La Discipline prussienne - L’Instruction obligatoire et le militarisme en Allemagne

LA DISCIPLINE


ET


L’INSTRUCTION OBLIGATOIRE


EN PRUSSE




Un historien qui se piquait d’être homme de progrès, et rêvait volontiers le rôle d’un Pline ministre d’un Trajan, s’écria en apprenant l’issue de la bataille de Sadowa : « Voilà une grande victoire pour l’instruction primaire ! » Le mot était heureux ; beaucoup de gens le répétèrent, et se crurent de profonds moralistes. Nous avons en France le goût de ces formules simples, de ces phrases qui résument une question, de ces mots qui la résolvent, ou semblent la résoudre. Les ignorans se contentent de peu ; l’espionnage de l’ennemi, la trahison de nos états-majors, voilà de quoi expliquer tous les désastres, et le peuple souverain se considère toujours comme le premier du monde, puisque l’on n’a triomphé de lui qu’avec des armes tellement viles. Il y a des esprits plus exigeans qui veulent des raisons plus spécieuses ; elles ne manquent point, et, pendant le cours de la dernière guerre, il s’est trouvé nombre de docteurs pour nous révéler dans l’espace de quelques minutes la cause de nos défaites et nous indiquer d’un trait de plume les moyens de les réparer. Nous avons été écrasés, disaient-ils, par la triple supériorité de l’organisation, du nombre et de l’instruction populaire.

Nous avons affronté une armée d’un million d’hommes avec 180,000 combattans ; nous n’étions préparés en rien, et 27 pour 100 de nos conscrits ne savaient pas lire. Tel est le mal, le remède est tout trouvé ; c’est l’organisation prussienne, le service universel et l’instruction obligatoire. Trois enquêtes à poursuivre, trois commissions à établir, trois bonnes lois à voter, et la France régénérée pourra attendre tranquillement l’heure de la revanche.

Il y a là le germe de grandes illusions et de préjugés au moins aussi dangereux que ceux auxquels nous avons dû nos échecs. Les choses dans la nature ne sont pas aussi simples et ne se laissent pas ainsi manier à coups de décrets. Pas plus en politique qu’en médecine, il n’y a de véritables spécifiques, et ces recettes séduisantes ne sont que le produit d’une observation superficielle et d’une science incomplète. Pallier le mal, le détourner et le suspendre n’est pas le guérir ; il y a certaines apparences de santé qui sont plus funestes que la maladie elle-même. Il faut essayer de voir plus avant dans les choses, s’efforcer surtout de ne se point payer de mots. L’organisation, dont on parle tant, n’est pas un être métaphysique, une force, comme on dit aujourd’hui, qui, concentrée à l’aide de quelque procédé merveilleux et appliquée à un peuple, le transformera tout à coup en lui infusant l’énergie qui lui manque. L’organisation militaire d’une nation n’est que l’expression militaire des forces sociales de cette nation ; elle les dégage, les règle, les harmonise, elle ne les crée pas. Si dans un peuple le goût du bien-être et du travail facile, l’habitude d’une longue prospérité, ont affaibli l’esprit de conquête et endormi les rivalités nationales, si l’abus de l’esprit léger, l’incrédulité frivole, les pratiques d’une démocratie envieuse, la passion effrénée de l’égalité, l’action dénigrant enfin d’une presse sans moralité, ont détruit le respect dans les âmes, l’autorité dans le gouvernement, la discipline dans les mœurs, l’organisation la plus savante n’y fera rien, car le principe même en sera paralysé. La réforme ne sera qu’au dehors, et sous la première secousse un peu violente tout cet échafaudage s’écroulera, les élémens ayant perdu cette force secrète qui fait qu’ils s’agrègent spontanément, se groupent, se maintiennent. Il en est de même du service militaire universel : il est juste, il est moral, il est nécessaire ; mais il ne suffit pas. Les armées du premier empire, qui ont fait à travers l’Europe leurs courses épiques, l’armée de Crimée, qui a donné pendant près de deux ans l’exemple de tant de vertus militaires, l’armée de Metz enfin, qu’il serait coupable de méconnaître, et qui aux premiers jours de cette guerre déplorable a, d’avance en quelque sorte, lavé dans son sang l’honneur de la patrie, étaient toutes recrutées d’après un système opposé à celui de la Prusse. Il faut donc chercher ailleurs les raisons profondes du succès de ce pays et les véritables moyens de le combat ire. La question est trop vaste pour être abordée de front et dans son ensemble ; nous voudrions la toucher aujourd’hui par la base, pour ainsi dire, du côté le plus proche, le plus accessible, et sur lequel il importe aussi le plus de s’éclairer immédiatement. L’instruction obligatoire ou, pour parler en termes plus généraux, l’instruction primaire très largement répandue a-t-elle été par elle-même une des causes de la supériorité de l’Allemagne ? quelle part faut-il attribuer dans nos défaites à l’état relativement inférieur de l’instruction populaire dans notre pays ? dans quelle mesure enfin pouvons-nous attendre d’une réforme de la loi d’enseignement dans le sens prussien une restauration de nos facilités militaires ?

Au premier abord, le problème semble résolu par une de ces oppositions vives et saisissantes que l’on appelle l’éloquence des chiffres. Sur 100 conscrits examinés en Prusse, 3 seulement ne savent ni lire, ni écrire ; en France, nous en comptons 27[1]. Pressons cependant d’un peu plus près la statistique ; elle est complaisante, et, comme certaines puissances neutres, elle cède volontiers des armes à tous les partis. Nous voyons qu’en Autriche les écoles sont mieux remplies que dans la Prusse même : 98 pour 100 de la population les fréquente ; en Prusse, le chiffre n’est que de 97 pour 100. L’Autriche n’en a pas moins été battue à Kœniggraetz, comme elle l’avait été par nous auparavant. Les armées de Napoléon Ier, bien qu’elles portassent, à ce qu’on assure, les principes de 89 cachés quelque part dans leurs fourgons, ne s’en doutaient guère en général, et n’ont jamais passé pour fort lettrées ; cependant au jour de la bataille d’Iéna l’instruction obligatoire existait en Prusse depuis cinquante années, et devait avoir produit quelques résultats. La guerre récente fournit des exemples plus singuliers encore. Les départemens de Vendée et de Bretagne sont classés parmi les derniers sur les tableaux de l’instruction primaire ; le courage des mobiles bretons est pourtant devenu proverbial. La Bretagne est peut-être la seule province où la levée en masse aurait pu être rigoureusement appliquée, car le pays s’y était résolu spontanément, et il a fallu les pitoyables désordres du camp de Conlie pour décourager l’élan des volontaires.

La question n’est donc pas aussi simple qu’elle le paraît au premier aperçu. Elle se complique encore d’une des plus tristes et décourageantes expériences que nous aient fournies les derniers mois. Cette armée allemande, qui est en définitive la vraie levée en masse du pays de l’Europe où le peuple est le plus instruit, n’a-t-elle pas souillé sa gloire des plus honteuses violences ? Cette nation armée semblait tenir à honneur de rappeler sur certains points les hordes de Wallenstein. À quoi lui a servi cette instruction vantée, sinon à dévaliser avec plus d’ordre nos maisons envahies, à incendier avec plus de méthode, à bombarder plus sûrement nos villes ouvertes ? Il semblait que leur insupportable prétention à civiliser la guerre rendait plus odieuses encore ces barbaries renouvelées d’un autre âge. On les a comparés à des Vandales élevés à l’École polytechnique. L’expression était heureuse ; mais ce n’était qu’un mot, et les Vandales, qui détruisaient les églises, ne se préoccupaient pas de forcer leurs enfans à se rendre à l’école. Leurs méthodes d’enseignement étaient rudimentaires, et l’on n’a jamais songé à les proposer en exemple au monde. Il y a là pourtant une difficulté que l’on ne peut esquiver, une contradiction qu’il importe de résoudre. Ce peuple si instruit et cette armée si barbare sont une seule et même chose ; on ne peut séparer l’un de l’autre. Il faut donc se rendre compte de ce qu’est l’instruction en Allemagne, comment elle s’y est établie, comment elle s’y est développée, quel rôle elle y joue, et ce qui fait que la même institution a pu être un si admirable instrument de puissance militaire et un si pauvre agent de civilisation. C’est ce nœud même de la question qui nous occupe. Dès son établissement en Prusse, l’instruction obligatoire a pris le double caractère qu’elle a conservé jusqu’à ce jour, celui d’un système d’éducation politique où domine l’influence religieuse. Pour s’en convaincre, on n’a qu’à lire le Règlement général des écoles de 1763 ; la raison d’état y perce à chaque ligne. Ce règlement est l’œuvre de Frédéric II, qui n’était pas suspect de faiblesses mystiques, ni de « cléricalisme. » L’instruction religieuse est placée au premier rang ; les consistoires et les pasteurs ont la surveillance et l’inspection des écoles. « Les enfans ne pourront quitter l’école non-seulement avant d’être instruits des principes essentiels du christianisme et de savoir bien lire et bien écrire, mais encore avant d’être en état de répondre aux questions qui leur seront adressées d’après les livres d’enseignement approuvés par nos consistoires. » Ce sont des certificats du pasteur d’abord et ensuite du maître qui constatent que l’enfant peut être retiré de l’école. C’est encore le pasteur qui s’occupe de savoir si tous les enfans sont envoyés à l’école, et d’avertir les parens qu’ils aient à remplir ce devoir sous peine de tomber sous le coup de la loi. Frédéric II voulait se donner un peuple facilement gouvernable et une armée fortement disciplinée. Il n’a pu concevoir un meilleur moyen de discipline, et il léguait à ses successeurs un admirable instrument d’organisation ; mais, si cet instrument a pu être aussi facilement appliqué, s’il a produit d’aussi considérables résultats, c’est qu’il était merveilleusement approprié au terrain sur lequel il devait agir et aux mains qui devaient le mettre en œuvre. Le peuple était encore à demi barbare et soumis au rude joug féodal, religieux avec cela, chose de main-morte pour ainsi dire et disciplinable à merci. Il supportait des charges bien autrement pesantes, et celle-là n’était pas de nature à soulever de résistances particulières. Nul ne devait s’en étonner, et tout le monde l’accepta. Les gouvernemens d’ancien régime avaient pour ce genre d’action les mains bien plus libres que les états modernes. L’éducation, a dit un écrivain qui est un maître en fait de discipline religieuse, est une œuvre d’autorité et de respect. Le peuple en Prusse avait le respect, et le gouvernement prit l’autorité. L’instruction obligatoire devint entre ses mains un moyen d’éducation nationale, et cette éducation fut tournée tout entière aux intérêts de l’état.

Tout s’y prêtait, non-seulement l’instinct du peuple, mais la direction générale des esprits, le tempérament et, si, l’on peut ainsi parler, l’organisme même de la nation. La vieille Prusse est luthérienne ; la lecture de la Bible est une nécessité du culte, un acte de foi, une question de salut ; les pasteurs y poussaient, et le peuple la désirait. Il n’est pas douteux que ce fut là le point de départ de l’instruction obligatoire et un puissant levier pour la faire pénétrer et l’établir dans la nation. Lors même qu’il n’y aurait point eu de si grands intérêts, le clergé se serait soumis à cette institution du moment qu’elle serait devenue une des lois du pays. Il est en effet sous la dépendance entière du gouvernement, et ne montre nulle tendance à s’y soustraire. C’est là un des traits du génie national, l’une des marques les plus frappantes de cet esprit de discipline qui est le fondement même de la puissance prussienne. On a souvent répété que la Prusse avait une religion d’état ; il serait plus exact de dire que la religion y est chose d’état. La Prusse compte quelques provinces catholiques ; elles ont accepté sans aucune résistance les règlement appliqués aux provinces protestantes, et le clergé romain s’est prêté à les exécuter avec le même empressement qu’y mettent les pasteurs. Il y a même apporté une sorte d’émulation, et s’est fort bien accommodé de la part d’influence qui lui était ainsi accordée. Là où les catholiques sont en majorité, les évêques et les curés sont les véritables délégataires de l’état en matière d’instruction, et, comme ils dominent ici, ils doivent se subordonner ailleurs à l’autorité des consistoires : il est avec Rome de ces accommodemens dans les pays hérétiques. Les cultes dissidens, et ils sont très nombreux en Prusse, ont subi les mêmes conditions, et se sont développés dans les mêmes limites. La tolérance est très grande, non pas que les croyances soient faibles ou que l’on se fasse de part et d’autre de ces concessions qui ne sont que le fruit de l’indifférence, mais parce que tous reconnaissent une autorité supérieure, qui est la même, et rentrent dans le domaine éminent de l’état. La liberté d’enseignement, dont le nom seul suffit ailleurs à soulever des orages, ne parvient pas même en Prusse à arrêter sérieusement l’attention. Il n’y a pas longtemps qu’au congrès catholique de Trêves une proposition faite en ce sens par un journaliste français demeura sans écho, et fut écartée. C’est ainsi que dans ce pays la plus grande liberté religieuse a pu s’établir à côté du gouvernement le plus vraiment théocratique peut-être qu’il y ait en Europe.

Tandis qu’en Allemagne le clergé s’est montré favorable à l’instruction obligatoire, il l’a combattue en France : dans l’un de ces pays, on lui en a confié la direction ; dans l’autre, on la lui refuse. L’instruction populaire en Prusse tend à maintenir les croyances ; en France, elle tend à les ébranler. C’est que d’un côté le peuple est soumis et appliqué, tandis que de l’autre il est léger, frondeur, impatient de tous les jougs, jaloux de toutes les formes d’indépendance. L’affranchissement pour lui, c’est la rupture pure et simple des liens et des barrières ; il se soucie peu de se rendre digne de la liberté, et lorsqu’il l’a conquise, souvent au prix de grands efforts, il oublie d’en faire usage. Notre ennemi, c’est notre maître ; le dicton chez nous est devenu proverbial. Le prêtre est notre premier maître, et par conséquent notre premier ennemi. La France a été irréligieuse bien avant d’être révolutionnaire. Cela explique les luttes ardentes que provoque chez nous l’instruction obligatoire et le malentendu auquel elle a donné lieu entre l’église et les partis libéraux. Le clergé sans doute a tort de s’y opposer lorsqu’il ne considère que les intérêts de la foi, la nécessité de maintenir les âmes dans le repos, de soutenir certaines croyances qui ne sauraient être scientifiquement démontrées : l’exemple de l’Allemagne ne justifie aucune de ces craintes. Les catholiques ont raison au contraire de résister au nom de la morale pure lorsque, s’en tenant à l’état actuel de nos mœurs, ils redoutent de livrer un agent de propagation aussi énergique aux doctrines négatives des sophistes populaires. De même le parti libéral affirme justement que l’état a le droit et le devoir d’aider au développement moral des citoyens, et que ce droit prime celui du père de famille ; mais ce parti s’abandonne à de grandes illusions lorsqu’il croit, en décrétant l’obligation dans l’enseignement, qu’il imprimera par cela seul une impulsion puissante au progrès moral du pays : il en aura réalisé une condition et rien de plus.

L’instruction primaire est un levier puissant, mais neutre par lui-même et sans vertu propre ; selon la main qui le dirige, le point d’appui qu’on lui donne, l’objet auquel on l’applique, il produit des effets complètement opposés : il peut servir tout aussi bien à barrer le chemin qu’à le déblayer. — C’est ainsi qu’en Allemagne, le pays étant religieux et monarchique par nature, l’enseignement s’y trouvant placé entre les mains de l’état et sous l’influence du clergé, cette institution a fortifié la foi politique et religieuse qui existait dans la nation. En France au contraire, le pays étant porté à une certaine incrédulité frivole et tourmenté secrètement de passions anarchiques, l’instruction populaire les a développées et leur a fourni des alimens ; les partis s’en sont fait une arme contre l’église et la royauté, et le peuple s’en est emparé pour s’affranchir de l’une et de l’autre. Si elle n’a pu s’établir, ce n’est pas que les gouvernemens en aient méconnu la portée et l’utilité ; l’ancien régime l’avait aperçus, et avait songé sérieusement à en tirer parti. Il n’est pas douteux que Napoléon ne s’en soit gravement préoccupé ; le fameux catéchisme impérial en est une preuve frappante. Les essais toutefois sont demeurés incomplets ou stériles : on a reconnu que la réforme ne tournerait pas aux fins que l’on désirait, et l’on a dû chercher ailleurs des moyens de soutenir à la fois les croyances religieuses et le sentiment monarchique. La constitution que nous avons donnée à nos écoles, les perfectionnement que nous rêvons d’y introduire, tendent à en faire quelque chose de tout à fait différent de ce qui existe en Prusse. La séparation de l’enseignement religieux, laissé au clergé, et de l’enseignement laïque, confié aux instituteurs, est passée à l’état d’axiome. « Que la préoccupation politique s’introduise dans l’éducation, a dit M. Jules Simon, et il n’y aura plus d’école. Chaque parti voudra profiter de sa vogue pour toucher à l’éducation de la jeunesse… La première leçon que l’âge mûr donnera à l’enfance sera celle de l’instabilité. » Ainsi nous sommes amenés à mettre, pour ainsi dire, la religion et la politique à la porte de l’école ; en Allemagne, elles y règnent en maîtresses souveraines : cela donne la mesure de l’opposition radicale qu’il y a sur ce point entre les deux pays.

Elle s’accusera davantage, si l’on considère les choses de l’armée. L’instruction primaire, qui a fortifié la discipline chez les Prussiens, a contribué chez nous à la détruire. Nous sommes une démocratie jalouse d’égalité ; cette passion est incompatible avec une forte discipline sociale. L’instruction populaire l’a trouvée dans le peuple, et elle n’a fait jusqu’ici que la développer. Tandis que la Prusse, pour organiser son armée, n’a eu qu’à s’emparer en quelque sorte du courant des esprits et à le diriger, il nous faudrait l’arrêter au contraire et le détourner. Il ne suffirait donc pas d’introduire chez nous le système prussien. Les véritables raisons de notre effacement militaire sont beaucoup plus profondes. L’incapacité des chefs nous a bien autrement nui que l’ignorance des soldats. Cette incapacité elle-même n’est qu’un des symptômes de la mollesse intellectuelle où s’est endormie la nation et du défaut de critique qui en est résulté dans les esprits. Nous avons négligé de suivre le mouvement des temps, et nous n’avons pas su le comprendre. Les Prussiens n’ont rien inventé que nous n’eussions pu trouver comme eux, ou tout au moins leur emprunter. Le gouvernement dédaignait les rapports qui lui étaient adressés, et l’opinion, à laquelle pourtant les avertissement ne manquèrent point, ne cherchait nullement à s’éclairer sur ces questions. Les ressources en tout genre nous ont bien moins manqué que les hommes. On insiste trop d’ailleurs sur l’ignorance de nos troupes, on l’exagère beaucoup, et à coup sur la rapidité d’intelligence des soldats compensait sur beaucoup de points ce qui pouvait leur manquer du côté des connaissances scolaires. Cette instruction, si incomplète qu’elle fût, en a-t-on tiré tout le parti possible ? l’a-t-on mise en œuvre ? y a-t-il été fait quelque part un appel quelconque ? La routine militaire n’est pas une réponse, car le même défaut peut être reproché aux chefs improvisés donnés à nos mobiles et aux gardes nationales. On admire cette connaissance des langues répandue dans l’armée prussienne jusque dans les rangs les plus infimes. Un Allemand qui a été six années à l’école, qui a voyagé cinq ans, qui parle trois langues et les écrit, se trouve très heureux d’être teneur de livres ou bien kellner (sommelier) dans un hôtel ; il est simple soldat, quelquefois sous-officier de landwehr, et s’en contente. En France, ce même homme rêverait quelque emploi magnifique, ne l’obtiendrait pas, se déclasserait alors, et jetterait son gant à la société ; il aurait voulu être major dans l’armée auxiliaire, ou peut-être ministre des relations extérieures d’un gouvernement communaux.

Dans de telles conditions, la noblesse prussienne ne s’est pas montrée moins empressée que le clergé à pousser à l’instruction obligatoire. Elle avait gardé tous ses droits jusqu’au commencement du siècle, maintenu beaucoup de privilèges jusqu’en 1848, et elle conserve encore maintenant une influence de fait prépondérante. Foncièrement monarchique et piétiste, elle sent trop bien que ses intérêts sont liés à ceux de la couronne et du clergé pour se séparer d’eux en quoi que ce soit, et négliger aucun des moyens d’action qui les ont si bien servis. Quant aux junker, officiers ou petits agriculteurs, ils ont appris dans leurs écoles militaires que l’instruction obligatoire est l’une des premières conditions de la discipline des armées, et ils professent pour cette institution le plus profond respect. La Prusse présente ainsi ce spectacle singulier d’un pays de mœurs féodales où personne ne se montre plus ardent que l’aristocratie et le clergé pour ce qu’on nomme le progrès des lumières, et affecte en même temps plus de fierté.

Les raisons qui ont fait le succès de l’instruction obligatoire en Prusse expliquent comment elle s’est établie dans les autres états allemands. Les gouvernemens ont été frappés des énergiques moyens d’action que la monarchie des Hohenzollern s’était assurés par cette institution ; ils ont tenu à l’appliquer chez eux, et ils y ont trouvé le terrain presque aussi bien préparé. Le peuple allemand est pauvre d’idées, curieux en même temps et très appliqué ; il est surtout, comme l’a dit Mme  de Staël, « très capable de cette fixité en toutes choses qui est une excellente donnée pour la morale. » La race allemande est foncièrement hiérarchique. Le maître d’école n’est pas, comme chez nous, un employé subalterne, scribe du maire, factotum du curé, gagiste de la commune, le plus bas placé dans l’échelle des fonctionnaires, et qui vend à bas prix aux fils de paysans une marchandise qui ne se cote pas ; c’est un petit personnage dans le village allemand : il apprend à lire les livres saints, qui font le salut dans l’autre monde, il distribue dans celui-ci la manne précieuse qui améliore la vie et permet dans l’armée d’adoucir la rigueur du devoir soit en ouvrant la porte des emplois civils, soit même en abrégeant la durée du service ; il tient l’orgue et dirige le chant à l’église ; il enseigne la musique, qui est presque une institution nationale et fait le seul charme de ces rudes existences. Comme la vie est plus aisée, comme les mœurs sont plus simples, il tient un meilleur rang avec ses maigres appointemens ; enfin, et par-dessus tout, il est un représentant du pouvoir, un agent politique, celui qui apprend comment un bon sujet doit aimer son prince, haïr l’étranger, travailler pour sa part à la gloire de la patrie.

Toute l’organisation scolaire tend à ce résultat ; tout a été mis en œuvre pour l’obtenir. La Prusse se donnant volontiers pour le type de l’état moderne allemand[2], les gouvernemens vassaux l’ayant acceptée pour telle et s’efforçant de se modeler sur elle, nous nous en tiendrons à son exemple. C’est là du reste que l’action de l’enseignement obligatoire a été le mieux marquée, et qu’elle est le plus facile à suivre. Dieu, le roi, la Prusse et l’Allemagne sont dans l’esprit du Prussien quatre idées connexes ; l’une ne peut naître sans appeler aussitôt les autres. La devise nationale, que l’on peut lire se relevant en bosse sur tous les casques pointus de l’armée, est : « Avec Dieu, pour le roi et la patrie. » Ce que le roi veut, Dieu le veut, la Prusse le désire, et l’Allemagne s’en trouvera bien. L’empereur Guillaume, qui révère en sa personne et ajuste titre le type le plus accompli du Prussien, a proclamé un jour cette maxime profonde : « Ainsi que l’a dit mon frère, qui repose en Dieu, tout ce qui est acquis à la Prusse est acquis à l’Allemagne[3]. » La phrase fut trouvée belle ; les Prussiens l’admirèrent fort, et l’Allemagne en fit le programme mystique de ses conquêtes. Voilà ce que l’on apprend de plus clair dans les écoles prussiennes.

La question est de savoir non pas si l’on peut lire plus ou moins bien, mais à quelles lectures on se livre. La mesure de l’instruction d’un peuple n’est pas dans le nombre de gens qui savent déchiffrer les caractères imprimés, elle est dans l’usage qu’ils font de cette faculté. En Prusse, tout l’enseignement moral est entre les mains du clergé, dont les maîtres ne sont que les humbles répétiteurs. Cet enseignement, tout religieux, prend entre les mains des pasteurs et des curés une couleur monarchique très prononcée ; ils font à leurs élèves un véritable cours de « politique tirée de l’Écriture sainte » et appropriée à la « mission providentielle des Hohenzollern. » Quant aux livres populaires, ils sont pour la plupart soigneusement élaborés sous la haute direction des consistoires, et quand ils ne se bornent pas à une simple morale en action ou à des contes bleus, ils confirment, reprennent, amplifient les traditions historiques reçues à l’école. La rude économie des premiers margraves, les hauts faits de Frédéric le Grand, et par-dessus tout les guerres soutenues contre la France, forment le fond de ces leçons, embellies d’anecdotes sur la bonté des rois de Prusse et la barbarie des Français. On fait à ces pauvres gens d’épouvantables tableaux de notre immoralité ; ils les prennent pour argent comptant, et y croient de même qu’aux crimes de Babylone. Comme nous sommes riches, ou, pour dire plus vrai, hélas ! comme nous étions riches, tandis qu’ils sont pauvres, que nous les avons battus souvent et humiliés longtemps, les rancunes nationales se doublent aisément de convoitises privées, et ils se donnent volontiers la mission de châtier les crimes de la France tout en enrichissant la Prusse. La musique, qui se mêle en Allemagne à toutes les manifestations de la vie, contribue puissamment aussi à renforcer dans leurs âmes les mêmes idées simples. Le peuple chante à tout propos les lieder patriotiques de 1813, et les enfans s’endorment sur cette pensée que « la patrie allemande s’étend aussi loin que la langue germanique résonne sous le ciel de Dieu. » Les journaux les plus répandus dans les campagnes et les petites filles sont parfaitement insignifians et pleins d’ailleurs de déférence pour les inspirations de l’autorité. Les anecdotes sur la famille royale et la bonhomie du vieux roi y tiennent une grande place. Elles sont fort goûtées du peuple : la Prusse entière s’est émue l’an dernier en apprenant que le roi s’était foulé le pied un soir de veille de Noël qu’il montait par un escalier dérobé des jouets à ses petits-enfans. À son retour de Versailles, l’empereur se rendit dans un de ses châteaux ; il sort dans le parc, aperçoit un des enfans du prince royal, et lui fait signe d’approcher. L’enfant se retourne ; mais, au lieu d’accourir, il s’arrête, se met dans le rang, fait le salut à la prussienne, et attend sans broncher le passage de son grand-père : il fallut que celui-ci le soulevât de terre pour l’embrasser, et même dans les bras du chef de sa famille l’auguste baby restait obstinément en position. L’histoire fit le tour de la presse provinciale. On en pourrait conter indéfiniment de la même sorte, et montrer à quel point l’éducation qu’on leur donne a confondu dans l’esprit des populations prussiennes la notion de la royauté avec celle du pays. Il y a bien les grands journaux, qui sont nombreux en Allemagne ; mais ils ne font que donner aux mêmes idées une forme plus abstraite, et ils ne pénètrent point jusqu’à la masse du peuple. Ils sont compactes de texte et confus d’expression ; les paysans les lisent peu et ne les comprennent guère.

On n’apprend pas beaucoup de choses aux écoliers ; mais on leur apprend tout ce qui est nécessaire pour faire d’eux de fidèles sujets et de bons soldats. On détermine avec précision, on fait répéter avec soin le rôle de chacun, et, chacun ensuite remplissant ce rôle en conscience, la machine, si compliquée qu’elle paraisse, fonctionne avec la puissance que nous avons pu constater. En Prusse, à chaque croisement de routes, on rencontre un poteau sur lequel sont indiqués la régence, le cercle, la commune et le bataillon de landwehr sur le territoire duquel on entre ; on voit encore autour de Versailles des indications analogues. Les Allemands circulaient là comme chez eux, et paraissaient souvent de la sorte connaître le pays mieux que ne le connaissaient ses propres habitans. De même, on avait distribué dans l’armée de petits dictionnaires de poche où les mots usuels étaient traduits en français avec la prononciation figurée : les soldats les répétaient, le plus souvent sans les comprendre. Ils étaient incapables de bâtir une phrase ou d’exprimer une idée ; mais ils avaient de quoi remplir leur devoir de soldat, et c’était tout ce qu’il fallait. Bref, on décompose leurs exercices intellectuels tout comme on fait les exercices militaires ; ils exécutent les uns et les autres avec la même ponctualité machinale. C’est ainsi préparés qu’ils arrivent à l’armée ; on y achève leur éducation, et la landwehr les tient jusqu’à près de quarante ans sous la férule du gouvernement. À cet âge, l’homme est fait ; il est marié, il est père, et il transmet déjà à ses fils la discipline dans laquelle il est né, où il vit et veut mourir.

Les Allemands ne sont pas naturellement généreux ; une pareille éducation appliquée à de tels caractères n’était pas faite pour leur donner les sentimens humains et les idées générales dont l’absence nous a si vivement blessés chez eux. Ce n’est pas qu’ils soient cruels de tempérament et dépourvus d’une certaine bonté brutale dans leur vie privée ; mais ils sont élevés à recevoir un mot d’ordre, et ils y obéissent sans réserve. La sentimentalité excessive qu’ils étalent souvent n’exclut pas dans la pratique des habitudes de violence grossière. Ils supportent la férule à l’école et le plat de sabre à l’armée. Bien que pauvres, laborieux et connaissant le prix du travail, ils exécutent sans remords les ordres de destruction qu’ils reçoivent, parce qu’on les a formés à l’idée que c’était là une conséquence de la guerre, et que, l’ayant subie, pouvant la subir encore, ils avaient le droit de l’imposer. On les voyait ainsi admirer à la fois la richesse de notre pays, en déplorer la ruine, et cependant l’accomplir de sang-froid et sans le moindre scrupule. Ils sont religieux ; mais leur religion, comme celle des anciens Hébreux, est rude. Jalouse et arrogante. Il y a moins de contradiction qu’il ne semble d’abord entre les apparences d’une civilisation avancée dans les classes supérieures et une pareille barbarie dans les mœurs. Rome était en plein raffinement d’art et de littérature lorsqu’on y jetait les chrétiens aux bêtes ; le siècle de Louis XIV avait donné au monde l’une des plus exquises fleurs de civilisation qu’il ait connues, Racine était vivant, Bossuet faisait autorité dans la cour, lorsque furent ordonnées les dragonnades des Cévennes et l’incendie du Palatinat. Barrère enfin, Robespierre et Carrier lui-même, apôtres et exécuteurs du terrorisme, sortaient de cette belle école humanitaire dont s’honorait le xviiie siècle, ils en parodiaient le langage et en blasphémaient les maximes. L’exemple de la Prusse n’est pas unique ; ses sophismes n’en sont que plus coupables et ses prétentions plus impertinentes. Ce qu’elle a produit, ce n’est point un peuple moral et civilisateur, mais un instrument accompli de domination et de conquête. Il semble que Tocqueville l’ait pressenti lorsqu’il écrivait, en parlant du soldat dans les aristocraties : « Il est plié à la discipline militaire avant, pour ainsi dire, que d’entrer dans l’armée, ou plutôt la discipline militaire n’est qu’un perfectionnement de la servitude sociale. Le soldat arrive aisément à être comme insensible à toutes choses, excepté à l’ordre de ses chefs. Il agit sans penser, triomphe sans ardeur, et meurt sans se plaindre. En cet état, ce n’est plus un homme, mais c’est encore un animal très redoutable dressé à la guerre. »

On a pu voir dans ces derniers mois un exemple complet de ce qu’est en Prusse l’instruction populaire, et de la manière dont on l’exploite au profit de l’état. Lorsque la guerre éclata, le gouvernement y était admirablement préparé, mais le peuple ne s’y attendait pas. Les récoltes avaient commencé, on était en pleine activité agricole, ce fut un coup de foudre dans un ciel serein. Le premier mouvement fut de la stupeur, puis vint la crainte : le prestige des armes françaises n’avait pas encore été ébranlé. Le gouvernement ne laissa pas aux esprits le temps de s’égarer sur cette pente. Il avait déblayé le terrain : depuis 1866, il s’était attaché par tous les moyens à réveiller à la fois l’idée de la grande Allemagne et les méfiances traditionnelles contre l’ennemi héréditaire. La presse reçut un mot d’ordre, et partout, comme une traînée de poudre, les haines de 1813 se rallumèrent sur tout le sol de la Prusse. Le peuple, qui avait cru en 1866 à « l’agression de l’Autriche, » n’eut pas de peine à être convaincu de l’agression de la France. Les Bonaparte, lui disait-on, voulaient recommencer leurs conquêtes et démembrer de nouveau l’Allemagne ; on lui montra les Français jaloux des victoires de Bohême, prêts à se jeter de nouveau sur les provinces rhénanes, et toute l’horrible légende des anciennes invasions, apprise aux écoles, conservée dans les chants nationaux, réveilla au fond des cœurs les rancunes endormies, et souleva des rages sourdes, d’autant plus redoutables que, le succès ne paraissant point assuré, la terreur s’y mêlait. Les pitoyables déclamations d’une partie de la presse parisienne donnaient à ces colères de trop spécieux prétextes. Les agitateurs coupables qui lancèrent sur le boulevard les fameuses blouses blanches, les politiques naïfs qui déchaînèrent la Marseillaise dans les faubourgs et le Rhin allemand dans le théâtre, les écrivains surtout qui, dans des articles insensés, menaçaient d’avance l’Allemagne des traitemens qu’elle nous a fait subir, ne sauront jamais quels services ils ont rendus au gouvernement prussien. Toutes ces tristes folies, premiers symptômes du mal auquel Paris a succombé, et dont les dernières convulsions l’agitent encore, étaient traduites, embellies, commentées et répandues dans les campagnes allemandes à des milliers d’exemplaires, y faisaient bouillonner toutes les effervescences nationales. Le jour de la déclaration de la guerre, l’unité allemande était un fait accompli ; le pays tout entier se jeta sur ses armes, soulevé par ces niaiseries, qu’il prit pour des provocations. Il accueillit à la lettre les proclamations du roi de Prusse ; le mysticisme épais dont elles étaient empreintes répondait bien à l’état des esprits.

Le mot de civilisation s’y lisait aussi, sans y prendre plus de sens qu’il n’en avait au même moment dans la bouche de l’empereur Napoléon. Le peuple ne s’en souciait pas ; ce qu’il voulait, c’était se défendre d’abord, et après les premières victoires se venger une bonne fois des longues humiliations que lui avait imposées le prestige de « la grande nation. » Abaisser la France, avoir à son tour le premier rang en Europe, arriver à la gloire des armes, entrer de plain-pied parmi les peuples historiques, tels étaient les sentimens qui agitaient l’armée allemande ; ils s’affichèrent presque naïvement dans les dépêches du roi. On y sentait à chaque nouveau succès comme un contentement de parvenu. Imiter la France en la dominant, lui jeter à la face ses bulletins de victoire, retourner contre elle cet art de conquérir qu’elle avait désappris après l’avoir enseigné au monde, reproduire Louvois, Louis XIV et Napoléon, c’était la préoccupation constante du roi Guillaume, ce fut l’objectif de ses généraux et l’orgueil de ses soldats. On raconte qu’après la bataille de Sedan l’empereur Napoléon, avec une abnégation que l’on voudrait nous faire admirer aujourd’hui, complimentait son vainqueur sur la valeur de son armée. « Nous avons profité des leçons des autres peuples, » répondit Guillaume Ier. Le caractère critique, appris en quelque sorte et voulu de cette guerre, est un des traits qui doivent y être le plus relevés ; rien ne montre moins combien, malgré toutes ses prétentions, le peuple allemand est dépourvu de véritable originalité. Après Sedan, l’Allemagne crut à la paix ; le but de la guerre semblait atteint, et le poids déjà en paraissait bien lourd. Le roi cependant déclara qu’il fallait la continuer, l’armée obéit, et la nation se résigna. Ce n’était plus du patriotisme, c’était de la discipline pure, et elle ne peut s’expliquer que par la longue et patiente éducation qui avait donné au peuple cette cohésion si complète et cette soumission absolue à la volonté du chef. Les savans de M. de Bismarck démontrèrent qu’il fallait des garanties territoriales, et que d’ailleurs les lois de l’histoire et les nécessités géographiques exigeaient impérieusement certaines annexions. Le roi déclara que la paix était à ce prix : le peuple n’approfondit pas ces sophismes d’ambition ; il crut comme il avait fait jusque-là, et se fit tuer sans comprendre. Le roi avait parlé, cela suffisait ; il était la raison souveraine, et il décidait des destinées de l’armée tout comme il en recueillait la gloire. Tel est le sentiment monarchique chez ce peuple, que nul ne s’étonna de voir conférer la plus haute dignité militaire à deux princes du sang, alors que le véritable auteur des victoires prussiennes, le comte de Moltke, restait tout simplement chef d’état-major général du roi.

Voilà dans quelle mesure l’instruction populaire a contribué à la grandeur de la Prusse. Elle n’a pas élavé le niveau politique et moral de la nation ; appliquée à un peuple naturellement soumis, elle l’a complètement asservi : elle a étendu en même temps toutes les facultés qui le disposaient au rôle que ses chefs lui réservaient. C’est donc comme système de discipline et non comme moyen de civilisation que cette institution a contribué à la force des armées prussiennes. Les troupes les plus solides, celles qui pendant la guerre ont montré les plus grandes qualités militaires, ne sont pas celles des provinces où le peuple est le plus instruit et le plus civilisé. La Silésie, à demi slave, où les mœurs sont plus douces, le parler moins rude, la race poétique et musicale, les duchés de Saxe, où la culture intellectuelle est si avancée, se sont montrés inférieurs aux Poméraniens brutaux et aux Mecklembourgeois, les moins dégrossis de tous les Allemands. C’est que dans ces provinces le culte religieux et monarchique s’est conservé dans toute sa pureté, que rien ne paralyse l’action du clergé et des instituteurs sur ces rudes populations, et que la discipline s’y applique dans toute sa rigueur.

L’Allemagne traverse une de ces périodes d’énergie sociale et de laborieuse obéissance que nous avons connues ; si chez nous ces qualités se sont effacées, la cause en est dans l’abus des révolutions et dans cette logique à outrance que nous poursuivons en toutes choses, et qui fait de notre état politique un vrai paradoxe social. On peut établir l’instruction obligatoire : il suffira pour cela d’une majorité de quelques voix ; mais la nature des choses n’en sera point modifiée. L’instruction par elle-même n’est ni bonne, ni mauvaise ; elle n’a de valeur en réalité que lorsqu’elle est soutenue par un agent moral supérieur. C’est un sens nouveau que l’on dégage ; l’usage qui en sera fait dépendra de la constitution morale de l’individu et des influences qu’il subira. La civilisation descend et ne monte pas. La direction de l’esprit public dans une nation appartient aux classes éclairées : c’est une tutelle pénible, laborieuse et ingrate ; mais elles ne peuvent s’y soustraire, et, qu’elles le veuillent ou non, elles en demeurent responsables devant l’histoire. Si ces classes cherchent leur point d’appui dans les passions nationales, si elles nourrissent le peuple de traditions belliqueuses, elles produisent cette sorte d’asservissement militaire où s’égare actuellement l’Allemagne. Lorsqu’au contraire elles s’efforcent de tourner vers la paix les idées de la nation, encouragent son penchant au bien-être, poussent à l’augmentation de la richesse et à l’extension de l’industrie, l’amollissement des mœurs en est la conséquence. L’instruction populaire étant généralisée, si les hommes auxquels en revient la direction négligent ce devoir, ou s’en montrent incapables, l’instruction ne sera plus qu’un instrument de propagande livré aux oppositions de toute sorte. Comme en France les oppositions radicales sont les seules populaires, et comme elles ne comptent guère avec les moyens qu’elles emploient, elles ne s’adresseront qu’aux convoitises malsaines qui germait dans les bas-fonds de la société, et ces passions, excitées au lieu d’être contenues, aboutiront à l’irrémédiable décadence qu’entraînent les aberrations socialistes.

C’est en développant la discipline sociale et l’application intellectuelle qui existaient dans la nation que l’instruction obligatoire a pu contribuer en Allemagne à l’organisation de la puissance militaire. C’est cette discipline ébranlée chez nous et gravement compromise qu’il s’agit de rétablir, avec le goût de l’étude et le sérieux dans les mœurs. Il n’appartient à aucune assemblée de voter de telles réformes ; il n’est au pouvoir d’aucun gouvernement de les exécuter : elles dépendent de tous, elles sont le devoir de chacun. L’instruction populaire très largement répandue, — obligatoire, si on le juge nécessaire, — pourra y contribuer, mais à certaines conditions très déterminées, qui sont les conditions mêmes de la réforme morale de la nation. En dehors et à côté de la foi, qui ne se commande point et se place par sa nature même au-dessus de nos hypothèses, c’est une élévation constante du niveau moral dans les classes dirigeantes, dans les universités, dans les séminaires, dans les écoles normales ; c’est une plus haute tenue des idées dans toute la nation : le sérieux examen de soi-même, le sacrifice de cette vanité qui n’est que le fruit de l’ignorance frivole et du manque de critique, — une littérature, une presse, qui sachent se faire accepter du peuple sans le flatter ni le corrompre, — l’amour du pays et le sentiment de l’honneur réchauffés partout, — le respect dans la religion, dans l’état, dans la vie privée. C’est l’action continue de chacun sur soi-même, ses enfans, son entourage, l’exemple en un mot, qui est en définitive la seule méthode d’amendement moral efficace sur les âmes simples. Une telle réforme sans doute est plus laborieuse que l’établissement des constitutions même les plus raffinées ; il faut l’entreprendre pourtant et sans tarder : la revanche est à ce prix.

Albert Sorel
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  1. Ces chiffres se rapportent à des statistiques de 1864 ; la moyenne n’a pas beaucoup changé depuis, et le rapport est demeuré le même. Sur toutes ces questions, on peut consulter l’ouvrage de M. Jules Simon, l’École, plaidoyer convaincu en faveur de l’instruction obligatoire, et qui a d’autant plus d’intérêt maintenant qu’il a été écrit dans des circonstances plus différentes de celles où nous nous trouvons.
  2. Le paradoxe n’est pas nouveau ; c’était un des plus irritans sophismes de Hegel. Selon lui, dans le grand processus de l’Idée à la poursuite de sa propre affirmation, la monarchie prussienne représentait la réalisation de l’Absolu dans l’état.
  3. Proclamation aux Hanovriens après l’annexion.