâtiment que nous laissons derrière nous, après avoir franchi le seuil, est l’envers de la grande nef qui donne sur la rue : il est à peu près nu et vide d’ornemens. A droite, un pavillon Louis XIV déploie sa carrure, imposant avec ses deux fenêtres à la Mansard en saillie sur le toit et son œil-de-bœuf entre elles, assez sot pourtant et l’air dépaysé. Sur les deux autres faces de la cour, celle que nous avons devant nous et celle qui fait retour sur notre gauche, le développement architectural primitif, celui du XVe siècle, subsiste intact.

Une galerie basse forme cloître, soutenue par des colonnettes à multiples nervures ; une seconde galerie s’élève au-dessus ; des arcatures de bois la divisent en loges. Entre les deux promenoirs court une bande d’ardoises, faisant balcon. A notre droite, l’extrémité du bâtiment de fond s’appuie à un campanile quadrangulaire, qui s’élève d’un seul jet et qu’un toit pointu termine : c’est l’antique colombier, autour duquel tournoient encore un vol de pigeons et des frémissemens d’ailes. De l’autre côté, au point où les deux bâtimens se coupent, une tourelle s’est logée dans l’angle, pose sur un renflement circulaire des galeries et se coiffe d’un toit en poivrière.

Au-dessus des galeries, des édicules effilés font saillie sur le toit et rompent sa ligne horizontale, leur face tournée vers nous. Ils sont de ceux qu’on appelle en Bourgogne des louvres, c’est-à-dire des lucarnes très vastes, très proéminentes, servant à éclairer l’intérieur des combles et offrant prétexte à mille fantaisies d’architecture. A Beaune, il y a dix de ces louvres sur le bâtiment du fond, trois sur celui de gauche, disposés les uns et les autres en double rangée et de dimensions inégales : les plus grands s’appuient sur la galerie supérieure, les autres commencent plus haut et en retrait. Leur base à tous se divise en baies ogivales, avec des arcs trilobés et des sinuosités moresques. Leur fronton triangulaire, joliment festonné, enferme un entre-croisement de lattes ou de poutrelles. Chez quelques-uns, dans la niche étroite qu’abrite le sommet du triangle, un ange est blotti et tient un écusson. Chez tous, le fronton est surmonté d’une pointe hérissée de crochets gothiques ; cette saillie se prolonge en une lance enrubannée de fines sculptures, qui transperce des ornemens feuillus, des couronnes ducales, et qui dresse à son extrémité un pennon de métal, faisant girouette et marqué des clefs d’or de Rolin, de la tour d’or de Guigone, armes des fondateurs devenues celles de l’hospice.

Pareilles aiguilles jaillissent au-dessus des tours, des clochetons, et de toutes les ouvertures. Les ornemens sont partout de plomb martelé, découpé, fouillé à outrance : leur forme varie à l’infini : il paraît que, lors de la construction, chaque ouvrier, chaque maître d’œuvre, a reçu licence de s’abandonner à son inspiration, sous condition de respecter le plan d’ensemble, et a inscrit là-haut son rêve fantasque. Cette fécondité capricieuse, l’inégale hauteur des aiguilles, les plans divers où elles s’étagent, ajoutent au pittoresque de cette prodigieuse ferronnerie qui se darde au ciel en une floraison de pointes historiées. Dans l’ensemble du décor, la terne matité des pierres, le ton cendré des lattes, les reflets argentés de l’ardoise, le miroitement sourd des plombs se fondent en une harmonie de nuances discrètes, en une teinte de grisaille qui prête à toutes ces élégances un charme évanescent.

Nos yeux se détachent avec peine de cette vision aérienne et se rapprochent de terre, pour mieux observer l’intérieur de la cour et le joli détail des choses. Au-dessus du dallage uniforme, des massifs de fleurs bombent : des orangers en caisse alignent leurs globes lustrés. Un entassement de géraniums rouges et roses cache à demi un puits de toute antiquité, au-dessus duquel une guipure de fer s’élève en pavillon conique. Sur un autre renflement fleuri, une colonette hexagonale, mince, fluette, élégante, porte une croix qui s’enveloppe à son centre d’un nœud en dentelle de pierre. On voit les traces d’une chaire qui servait jadis à prêcher en plein air. Il y avait aussi un lavoir, longtemps conservé, où se faisait la lessive des malades.

Une sœur achève l’arrangement des géraniums contre la base du puits, sur les degrés qui s’étagent autour ; elle y met tous ses soins, tout son art, attentive à ces menues réussites qui sont les petits bonheurs de la vie dévote. Nous avons le loisir d’examiner son costume. La robe et le corsage sont en Lainé d’un blanc tirant sur le jaune, prenant des tons de cire vieillie : la jupe se termine en une longue traîne qui est en ce moment relevée, retenue, mais qu’on laisse s’épandre pour aller à la communion. Le tablier à bavette est de toile fine et tout blanc, le hennin assez haut, incliné en arrière : à sa pointe est fixée l’extrémité d’un voile qui retombe presque jusqu’à la taille en grands plis compliqués et rigides, en quatre ailes frissonnantes. C’est le costume traditionnel ; il n’a pas changé depuis Rolin, si ce n’est que la robe primitivement grise, faite en certains tissus qui ne se confectionnaient qu’à Matines, est aujourd’hui bleue depuis la Toussaint jusqu’à la Pentecôte, et, durant l’été, blanche.

Vêtues de même, d’autres sœurs passent sous les galeries, portant à boire aux malades dans des ustensiles de forme archaïque, reproduits sur les modèles primitifs à l’aide de moules conservés par la supérieure, qui garde le vieux nom de maîtresse. Près de l’entrée, une religieuse distribue à quelques pauvres l’aumône journalière, prescrite par Rolin : elle devait, aux termes de la fondation, représenter en pain blanc la valeur de cinq sols tournois et monter au double en carême. Et de plus en plus l’impression qui se dégage pour nous et domine toutes les autres, c’est celle de la continuité et de la durée, impression si rare en France et que je n’ai sentie que là : celle de l’autrefois marqué en toutes choses, non pas immobilisé en rigides attitudes et en magnificences mortes, mais intime, familier, mêlé aux actes les plus humbles et les plus simples, associé au train ordinaire des choses, fondu dans le présent et vivant avec lui, d’une vie indomptable et tranquille qui coule lentement à travers les siècles.

Vieille délicieusement et pourtant d’usage annuel, reparaissant à époque fixe, la parure que prend l’hôtel pour les jours de Fête-Dieu et qui est maintenant toute posée ! Une ceinture de tapisseries se déploie sur les quatre faces de la cour, s’élève de terre et monte assez haut, passe sous la galerie inférieure, s’enfonce dans les angles de la muraille et en suit les contours, et voici que des légendes en action, des histoires de miracles, des processions de saints et de guerriers, des perspectives de villes orientales, avec des emblèmes, des écussons, des devises, font à l’édifice qui nous ravit un merveilleux soubassement.

Il faut longer de près cette bande multicolore, comprenant quatre-vingt-quatre tapisseries : tout y mérite d’être vu. Sur notre gauche, à partir du seuil, une traînée rouge s’allonge, une succession de tapis d’un bel éclat de vermillon, à peine amorti par le temps. Sur ce fond se détachent, brodées à intervalles réguliers, les armes des fondateurs et l’énigmatique devise : Seulle. Ces six lettres gothiques, s’inscrivant en blanc, ont intrigué les érudits et fait le sujet de doctes disputes. Faut-il y voir la plainte éplorée de Guigone après son veuvage ? Il est établi au contraire que Rolin prit lui-même cette devise au lendemain de son mariage avec Guigone. Voici l’explication la plus plausible. Lorsqu’il épousa Guigone, le chancelier convolait en secondes noces : il voulut attester solennellement qu’il s’en tiendrait là, que Guigone seule, vivante ou morte, occuperait désormais son cœur. Encore fut-ce moins de sa part témoignage d’amour que flatterie au pouvoir ! Le duc Philippe venait de se remarier lui-même avec Isabelle de Portugal et, dans un élan de ferveur conjugale, avait ajouté cette devise à ses armes : Aultre n’aurai, dame Isabel ! Rolin jugea qu’il ferait acte de bon courtisan en s’appropriant, sous une forme plus concise, la galante déclaration de son maître. Ainsi les mots malgré tout mélancoliques : Seulle, Seulle, alternent sur les tapis avec les autres pièces des armoiries, avec la tour, les clefs, l’étoile, la colombe perchée sur un rameau vert, avec les initiales entrelacées des fondateurs, mais ces emblèmes s’espacent suffisamment pour ne point altérer la belle uniformité de la teinte d’ensemble et la splendeur du rouge.

Une seule brèche interrompt ce parement continu ; elle est formée par un tapis d’Orient aux tons violacés, aux dessins vulgaires. On le dirait acheté d’hier, dans une de ces maisons qui ont pour spécialité d’importer chez nous la turquerie moderne et de la mettre à portée de toutes les bourses. A notre grand étonnement, on nous dit que la pièce appartient à l’hôtel de temps immémorial et figure notamment sur l’inventaire de 1501 : l’immuable Orient, s’il a perdu le secret des fortes colorations et des hauts ouvrages d’art, se répète indéfiniment dans ses œuvres médiocres.

Les plus belles tapisseries sont celles qui succèdent au décor rouge et s’appliquent au fond de la galerie inférieure, sur la plus grande partie de son étendue. C’est une suite admirable, une série de compositions représentant la vie de la Vierge, avec des légendes explicatives en caractères gothiques. L’église Notre-Dame de Beaune, l’Insigne Collégiale, qui possède ces trésors, les prête à l’hôpital pour la Fête-Dieu : elle les a reçus en don, au XVe siècle, d’un riche bourgeois de Beaune, qui s’est fait représenter lui-même aux deux extrémités, dévotement agenouillé.

Dans toute l’œuvre, les procédés et le style des Flandres se discernent, avec je ne sais quoi pourtant de local et de bourguignon. L’art flamand, transplanté en Bourgogne, a puisé dans ce sol abondant une sève nouvelle et s’est adapté aux aspects, aux motifs d’inspiration qui le sollicitaient de toutes parts. Il en est résulté un art de terroir, particulier et savoureux. Dans les tapisseries de Beaune, on le reconnaît à son faire gras et ample, à certaines rotondités de mouvemens et de contours. Il y a d’ailleurs des rappels caractéristiques, des types de Bourguignons d’antan, de somptueux bourgeois, des profils crochus d’Hébreux, à la barbe projetée en pointe et faisant angle droit avec le visage, qui ressemblent parfaitement aux figures que l’on admire à Dijon sur le puits de Moïse.

Le dessin est partout d’une finesse extrême, l’ordonnance simple et claire : un effort pour imiter la nature se combine avec une fidélité persistante à des types hiératiques ; des ingénuités et aussi des subtilités d’invention mettent la marque de l’époque. Par exemple, le Massacre des Innocens est symbolisé par un soldat qui présente à Hérode, costumé en sultan, un enfant embroché sur une longue épée. Dans la Fuite en Égypte, l’artiste a montré des statues, celles des faux dieux sans doute, s’écroulant de leurs colonnes et se cassant en deux sur le passage du Dieu nouveau-né. Seulement, il en a fait des statues animées, des êtres de chair, et a bordé d’un trait saignant la coupure de leur corps. Les couleurs vives, les robes rouges et bleues, les bordures gemmées des vastes manteaux, ont conservé une vigueur intense : les parties traitées en clair, les visages, les chairs, les fonds, se relient à elles par dégradations insensibles, par teintes pâlissantes et fuyantes. L’ensemble, effleuré de soleil, baignant dans la clarté blonde du matin, présente ce mélange inimitable d’éclat et de douceur qui fait des belles tapisseries anciennes l’ornement décoratif par excellence, charme à la fois et repos des yeux.

Après ces chefs-d’œuvre, le couloir qui conduit à la seconde cour est tapissé d’un fouillis de personnages dans le goût du XVIe siècle, portant le chaperon et la barbe à la François Ier, au milieu de copieux motifs de décoration où les bleus dominent. Au-dessus du couloir, sur la partie du balcon faisant face au porche d’entrée, une belle tapisserie du XVe siècle, appartenant à l’hôpital, pend étalée : c’est un semis de fleurettes sur fond gros-bleu, avec des animaux juchés on ne sait comme parmi les reines-des-prés, les œillets et les pâquerettes, et ce parterre en hauteur encadre saint Eloi dans l’accomplissement de son célèbre miracle : on le voit, robuste ouvrier, pour mieux ferrer son cheval et se faire connaître d’un apprenti négligent, couper sans façon le pied de l’animal, en attendant qu’il le rajuste à la jambe et remette toutes choses en leur place, par un privilège de sainteté.

Le reste du pourtour est revêtu de tapisseries des XVIIe et XVIIIe siècles : ce ne sont plus que figures géantes sur fonds bleus ou jaunes, verdures fantasques, frondaisons violettes, longs cols de cigogne et becs orangés émergeant de feuillages bizarres, tandis qu’à l’horizon se déploient de vagues architectures. Cette série est la moins belle : elle est pourtant curieuse, car elle prouve que le luxe et le goût de tous les siècles ont payé tribut au palais des malades et vont contribuer pour leur part à la fête de tout à l’heure.


II

Comme la procession célèbre ne sortira qu’après vêpres, quelques heures nous en séparent encore ; nous en passons deux ou trois à visiter l’intérieur de l’hôtel. Le bâtiment situé entre la rue et la cour d’honneur contient la salle principale, la grand’ chambre, immense chambre de malades, haute comme une nef d’église, longue de 72 mètres et large de 14 : son extrémité s’arrondit en abside et forme chapelle. Rangés bout à bout des deux côtés, les lits sont occupés pour la plupart ; ils montrent des visages allumés de fièvre et surtout des faces blanches de convalescens ou d’infirmes.

Dans l’aménagement et le mobilier, tout garde l’aspect de solidité, de richesse même, voulu par Rolin. Au temps de l’habile et âpre chancelier, que les gens du pays nomment, avec quelque emphase, le Colbert bourguignon, il y avait des raffinemens de charité faisant contraste avec les brutalités du siècle. Les grands bienfaiteurs, qui étaient souvent de grands pécheurs, ne se contentaient pas de bâtir aux malades des demeures, spacieuses ; ils les voulaient belles, opulentes, et appelaient vraiment ces asiles au partage de leur luxe. Ainsi, dans la grand’chambre, les lits sont monumentaux : tout en bois plein, ils sont encadrés par des piliers de même matière qui soutiennent les courtines. Autour des malades et sur leur tête, l’ampleur du vaisseau fait un réservoir d’air. Ses murs, sobrement ornés d’emblèmes religieux, sont percés de dix baies ogivales ; l’un d’eux est piqué d’une étoile que met au bord d’une logette, peuplée d’images, une lampe qui nuit et jour veille. Communiquant avec l’appartement des religieuses, la logette sert pendant la nuit de poste et d’observatoire à la sœur de garde.

Plus haut, la voûte s’enlève superbement, striée de nervures dorées et peintes. Au niveau de sa base, des poutres transversales, coloriées, blasonnées, taillées à facettes, espacées à intervalles réguliers, coupent la salle dans sa largeur et viennent adhérer par leurs bouts aux parois de pierre ; elles sont destinées, par une disposition assez usitée en Bourgogne, à empêcher l’écartement des murs sous la pesée des voûtes. Leur double point de contact avec la muraille se renfle en une gueule d’animal chimérique, de brochet géant : l’extrémité de la poutre s’y enfonce et bâillonne le monstre. Entre ces bizarres points d’appui, on voit saillir, sous les retombées des nervures, des mufles de fauves, alternant avec des têtes d’hommes aux traits grimaçans, infiniment variés, où l’on a cru reconnaître les déformations spéciales que chaque maladie impose au visage. Singulière idée que d’avoir, au plafond d’une chambre de malades, inscrit un cauchemar ! Mais les artistes du XVe siècle ignoraient nos sensibilités ; leur effort tendait au contraire à faire planer partout sur l’homme le fantastique et le surnaturel.

Jusqu’au pavement de la grand’chambre était autrefois ouvrage d’art. C’était un assemblage de carreaux uniformes, émaillés, délicatement ornés, dont quelques-uns subsistent. Au centre de chacun d’eux, la double initiale, l’éternel monogramme blanc, cerné de fleurons et de palmettes, se détache sur un beau glacis rouge, savoureux à l’œil. Le moyen âge voyait dans le rouge le symbole de la santé renaissante, des énergies reconquises, et lui attribuait même une vertu de réconfort. Aussi l’avait-il prodigué dans la décoration de l’hospice : l’intérieur du doux logis semblait voué au rouge. Aux jours de fête, on tendait dans la grand’chambre, au-devant des lits, les tapis de teinte vermillon que nous admirons aujourd’hui dans la cour : se dressant triomphalement sur deux lignes, ils traçaient dans toute la longueur de la salle, depuis le seuil jusqu’à la chapelle, une rutilante avenue.

La Révolution saccagea la chapelle. La grande verrière du fond a été assez heureusement reconstituée, d’après des documens anciens. Jésus crucifié y domine une assemblée en prière, où l’on reconnaît les deux fondateurs, ainsi que le duc Philippe et la duchesse Isabelle. Aux côtés du Christ, les deux larrons rendent le dernier soupir ; leur âme, se détachant du corps, est figurée et comme matérialisée par une espèce de statuette humaine ; sous cette forme, l’âme du repenti s’éloigne entre les bras d’un ange, tandis qu’un démon rouge, s’accrochant des pieds et des mains à la poitrine du pécheur impénitent, est en train de lui extirper son âme de la bouche, pour la jeter aux hurlans abîmes. Au-dessous de cette grande composition, le sanctuaire, séparé de la salle par une grille en bois ajouré, resplendit de marbres et de dorures. Mais qui nous rendra les trois autels à pinacles gothiques, les reliquaires d’or et de cristal où gisaient les ossemens de trente-deux saints et saintes, le « bel et somptueux » chandelier à sept branches, la croix gemmée, les châsses en forme de cathédrales, les coffrets émaillés, les groupes d’anges, le tombeau de Guigone, merveilleux ouvrage de cuivre, tous ces trésors entassés par des générations de croyans et qui faisaient cette chapelle d’hospice luxueuse comme un oratoire d’empereur ! Pourtant, la pièce principale de la décoration subsiste, sans avoir gardé sa place. Il faut aller au musée de l’Hôtel-Dieu pour y retrouver, entouré d’honneurs, le célèbre tableau à compartimens qui s’érigeait naguère au-dessus de l’autel, le Jugement dernier de Roger van der Weyden, l’un des trois chefs-d’œuvre laissés par l’artiste qui fut l’émule des van Eyck et le maître de Memling.

C’est un polyptyque de dimensions moyennes, à huit volets pouvant se rabattre les uns sur les autres. En cet état, il présente sur la face extérieure de ses panneaux des saints peints en grisaille et aux deux bouts les portraits de Rolin et de Guigone, saisissans d’expression et de vérité. Les panneaux ouverts, la grande tragédie du Jugement se dresse, en un merveilleux épanouissement de couleurs et d’ors, en un foisonnement de figurines, et superpose ses divers actes.

Au sommet d’un ciel constellé de vols d’anges, le Christ trône dans sa gloire : il domine la cour céleste, le cénacle des grands saints et des saintes illustres, des apôtres, des martyrs, qui s’ouvre en demi-cercle et pose sur des nuages frangés d’or. Plusieurs saints siègent en habits de pape ou d’évêque, tiares ou mitres : les saintes sont de suaves figures, au chef nimbé, au front cerclé de pierreries, au corps chaste sous leurs longues vêtures bleues ou rouges : sur leur col élancé, découvert, idéalement pur de lignes, le doux ovale du visage s’incline un peu, comme un lis sur sa tige.

Plus bas, l’archange Michel, ministre des justices divines, se dresse gigantesque : engainé d’un corps trop long et rigide, il pèse dans une balance de nues formes humaines ; des brocarts à ramages et à fonds veloutés l’habillent magnifiquement, avec une somptuosité de couleurs où l’œil plonge et se délecte. Les pieds de l’archange posent sur la terre, d’où émergent les corps ressuscites, petits en comparaison de la grande silhouette justicière. A sa gauche, les damnés, au visage atroce, marqué à Jamais de la griffe du désespoir, sont entraînés, tirés, culbutés par des diables jusqu’à la dégringolade dans le gouffre d’enfer : là s’enroulent autour de leur corps de minces lanières de flamme, bleues, rouges ou vertes, tandis qu’au-dessus de l’abîme des nuages plombés s’empourprent d’un reflet de fournaise. A droite, les élus, portant sur leurs traits un ravissement extatique et une béatitude un peu fade, s’en vont sous la conduite des Anges vers le seuil du Paradis, un lieu tout d’or et d’architecture gothique, où l’on prie et chante éternellement.

Dans ces multiples scènes, un mélange d’idéal naïf et de réalisme éclate. La gaucherie de certaines attitudes, la sécheresse des contours, la symétrie artificielle des groupes s’accordent mal avec la vie intense qui s’exprime sur la plupart des visages. Le caractère tout conventionnel de l’ensemble et, dans le détail, mille recherches de vérité, le fini du travail, le relief des ors, des pierreries, des moindres particularités de costume et de parure, la fraîcheur puissante et comme la jeunesse du coloris, font de ce tableau l’un des types achevés de l’art gothique flamand : on y retrouve, avec je ne sais quelle vigueur de touche propre à l’auteur, l’habileté méticuleuse et la haute inspiration des vieux maîtres qui firent surgir en leurs œuvres de si étonnantes joailleries et furent en même temps de grands peintres d’âmes. Et maintenant que nous avons admiré et scruté le Jugement dans toutes ses parties, replaçons-le par la pensée en son site primitif, au fond de la chapelle : sur l’autel, déployons le magnifique retable. Puis, reculant nous-mêmes jusqu’au seuil de la salle, essayons de nous la figurer telle qu’elle s’ouvrait splendide aux heures de grande solennité. Sous la voûte multicolore, fourmillant de monstrueuses figures, l’allée rouge, aux parois rouges, au pavement rouge, conduit le regard jusqu’aux éblouissemens de l’abside, et nous comprenons quelle vision à la fois d’espoir et d’épouvante se levait aux yeux des malades, faisait frémir leurs nerfs et convulsait leur âme, quand s’allumaient tous les feux de la chapelle, quand l’amas scintillant des cierges, l’incandescence des métaux, l’éclair des pierres précieuses, le flamboiement des orfèvreries aiguës, la pourpre et l’azur translucides des vitraux encadraient de mystiques splendeurs le drame final de la chrétienté.


III

Le parcours des autres salles, c’est une promenade à travers les siècles. Chacun s’y est empreint en quelque chose : le XVe siècle a laissé çà et là des peintures de primitifs et parfois un Christ farouche, pleurant des larmes de sang ; la Renaissance se rappelle par ses bahuts et ses crédences, le XVIIe siècle par des meubles d’ornementation luxuriante et massive, le XVIIIe par ses tapisseries à sujets champêtres, ses bergerades, et par l’enroulement délicat de ses moulures. A mesure qu’on avance, ces styles divers prédominent alternativement ou se mêlent. En dehors d’un trait commun à chaque chambre de malades, — la présence d’un autel, qui lui permet de se transformer en oratoire, — la décoration des pièces est composite, et rien ne subsiste de la belle uniformité primitive. On cherche en vain les grands lits à courtines de lin et à couverture rouge, les six escabeaux pareils, « l’archebanc placé devant la cheminée et couvert d’un grand tapis rouge et de quatre carreaux aussi rouges, » enfin « la litière dorlotante, » qui garnissaient toutes les chambres de malades payans, l’hôtel étant à la fois maison de santé pour les riches et refuge des pauvres. Toutefois, dans chaque salle, à de rares exceptions près, un détail d’architecture ou de mobilier, une coutume attachée particulièrement à ce lieu, une tradition ou une légende fixée entre ces murs, nous reporte tout à coup dans un passé très haut.

Ainsi, dans le réfectoire des sœurs, une usance singulière se perpétue. A la Saint-Sylvestre, chaque sœur trouve sous son couvert trois francs, représentant ses honoraires de l’année. Par cette rétribution purement symbolique, Rolin a voulu signifier sans doute que, tout en confiant à des religieuses la garde de son hôtel, en les comblant d’égards et de privilèges, il n’entendait nullement se dessaisir en leur faveur, qu’il les prenait à son service, qu’il les tenait pour ses employées et entendait conséquemment gager leurs soins.

Ailleurs, on nous montre, au fond d’un âtre, quelques braises piquant de points rouges l’amas des cendres. S’il faut en croire une tradition, ce feu brûle là et s’est perpétué sans interruption depuis le jour de décembre 1451 où Rolin et Guigone firent solennellement l’inauguration de l’hôtel. En tout temps, des mains pieuses se sont trouvées pour l’entretenir, pour l’activer ou l’assoupir suivant la saison, afin qu’il puisse au besoin réchauffer le corps des malades et attiédir leur boisson. Sur ce doux brasier, le souffle des doutes et des révoltes, le vent des révolutions, les meurtrières tempêtes, ont passé sans l’éteindre.

Il est difficile de reconnaître plusieurs pièces signalées dans l’état des lieux originaire, tant leur structure et leurs dispositions ont changé. La chambre de Sainte-Anne, celle de « Monseigneur Sainct Jehan-Baptiste, » celle de Sainte-Marthe, « l’Enfermerie des Povres malades qui sont en dangier de mort, » ont perdu leur nom et leur affectation. Le réfectoire des sœurs, leur ouvroir, leur bibliothèque ou librairie, l’antique apothicairerie, où régnèrent des dynasties de pharmaciens et de médecins attachés de père en fils à l’hospice, ont conservé leur destination première. Tout le monde s’accorde aussi à reconnaître que la cuisine n’a jamais changé de place ; c’est l’une des curiosités de l’hôtel.

La salle est carrée, grande, voûtée, avec des ouvertures ogivales et des vitraux anciens. Une cheminée monumentale déploie sur l’un des côtés son large enfoncement, et sa tablette porte des étains d’un dessin étrange, aussi âgés que l’hôtel : des aiguières semblables à des alambics, des coquemards à anses en forme de bras, des pots ventrus, des récipiens obèses, simulant de grotesques rotondités humaines, avec de jolis détails d’ornementation : car l’ingéniosité de nos vieux artisans ne se complaisait pas seulement à façonner des caricatures de métal, à modeler des facéties ; autour des plus prosaïques détails de la vie domestique, elle mettait une caresse et un enveloppement d’art.

La crémaillère à trois branches, qui subsiste au fond de la cheminée, passe pour merveille en son genre : le petit automate qui est censé mouvoir le tourne broche, fait la joie du public. Haut de quelques pouces, il est vêtu à la façon d’un maître-queux d’autrefois. En justaucorps rouge et haut-de-chausses gris, en bonnet blanc, son ample chevelure floconnant sur ses épaules, il se penche sur la tige de fer qu’il tient des deux mains et dont il accompagne un instant le mouvement ; puis, il se redresse et, avant de recommencer son effort, se tourne à droite et à gauche, avec une gravité comique, et promène sur son empire un regard satisfait. Bertrand, — c’est le nom du personnage, — est populaire dans la contrée et passe pour le génie familier du lieu, mais les amateurs de haute antiquité le dédaignent. Aussi bien, il ne date pas de la fondation et sortit tout vif en 1698 des mains de maître Defresne, horloger fort réputé ; il n’a que deux cents ans tout juste ; c’est simplement un contemporain de Louis XIV.

On se rapproche encore plus des époques modernes en pénétrant dans la seconde cour. Les bâtimens qui l’entourent furent commencés au XVIIIe siècle et finis au XIXe. Tapissée de vignes grimpantes, fermée de trois côtés, la cour s’ouvre par le quatrième sur le jardin, opulent et fleuri, qui se prolonge, en verdoyans espaces, jusqu’aux remparts de la ville. En avant du jardin, un reposoir est dressé, avec des draperies rouges, beaucoup de guipures, de fleurs artificielles et de guirlandes en papier doré. À peu de distance, un trophée d’armes, une panoplie portant à son centre une cuirasse surmontée d’un casque, s’applique comme ornement de fête au-dessus d’une porte et rappelle que l’Hôtel-Dieu s’est fait honneur en tout temps de soigner les soldats de France : nos petits lignards et nos dragons y succèdent aux lansquenets du XVIe siècle, aux mousquetaires et aux gardes-françaises, aux volontaires de la Révolution et aux légionnaires du premier Empire.

Plus loin, il y a les dépendances, les magasins, le pressoir, les celliers aux vastes cuves que remplit périodiquement la vendange, car l’hôtel est fabricant de vins et le plus gros propriétaire vigneron de la contrée. Il possède à lui seul environ quatre cents ouvrées de vigne : les prix obtenus chaque automne par ses vins font règle pour les autres et déterminent la cote de l’année. Parmi les familles de paysans employées à mettre en valeur son domaine, certaines descendent authentiquement, m’a-t-on dit, de ses primitifs tenanciers. Depuis leur origine, ces dynasties rurales travaillent pour le compte de la bienfaisante demeure, participent à ses prospérités, à ses épreuves, et vivant dans son ombre, liées à elle par d’indestructibles attaches, semblent avoir acquis quelque chose de sa pérennité.

Il est un lieu où se résume l’histoire de l’hôtel : c’est la chambre du conseil, espèce de salle d’honneur, peuplée de souvenirs. Des lambris de chêne ciré, un mobilier pesant, des tapisseries à sujets bibliques, lui donnent une majesté sévère. Aux murs, quatre ducs de Bourgogne, Philippe le Hardi, Jean sans Peur, Philippe le Bon et Charles le Téméraire, figurent en effigie, mais un portrait de Louis XIV domine ces ombres de grands vassaux. Dans un coin, une porte basse en fer, à triple serrure, donne accès à la chambre des archives, sanctuaire difficilement accessible, où reposent les parchemins jaunis, les chartes effritées, les actes scellés aux armes de Bourgogne et de France, les bulles de papes et les déclarations royales, les lettres patentes, ordonnances, décrets, règlemens, qui constituent à l’hospice un trésor de droits. La salle des archives conserve aussi les statuts de la communauté, tels que Rolin les a dictés : là réside, fixée en caractères du XVe siècle, mais complétée par des interprétations traditionnelles et d’immémoriales accoutumances, cette chose intangible et un peu mystérieuse, admirable et puissante de vétusté, qu’on appelle la règle de Beaune.

L’ordre lui doit une physionomie très spéciale, mélange d’humilité chrétienne et d’aristocratiques usages. Les sœurs sont commises à la garde des malades, auxquels elles ont à donner des soins assidus, délicats, infatigables, mais le gros ouvrage de la maison est confié à des filles de service. Les religieuses ne prononcent pas le vœu de pauvreté et conservent leur avoir, sous la condition de ne jamais thésauriser et d’employer leurs revenus en œuvres pies. Il leur faut aussi pourvoir elles-mêmes à leur entretien, à leur coûteux habillement : ainsi s’explique comment l’ordre se recrute principalement parmi les familles riches ou aisées ; d’ailleurs, lors même que les nouvelles venues sortent de souche plus modeste, dès les premiers temps de leur entrée, le costume de la maison et l’allure qu’on y prend les font patriciennes.

Possédant son livre d’or, où figurent, parmi ses servantes, des filles de haute noblesse et des saintes, l’Hôtel-Dieu tient aussi registre de ses visiteurs, registre point banal, puisque la signature de Louis XIV s’y montre en toutes lettres. Lorsqu’il s’arrêta ici en 1658, avec la reine mère, le cardinal Mazarin et une suite brillante, le jeune roi ne fit d’ailleurs qu’imiter l’exemple de Charles VIII, lequel avait couché dans la chambre de la Croix sur un lit « en lambroiserie, » qui fut longtemps conservé. Charles IX aussi était venu, en 1562, avec Catherine de Médicis. Au XVIIe siècle, il y eut un défilé de visiteurs illustres : des saints, des héros ; François de Sales et Marie de Chantal, qui eurent l’hôtel en tendre dilection, le prince de Condé. En même temps que Louis XIV, la princesse Palatine, le chancelier Séguier, Le Tellier, Louvois, laissèrent leur signature ; plus tard, en 1701, les ducs de Bourgogne et de Berri, et enfin, après plus d’un siècle écoulé, en 1814, le comte d’Artois. Et tous ces puissans payèrent en aumônes, en largesses, l’hospitalité reçue ; naguère, chaque passage de souverain était marqué en outre par de nouvelles exemptions d’impôts, par un accroissement de franchises, par des garanties et des grâces.

Ainsi muni, défendu, protégé, l’Hôtel-Dieu a traversé sans périr les vicissitudes et les calamités de cinq siècles. Au seuil de l’admirable réduit expiraient les revendications féodales, les âpretés du fisc, le tumulte des séditions et la furie des guerres. Tous les envahisseurs l’ont respecté, depuis Gallas et ses farouches Allemands, en 1636, jusqu’aux Prussiens de Werder, en 1870. Il eut pourtant à subir des assauts. En temps de peste, sa règle lui interdisait de recevoir les victimes de la contagion, par égard pour ses autres malades. Il arriva que la populace affolée brisa les portes de l’hôtel pour jeter les pestiférés dans les salles et que le fléau s’y installa par effraction. Plus tard, la Réforme prétendit au partage de plusieurs chambres avec le culte catholique ; d’où discordes et conflits. Au reste, toutes les crises que traversa l’ancienne France, crises religieuses, politiques, financières, sans porter à l’hôtel d’irréparables coups, eurent sur lui leur retentissement. Au temps de Law, il reçut en paiement de ses débiteurs des billets émis par la fameuse banque, et le Krach de 1720, le premier en date, engloutit une partie de son avoir. Des libéralités judicieuses eurent promptement réparé ces pertes. En somme, d’un mouvement progressif, quoique interrompu parfois d’arrêts et de reculs, l’institution allait se fortifiant, arrondissant son domaine, augmentant ses revenus, essaimant au loin, envoyant des colonies de sœurs à Châlons, à Besançon, à Dôle, recueillant d’autre part la succession des établissemens situés dans son voisinage immédiat et doués d’une complexion moins robuste, héritant des léproseries, héritant des vieilles maladreries, attirant à soi et concentrant toute la vie charitable de la contrée.

Vint la Révolution, qui détruisit en partie ses trésors, confisqua ses biens, imposa le costume séculier aux religieuses et les appela citoyennes, mais n’osa interrompre leur service. Plusieurs furent emprisonnées ; nulle ne périt. A Beaune, les excès révolutionnaires furent moins féroces qu’ailleurs et de plus courte durée. Faut-il attribuer cette douceur relative au naturel paisible des habitans, à leur humeur de bons vivans, à je ne sais quelle indolence qui semble se dégager de ce plantureux terroir : « Ici, nous dit-on, les bonnets rouges prirent vite un air de bonnets de coton. » Dès 1795, l’hospice recouvrait la gestion de ses biens. En 1810, Napoléon approuva les statuts de la communauté et rendit leur costume aux religieuses : il s’était pris de gré pour l’établissement qui soignait si bien ses soldats. Puis, comme Rolin avait tenu, malgré la présence des religieuses, à ce que l’administration fût et demeurât essentiellement laïque, on n’eut de nos jours qu’à changer certaines désignations, à supprimer quelques particularités, pour que le vieil organisme s’adaptât sans difficulté à nos lois modernes.

Aujourd’hui, les administrateurs s’assemblent périodiquement dans la chambre du conseil ; c’est le siège du pouvoir temporel. De temps à autre, on y reçoit solennellement l’évêque du diocèse, mais on rend hommage à son caractère sans reconnaître sa juridiction, car la communauté, par un privilège rare, relève directement et peut toujours se réclamer de Rome. Les sœurs se servent de la salle du conseil pour élire la maîtresse, pour célébrer les prises de voile, les professions. Là enfin se fait annuellement, par une après-midi de novembre, la vente à la criée des vins de l’Hôtel-Dieu : les administrateurs y président. C’est grand jour pour l’hôtel. De bonne heure, la foule des intéressés et des curieux envahit les cours : des pas pesans, de gros souliers ferrés, ébranlent les escaliers et les corridors. Des paysans cossus, des marchands au visage allumé de convoitises et haut en couleur, viennent s’entasser dans la chambre du conseil et se disputent chaudement les produits. Le feu des enchères n’est pas ici un vain mot : pour l’achat de chaque cru, la concurrence reste ouverte jusqu’à ce qu’une bougie allumée ait eu le temps de se consumer, tandis que sur des tables s’étalent les échantillons à déguster, l’alignement des bouteilles et la pourpre des vins. C’est la fête rouge et capiteuse, la consécration des labeurs et des profits terrestres, succédant à la fête blanche d’aujourd’hui, à la fête des âmes, qui se célèbre parmi les enchantemens de juin et dans la sérénité des longs jours.


IV

Après que l’accablante paix de midi nous eut condamnés à quelque repos, nous revînmes vers trois heures. Le temps était toujours très beau, très calme, l’azur intense, ouaté seulement çà et là de quelques bandes floconneuses, de fines gazes blanches, qui traînaient au ciel comme des écharpes lâches.

En passant devant l’entrée de la grand’chambre et de la chapelle, où l’assistance est nombreuse, nous percevons un bruit de chants et d’orgues : c’est l’office qui va s’achever en procession. Dans la cour, il y a du monde, mais point de foule ; des toilettes printanières, des ombrelles rouges et mauves, des chapeaux fleuris, des complets clairs. Ces élégances de petite ville ne font pas trop mal au balcon de la galerie supérieure, dans l’encadrement des bois découpés. Il y a aussi quelques voyageurs, des artistes, des correspondans de journaux illustrés, heureusement point de « touristes. » Plusieurs appareils photographiques se préparent à braquer leur artillerie sur le cortège attendu. Tout cela n’est guère du temps. Seuls, quelques mendians en haillons, quelques vieillards à barbe moisie, semblent avoir hérité des loqueteux et béquillards du moyen âge leur aspect de délabrement et de vétusté.

Au bout de la cour, un jeune garçon d’une dizaine d’années est couché dans un lit formant boîte allongée. Sans doute, c’est un petit coxalgique, que les sœurs ont sorti pour lui faire respirer l’air et voir la fête. Il est là, le pauvret, prisonnier sous ses draps qui lui montent jusqu’aux épaules, toujours étendu, immobile, façonné et comme résigné à sa pose de paralytique : un peu de vie pourtant et d’espoir luit dans ses yeux, comme s’il attendait un miracle.

Par un escalier en spirale, nous montons au promenoir d’en haut et le parcourons dans sa longueur, à travers des frôlemens de jupes et des murmures de causeries. Arrivés près de la tourelle d’angle, on nous fait jeter un coup d’œil en arrière : à travers les ouvertures supérieures de la galerie, le regard prend d’enfilade la double ligne des louvres, et la succession des saillies, l’enchevêtrement des déchiquetures, les tons de mine de plomb tranchant sur l’azur, donnent l’illusion d’une étrange végétation aérienne, noire, compliquée, griffue, qui se prolongerait au plus loin des espaces bleus en un infini d’efflorescences métalliques.

— C’était plus beau naguère, nous disent les érudits de l’endroit, ceux qui vivent dans le passé local et le scrutent. — Naguère, des rehauts d’or, de vermillon, d’azur, étincelaient sur les profils et les frontons des louvres ; la façade intérieure était enluminée comme une page de missel. Le clocher qui surmonte la porte d’entrée posait dans une gerbe de pinacles : autour de sa base, les écussons des premières familles de la province, protectrices de l’hôtel, resplendissaient. Les tuiles des toits étaient coloriées, et des zébrures vertes, des losanges jaunes et rouges, avec des touches d’un blanc cru, faisaient aux sveltesses de l’architecture un fond d’éblouissante polychromie.

Rapidement évoquée, cette fantasmagorie de couleurs s’évanouit : un mouvement dans les groupes, un frémissement léger, succédant à la lassitude de l’attente, nous ramone à la réalité et annonce que la procession va sortir. Nous prenons place sur le balcon en face de l’endroit où elle doit se montrer, en face du porche d’entrée, flanqué de ses deux tours.

Les chants de la chapelle viennent à nous maintenant plus forts, plus distincts ; ils s’élèvent en bouffées triomphantes, où percent des voix claires d’enfans, et l’orgue tempête. Soudain, comme signal, le carillon du clocher se met en branle ; sous les coups du trézeleur, de l’artiste spécial en qui s’est perpétué l’art des vieux cari Honneurs flamands, les cloches accordées à divers tons tintent l’une après l’autre : sur un rythme un peu boiteux, qui a ses saccades et ses trous, elles entament un air d’autrefois, aigrelet et vieillot.

Entre les deux tours jaunes, un suisse tout de rouge habillé paraît, grand et gros, armé d’une hallebarde à for rouillé, à manche pointillé de clous étincelans. Marchant à petits pas, avec une gravité tempérée de bonhomie, avec un dandinement qui prétend à la majesté, il précède la procession, qui oblique aussitôt vers notre gauche. Des servans d’église, vêtus de noir, portent la croix, au bout d’une longue tige de métal, et la bannière de l’hôtel, rouge et bleue, où l’inévitable colombe plane entre la tour et les clefs. Ensuite, c’est un moutonnement de têtes frisées : des enfans de chœur en surplis frangé de dentelle et en soutane rouge, avec des couronnes de fleurs, avec des corbeilles d’où s’échappe en tourbillon léger un effeuillement de roses ; des frères de la doctrine chrétienne, en robe noire et rabat empesé ; et quand un arrêt de la marche interrompt le bruit des pas, des prières psalmodiées à haute voix montent jusqu’à nous. Mais déjà le clergé s’avance, la splendeur des dalmatiques, la chasuble de l’officiant, sous le dais au quadruple bandeau de satin blanc, orné des panaches traditionnels : et la pâle Hostie se détache en blanc parmi les fulgurations de l’ostensoir.

A la suite du bon Dieu et tout contre, un spectacle ravissant paraît : un béguinage de Lilliput, un lot de fillettes dont la plus âgée n’a pas dix ans, costumées exactement à la façon des sœurs hospitalières de Beaune, d’après une vieille coutume de l’endroit. Elles sont charmantes, ces bambines, sous leur hennin presque aussi grand qu’elles et sous le voile qui encapuchonné leur petite physionomie sérieuse : il en est une si jeune que deux autres doivent lui donner la main et soutiennent son mignon corps rondelet, qui oscille de droite et de gauche, avec un balancement drôle.

Puis viennent des jeunes filles, vêtues de blanc : elles portent des cierges allumés, mais la clarté du jour décolore la flamme et lui laisse à peine une teinte vermeille. Après, des prêtres encore, des surplis à ailes : l’aumônier, le Beau-Père, directeur spirituel de la maison, se distingue en étole et camail, et la communauté le suit, progressant dans sa hiérarchie : les postulantes d’abord, en robe noire, coiffées d’un bonnet tuyauté qui se relève légèrement en pointe au sommet de la tête ; les novices, dont le costume est déjà celui de la maison, avec la robe noire pourtant ; les professes enfin, les religieuses hospitalières, marchant ou plutôt glissant sur deux files, toutes gantées de blanc, soutenant d’une main leur bréviaire ouvert et de l’autre la longue traîne de leur robe couleur de cire, l’air si noble et si haut sous leur grande coiffe qu’on dirait un cortège d’abbesses. Et c’est tout : ce qui vient et se pousse derrière, ce n’est plus qu’une confusion de pèlerines modestes et de toilettes défraîchies, l’empressement des dévotions provinciales, semblable en tous lieux et désespérément banal.

Il manque Rolin et sa compagne : on s’attend à les voir paraître, tels qu’ils ont été portraiturés maintes fois ; l’un et l’autre mis avec une magnificence discrète, lui chaperonné de noir, engoncé dans une courte robe de velours noir ouverte sur le devant, duvetée sur les bords de fourrures à reflets d’or ; elle, portant le hennin pareil à celui des religieuses, le corsage à manches bouffantes, et laissant s’étaler derrière elle l’ampleur de sa jupe noire : tous deux les mains jointes, les traits fortement marqués, l’air dévot et sévère, humbles devant Dieu et sentant leur importance au regard des hommes, faisant le bien avec autorité, avec une munificence entendue, en grands bourgeois qui paient au ciel la rançon de leur richesse. Leur présence ici n’étonnerait personne, en ce lieu où leur pensée vit, règne souverainement, ordonne, surveille et réglemente.

La courte et gracieuse procession prend la cour de biais, s’engage dans la salle Saint-Louis, située sous le pavillon Louis XIV ; nous l’y rejoignons. C’est encore une pièce spacieuse et haute, qu’enrichit en son milieu une belle fontaine à vasque de marbre. Un demi-crépuscule règne dans la salle, ravivant la flamme des cierges, et sur les degrés de l’autel l’ostensoir s’élève entre les bras du prêtre comme un astre d’or, bénissant la foule, bénissant les malades agenouillés au pied de leur lit, tandis qu’un grand saint Antoine, se détachant en costume d’évêque byzantin sur une tapisserie à fond rouge, semble présider à la cérémonie. Puis, la procession ressort, traverse de nouveau une partie de la cour et s’enfonce dans le couloir du fond, pour se rendre au reposoir placé à l’entrée du jardin.

Nous la laissons aller et restons dans la grande cour. Les groupes se reforment, les entretiens reprennent : chacun demeure sous l’impression du spectacle qui vient de passer, répandant une douceur et une quiétude. On voudrait en ressaisir toutes les particularités, en mieux pénétrer les origines ; les anciens du pays font la leçon aux nouveaux venus : nous apprenons que, si la Fête-Dieu prend un éclat particulier à l’hôpital de Beaune, elle le doit à une religieuse du XVIe siècle ; en 1539, sœur Catherine Brouhot affecta une rente annuelle à l’office du Saint-Sacrement, afin qu’il fût beau, bien réglé, soigné dans tous ses détails ; mais que serait cette cérémonie sans le cadre où elle évolue !

Autour de nous, l’aspect des choses se transforme, sous les variations de la lumière. Le soleil, qui s’abaisse sur l’horizon et va bientôt quitter la cour, n’éclaire plus que les tapisseries faisant face au couchant ; mais il les imprègne d’une lueur plus chaude, d’un éclat plus intense, succédant à l’or tendre du matin. La vue de ces beaux atours changeant d’apparence avec l’heure, diversifiant sans cesse leurs magnificences, fait mieux comprendre à quel point les décorateurs d’autrefois eurent le sentiment et la maîtrise de leur art, eux qui ne tenaient pas les tapisseries perpétuellement reléguées dans les églises et les appartemens, qui aimaient à les exposer en plein air et en faisaient le luxe extérieur des jours de fête. Hardiment, ils les appliquaient alors au fronton des cathédrales, sous le péristyle des palais, sur les façades des demeures ; ils faisaient se mouler sur les courbes et les saillies de l’architecture ces grands tableaux souples, aux nuances délicieusement fondues ; ils les livraient au soleil, qui ravivait leurs tons et se jouait à l’aise dans leurs moelleuses profondeurs. A se figurer ces spectacles d’après celui que nous avons sous les yeux, on se sent plus d’horreur pour les pauvretés de notre faste public, pour les banales tentures ponceau, aux teintes plates et opaques, que le goût moderne rend inséparables de nos fêtes officielles. Qu’elles étaient mieux inspirées, ces générations réputées barbares, lorsqu’elles déployaient sur le passage des grands de la terre ou des pompes religieuses une harmonie de couleurs, un monde de formes et d’êtres imaginaires, et donnaient aux vivans cortèges, aux entrées, aux processions, aux triomphes, cet accompagnement de chatoyantes visions !

Discrètement et sans bruit, la procession est revenue : elle se glisse sous la galerie basse, et tout près de nous, presque à nous frôler, repassent le dais cahoté au-dessus des groupes, les petites filles embéguinées, les dames blanches et les flammes pâles. Les voici dans la salle Saint-Hugues, sise à l’opposé de la salle Saint-Louis et à l’autre extrémité de la cour. Nous sommes là en plein siècle de Louis XIV : de grandes peintures, exécutées par un médiocre contemporain de Lebrun, tapissent entièrement les murs de leurs fonds fauves, de leurs sujets embrumés : sur l’autel, des cadres feuillus enferment des médaillons sans caractère ; la grande dévotion du XVIIe siècle n’a point su créer ici un art à son image. Après cette halte, la procession continue ses tours et ses détours, car il faut que Dieu visite chaque chambre de malades et porte partout le réconfort de sa présence. Elle reparaît parfois dans la cour. Sur son passage, les femmes s’agenouillent et se signent, les petits enfans font leur prière : la conversation des hommes s’interrompt à peine, car toute contrainte, toute solennité même est bannie de cette fête, qui garde jusqu’à la fin un caractère d’intimité presque familiale. Il apparaît bien que Dieu est ici chez lui, qu’il se fait hospitalier, accessible à tous, qu’il met chacun à l’aise et ne trouve pas d’inconvénient à tolérer certaines libertés, se sentant sûr de son empire et seigneur incontesté des âmes.

Avant même qu’il se soit retiré en son sanctuaire, il n’interdit pas aux esprits de se détendre et permet qu’on s’amuse. Dès que la procession s’éloigne un peu, le carillon s’égaye en sonorités profanes, en refrains séculiers ; il est vrai que ce sont des airs de l’autre siècle. Parmi des modulations diverses, nous reconnaissons l’air : J’ai du bon tabac. Puis, sans façon, le clavier d’airain joue le bon Roi Dagobert à la barbe de saint Éloi, toujours occupé, sur son tapis fleuri, à perpétuer son miracle. Ayant épuisé enfin ses virtuosités, le carillon s’arrête court, sur une note haute, dont la vibration se prolonge un instant dans l’air immobile et meurt.

Définitivement, la procession est rentrée : elle s’est évanouie au lieu où nous l’avons vue sortir, sous le porche d’entrée. Dans la chapelle, une dernière explosion de chants et un fracas d’orgue signalent l’achèvement de l’office. L’assistance s’écoule assez rapidement. Les sœurs reparaissent dans la cour, dispersées maintenant ; leur traîne relevée ballottant derrière elles en un ramas d’étoffes, le rosaire et le trousseau de clefs tintant à leur ceinture, elles s’en retournent chacune à la besogne journalière. Dans les salles, les malades se sont recouchés, avec cette lassitude un peu déçue qui succède aux joies longtemps attendues et trop vite passées ; plus d’un, sans doute, est ressaisi par le rêve haletant et vague, sans cesse interrompu et recommencé, qui hante les heures de fièvre. Près d’eux, les sœurs reprennent leur rôle de consolatrices, avec ces mots de prière et d’espoir qui n’ont pas varié ici depuis quatre siècles et demi, avec ces paroles berceuses, qui charment et dorlotent la souffrance.

Dans la cour qui se dépeuple de ses tapisseries, nous restons à regarder encore une fois les magnificences et les grâces de l’architecture, à interroger ce curieux monument, cet asile de malades qui est en même temps un gentil manoir. Que nous diront à la fin ces campaniles légers, ces tourelles élancées, ces pierres et ces ferrures aux tons éteints, ces choses antiques, usées, pâlies, qui semblent nous parler de très loin, en un murmure discret et pourtant perceptible ? Vont-elles nous dire au juste ce que furent les hommes créateurs de cette œuvre, depuis ses puissans fondateurs jusqu’aux humbles manœuvres qui l’embellirent en ses détails ; saurons-nous en quoi ils ont senti, pensé, souffert comme nous ou autrement que nous ; en quoi leur âme différait ou se rapprochait de la nôtre ?

Ce qui se révèle en eux d’abord, c’est une recherche continue et une patiente réalisation d’art ; c’est leur passion pour l’ornement et le décor, leur amour pour l’objet soigneusement et finement ouvré, de matière choisie et de probe travail. C’est aussi leur foi, seul frein qu’eussent alors la violence et la cupidité des âmes : en ces temps durs, souvent atroces, noirs de crimes et de misères, elle insinuait de tièdes rayons d’amour, suscitait des œuvres douces et des miracles de compassion. Cette foi qui se transformait en charité, on en retrouve partout ici la trace. Ils crurent vraiment, ceux dont les élans, dont les aspirations se traduisent autour de nous en figurations mystiques, en symboles, en oraisons de pierre, s’élevant à la fois inquiètes et confiantes vers un ciel accessible. Nulle révolte de la raison n’altérait leur simple et positive conception de l’au-delà ; leur esprit se mouvait dans les limites d’un horizon moins vaste que celui de notre siècle, mais moins vague, net et coloré, peuplé de certitudes tour à tour effrayantes ou secourables. Parmi les épouvantemens que faisait naître en eux l’obsession de l’autre vie, un espoir indomptable les soutenait, l’espoir en un Dieu attentif-à nos moindres actes, rémunérateur, miséricordieux, qui tiendrait toutes ses promesses, et ils goûtèrent l’ineffable jouissance d’un idéal précis. Leur dévotion n’en avait pas moins ses subtilités et faisait ses calculs ; ils entraient en compte avec le ciel, payaient aux pauvres ce qu’ils devaient à Dieu, essayaient même de le constituer leur débiteur et supputaient ce qu’il faudrait donner pour s’assurer sur lui des créances payables dans l’éternité. Ainsi peu à peu nous remontons dans leur pensée, nous en suivons les détours, nous en atteignons les complexités, jusqu’à ce qu’enfin, au-delà de ce que nous pouvons saisir et pénétrer d’eux, se rencontre l’infranchissable limite, l’obstacle qui ne nous permet jamais de comprendre tout l’esprit d’un siècle évanoui, de revivre sa vie, de nous assimiler pleinement ses idées, et qui mure dans leurs intimes profondeurs les âmes d’autrefois.

Tandis que ces réflexions nous absorbent, au-dessus de nos têtes, un roucoulement se fait entendre. Les pigeons du colombier, effarés de la fête, fuyant les cours envahies, s’étaient réfugiés au plus profond de leur asile. Maintenant, ils s’enhardissent à reparaître ; au bord de toutes les ouvertures, leurs petites têtes mobiles se montrent, semblent s’interroger, se consulter entre elles, et tenir un conseil d’oiseaux. Soudain, un glissement d’ailes passe devant nos yeux et traverse diagonalement l’espaça : il s’abat sur les dalles de la cour, et trois ou quatre pigeons, de leurs petits pas pressés et muets, égayent sans la troubler la solitude de ce lieu unique, retombé à sa paix charmante.


ALBERT VANDAL.