La Divine Épopée, de M. Soumet



LA
DIVINE ÉPOPÉE
PAR M. ALEXANDRE SOUMET.

Les Français n’ont pas la tête épique ! — Telle est la plainte déjà bien ancienne et bien usée qui se formule à l’apparition de chaque épopée ; c’est là une de ces assertions en manière d’axiome que nous ne discuterons pas. Toujours est-il que, si les Français n’ont pas la tête épique, cela ne les empêche cependant pas de faire des épopées. On dirait que la nation s’est piquée d’honneur et de tout temps ait essayé de combler cette lacune déshonorante dans notre littérature ; en effet, il est douloureux pour un peuple bien situé sur la carte de l’Europe d’être entièrement dénué de poème épique. — Les Grecs ont l’Iliade et l’Odyssée, les Latins l’Énéide, les Italiens la Divine Comédie, le Roland furieux, la Jérusalem délivrée ; l’Angleterre a le Paradis perdu, l’Allemagne les Niebelungen et la Messiade, le Portugal la Lusiade, l’Espagne l’Araucana, l’Inde Nal et Damayanti, la Perse le livre des Rois ; nous autres nous n’avons rien, c’est-à-dire la Henriade.

Pourtant la liste des poèmes épiques connus en France, à partir de la Franciade de Ronsard tiendrait à elle seule un volume, si l’on avait la patience d’en faire le relevé. Sous le règne de Louis XIII, cette idée de doter la France de l’épopée qui lui manquait agita les cerveaux de tous les poètes : de mémoire nous en citerions une douzaine, la Pucelle de Chapelain, le Saint Louis du père Le Moine, le Clovis de Desmarets, le Moïse sauvé de Saint-Amant, l’Alaric du sieur de Scudéry, la Madeleine au désert du père Pierre de Saint-Louis, le Constantin du père Mambrun, le Martel de M. de Boissat, le Saint Paul de monseigneur l’Évêque de Vence, et bien d’autres enfoncés au plus profond des eaux noires de l’oubli, tous parfaits, tous construits selon les lois de l’architectonique, de la symbolique, de l’ésotérique, et autres recettes admirables, chefs-d’œuvre auxquels ne manque, pour pouvoir être lus, qu’une toute petite chose bien dédaignée, bien repoussée aujourd’hui par les mystagogues et les rêveurs à grandes prétentions… la forme, rien que cela !

Sous l’empire et au commencement de la restauration, il y eut recrudescence d’épopées ; Népomucène Lemercier, novateur malheureux que l’absence de style empêcha d’être un poète, en a fait trois ou quatre à lui seul, l’Atlantide, Attila, les Chants cataloniques, Alexandre, Homère et la Panhypocrisiade, poème bizarre où se joue devant les démons la grande comédie du XVIe siècle. On cite encore le Philippe-Auguste de M. Parceval de Grand-Maison, la Pucelle d’Orléans de M. Lebrun des Charmettes, la Caroléïde de M. d’Arlincourt, la Philippide de M. Viennet.

Les contemporains ont aussi tenté le poème épique. Il n’est pas besoin de rappeler aux lecteurs de cette Revue l’Ahasvérus, le Napoléon et le Prométhée de M. Edgar Quinet. M. de Lamartine a fait, outre Jocelyn, la Chute d’un Ange, poème dont l’étendue et le style sont des plus épiques. Il nous semble, d’après cela, que nous ne sommes pas si dénués d’épopées que nous en avons l’air.

M. Alexandre Soumet a-t-il enfin doté la France de l’épopée si impatiemment attendue ? c’est là la question, that is question, comme dit Hamlet.

Nous allons tâcher de faire entrer dans le cadre étroit d’une analyse ce gigantesque poème qui n’a pas moins de deux vol. in-8o.

L’invocation sacramentelle est remplacée par une vision d’apocalypse où le poète voit un aigle symbolique planer et lutter dans un ciel orageux avec une effroyable tempête : à travers la noire épaisseur des nuées, l’aigle tâche de diriger son vol vers le soleil ; mais le soleil agonisant pâlit et s’efface, et la tempête triomphante au milieu d’un déluge d’éclairs foudroie l’astre et l’oiseau, car les derniers jours du monde sont arrivés : une plume à demi brûlée s’échappe de l’aile de l’aigle mourant et tombe en tournoyant sur la terre des hommes, et le poète la recueille, comme saint Jean dans l’île de Pathmos, pour qu’elle lui serve à tracer « les récits étoilés de son drame mystique. » — Tu seras peut-être foudroyée de nouveau, s’écrie le poète en s’adressant à la plume, mais nul ne peut se refuser à l’inspiration, et il faut la suivre où elle nous conduit comme Dante suivait le laurier de son maître Virgile ; on n’a pas le doit de désobéir à l’esprit évoqué.

L’univers n’est plus. — Dieu a replié la création et l’a serrée dans les magasins du chaos, comme une décoration de théâtre quand le spectacle est fini. Il n’y a plus rien que le paradis et l’enfer, pour que l’éternelle justice puisse s’accomplir. — Le paradis a toujours été l’écueil des opéras et des poèmes épiques. Dante lui-même, et MM. Feuchères, Séchan, Dieterle et Desplechins, y ont médiocrement réussi. Notre terre, qui peut fournir d’innombrables variétés de douleurs, est bien stérile en images heureuses. Quand le poète a peint son ciel avec l’outre-mer le plus pur, qu’il a doré ses étoiles et ses auréoles à neuf, qu’il a illuminé à giorno du gaz sidéral le plus éclatant les palais de sa Jérusalem céleste, qu’il a mis un lis de Saron dans la main de chacun de ses bienheureux, qu’il a bourré ses cassolettes et ses encensoirs de toutes sortes de parfums bibliques ignorés d’Houbigant et de Laboullée, il est au bout de ses imaginations, qui ne vont pas au-delà des splendeurs d’un bal comfortable. Le ciel de M. Alexandre Soumet ne vaut pas mieux que les ciels de ses devanciers, et c’est assurément le morceau le plus faible de son poème. Il y a cependant prodigué les roses et les parfums de manière à contenter les nerfs olfactifs les plus exigeans et les plus délicats. Comprenant lui-même que les délices qu’il décrivait ne suffiraient pas à défrayer une éternité de bonheur, il a essayé quelques créations en dehors du monde connu, telles que l’oiseau Alexanor, qui n’a figuré, que nous sachions, dans aucun recueil d’ornithologie ; le meloflore ou melosflore, car ils se trouve écrit de deux façons, qui est, autant que nous avons pu comprendre, une espèce d’arbrisseau musical qui a des gammes et des arpéges pour feuilles, des trilles ou des points d’orgue pour fleurs. Dans quelle catégorie Linnée et Reicha placeraient-ils ce piano végétal ? Il y a encore un arbre Nialel, d’une botanique suspecte, et une certaine matière baptisée Argyrose, dont sont bâtis les palais des anges, que M. Alexandre Soumet prétend avoir été inconnue aux splendeurs d’Ophyr, et que nous croyons inconnue à des splendeurs moins problématiques que celle d’Ophyr, attendu qu’aucun dictionnaire n’en fait mention. Nous ne parlerons pas du Nictantès, de l’Ixia, de l’Osmonde, et autres végétations élyséennes d’une botanique beaucoup trop recherchée. M. Alex. Soumet ne paraît pas savoir qu’une langue s’appauvrit de tout ce qu’on lui ajoute, et que, s’il est permis de créer des mondes, il ne l’est pas de créer des mots.

Dans ce ciel, outre le Père et le Fils, le Saint-Esprit et la sainte Vierge, personnages indispensables et consacrés, le poète en a placé d’autres qui personnifient les vertus et les gloires humaines : Adam et Ève, Jeanne d’Arc, Dante, Milton, Raphaël, sainte Cécile, chantant le Stabat de Pergolèse, plus quelques milliers d’anges musiciens exécutant de colossales symphonies avec accompagnement d’extaséon, instrument dû sans doute à la fertile imagination de M. Soumet, car nous ne l’avons encore vu figurer dans aucun orcherstre de ce globe terraqué. Entre les rameaux touffus de ces plantes fantastiques voltigent et sautillent, au lieu d’oiseaux, les ames blanches de lait des petits enfans qui sont morts en venant au monde, et dont les yeux ne se sont ouverts qu’à la lumière céleste.

À la place de ce paradis fiévreux et convulsif, où le poète s’épuise en inventions stériles et en mignardises gigantesques, nous aurions mieux aimé un petit paradis gothique tout simple, tout naïf, dans le goût de Giotto ou de Fra Angelico de Fiesole, Dieu le père en habit d’empereur, Dieu le fils avec sa tunique et son manteau traditionnels, le Saint-Esprit, sous la forme d’un pigeon, les pieds et le bec rouges, deux ou trois collerettes de chérubins cravatés d’ailes, quelques anges à longues figures ovales, aux mains fluettes, avec des dalmatiques de brocard et de belles robes blanches se recourbant comme une écume légère autour de leurs pieds d’ivoire, jouant du kinnor, du rebec ou de la basse, une sainte Vierge bien chaste, bien candide, bien étonnée, avec ses grands yeux en amande bordés de cils blonds, exécutés un à un par l’artiste plein de foi et de patience ; le tout sur fond d’or gaufré de fers et d’impressions dans le goût byzantin. M. Taillandier, l’auteur de Béatrice, poème trop peu connu, a su parfaitement s’approprier cette sobriété calme et naïve des artistes pisans qui ont donné à la mythologie catholique des formes dont on ne doit pas s’éloigner lorsque l’on traite des sujets chrétiens, sous peine de dénaturer des types consacrés désormais, et de commettre en quelque sorte une hérésie iconographique : au lieu de celà, M. Alexandre Soumet semble avoir pris à tâche de transporter dans la poésie les conceptions désordonnées de Martin, qui sont plutôt des cauchemars de titans que de l’art véritable.

Un personnage d’invention, Sémida, antithèse d’Ève, dernier effort de la nature expirante, qui réunit en elle seule toutes les perfections de la femme, la seule qui eût pu sauver le monde et devenir la mère d’une nouvelle humanité, s’ennuie beaucoup dans le paradis de M. Soumet. Elle regrette la création évanouie, songe disparu d’un Dieu qui s’éveille à l’aurore de l’éternité ; elle seule, parmi tous les bienheureux, n’a pas perdu le souvenir ; Marie-Madeleine, la plus compatissante de toutes les saintes, en sa qualité de grande repentie, s’inquiète de la mélancolie de Sémida, qui exhale sa tristesse en jouant de la viole au pied d’un mélodore, et elle l’interroge doucement sur la situation de son cœur. Sémida lui raconte que, même dans les splendeurs célestes, il est un nom qu’elle ne saurait oublier, et elle demande à la sainte de prier pour elle ; à quoi Madeleine répond fort judicieusement que les élus ne peuvent pas prier l’un pour l’autre, et qu’elle s’adresse au Christ, le grand consolateur des affligés ; Sémida suit ce conseil et dévoile à Jésus les tristesses de son ame ; elle lui avoue qu’elle adore toujours Idaméel, l’amant auquel elle a si vertueusement résisté sur la terre, que le monde en a fini. Or, cet Idaméel n’est autre que l’Antechrist, le dernier né du Caucase, un Prométhée, plus impie et plus audacieux encore que le Prométhée antique ; Idaméel est irrévocablement perdu, il a lutté avec Dieu et détrôné Satan dans l’enfer ; à moins que Sémida ne descende comme Éloa sa cousine vers les sphères infernales et les régions maudites, il n’y a guère de probabilité que les amans se rencontrent jamais. Une grande pitié s’émeut dans l’ame de Jésus à l’aspect de cette douleur que ne peuvent consoler les félicités éternelles ; il prend subitement une grande résolution, et monte l’escalier symbolique qui conduit dans les abîmes de l’incréé. Ô prodige ! À chaque pas qu’il fait, les stygmates de ses anciennes blessures reparaissent, son flanc saigne, la couronne épineuse de la passion se mêle aux rayons de l’auréole. — Tous les cieux gémissent dans une attente pleine d’anxiété ; les chérubins voilent leur face du bout de leurs ailes ; la sainte Vierge sent se rouvrir les cicatrices faites par les sept pointes du glaive des douleurs, car une résolution terrible et suprême vient d’être prise dans le triangle mystérieux, celle du rachat de l’enfer ! Si nous étions des théologiens, nous tancerions d’importance cette imagination qui sent l’hérésie d’une lieue à la ronde, et qui, au moyen-âge, eût fait brûler très proprement tout vif l’auteur qui s’en serait avisé ; mais nous ne somme qu’un poète, et nous nous contenterons de relever les hérésies poétiques de M. Soumet, qui sont assez nombreuses.

Après le ciel vient l’enfer ; c’est dans cette partie du poème que se trouvent les morceaux les mieux réussis, à notre sens, de l’épopée de M. Alexandre Soumet. Selon lui, l’enfer est composé de quatre élémens qui sont la haine, la colère, l’orgueil et la mort. Comme Dante, dont il a bien fait de suivre l’exemple en cela, il divise le royaume funèbre, tout infini qu’il soit, en neuf parts ou cercles. Sans les parcourir les uns après les autres, le poète se contente d’esquisser treize tableaux ou visions, où sont décrits les supplices des principaux damnés ; quelques-uns de ces tableaux sont d’une invention vraiment infernale et d’une exécution vigoureuse, quoique déparés çà et là par l’afféterie et la fausse élégance, défauts passés à l’état chronique chez M. Alexandre Soumet. Parmi ces damnés figure Byron, ce qui ne paraît pas charitable de la part d’un poète ; les gorgones, les chimères monstrueuses, les méduses au regard pétrifiant, les sphinx à l’œil oblique et cruel, toutes les formes repoussantes et hideuses que l’idée du mal a produites en s’accouplant à la perversité humaine, car Dieu ne peut créer que le beau, grouillent, rampent, sautent et fourmillent dans la brume enflammée qui monte incessamment des lacs de bitume et de soufre en fusion. Mais le poète ne s’arrête pas long-temps aux bagatelles de la porte, et va tout droit au trône où siége Idaméel, l’amant de Sémida : seul entre tous les maudits, il a gardé la beauté, beauté pâle et terrible, plus effrayante peut-être que la laideur. Idaméel, qui a vainement tenté de reculer la fin du monde en tâchant de séduire Sémida, la vierge féconde, la dernière Ève, et de faire ainsi dévier la volonté de Dieu, s’est proclamé roi de l’abîme et n’a eu besoin que d’un geste pour détrôner Satan, qui languit captif dans un coin obscur de l’enfer. Le nouveau monarque a refait le code des tortures avec une supériorité toute romantique ; les vieux supplices ne sont que des délassemens en comparaison ; il sait à fond ce que peuvent produire d’angoisses le plomb fondu, le fer, la flamme, le poison, la glace, le cauchemar ; il trouve pour chacun un tourment spécial, mais il cache à tous le sien, qu’il n’a pas inventé. Bien qu’il souffre une punition égale à son orgueil, aucun signe ne trahit sa douleur, son masque garde une majestueuse immobilité, et les damnés qui l’épient n’ont pas la satisfaction d’y voir passer l’ombre d’une souffrance. Cependant le cœur d’Idaméel est en proie aux agitations les plus tempestueuses ; des ouragans de blasphèmes, des trombes de désirs furieux labourent ce noir océan sans fond et sans rivage.

La pensée de Sémida l’agite et le torture ; il voudrait s’élancer jusqu’au ciel pour l’arracher du sein de la béatitude, et la faire monter à côté de lui sur le trône brûlant des enfers. — Souvent, le front pensif, il va relire les trois tables d’airain où est écrite en caractères cabalistiques l’histoire de son ame et de son esprit ; c’est tout ce qu’il a emporté d’humain au fond de son ténébreux royaume, et la trace de l’existence du monde ne vit plus que sur ces tablettes mystérieuses. Pour distraire sa mélancolie, Idaméel ordonne une fête, une orgie infernale qui doit dépasser tout ce qu’ont produit de plus violent les énormités cyclopéennes, les vertiges des Lylacq et les monstruosités de Gomorrhe, les raffinemens de Sardanapale et les tigreries de Néron ; tout l’enfer se réveille et se rue aux bacchanales titaniques ; les sphinx sournois, les psylles au vol sifflant, les brucolaques infects, les vampires vermeils, les hydres vertes de poison, les briarées aux bras de polype, les chimères aux ailes onglées, les incubes obscènes, les harpies fétides, les mammouths, les dugongs, le dinotherium giganthœum, toutes les formes hideuses et fourmillantes qu’ébauche le cauchemar sur la toile noire de la nuit, se dirigent vers la salle du banquet en toute hâte. Cela rampe, cela vole, cela se culbute dans un pêle-mêle inimaginable, comme dans le Walpurgisnachtstourm de Goethe.

Après ce repas qui laisse bien loin en arrière les magnificences de Balthazar, les princes des damnés se racontent leurs bonnes fortunes et leurs exploits sur un ton de rouerie et de fatuité supérieures. Celui-là a vendu son ame pour séduire une religieuse, ajoutant à la passion le raffinement du sacrilége ; Néron prend la parole à son tour, et raconte en vers très beaux, que l’on peut ranger parmi les meilleurs et les plus irréprochables du poème, ce célèbre festin où les convives furent enterrés sous une pluie de fleurs. Don Juan explique sa dernière aventure : ce n’est pas, comme on l’a cru jusqu’ici, le commandeur aux talons tonnans, le spectre au poignet de marbre qui l’a fait plonger vivant dans les flammes bleues de l’enfer ; son trépas ne fut qu’un dernier rendez-vous avec une duchesse Esmeralflor de Grenade, morte voluptueuse à qui Satan rend pour une heure la vie et la beauté.

Ces histoires ne manquent pas de saveur ; cependant le sphinx les trouve fades, et voudrait quelque chose d’un goût plus relevé. — Maître, dit-il à Idaméel, absolument comme un jeune poète au génie d’une soirée littéraire, tu devrais bien nous lire quelque chose.

Idaméel, qui n’est point un grimaud, ne donne pas dans le piége vulgaire de débiter sa poésie lui-même ; il envoie trois cents filles de rois chercher les tables d’airain que l’on expose aux regards de l’assemblée. Le sphinx, en sa qualité d’expert aux choses obscures, est chargé d’expliquer les endroits difficiles ; mais, quelque étrange et singulier que puisse paraître le texte, personne n’a le droit de demander des explications au maître.

Sur la première table d’airain est écrite la biographie d’Idaméel ; toutes sortes de présages sinistres ont accompagné sa naissance. Venu au monde par le moyen de l’opération césarienne, il est sorti vivant du sein mort de sa mère. Ce jour-là, son père disparut frappé par la foudre, et, à dater de cette naissance, tous les hymens furent stériles ; ces signes non équivoques montraient que la terre, arrivée à sa décrépitude, touchait au jour suprême. Aucune femme ne voulut d’abord nourrir le petit Idaméel ; mais enfin, il s’en trouva une qui pleurait auprès d’un berceau vide, et qui, émue de compassion, entr’ouvrit sa tunique et le nourrit moins de lait que de larmes et de sang.

Un vieux rabbin juif, retiré dans les grottes d’Éléphanta, résumant sous son crâne chauve toutes les sciences et toutes les sagesses humaines, fit l’éducation du jeune Idaméel ; leur cabinet d’étude était une de ces immenses pagodes souterraines, une de ces syringes vertigineuses de profondeur, noirs abîmes où l’Inde et l’Égypte ont enfoui leur symbolisme monstrueux : là dorment des familles de dieux oubliés, des olympes abolis, c’est comme une espèce de cimetière théogonique où sont enterrées les religions mortes. Idaméel, guidé par le rabbin, lit couramment le secret des hiéroglyphes, interroge les divines momies, relève le voile des Isis, fait parler les mille têtes des dieux indous, déchiffre les stèles, déroule les papyrus, scrute les zodiaques, épèle dans l’alphabet d’or des constellations, combine les chiffres de la cabale, évoque les ombres, les démons et les esprits, et devient plus savant à lui seul que toutes les académies du monde. L’histoire, la philosophie, la science, n’ont plus de mystères pour lui ; il n’a pas même dédaigné le magnétisme et la phrénologie, il raisonne sur les crânes des races caucasienne, éthiopienne et mongole, comme Camper lui-même ; il sait sur le bout du doigt son saint Jean, son Swedenborg et son Jacob Bœhme ; toute l’intelligence humaine semble s’être réfugiée, avant de fuir la terre, dans cette tête encyclopédique. Les sombres problèmes de l’ame, tous les écueils de la mer intellectuelle, sont explorés par ce rude plongeur que n’effraient ni les suçoirs des poulpes, ni l’épée des narvals, ni les dents des requins, ni les inextricables entrelacemens de la Flore océanique. Un problème plus difficile à résoudre que tout cela occupe les forces de son esprit : il voudrait parvenir à réchauffer le soleil, qui se refroidit, à retenir l’ame de la terre qui s’en va ; il voudrait remettre de l’huile aux rouages inconnus de la vieille machine du monde qui se détraque. Prométhée plus vaste et plus hardi, il songe à dérober le flambeau céleste, non pour l’appliquer au flanc d’une poupée d’argile, mais pour redonner la vie à l’univers défaillant. S’il arrivait à ce résultat, il verrait avec joie tomber sur sa tête la foudre de tous les Jupiter, et s’ouvrir, dans le ciel enflammé, les ailes du vautour que rien ne rassasie : non pas qu’il soit sincèrement épris d’un grand amour de l’humanité, mais l’idée de contrarier les desseins de Dieu sourit à son orgueil de titan.

Dans ce dessein impie, Idaméel commence un voyage d’exploration ; il examine les endroits qui ont besoin d’être réparés, les mers qu’il faut tarir, les steppes et les déserts de sables qu’il faut rendre fertiles, etc. Tout en voyageant, il arrive au pied du mont Arar ; le printemps y fleurit encore, les arbres y verdissent, les fleurs s’y épanouissent et s’y reproduisent. La mort et la stérilité, qui règnent en maîtresses sur le reste du globe, n’ont pu envahir la montagne sacrée ; un pieux solitaire nommé Cléophanor, de l’aspect le plus patriarcal, habite sous une tente au flanc de la montagne. Il offre l’hospitalité à Idaméel ; quoique celui-ci étale une impiété voltairienne, Cléophanor ne désespère pas de le convertir. Le vieux mage a une fille parée de toutes les perfections imaginables, qui n’est autre que cette Sémida que nous avons déjà vue languissante au milieu des joies célestes, et attristant de sa mélancolie l’azur de l’éternelle sérénité.

Idaméel ne manque pas de devenir amoureux de Sémida, la seule femme dont les flancs ne soient pas maudits et qui ait la possibilité de perpétuer l’espèce humaine ; Sémida répond à l’amour d’Idaméel, mais elle sait résister aux enivremens dont il l’entoure, et garde avec soin sa virginité providentielle : Sémida ne doit avoir d’autre époux que l’époux immortel. Son amant, que le baptême administré par le vieux Cléophanor n’a pas rendu beaucoup plus religieux, monte jusqu’au sommet de l’Arar, malgré les défenses célestes, les avalanches et les éclairs. Sur le sommet, inaccessible jusque-là, repose l’arche sainte au même endroit où elle s’est arrêtée aux jours du déluge. L’audacieux y pénètre, en fouille les profondeurs, et en ressort triomphant : il a trouvé le plan du monde, la sphère aux cercles d’or qui a servi de modèle à la création ; il était temps, car trois volcans s’étaient ouverts dans le disque de la lune, et des taches grandissantes couvraient de leur lèpre la face du soleil, et s’étendaient comme les taches de la putréfaction sur la peau d’un cadavre. Le nouveau Prométhée, initié par ce sacrilége à la plus secrète pensée de Dieu, et maître de la puissance cosmogonique, raccommode les planètes avariées, pétrit la terre à sa fantaisie, bâtit des villes géantes pour les générations de l’avenir, car il ne doute pas que Sémida, éblouie de tant de splendeurs et de gloire, n’accorde au dieu ce qu’elle a refusé à l’homme ; en quoi il se trompe, car le génie ne sert pas à grand’chose en amour, et l’infériorité est souvent une raison de réussite, car l’on aime mieux donner que recevoir. Après avoir raffermi la création chancelante, Idaméel, qui se trouve être tout bonnement l’Antechrist, retourne au mont Arar pour tenter un suprême effort sur la pudeur de Sémida ; Cléophanor est au moment de rendre l’ame, il est couché à terre, dans une grotte, ayant pour oreiller le grand lion symbolique, le fauve ami des saints Jérôme, le sauvage fossoyeur des anachorètes, dont la crinière, épanchée à grands flots, sert de cheveux au crâne dépouillé du mourant, et mêle ses mèches jaunes aux touffes d’argent de sa barbe. Le vieillard recommande bien à sa fille de garder sa vertu et de se souvenir de son serment ; puis il rend l’ame, et le lion creuse avec ses ongles d’airain une large fosse ; Idaméel y roule un énorme quartier de roche, et enlève dans ses bras la pauvre Sémida tout en larmes, sans se laisser effrayer le moins du monde par l’apparition fulgurante d’Éloïm, l’ange gardien de la jeune fille ; le ravisseur d’un coup d’œil fait reculer l’archange, qui s’évanouit dans les immensités du ciel et n’ose engager le combat…

L’enfer en est là de sa lecture, lorsqu’il se sent remué jusque dans ses profondeurs ; trois éléphans de fer roulent de leur piédestal jusqu’au pied d’Idaméel, qui, toujours impassible, fait signe de la main que l’on continue. — Cette commotion est produite par la résolution du Christ, rédempteur clandestin, comme l’appelle M. Soumet, qui du fond de l’infini descend déjà vers l’abîme que veut combler son inépuisable miséricorde.

L’Antechrist a beau faire des miracles et déployer un génie surhumain, il ne peut vaincre la résistance de Sémida, protégée en outre par le lion de son père, qui pousse des hurlemens horribles, se bat les flancs avec sa queue, fait craquer ses mâchoires, creuse le sable avec ses griffes, et commet tous les excès habituels aux lions de mauvaise humeur, lorsqu’Idaméel approche de sa maîtresse. Celui-ci, se ressouvenant du père Enfantin, exerce sur le lion la puissance du regard : la bête fauve, pétrifiée par cette prunelle magnétique et fascinatrice, se trouble, recule, se sent subjuguée malgré elle et, faisant un suprême effort pour se soustraire à cet ascendant vainqueur, enfonce ses ongles dans ses yeux, et s’aveugle volontairement, — excellent moyen de déjouer les magnétiseurs ; — puis, toute sanglante, elle s’élance sur son adversaire pour le mettre en pièces, mais celui-ci l’évite aisément, l’enchaîne et l’attache à un rocher.

Il ne sert pas de grand’chose à Idaméel d’avoir dompté et vaincu ce farouche gardien de la virginité de Sémida ; il a beau la promener d’éblouissemens en éblouissemens, la tenir suspendue sur des gouffres de splendeurs, lui montrer des entassemens de Babylones, des étages de palais fabuleux et des superpositions de tours d’orgueil : il ne peut parvenir à triompher de sa pudeur. Sémida l’aime, mais d’un amour trop épuré pour perpétuer le monde. Le titan tente un effort suprême ; Sémida invoque Éloïm, son ange gardien, et n’hésite pas, pour échapper aux poursuites du démon qu’elle adore, à se jeter dans le sein étincelant de l’archange, foyer de lumière et de flamme où elle est consumée à l’instant comme un papillon qui traverse un flambeau. Avec Sémida finit le genre humain ; les anges de l’air, des mers, des forêts et des fleuves, chantent l’hymne funèbre de la terre dans une longue complainte alternée ; Idaméel se couche sur le sol infertile, sûr de se réveiller roi des enfers ; là s’arrêtent naturellement les tables d’airain.

Le chant qui suit est intitulé : Apparition de Jésus-Christ aux régions de l’abîme. Les peuples de l’enfer ont achevé la lecture des tables d’airain et se préparent à envahir le ciel pour enlever la blonde Sémida, la maîtresse de leur roi ; mais l’effroi s’est mis dans les rangs, un inconnu s’est introduit au séjour où l’on n’attend plus personne, puisque le monde est fini et que le grand jugement a été rendu. Quel est cet inconnu à l’air calme et radieux qui d’un geste apaise tous les monstres de l’enfer, à l’aspect duquel les roues à pointes d’acier s’arrêtent, les fers s’élargissent, les chaînes se descellent et les tortures se suspendent ? On le conduit devant le sombre monarque qui, étonné de cette puissance, le fait asseoir sur le trône vide de Satan et entame avec lui une longue discussion théologique ; l’inconnu ne sourcille pas un instant des inexprimables douleurs attachées au trône de Satan, et, tout en parlant, écrase du talon la tête de l’hydre qui voulait se remettre à l’œuvre. Pour savoir le nom de l’inconnu, Idaméel fait appeler les trois plus grands criminels de ses états, Caïn, Sémiramis et Robespierre. C’est Abel, dit Caïn, c’est Abel qui vient m’absoudre ; C’est Ninus, s’écrie Sémiramis, Ninus qui m’a pardonné ; c’est Louis, murmure Roberpierre, qui m’accorde ma grace. Peu satisfait de cette triple solution, Idaméel conduit l’inconnu vers Satan, qui n’hésite pas une minute et crie aux réprouvés : — Mes fils, c’est Jésus-Christ. — Ah ! dit Idaméel, l’ennui du paradis te pousse jusqu’aux enfers. Tu veux essayer de nos supplices et connaître aussi l’infini des douleurs, tu seras satisfait. Nous allons exercer notre savoir-faire sur toi, et tu vas voir comme ton père nous apprit à punir. — Le chant se termine sur cette menace impie. — L’autre chant, intitulé : le Drame, nous fait voir Sémida dans le paradis, soutenant un dialogue fort coquet d’abord avec la viole céleste, ensuite avec Marie-Madeleine. L’absence du Christ étonne et inquiète les élus ; qu’est-il devenu ? Dans quel coin de l’éternité et de l’infini se cache-t-il ? Sémida veut aller à sa recherche, et elle part accompagnée d’Ève et de Méhala, car Marie-Madeleine, avec sa foi imperturbable, a préféré attendre son bien-aimé comme autrefois, lorsqu’elle s’assit sur la pierre du tombeau, certaine qu’il reviendrait. — Les trois bienheureuses descendent perçant les voiles d’hyacinthes de tous les paradis, et arrivent bientôt aux limites de la béatitude. Ève et Mehala, effrayées du vide incommensurable qui s’ouvre devant elles, refusent d’aller plus loin ; mais Sémida, entraînée par son amour, continue à descendre ; elles descend si bas, que son ange la quitte et remonte. Sémida, craintive, s’arrête un moment sur le bord du chaos, et, dans une langoureuse élégie, invite son infernal amant à venir la rejoindre ; elle est si près de l’abîme, que son chant parvient à l’oreille du maudit.

Idaméel a reconnu la voix de la sainte, et il s’avance jusqu’aux limites du chaos, à l’endroit extrême où l’atmosphère cesse d’être respirable pour lui, car l’air de la vie le tuerait. Il ne peut exister que dans la mort. Il s’établit entre l’élue et le réprouvé un dialogue mélangé d’amour et de reproches ; le démon se montre fort jaloux de l’ange Éloïm, qu’il menace de plumer tout vif s’il le rencontre jamais sur son chemin ; il accuse, ce qui est une fort bonne méthode, la pauvre Sémida de ne l’avoir jamais aimé, et d’avoir, par ses scrupules de dévote, tué en germe l’œuvre de son génie : Sémida se défend de son mieux, et tâche d’inspirer au réprouvé des sentimens de repentir ; elle lui conseille de s’adresser au Christ pour obtenir sa grace. — Ton Christ, répond Idaméel entr’ouvrant les voiles du chaos, il est ici prisonnier dans mon enfer. Regarde-le ; il ne peut rien ni pour toi ni pour moi. Sémida, éperdue, veut voler vers le divin martyr, qui lui crie : — Remonte, Sémida, remonte chez mon père ; n’ajoute pas à mes douleurs le poids de ta rédemption : le sillon de mes souffrances peut s’allonger d’un pas ! Mais Sémida est trop avancée, elle fait de vains efforts pou regagner les régions supérieures ; elle tomberait sur le sein d’Idaméel comme le rossignol qui descend de branche en branche, fasciné par les yeux fauves du crapaud ou l’haleine musquée du serpent, si le Satan détrôné, si l’antique Lucifer, touché de la grace d’en haut, ne s’interposait entre le séducteur et la victime, et d’un coup de son aile puissante, ne la reportait aux sphères des pures splendeurs.

Ici commence une effroyable parodie de la Passion. Les angoisses du Gethsemani sont reproduites sur une grande échelle. Tout ce que l’imagination en délire peut inventer de plus atroce et de plus monstreux est entassé là avec une furie incroyable ; ce sont des Ossa et des Pélion de douleurs, des tortures démesurées ; on ne voit que torrens de sang, chairs bleues de meurtrissures, jets de flamme et de soufre ; la croix est une montagne de granit taillée en gibet ; un océan de fiel gonfle l’éponge d’amertume ; les dards de cent mille aspics hérissent les nœuds de la couronne d’épines, les damnés, pâles d’épouvante à l’aspect de ces terribles supplices, sentent se fondre les glaçons et les rochers de leur ame ; ils pleurent comme de simples femmes sur les souffrances de l’adorable victime, et comprennent l’énormité de leurs forfaits à la rigueur de l’expiation. Idaméel seul n’est pas touché ; il raille le divin crucifié, et, prenant une lance au fer de laquelle sont attachés les feux de neuf enfers, il la plonge et la retourne dans le flanc de la victime. Jésus-Christ, vaincu par l’insoutenable douleur de cette dernière blessure, se détache de la croix et se réfugie tout sanglant et tout mutilé dans le sein de son père, avouant que son amour n’égale pas la haine du coupable. Les cieux, sont dans la consternation de cet échec ; Sémida, plus désolée que jamais, éteint de ses larmes la flamme des trépieds… Tout à coup un épouvantable coup de tonnerre se fait entendre ; une lumière dévorante illumine jusqu’aux derniers recoins de l’infini ; Jehovah se révèle plus fulgurant encore que sur l’Horeb ou le Sina ; les trônes, les principautés et toutes les dominations angéliques attendent dans un recueillement plein de frisson et de terreur !… Le chaos n’existe plus, l’abîme est comblé, l’enfer s’est dissipé comme un brouillard du matin, et dans une brume de lumière montent des légions d’esprits transfigurés. — L’incréé s’est ouvert un instant aux regards du révolté ; il a vu ce que nulle langue ne peut redire, et sa conversion a été complète. — Ève a retrouvé son fils Caïn, désormais réconcilié avec Abel ; Sémida s’unit à son amant, qui ne sera plus jaloux d’Éloïm, l’ange gardien. Marie-Madeleine verse de nouveau la myrrhe et le nard sur les pieds de son bien-aimé, qu’elle essuie ave sa longue chevelure d’or. Lucifer reprend sa place parmi les archanges, le poème se termine par un hosannah général, où le cygne du ciel, Éloïm, Sémida, la vierge Marie, les enfans nouveau-nés exécutent chacun leur partie, et l’épopée se clôt par ces mots écrits en lettres de soleils : — Salut éternel !

Voici, autant qu’il est possible de réduire en quelques pages deux gros volumes in-8o, l’analyse exacte du poème de M. Soumet : le choix du sujet ne nous paraît pas heureux, et l’épigraphe placée au frontispice du livre,

La lyre peut chanter tout ce que l’ame rêve,

n’est pas une excuse suffisante pour de si grandes audaces ; le rachat de l’enfer est une idée inadmissible dans la donnée chrétienne ; c’est une hérésie condamnable, un schisme complet ; le sacrifice déjà offert suffit et ne doit pas être renouvelé ; et d’ailleurs nous sommes de l’avis de Nicolas Boileau :

De la foi du chrétien les mystères terribles
D’ornemens égayés ne sont pas susceptibles.

Si l’on emploie la religion comme machine poétique, il faut en respecter les dogmes et suivre exactement les traditions ; M. Alexandre Soumet, s’il traitait un sujet mythologique, ne ferait pas Neptune dieu du jour, et ne donnerait pas Saturne pour fils à Jupiter : tout ce christianisme d’interprétation nouvelle nous déplaît singulièrement ; la foi et la poésie y sont également compromises. À considérer la question sous le pur rapport de l’art, aucun écrivain ne peut espérer d’embellir la poésie du christianisme, et comme nous l’avons dit, ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de reproduire les types perfectionnés par la piété et le génie de tant de siècles, dont l’effort constant a été de formuler l’idéal rêvé de tous. M. Soumet, condamnable comme orthodoxie, n’a pas tiré de son sujet, une fois accepté, des conséquences logiques : Idaméel ne se repent pas un seul instant, ce qui ne l’empêche pas d’être sauvé par l’intervention supérieure de Dieu le père ; les trois personnes de la Trinité sont parfaitement égales en puissance et en gloire : le fils a autant de pouvoir que le père. Cette mystique génération n’a rien de commun avec la génération terrestre : le Père et le Fils sont co-éternels ainsi que l’Esprit ; les trois faces du triangle symbolique ont la même valeur, et ne forment qu’une seule figure dont la signification est Dieu. Admettre une hiérarchie dans les personnes de la Trinité est une erreur très grave. Mais laissons tout cela, qui est du ressort des synodes et des conciles, et arrivons à la critique purement littéraire.

L’idée première du poème de M. Soumet a été inspirée visiblement par le Dernier homme de Grandville, sublime ébauche en prose, grandiose conception révélée par un brillant article de M. Charles Nodier, inséré il y a quelques années dans la Revue de Paris ; la Sémida est bien proche parente de l’Éloa de M. de Vigny, cette ange née d’une larme du Christ, qui descend du ciel par pitié pour Satan, et de cette Rachel de l’Ahasvérus, qui se souvient de la terre dans les félicités du paradis. L’Idaméel appartient plus particulièrement à M. Soumet, quoique le Satan de Milton et le Prométhée de M. Quinet aient bien jeté çà et là quelques reflets sur lui ; mais ce n’est pas à ces ressemblances plus ou moins sensibles que s’adresseront nos critiques, — les idées s’engendrent les unes les autres, et ont chacune leur généalogie : en cherchant bien, on trouve des aïeux à tous les hommes et à toutes les pensées, — mais elles porteront sur le style et la forme.

L’on a beaucoup agité, dans ces derniers temps, la question de la prééminence de la pensée sur la forme, l’on a beaucoup parlé du spiritualisme et du matérialisme, de la synthèse et de l’esthétique. Nous croyons que l’on s’est mépris sur la véritable portée de l’art ; l’art c’est la beauté, l’invention perpétuelle du détail, le choix des mots, le soin exquis de l’exécution ; le mot poète veut dire littéralement faiseur ; tout ce qui n’est pas bien fait n’existe pas. Lisez la préface de la Pucelle de Chapelain et vous verrez que de mythes, que de symboles, et de hautes intentions métaphysiques sont cachés sous cette enveloppe coriace ; le plan de son poème, si justement oublié, est d’une régularité et d’une sagesse infinie. La composition de l’Illiade est à coup sûr plus défectueuse, et cependant un seul vers d’Homère, contenant une de ces épithètes qui font tableau, vaut mieux que les douze énormes chants du malencontreux rimeur. La métaphysique n’est pas l’art, il ne faut pas s’y tromper, et Kant n’a rien à faire avec les poètes.

On ne peut refuser à M. Alexandre Soumet une grande habileté à manier le rhythme ; son poème est plein de beaux vers dans la plus mauvaise acception du mot ; c’est quelque chose de creux, de brillant et de sonore, qui éblouit les oreilles et les yeux sans satisfaire l’esprit ; le dessin est lâché et la couleur de convention ; nulle part on ne sent l’étude de la nature, nulle part le désir d’appliquer exactement le mot sur la chose ; les descriptions sont vagues, sans arrêt, et n’évoquent pas les objets qu’elles devraient représenter ; le style passe de l’afféterie la plus maniérée à la boursoufflure la plus asiatique, et rien n’est plus désagréable que ce mélange du mignard et du gigantesque. Les métaphores manquent de logique, et arrivent rarement à bien ; les comparaisons ne se rapportent pas aux choses qu’elles expriment, et détruisent l’effet des vers qui les précèdent. Par exemple, dans la description de l’enfer, il est dit : dans chaque antre, dans chaque puits, quelque forme hideuse, quelque monstre enfoui,

Tremble comme une perle au fond des mers de l’Inde,
Ou comme un beau lotus dans les lacs de Mélinde.

Quel rapport y a-t-il entre une perle, un beau lotus, et des dragons accroupis au fond d’un puits de ténèbres ? Cette faute se retrouve encore dans l’orgie infernale, où M. Soumet compare les tourbillons des damnés aux jeux de deux vertes demoiselles qui dansent dans un rayon de printemps, égratignent les eaux de l’étang, et agacent les fleurs du nénuphar ! Cette suite d’images agréables distrait la pensée et détruit tout l’effet du tableau. Ces disparates se représentent fréquemment chez M. Alexandre Soumet, qui, emporté par sa facilité de versification, oublie aisément son point de départ et perd de vue son dessin primitif. L’horreur du mot propre, bien naturelle à un académicien, fait commettre à M. Soumet une foule de vers tels que celui-ci, en parlant d’un éléphant :

Il écrase sa fête,
Et de ses bonds puissans promène la tempête.

Ou celui où il est question de la foudre :

Le volcan voyageur qui s’élance avec lui.

Les larges diamans
Qui sur ses bras d’albâtre incrustent les tourmens.

Il est d’une très mauvaise grammaire d’accoupler ainsi un verbe positif à un substantif métaphysique : on n’incruste pas une souffrance, on ne promène pas la tempête d’un bond… Cette phraséologie est familière aux auteurs du temps de l’empire, aux pseudo-classiques de la restauration, et ce n’est pas le moindre des nombreux défauts qu’on peut leur reprocher. Cet inconvénient est d’autant plus sensible chez M. Soumet, qu’il enlumine son style des couleurs les plus crues de la nouvelle école. Souvent un vers commence par un hémistiche que Delille pourrait revendiquer, et se termine par quelque image violente et démesurée, quelque exagération biblique et gigantesque, dont on ne pourrait trouver l’équivalent que dans la Sémiramis trimegiste de M. G. Desjardins, poème malsain, où le vertige du grandiose est poussé à ses dernières limites. Novateur venu trop tôt, M. A. Soumet n’a pu surmonter les difficultés de cette fausse position ; il a imité des poètes plus jeunes que lui, et n’a su prendre que leurs défauts car la nécessité de monter de ton une manière devenue trop pâle pour soutenir la comparaison avec l’éclat des ouvrages plus récens, a déterminé le poète académique à ce sacrifice beaucoup plus que le sentiment de respectueuse admiration qui porte les jeunes poètes à l’étude du grand homme à la mode. Il résulte de là quelque chose à la fois de suranné et trop moderne qui contrarie le lecteur à chaque instant. La Divine Épopée pourrait aisément être réduite à un volume, sans qu’on eût besoin de resserrer l’action ; les descriptions sont d’une longueur interminable, les discours n’en finissent pas, et il faut vraiment une volonté robuste pour arriver au bout de l’ouvrage. — Le manque d’intérêt d’une action qui se passe en-dehors des temps et de l’espace aurait dû avertir M. Soumet d’être plus sobre de développemens la plupart inutiles. Dans ces douze énormes chants, il n’y a rien de vraisemblable, rien d’humain, rien qui se rapporte à nos sensations et à nos idées ; les abstractions ne suffisent pas à la poésie. Pour retrouver ses forces, il faut que de temps en temps le poète touche la terre, comme Anthée dans son combat avec Hercule ; il peut quelquefois fendre les nuages d’un vol hardi, mais il ne doit pas y demeurer, sous peine d’y rester seul. Dante, qui a traité aussi un sujet hors des possibilités humaines, est cependant un des écrivains les plus réels. Plus la matière est abstraite, plus la phrase est sensible, d’un dessin exact et d’une application rigoureuse. Les ombres impalpables, assises dans une attitude de résignation douloureuse, sont comparées à des cariatides de marbre ployant la tête sous un entablement. Le monde réel est sans cesse rappelé par des comparaisons inattendues ; les gestes, les discours, les physionomies de toutes les figures monstrueuses ou fantastiques qui peuplent la funèbre spirale où tournoie le poète, sans jamais oublier qu’il a étudié le beau style d’après Virgilius Maro, sont possibles, naturels et vrais dans le sens de l’art. Rien de vague, rien de flottant ; la fumée de la flamme éternelle n’estompe pas un seul contour ; les obscurités proviennent toutes d’allusions mystiques ou historiques dont le sens est perdu, et non du style du poète, qui est toujours fermement sculpté, arrêté et précis, comme si le soleil des vivans éclairait les scènes qu’il décrit.

M. Alexandre Soumet a cru qu’un style vague et gigantesque convenait davantage à l’ordre d’idées surnaturelles qui composent son poème, oubliant que c’est surtout lorsque la pensée est obscure que la forme doit être claire, et que des images énergiquement modelées doivent mettre en relief les ombres insaisissables de la métaphysique : donner un corps à l’idée, incarner le verbe, telle est la fonction du poète. Assurément, l’on ne peut pas être très intelligible lorsqu’on parle de mystères, tels que l’infini, l’incréé, l’éternité, etc. ; mais que la syntaxe soit toujours respectée à défaut de la théologie.

À ce reproche, nous en joindrons un autre, c’est le faux goût qui règne dans quelques parties de l’ouvrage, et qui surprend de la part d’un académicien, d’un homme nourri dans les graves études et la familiarité des modèles. Une grace maniérée, bleuâtre et froide comme l’Endymion de Girodet, vient gâter, par ses grimaces et ses mines, les endroits les plus sérieux et les plus solennels. Les recherches de Gongora et de Marini ne sont rien à côté de cela : c’est un entassement de mignardises puériles, de naïvetés précieuses, de coquetteries de vieille Célimène dont on n’a pas l’idée : les roses, les lis, l’albâtre, la neige, les parfums pétris ensemble y sont prodigués à chaque pas. L’héroïne est vêtue d’une tunique bleu de ciel nouée d’une faveur, et porte à son cou une croix de saphyrine, que le dictionnaire assure être une variété de calcédoine, mais qui est certainement une pierre d’un goût pharamineux et supercoquentieux, s’il nous est permis de nous servir nous-même de néologismes en reprochant à M. Soumet d’en commettre. Ce costume donne la mesure du reste ; élégance de pension, idéal de petite fille, afféterie de boudoir, voilà ce que l’on trouve le plus souvent où il faudrait les lignes chastes, la couleur sobre, l’exécution délicate et naïve des premiers maîtres catholiques. Nous ne saurions mieux caractériser ce style qu’en disant : — C’est du Dorat au point de vue du peintre Martin, — du joli colossal, du mignard démesuré.

Les passages terribles sont traités avec l’exagération la plus monstrueuse ; on ne peut aller au-delà en fait d’excès et d’ambitions. Chaque phrase avec ses mots est comme une armée de titans qui veut escalader le ciel. Les rimes se haussent l’une sur l’autre, et les métaphores au pied hardi montent jusqu’au sommet d’incommensurables adjectifs pour atteindre le grandiose et le gigantesque. Le sesquipedalia verba d’Horace semble avoir été inventé tout exprès pour M. Soumet. Le nouveau Gethsemani, que nous avons mentionné au courant de notre analyse, dépasse en ce genre tout ce que l’on peut imaginer ; ce n’est plus ni de l’ivresse ni de l’inspiration, c’est du délire et de la fièvre chaude poétique.

Une malheureuse imitation de l’orientale du Feu du ciel de M. Victor Hugo et de l’orgie babylonienne de la Chute d’un Ange se fait sentir dans les descriptions architecturales qui remplissent l’enfer et la première table d’airain d’Idaméel, et l’on voit que le souvenir des idoles de jaspe à têtes de taureaux a beaucoup préoccupé M. Soumet.

L’ambition effrénée du sujet a fait illusion au poète ; il a cru que l’hyperbole la plus violente était faible en pareille occurrence, et qu’il ne saurait rien inventer qui fût assez bizarre et assez énorme. En quoi il s’est mépris complètement. L’exagération engendre la lassitude ; on est étonné d’abord, mais bientôt tout ce tapage vous abasourdit, et vous êtes obligé de fermer le livre et de reprendre haleine.

Tout ceci n’empêche pas que l’épopée de M. Soumet ne renferme des passages remarquables ; l’auteur de Clytemnestre, d’Une Fête de Néron, et de tant d’autres ouvrages recommandables à plusieurs égards, ne peut faire dix à douze mille vers sans qu’il y en ait quelques-uns de bons ; les treize visions sont des morceaux d’un grand mérite, et le tableau de la coquette brûlée par ses pierreries et contente de son supplice, pourvu qu’elle garde sa beauté, est, à part quelques légères taches, un morceau d’un éclat et d’une élégance peu communes. — L’homme qui monte du fond d’un puits le long d’une chaîne dont chaque anneau représente un de ses crimes, est une invention digne du poète florentin. Le récit de Néron a vraiment la grandeur et la simplicité antiques, et montre tout ce que pourrait faire M. Soumet s’il voulait ne pas se laisser emporter par sa facilité, et s’il purgeait son style de tous ces mots fabriqués et de tous ces néologismes barbares dont il devrait s’abstenir plus que tout autre.

Sommes-nous enfin dotés de l’épopée en question ? nous ne le pensons pas. Il manque à la Divine Épopée de M. Soumet ce qui manquait aux poèmes dont nous avons fait la liste en commençant, le style, cet émail indestructible qui fait durer éternellement la pensée qu’il recouvre : la longueur et la dimension ne font rien pour l’immortalité d’un ouvrage. L’on surprendrait sans doute M. Soumet en lui disant qu’un fragment d’André Chénier contenant une douzaine de vers sur un jeune berger qui joue de la flûte à sept trous, une blanche jeune fille entrevue à la fenêtre, une nayade endormie dans son lit de cresson et de graviers, a plus de valeur et de chances de durée que bien des poèmes compacts. Le vers est une matière étincelante et dure comme le marbre de Carrare, qui n’admet que des lignes pures et correctes, et long-temps méditées. L’on a dit que la peinture était sœur de la poésie, cela serait bien plus vrai de la sculpture ; en effet, le poète et le statuaire cachent dans une forme réduite d’énormes travaux d’idéalisation ; ni l’un ni l’autre ne peuvent se passer de dessin, la couleur peut pallier les défauts du prosateur ou du peintre, mais en poésie et en sculpture il faut le style et la perfection de chaque chose. Toute statue qui, brisée en morceaux, n’est pas toujours admirable, ne vaut rien ; tout poème dont une dizaine de vers pris au hasard ne font pas dire de l’auteur qu’il est un grand poète, peut être considéré comme non avenu. Quand l’on écrit des vers, il faut songer que ce seront peut-être précisément ceux-là seuls qui resteront de nous dans mille ans, car on ne retrouve de toute civilisation disparue que des fragmens de statues et des lambeaux de poèmes, — du marbre et des vers !

Ces réserves une fois faites, nous louerons M. A. Soumet d’avoir eu le courage, en ce temps de travail menu et dispersé, de se renfermer dans son œuvre, et d’avoir accompli sans faiblir une tâche de cette longueur. Il est beau de pouvoir s’isoler des préoccupations du jour et de renoncer à cette petite gloire du moment, si facile maintenant que le poète a vingt journaux pour mettre sa carte chez le public. Dans l’abandon où gît aujourd’hui la littérature sérieuse, c’est vraiment un acte plein d’héroïsme que de publier un poème épique, et l’on doit pardonner beaucoup à l’auteur en faveur de l’intention. Toute tendance élevée, tout élan vers le beau, même lorsqu’il n’est pas couronné de succès, doit être encouragé et mérite les égards de la critique ; nous aimerons toujours mieux un poème épique manqué qu’un vaudeville réussi. Les visiteurs sont si peu nombreux sur les hauts sommets de l’art, qu’ils doivent être salués respectueusement et comptés parmi les natures d’élite. La Divine Épopée de M. Alexandre Soumet restera, sinon comme une œuvre accomplie, du moins comme une noble tentative vers le but le plus escarpé que puisse tenter la pensée humaine, comme un louable effort pour arriver au sommet olympien, qui n’a gardé sur son front, depuis tant de siècles, que l’empreinte ineffaçable de la sandale d’Homère.


Théophile Gautier.