La Discussion sur l’enseignement secondaire au Sénat

La Discussion sur l’enseignement secondaire au Sénat
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 4 (p. 817-824).
LA DISCUSSION
SUR
L’ENSEIGNEMENT AU SÉNAT

La discussion au Sénat sur la crise de la culture française a été très intéressante. Surtout elle a été topique, comme l’on dit ; c’est bien à la vraie question que la plupart des orateurs, et les plus considérables, ont été tout droit.

En effet, il a été peu question de « l’esprit de la Nouvelle Sorbonne. » Les orateurs ont très bien senti que là n’était pas l’intérêt national, parce que là n’était pas la blessure. Que les professeurs de la Sorbonne fassent leur métier de savans et de fabricateurs de savans, les orateurs du Sénat ont compris que c’est ce qu’ils doivent ; et qu’ils le fassent avec un peu plus de prétentions scientifiques et un peu plus de mépris à l’égard des petits talens littéraires, les orateurs du Sénat ont senti que c’était affaire de nuances et qu’un intérêt national n’était point du tout engagé en cela.

Un seul orateur s’est fait remarquer en établissant un parallèle entre la Sorbonne-lettres « d’il y a trente ans et un peu plus » et la Sorbonne actuelle, et en traçant de la Sorbonne d’il y a trente ans une caricature un peu lourde qui n’a aucun trait même de demi-vérité. Les professeurs « d’il y a trente ans et un peu plus » s’appelaient tout simplement Eugène Benoist, Arsène Darmesteter, Crouslé, Gebhart, Louis Havet, Martha, Jules Girard, Lavisse. Mézières, Fustel de Coulanges. L’orateur de la haute assemblée fera difficilement croire que ces hommes-là ne fussent pas des savans, n’eussent pas de méthode, lissent des cours creux ou frivoles et que science, méthode et enseignement sérieux aient été inventes depuis eux. Il me semble.

Mais ceci fut comme une digression. Tout le fort du débat a porté sur l’enseignement secondaire, parce que tout le monde a senti que c’était là qu’était le mal et que, s’il y a une « crise du français » et un abaissement de la culture française, c’est la faute, non pas certes des professeurs des lycées, mais de l’organisation de l’enseignement des lycées. C’est ce que j’avais dit ici même il y a onze mois ; je ne suis pas fâché que messieurs les sénateurs soient du même avis ; en tout cas je ne puis pas le leur reprocher.

Or, sur l’enseignement secondaire, voici, en résumé, ce qui a été dit.

Par M. le ministre de l’Instruction publique : la culture actuelle ne peut pas être celle d’il y a cent cinquante ans ; elle ne peut plus être « purement littéraire ; » il faut « que la culture générale de l’honnête homme du XXe siècle soit littéraire pour qu’il garde le goût délicat qui est dans les traditions de notre esprit national ; mais il faut aussi, pour être complète, qu’elle soit scientifique, historique et sociale. »

Nous saisissons ici ce qui est, selon moi, l’erreur même de l’esprit nouveau, de l’esprit pédagogique nouveau. Les pédagogues modernes veulent que l’enseignement secondaire soit encyclopédique. Les pédagogues modernes veulent que l’enfant de dix-sept ans sache tout, et c’est-à-dire, puisqu’il n’a que dix-sept ans, sache « un peu de chaque chose et rien du tout, à la française. » Cela a été raillé il y a trois cent cinquante ans par Montaigne. Avec raison, je crois. Il ne s’agit pas de faire connaître à l’enfant un peu de tout ; il s’agit de lui former un esprit juste. Est-ce avec la dispersion sur tous les sujets qu’on lui formera cet esprit juste ? Je ne crois pas. Je crois plutôt qu’on le lui déformera, s’il l’a juste. Et par quoi pourrait-on « former » l’esprit juste ? Par l’éducation littéraire plutôt que par tout autre. C’est l’avis de M. de Lamarzelle, et c’est le mien. Mais en tout cas ce n’est pas par la dispersion encyclopédique, par la distraction (dans tout le sens du mot) encyclopédique, qu’on le lui formera.

Mais précisément, c’est l’éducation littéraire qui est suspecte, qui est un peu plus suspecte qu’une autre à M. le ministre. Cela se sent. Je ne crois pas solliciter les textes en le lui faisant dire. Il dira : « Je dirai volontiers que la culture littéraire n’est pas la culture générale. Elle est à sa manière une culture spéciale, une culture particulière. » Il dira encore avec un peu d’emportement, à quoi tout juste on peut reconnaître, non seulement sa pensée, mais son sentiment en cette affaire : « Rappelez vos souvenirs, vous verrez bien que vous avez eu des professeurs de latin qui n’ont laissé dans votre esprit aucune trace profonde… Ce que je veux dire, ce qui ne doit pas soulever de contestation, c’est qu’on peut être professeur de latin et de grec et être un cuistre, un homme qui ne laisse dans la mémoire et dans le cœur des enfans, aucun souvenir, tandis que tel professeur d’histoire, tel professeur de physique ou de sciences naturelles nous a fait réfléchir et penser… »

Très évidemment M. le ministre de l’Instruction publique désirerait un enseignement où la culture, où la formation fût réservée à la science (science historique, ou sciences proprement dites) et où la lecture et la méditation des auteurs grecs, latins, français, ne fût qu’arts d’agrément. C’est un système. Je le crois faux, j’ai peur qu’il ne soit faux et dangereux. Je crois qu’à des enfans, c’est la lecture des penseurs (des penseurs qu’ils peuvent comprendre) qui convient ; et que c’est cela même qui leur fait l’esprit juste, sain, droit et souple. J’ai vraiment peur de cette nouvelle orientation.

Mêmes idées au fond, quoique présentées avec plus de ménagemens et de séduction, chez M. Ribot : il ne faut plus réduire l’enseignement secondaire aux humanités ; il faut que l’enseignement secondaire soit de plus en plus compliqué. Il ne faut plus réduire, ramener l’enseignement secondaire aux humanités : « Non, monsieur de Lamarzelle, nous ne pouvons pas revenir, quoi que vous en ayez, et nous ne reviendrons pas, quoi que vous fassiez, à cette conception qui a pu suffire à nos ancêtres qui s’est traduite dans l’enseignement des Jésuites et qui se ramenait, en deux mots, à ceci : apprendre du latin, parler en latin, faire des discours latins, apprendre quelques élémens de mathématiques et devenir ainsi un honnête homme, c’est-à-dire un homme ayant le goût des élégances et pouvant faire figure dans le monde… »

Il faut que l’enseignement secondaire soit de plus en plus compliqué : « Quoi que vous regrettiez, quoi que vous fassiez, l’enseignement aujourd’hui est plus compliqué et sera toujours plus compliqué qu’autrefois. Il y faut mettre plus de substance, — tout en admettant, tout en voulant que l’enseignement secondaire reste un enseignement de culture et aussi de formation et non pas seulement un enseignement qui bourre les élèves… »

Il y a le pour et le contre dans cette déclaration, et l’on y veut un enseignement très compliqué et de plus en plus compliqué, encyclopédique et de plus en plus encyclopédique, tout en voulant un enseignement qui soit de culture et de formation de l’esprit ; et la seule question qui reste est de savoir comment on cultivera un esprit avec une encyclopédie, et comment on le formera avec un enseignement de plus en plus compliqué.

Mais ce qu’on voit le plus nettement ici, c’est que M. Ribot est absolument d’accord avec M. le ministre de l’Instruction publique, et comme lui, plus que lui peut-être, est partisan de la dispersion encyclopédique, du « dans tous les sens, » du « dans toutes les directions. » Quand il s’agit de former un esprit, de « faire une tête bien faite, » ce dans tous les sens m’effraie, ce dans toutes les directions m’inquiète. Je ne puis pas dire autrement.

Ce sont ces idées que le Sénat a paru approuver et consacrer par son vote, mais comme ce vote a eu lieu à mains levées et sans scrutin, nous ne savons pas quelle a été exactement la majorité : on la dit nombreuse, on dit aussi qu’il y a eu beaucoup d’abstentions.

Et malgré tout, — ainsi vont les choses, — c’est une petite victoire, oui petite, mais enfin c’est une victoire que les adversaires du programme de 1902 viennent de remporter au Sénat.

Oui bien ; car les programmes de 1902 et l’organisation actuelle du travail dans l’enseignement secondaire ont été très sévèrement discutés et très sévèrement jugés par M. Ribot lui-même et par M. le ministre de l’Instruction publique en personne, M. Ribot à qui l’on fait souvent porter la responsabilité du programme de 1902 et qui n’en est nullement l’auteur, car il fut président de la Commission d’où sont sortis comme de leur source les programmes de 1902 ; oui, mais ces programmes ; ce sont les universitaires qui les ont rédigés, beaucoup plus compliqués, assurément ou sans doute, que la Commission ne les avait rêvés ; M. Ribot a critiqué les programmes de 1902, il les a déclarés beaucoup trop chargés, il en a demandé l’allégement ; il a crié à M. le ministre : « Allégez ! allégez ! »

Cela est très important ; il en résultera une commission d’allégement qui se réunira pour alléger et qui aboutira infailliblement (M. Ribot le sait aussi bien que moi) à des programmes beaucoup plus chargés qu’ils ne sont. C’est toujours ainsi. Mais que M. Ribot, avec l’approbation énergique de M. le Ministre, ait déclaré qu’il fallait alléger, ce n’en est pas moins une victoire des adversaires des programmes de 1902.

De même, cette « dispersion » dont j’ai parlé plus haut avec tant de fiel, M. Ribot a parlé avec tout autant d’amertume. Il sait que dans les lycées les enfans ont jusqu’à six classes d’une heure chacune par jour et en passant par six professeurs, et que cette méthode met une clarté peut-être insuffisante dans leurs esprits, et il dit : « Tâchez que les divers enseignemens soient moins dispersés, qu’ils se soutiennent plus. Un lycée n’est pas une faculté où des auditeurs bénévoles viennent écouter des cours successifs qu’ils relient ensuite comme ils peuvent. C’est un endroit où les enfans sont confiés à des maîtres qui doivent les former, et il n’y a pas de formation s’il n’y a pas d’action continue et concertée de tous les professeurs. »

Bien ; trop chargés d’une part, trop dispersés d’autre part et trop jetés de-ci de-là comme dans un roulis, voilà les élèves sous le régime de 1902, et voilà à quoi il faut remédier. Que disions-nous ? Nous triomphons.

Même langage chez M. le Ministre. Il faut alléger, il faut coordonner. Il l’a dit, il l’a répété, de la façon la plus nette, la plus énergique, la plus convaincue, et j’ajouterai la plus convaincante, s’il se fût agi de convaincre quelqu’un ; mais tout le monde sur ces points semblait d’accord. Avec M. le Ministre comme avec M. Ribot, nous sommes victorieux.

Il est vrai qu’un point, avec l’un comme avec l’autre, est demeuré obscur. Alléger, c’est relativement facile ; mais coordonner offre plus de difficulté. Coordonner l’enseignement de manière à en faire une formation de l’esprit et non une distribution circulaire de connaissances diverses, un gavage circulaire ; voilà le problème. Autrefois la coordination était assurée par l’existence du « professeur principal, » et la formation de l’esprit des élèves était confiée au « professeur principal, » au professeur qui avait sous sa main directrice les élèves une fois au moins par jour et six classes au moins sur dix. Celui-là avait sur les enfans une action continue, constante, pareille à elle-même et qui ne se démentait pas. C’était lui qui constituait la coordination.

Le professeur principal n’existe plus. M. le Ministre le regrette, M. Ribot déplore sa disparition. M. le Ministre : « Aujourd’hui, ce que vous regrettez et ce que je regrette avec vous, c’est la disparition de ce qu’on appelle le professeur principal, de cet homme de culture particulièrement délicate, d’esprit clair, de sentiment pur, dont le contact prolongé était pour nos esprits et pour nos cœurs une leçon de tous les instans… » — M. Ribot : « Chaque professeur, suivant l’ordre auquel il appartient, se considère comme ayant un domaine qui n’a pas de frontière commune avec les domaines voisins. »

Et donc, pour faire cesser ces compétitions et ces empiétemens et cette couverture tirée à soi par chacun, il faudrait un professeur principal, un professeur qui fût, comme disait Jules Simon, « l’éducateur. » Évidemment, mais quel professeur, désormais, sera le professeur principal ? M. le Ministre regrette le professeur principal, mais confesse « ne pas croire qu’il soit très facile d’arriver à l’établir. » Pourquoi ? Parce que chaque professeur, qui de latin et français, qui d’histoire, qui de sciences, voudrait l’être et considérerait comme monstrueux qu’un autre le fût. M. le Ministre lui-même serait embarrassé au choix. S’il s’agissait de donner ce principat au professeur de latin et français, il dirait sans aucun doute : « Je tiens le professeur de latin et français pour un éducateur de tout premier ordre ; seulement, je crains qu’il ne soit un cuistre. » Il pencherait un peu, je crois, tel que je le connais, pour le professeur d’histoire ; mais encore il aurait sans doute quelque hésitation. Le professeur principal et c’est-à-dire le professeur formateur d’esprits, dans l’enseignement tel qu’il est compris au XXe siècle, c’est-à-dire dans l’enseignement encyclopédique, est très difficile à trouver.

Que faire donc ? Se rencontrant encore ici, comme il leur est arrivé souvent dans cette discussion, M. Ribot et M. le Ministre ont eu la même idée. M. le Ministre : « On peut suppléer à cette disparition du professeur principal… d’abord en coordonnant les efforts des professeurs successifs chargés d’un même enseignement… ; ensuite en donnant chaque jour une place prépondérante à tel exercice, qui demanderait un effort soutenu d’attention et de réflexion… » — M. Ribot : « Chaque enseignement est relié à l’enseignement voisin et doit le soutenir et il doit y avoir un centre dans l’enseignement principal de chaque classe… on apprend le français à la classe de français, mais on doit aussi l’apprendre à la classe d’histoire quand on fait une rédaction, à la classe de langues étrangères quand on fait une version, et même à la classe de mathématiques quand on résout un problème. Tous les professeurs doivent avoir en vue la formation de l’esprit de l’enfant, non au point de vue étroit de leur spécialité, mais au point de vue de l’ensemble des études. »

Voilà la solution : remplacer le professeur principal par une coordination.

Cette solution est très élégante ; mais je crains que dans la pratique elle ne soit d’une faiblesse extrême. Le professeur d’histoire coordonné avec le professeur de latin et avec le professeur de sciences, je ne vois pas très nettement, d’abord comment cela pourrait être obtenu, et ensuite quels résultats précis cela pourrait donner. Je crois que l’ambigu même et l’inconsistant de la solution proposée ramène l’esprit à la conception du professeur principal et à la nécessité de celui-ci, que, du reste, il soit professeur d’histoire, professeur de mathématiques, professeur d’histoire naturelle, professeur de langues étrangères, ou même professeur de latin et français.

Mais je reconnais que, pour revenir à la pratique du professeur principal, il faudrait renoncer à l’enseignement dispersé, disséminatoire, circulaire et encyclopédique, et que c’est à quoi l’on ne veut pas renoncer, que c’est à quoi on ne veut renoncer à nul prix.

De guerre lasse, après une discussion qui a été une des plus brillantes qu’aient menées depuis longtemps nos assemblées délibérantes, le Sénat s’est arrêté à cette résolution : « Le Sénat, considérant qu’un des principaux objets de la réforme de 1902 a été de sauvegarder la culture gréco-latine en la réservant à ceux qui sont le plus aptes à la recevoir et à en tirer parti, approuve les déclarations du ministre et compte sur lui pour alléger les programmes de l’enseignement secondaire. »

Méditez bien. Rien sur la question du professeur principal, ni sur celle du remplacement du professeur principal par une coordination. Le Sénat et les rédacteurs eux-mêmes de la résolution ont senti que c’était là une question insoluble et, par conséquent, ont laissé intact le vice même, le vice profond, indéracinable peut-être, comme il semble qu’ils le croient, de notre enseignement secondaire.

Mais ils ont salué les lettres gréco-latines et souhaité que la réforme de 1902 soit comprise dételle sorte qu’elle les préserve et les soutiennent. Ceci est pour nous, très nettement pour nous.

Et ils ont recommandé et commandé un allégement des programmes. Ceci est pour nous encore.

Tout compte fait, nous avons donc remporté une victoire partielle. Je crois bien que c’est surtout une victoire d’amour-propre et que, dans la pratique, il n’y aura pas grand changement ; mais enfin il y a victoire partielle, puisqu’il y a condamnation partielle des programmes de 1902 par le ministre actuel et par le président de la Commission sur laquelle les rédacteurs des programmes de 1902 ont pris appui.

Un peu de terrain de gagné. Peut-être en apparence. Les apparences mêmes ayant leur influence ne sont pas pour être absolument dédaignées.


EMILE FAGUET.