La Fée Gnosine
ou l'amour comme il est Voir et modifier les données sur Wikidata
A.-A. Renouard.


LA FÉE GNOSINE.


Suite des Mille et Une Nuits.




La Fée, sublime commandeur des croyans, dont je me suis engagé à retracer à V. M. les principales aventures, ne ressemble guère à toutes les Fées qui jusqu’à présent eurent l’honneur d’amuser ses augustes loisirs. Il n’y en eut jamais de si jeune ni de si vieille, de si laide ni de si jolie, de si folle ni de si sage, de si faible ni de si puissante.

— Ne vous ai-je pas déjà dit plus d’une fois, mon cher visir, qu’il n’est rien dans le monde que je déteste autant que les antithèses, si ce n’est les charades et les logogriphes ?

— Il est bien difficile de faire l’histoire de la Fée Gnosine dans un autre style.

— Eh bien, faites-en une autre.

— Je demande à V. M. quelques instans d’indulgence, et j’espère qu’elle ne trouvera pas que j’en abuse ; car le fond de mon histoire est infiniment remarquable.

— J’aimerais mieux qu’il fût amusant.

— J’ose le croire du moins passablement extraordinaire.

— Eh ! bien, voyons.

— Je ne voudrais pas assurer que la Fée Gnosine, soit plus ancienne que le monde, mais il est au moins très-constant que son origine et celle du monde doivent remonter environ à la même origine.

— De quelle vieille sempiternelle allez-vous m’ennuyer ?

— Que votre majesté n’en soit point effrayée ; cette Fée a le don sublime de paraître à volonté justement tout aussi jeune et tout aussi vieille que les circonstances semblent l’exiger, et cette rare qualité n’est pas un des moindres charmes de sa puissance, qui d’ailleurs est d’une nature assez singulière ; car le pouvoir qu’elle exerce par elle-même est très-limité ; ce n’est qu’en le communiquant aux amans qu’elle daigne favoriser, qu’on lui voit opérer les prodiges les plus surprenans ; et cela par deux moyens infiniment simples, tantôt en leur découvrant les choses comme elles sont, tantôt en leur faisant deviner très-à-propos comme elles seront, comment elles devraient ou comment elles pourraient être.

— Je comprends ; c’est une espèce de Sibylle.

— Oui ; mais il est à remarquer que ce qu’elle devine, c’est presque toujours ce qu’elle sait le plus sûrement ; et que jamais elle n’est plus sujette à se tromper que lorsqu’elle prétend savoir quelque chose en deçà ou au-delà de ce qu’elle devine si bien.

— Je suis, je vous l’avoue, comme votre Fée ; il me semble que je tiens beaucoup mieux ce que je devine, que ce que je sais.

— Cela ne viendrait-il pas de ce que V. M., comme les plus grands génies, ne sait rien ?

— Qu’est-ce à dire ?… comme les plus grands génies…

— Sans doute ; les plus grands génies, ainsi que V. M., ne pouvant appercevoir que quelques anneaux de la chaîne éternelle des choses, sont toujours réduits à deviner. Comment savoir jamais parfaitement les rapports, même les plus près de nous, lorsqu’il nous est tout-à-fait impossible d’en suivre la liaison, d’en concevoir l’ensemble ?

— Savez-vous bien qu’au lieu de raconter, vous ne cessez de disserter ?

— Ce sont les profondes réflexions de V.M. qui…

— Finissons votre histoire ou je vais m’endormir.

— Pour ne pas fatiguer la patience de V. M., je me dispenserai de lui dire avec combien d’art, de soins et d’amour notre Fée fut élevée par sa fidèle nourrice Mnémosyne et par le puissant Génie Chronos, son frère et son tuteur. Il suffit que V. M. sache que jamais éducation ne fut commencée sous de plus heureux auspices, et n’eut de plus brillans succès. Aussi, dans sa première jeunesse, on ne pouvait voir un modèle plus parfait d’intelligence, de sagacité, d’application, de modestie. Pour se livrer avec moins de distraction à ses études et à ses pensées, c’est dans les lieux les plus paisibles et les plus solitaires qu’elle avait choisi son asyle ; c’est dans la solitude qu’elle bâtissait ses châteaux en Espagne ; c’est dans la solitude qu’il fallait placer les temples qu’on lui voulait élever. Ce n’est que là qu’elle rendait ses oracles et recevait les hommages d’un petit nombre de mortels dignes de l’approcher encore.

— C’est à peu-près comme cela que commence le roman de toutes nos coquettes.

— Si V. M. se permet elle-même des réflexions…

— Continuez.

— Les hommes favorisés du ciel, à qui la Fée daignait communiquer le don de ses pressentimens, de ses lumières de ses inspirations, étonnaient et les vieillards, et les jeunes gens par la justesse et par la profondeur de leurs discours, par la sagesse et par l’équité de leurs conseils. Sans autre pouvoir que la haute considération que leur donnait leur commerce intime avec la Fée, ils avaient le plus grand ascendant sur l’opinion dé leurs concitoyens, et l’on peut dire qu’ils exerçaient sur eux une véritable magistrature, la plus puissante et la plus respectable de toutes. Ils se gardaient de se prodiguer dans les lieux public, à la cour ou dans les assemblées du peuple. Mais on venait les consulter dans leur retraite, et souvent un mot échappé de leurs lèvres, arrêtait ou précipitait les plus grandes entreprises, prévenait les plus terribles désastres, assuroit le repos et le bonheur d’une génération entière, décidait enfin des destinées de toute une nation.

— Voilà beaucoup de grandes phrases pour me dire que votre Fée tenait un bureau d’esprit, comme nous en avons tant vu.

— Dans ce bureau d’esprit, puisqu’il plaît à V. M. de l’appeler ainsi, se glissèrent bientôt beaucoup de jeunes dervis et des néophytes très-intrigans. Au moyen de toutes sortes de ruses et d’artifices, ils s’emparèrent, je ne sais comment, de l’esprit, de l’imagination ou de quelque autre faculté plus active encore de notre admirable Fée, et parvinrent à lui persuader qu’en se liant uniquement avec eux, ses lumières répandraient sur tout le genre humain l’influence à la fois la plus énergique, la plus étendue et la plus salutaire. S’ils avaient été de bonne foi, peut être l’attente de la Fée n’eût-elle pas été trompée. Mais abusant de sa confiance, ce n’est que par ambition et par cupidité qu’ils cherchaient à s’approprier exclusivement tous les secrets que la Fée avait daigné leur confier, & ils n’en révélaient aux autres que ce qu’ils croyaient utile au succès de leurs vues personnelles ; souvent même ils y mêlaient encore les inventions les plus puériles et les plus absurdes, pourvu qu’elles servissent au même but. Ces nouvelles liaisons brouillèrent la Fée avec ses premiers amis, sans leur faire oublier cependant rien de ce qu’ils lui devaient. Ils recueillirent tous les bienfaits qu’ils en avaient reçus, comme le plus précieux trésor qu’ils pouvaient laisser à leur postérité : mais, comme tant d’autres, ce trésor sembloit diminuer tous les jours par la seule raison qu’on ne travailloit presque plus à l’accroître.

Et quel trésor ! — En se frottant les yeux. – Votre Fée était-elle donc réduite à payer ses amans ? Ne m’aviez-vous pas dit qu’elle était jeune toutes les fois qu’il lui convenait de l’être ?

— Sublime commandeur des croyans, le mot trésor dont je me suis servi n’est qu’une métaphore.

— Ah ! je comprends.

— Si la Fée ne payait pas plus ses nouveaux amans que les premiers, je ne puis pourtant cacher à V. M. que les dervis et les muphtis de sa cour n’en tiraient pas moins le meilleur parti possible de ses secrets, et que même ils en avaient su faire une ressource de richesse très-palpable, très-matérielle, très-abondante.

— Ma foi je ne serais pas fâché de connaître moi-même votre Fée, quoique entre nous je la soupçonne une jouissance bien sèche et bien sérieuse.

— Mon respect pour V. M. me dépend de m’expliquer à cet égard. Ce qu’il a de certain, c’est que beaucoup de jeunes philosophes devinrent fort jaloux des dervis et des muphtis qu’elle avait favorisés si long-temps avec la plus aveugle bonté ; qu’envieux de leur grande fortune, & peut-être encore plus de leur immense crédit ; révoltés sur-tout de leur orgueil et de leur intolérance, ils lancèrent contre eux les plus vives épigrammes, les plus violens sarcasmes, et les bardèrent de tant de ridicules, que l’indulgente Fée se vit enfin presque forcée de renoncer entièrement à leur commerce, quelque charme, quelqu’attrait qu’il eût encore quelquefois pour elle, ou de sympathie ou d’habitude.

— Il me semble que ce que les Fées comme les femmes supportent le moins dans leurs amans, c’est le ridicule.

— Hélas oui, Sire ! Ces mêmes philosophes parvenus à faire déguerpir de si puissans rivaux, ne tardèrent pas à prendre leur place, et bientôt après, leur ambition, leur morgue & leurs travers. Loin de ressembler aux sages qui formoient sa cour dans sa première jeunesse, enivrés de ses faveurs, ils les publièrent avec la vanité la plus indiscrète, s’affichèrent avec elle, & l’affichèrent avec eux à la ville, à la cour, sans aucune réserve, sans aucun égard pour la décence publique. Ainsi que toutes les faveurs du monde, plus celles de la Fée furent prodiguées, moins elles conservèrent de prix. Un oracle qui jadis eût fait la réputation de plusieurs sages, l’admiration, l’étude et les délices de tout un siècle, se trouvait confondu dans la foule des traits heureux qui naissent et meurent tous les jours dans les cercles brillans de la capitale de V. M. L’espèce de magie que la Fée exerçait sur les esprits, à force de s’étendre sur un si grand nombre d’individus, en perdant continuellement de son crédit et de sa considération, perdit par là même de sa force réelle.

— Ce qui n’aura pas manqué de donner beaucoup d’humeur à la Fée. Je connais ces dames.

— Comme V. M. devine ! Tant d’humeur, de dépit et d’ennui, que c’est en prodiguant encore davantage ces faveurs qu’elle crut apparemment reconquérir l’empire qu’elle voyait d’un moment à l’autre échapper à ses charmes.

— Ne fût-ce du moins que pour se distraire un peu…

— Il n’y eut enfin personne qu’elle n’admît indistinctement à l’honneur de sa société la plus intime, depuis le premier muphti jusqu’au dernier maître d’école de village, depuis le favori des plus grands monarques jusqu’au dernier de leurs valets d’écurie, depuis le courtisan le plus poli jusqu’au porte-faix le plus brutal, le plus grossier. Dans le premier moment on crut que toutes les conditions, toutes les classes partageant ainsi l’influence si prodigieusement expansive des bontés de Gnosine, elles allaient produire désormais une foule de Confutzée et de Barmécides. Mais quel étrange mécompte ! et de combien de regrets il devint la source amère et funeste ! Quoique la conversation de la Fée fût toujours également instructive, également brillante, les propos confus et tumultueux de la foule qui l’entourait par-tout & sans cesse, rendirent bientôt cette conversation insupportable, et, qui pis est, inintelligible. Tout le monde avait la prétention de l’écouter et de l’entendre ; mais la plupart du temps, ces nouveaux courtisans la comprenaient si mal, qu’en voulant répéter la plus sublime de ses pensées, ils en faisaient le coq-à-l’âne le plus ridicule, et, qui pis est, trop souvent la maxime la plus atroce, la plus désastreuse, qu’ils soutenaient ensuite de toute la force de leurs poumons, de toute la dialectique imposante de leurs jambes et de leurs bras.

— C’est la règle de toutes ces dames, en vieillissant, de s’attacher à des espèces…

— Au milieu de cette épouvantable tourbillon, la Fée se voyait souvent rajeunir et vieillir de plusieurs siècles dans l’espace de peu de jours. Fatiguée d’une existence si mobile et si bruyante, excédée de tant de succès si peu dignes d’elle, humiliée de ses victoires, affligée de ses conquêtes, elle résolut enfin de se soustraire à tous les yeux, et se retira brusquement dans la plus profonde solitude. Là même, elle ne se crut pas encore assez loin de la foule des mortels et ne tarda pas de remonter au haut de l’Empyrée, d’où l’on assure qu’il n’y a que le desir de l’amour le plus vif, le plus pur, le plus constant, cette seule faculté par laquelle l’homme se rapproche des Dieux, qui puisse l’engager à descendre quelquefois sur la terre pour communiquer avec les vertueux émules de ses premiers favoris.

— Visir, rendez grace au ciel que votre conte ne m’ait pas tout à fait endormi : car je vois bien à présent que votre conte prétendu n’est qu’une vieille allégorie dont il n’est pas difficile de pénétrer le sens. Oui, votre Gnosine est une Dame fort estimable ; mais, n’est-ce pas : Non est piscis omnium ? C’est là ce que vous voulez dire.....

Le Visir se prosterna profondément et se retira, non sans un peu de confusion, mais trop heureux de ne pas éprouver un reproche plus sévère : car il n’est rien de si dangereux à la cour que de promettre de l’amusement et de ne pas en donner.


FIN