La Diplomatie occulte de Louis XV

La Diplomatie occulte de Louis XV
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 36 (p. 38-61).
LA
DIPLOMATIE OCCULTE
DE LOUIS XV

Le Secret du roi, par M. le duc de Broglie, Paris, 1879 ; Calmann Lévy.

Le premier sentiment qu’on éprouve, à mesure qu’on étudie davantage et qu’on connaît mieux les ressorts de la politique française sous le règne de Louis XV, est celui de la tristesse. L’agrandissement de la Prusse et de la Russie, l’extension démesurée de la puissance maritime de l’Angleterre, la perte de nos colonies, le partage de la Pologne, apparaissent comme autant de conséquences des fautes de la monarchie. Ce n’est plus le temps des grands hommes d’état ; les intérêts de la France sont livrés à la frivolité du cardinal de Bernis, aux intrigues de Mme de Pompadour ou de Mme du Barry. Il y eut cependant alors bien des dévoûmens obscurs qui méritaient qu’on en fît un meilleur emploi. Sur tous les points où se trouve engagée la fortune du pays, on rencontre des hommes de cœur qui acceptent pour le sauver tous les genres de sacrifices. L’histoire intime nous dédommage des humiliations de l’histoire officielle. L’énergie et la suite dans les desseins qui manquent aux gouvernans se retrouvent au-dessous d’eux. Aussi les familles qui possèdent et qui publient des documens particuliers sur cette époque ne cèdent-elles pas seulement au désir de mettre en relief les belles actions de leurs ancêtres, elles ajoutent quelque chose au patrimoine commun de l’honneur national lorsqu’elles nous révèlent des actes de courage ou de vertu qui nous permettent d’estimer davantage le siècle de Louis XV. M. le duc de Broglie recompose dans le Secret du roi une page de notre histoire beaucoup plus honorable pour les membres de sa famille que pour le souverain auquel ils ont obéi. Qu’était-ce au juste que le secret du roi ? On le savait déjà en partie, grâce à une publication de M. Boutaric, sous-directeur aux archives de l’état[1]. On connaissait l’existence d’une diplomatie occulte, d’une sorte de ministère des affaires étrangères clandestin confié par le roi Louis XV au comte de Broglie, à l’insu des ministres ; mais les pièces principales manquaient au dossier. M. Boutaric n’avait publié que les ordres ou les réponses du roi. La correspondance des agens diplomatiques n’y était pas jointe. C’est cette correspondance que M. le duc de Broglie, guidé par les indications que lui fournissaient les papiers de son père, a eu la patience de rechercher et le bonheur de découvrir au ministère des affaires étrangères. Il en a tiré deux volumes spirituels, instructifs et fort habilement composés.


I

On aurait mauvaise grâce à lui faire un reproche de penser trop de bien de ses ancêtres. Il serait étrange qu’il parlât d’eux avec une affectation d’impartialité indifférente. On s’aperçoit qu’il les aime et qu’il est fier de porter leur nom ; mais il faut dire à sa louange que, s’il ne néglige rien de ce qui peut les faire valoir, il ne nous dissimule non plus aucun de leurs travers. Pourvu qu’on lui accorde qu’ils ont eu du talent et du patriotisme, il passe volontiers condamnation sur les défauts de leur caractère. Il nous les montre amoureux du bien public et dévoués au service du roi ; mais il nous apprend lui-même qu’ils étaient difficiles à vivre, entiers, opiniâtres et durs. Ce sont surtout des âmes ambitieuses ; ils ne sacrifient point aux grâces ; on ne leur attribue aucun de ces entraînemens aimables, aucun de ces engagemens tendres qui adoucissent en général les traits des politiques du XVIIIe siècle. Passionnés pour leur propre grandeur, ils vont droit devant eux vers le but qu’ils poursuivent, sans se laisser arrêter par les séductions de la route. M. le duc de Broglie, qui se reconnaît bien de leur race, raconte spirituellement qu’un jour, M. Thiers lui reprochant d’avoir un caractère difficile, il lui répondit : « Monsieur le président, ce doit être un défaut héréditaire, car le roi Louis-Philippe adressait déjà le même reproche à mon père et le roi Louis XV à mon bisaïeul. »

L’ambition dans les familles aristocratiques n’est pas toujours personnelle ; ceux qui ne pensent point à eux-mêmes pensent à la gloire de leur nom et à la fortune de leurs parens. Le moins ambitieux des Broglie du XVIIIe siècle, l’abbé de Broglie, qui ne désire et ne demande rien pour lui-même, passe néanmoins une partie de sa vie à la cour afin d’y surveiller les intérêts des siens. Sous les dehors d’une rudesse caustique, il cache la ferme volonté de faire servir son esprit et ses relations à l’agrandissement de sa famille. Pendant que la guerre ou la diplomatie éloignent ses neveux de Versailles, il reste au centre de toutes les intrigues, toujours prêt à intervenir en leur faveur, soit pour encourager le zèle de leurs amis, soit pour paralyser les attaques de leurs adversaires. « Avec sa grande taille désossée, sa tenue peu soignée, un rabat malpropre, un propos toujours railleur et parfois libre, » le grand abbé, — c’était le nom qu’on lui donnait à la cour, — réalisait des prodiges d’équilibre et trouvait moyen de se maintenir dans les bonnes grâces de Mme de Pompadour, tout en étant assidu auprès de la reine et de la dauphine. M. le duc de Broglie nous inspire le plus vif désir de connaître la correspondance complète de « cet intrigant sans ambition, » dont il cite des mots fort piquans et des fragmens de lettres pleins d’esprit.

L’abbé de Broglie était le frère du second maréchal de ce nom, dont il consola la disgrâce, l’oncle du troisième maréchal et du comte de Broglie, qu’il considérait un peu comme son élève, chez lequel il reconnaissait avec joie une aptitude précoce pour la politique. Aussi éprouva-t-il autant de satisfaction que d’orgueil lorsqu’il vit le jeune brigadier de trente-deux ans abandonner l’armée pour la diplomatie, où il lui semblait qu’un esprit si bien doué trouverait plus d’occasions de s’illustrer. En 1752, l’amitié et la confiance personnelle du prince de Conti appelaient en effet à l’ambassade de Pologne le comte de Broglie, qui jusque-là ne s’était distingué qu’à l’armée. « Le grand abbé » se serait peut-être moins réjoui de ce choix s’il avait connu la difficile mission que le roi confiait à son neveu. C’est ici que commence, à proprement parler, le Secret du roi. A partir du moment où le comte de Broglie part pour Varsovie, il y a deux diplomaties à la cour de France, une diplomatie officielle, représentée par le ministre des affaires étrangères, et une diplomatie occulte, dont le roi conserve entre ses mains tous les fils. Officiellement, il ne s’agit que de maintenir en Pologne la vieille influence française ; sous le sceau du secret, l’ambassadeur est chargé de préparer l’avènement du prince de Conti au trône de Pologne.

Au premier abord, il semble que les deux missions puissent se concilier facilement. Tout ce qui augmente l’influence française paraît de nature à faciliter dans l’avenir l’élection d’un prince français. Malheureusement ce prince français a un rival qu’on peut sacrifier dans la coulisse, mais que la diplomatie officielle ne peut abandonner sans provoquer des orages à la cour : le propre frère de la dauphine, le fils d’Auguste III, qui aspire légitimement à succéder à son père sur le trône de Pologne. Ce qui rend cette situation plus difficile encore pour le comte de Broglie, c’est que sa famille est honorée des bonnes grâces de la dauphine et qu’en travaillant en faveur du prince de Conti, il travaille en même temps contre une personne dont il n’a reçu que des bienfaits. La première victoire diplomatique qu’il remporta en reconstituant le parti français, impuissant en Pologne depuis trente ans, fut considérée comme un échec infligé au roi de Pologne lui-même. Celui-ci allait engager la Pologne, après la Saxe, dans une alliance offensive et défensive avec l’Autriche et la Russie, lorsqu’il rencontra la résistance triomphante de l’ambassadeur français. Il s’en plaignit à Versailles, où « le grand abbé, » averti par la dauphine, se chargea de morigéner son neveu. Le ministre des affaires étrangères, effrayé d’une audace dont il ne connaissait pas les secrets mobiles, n’osant point cependant désavouer le représentant de la France le lendemain d’une victoire française, s’empressait du moins de lui recommander la plus grande circonspection dans les affaires polonaises.

La prudence n’était pas précisément la vertu favorite du comte de Broglie. Le portrait que trace de lui le marquis d’Argenson, et que M. le duc de Broglie considère comme le plus fidèle, nous donne l’idée d’une pétulance très éloignée de la circonspection. « C’est un fort petit homme, la tête droite comme un petit coq. Il est colère, a quelque esprit et de la vivacité en tout. » Ses yeux étincelans, ajoute l’abbé Georgel, le faisaient ressembler, quand il s’animait, à un volcan en feu. Malgré la recommandation du ministre, le comte, se sachant secrètement soutenu par le roi, s’occupa beaucoup moins d’être prudent que de ne laisser porter en sa personne aucune atteinte à la dignité dont il était revêtu. Depuis qu’il avait résisté aux désirs de la cour de Saxe, il se sentait environné de froideur et d’hostilité ; le jour où on alla jusqu’au manque d’égards, il releva le gant sans hésiter, en représentant d’une grande puissance, qui n’a pas le droit d’accepter un affront pour son pays.

La princesse électorale de Saxe, recevant à Dresde le prince héréditaire de Modène, devait ouvrir le bal avec l’ambassadeur de France. Elle invoqua son état de grossesse avancée pour déclarer qu’elle ne danserait point. Peu d’instans après, le comte la vit danser avec le prince de Modène et se plaça sur son passage : « Vous me voyez tout hors d’haleine, lui dit-elle avec une nuance d’embarras. — Ce n’est pas surprenant, répondit le comte, votre altesse ayant fait l’imprudence de danser dans l’état où elle est. — Cela ne m’empêchera pas pourtant, reprit la princesse, quand je serai un peu reposée, de danser une contredanse avec vous. — Je ne suis pas tenté de danser, » répliqua le comte, et il gagna la porte. On n’accusera jamais le comte de Broglie d’avoir sacrifié à la galanterie ses devoirs diplomatiques. « J’espère que le roi verra, écrivait-il au prince de Conti, qu’on ne me manque d’égards que pour aller s’en vanter à la cour de Vienne. Tâchez qu’on ne mollisse pas ; ces gens-là sont des poltrons ; quand on leur montre les dents, ils filent doux ; quand on les ménage, ils croient que c’est par peur. »

il arriva néanmoins un moment où le roi de Pologne, poussé à bout par les intrigues et par les prétentions des partisans de la Russie, se retourna du côté des patriotes polonais et surtout du côté de la France, dont la tactique constante était de soutenir l’élément national. Le comte de Broglie eut sa part dans cette conversion si favorable à nos intérêts. Il servait mieux ainsi la cause générale de la politique française, mais il servait moins bien les intérêts particuliers du prince de Conti. Tout rapprochement de la France et de la cour de Saxe ajoutait aux chances personnelles du prince électoral le poids de l’influence française. L’ambassadeur le sentait ; mais plus il vivait dans le pays, moins il entrevoyait l’espérance de faire monter sur le trône de Pologne le prince que lui avait désigné Louis XV, plus il était tenté de substituer aux fictions de la politique clandestine l’intelligence de la réalité. Il reléguait peu à peu au second plan les instructions secrètes qu’il avait reçues pour les remplacer par des combinaisons d’un ordre plus élevé. Suivant lui, il importait surtout à la France de soutenir au nord de l’Europe les puissances indépendantes de la Russie et de l’Autriche. Depuis que les rapports s’étaient refroidis entre l’électeur de Saxe, roi de Pologne, et l’impératrice Elisabeth, le comte de Broglie se flattait d’arracher à l’influence russe la Saxe aussi bien que la Pologne et de créer ainsi à la France deux alliés au lieu d’un. Malheureusement ni la Pologne divisée et sans frontières, ni la Saxe indécise n’étaient de force à constituer au nord de l’Europe un état assez puissant pour tenir en échec la Russie et l’Autriche. Le rôle que le comte de Broglie rêvait pour nos alliés fut rempli par un prince qui, après avoir tiré de notre alliance tous les bénéfices qu’il en pouvait attendre, allait devenir notre plus dangereux adversaire. L’entrée en scène de Frédéric II replongea dans le néant la Saxe et la Pologne. Si l’ambassadeur de France ne désarma point devant ce terrible lutteur, il reconnut bientôt l’extrême difficulté de la lutte.

Depuis les traités de Westphalie, nous étions les protecteurs des princes allemands contre l’ambition de la maison d’Autriche ; mais cette protection ne pouvait s’exercer que sur des états faibles ; elle devenait humiliante pour un état tel que la Prusse, enrichi par de récentes conquêtes, et surtout pour un souverain aussi ambitieux que Frédéric II. Celui-ci, après s’être servi de la France pour conquérir et pour conserver la Silésie, supportait avec impatience l’espèce de suprématie que s’arrogeait encore à son égard la monarchie française. Il pensait et il agissait comme un pupille pressé de redemander ses comptes et sa liberté à un tuteur vieilli. Il eut soin néanmoins de ne les redemander qu’au moment où il nous vit, engagés dans une guerre menaçante. Entre notre alliance, dont la continuation lui fut loyalement offerte, quoi qu’on en ait dit, et l’alliance anglaise, il préféra celle qui le débarrassait du joug de la reconnaissance en lui offrant l’avantage de prendre parti pour le plus fort. Mme de Pompadour n’y fut pour rien ; le récit romanesque de Duclos ne résiste pas à l’examen des documens authentiques. Le roi de Prusse profita du désir légitime qu’éprouvait la France de ménager désormais l’Autriche affaiblie et de la crainte que lui inspirait l’accroissement de l’influence française en Saxe et en Pologne pour se détacher de nous. Il lui importait plus qu’à personne qu’il ne se formât point au nord de l’Europe un état puissant, soutenu par la France. La politique que servait le comte de Broglie, à Dresde et à Varsovie était directement contraire aux intérêts de Frédéric II. Une Saxe agrandie, une Pologne forte, eussent arrêté le développement de la Prusse. L’irritation que causèrent à Frédéric des menées dont il avait surpris le secret en faisant voter à notre ambassadeur les minutes de ses dépêches officielles et le chiffre de la correspondance clandestine, ne fut sans doute point étrangère à sa résolution.

Une fois résolu à rompre, le roi de Prusse nous le fit savoir avec ce cynisme railleur qui était un des traits de son caractère. Il avait auprès de lui le duc de Nivernais envoyé par Louis XV pour réviser les traités existans ; le duc appartenait à l’Académie française et tournait agréablement les vers de société. Dans sa première audience, Frédéric II lui fit réciter quelques vers de son cru et lui dit en riant : « Je vous montrerai, sous peu, moi aussi, une pièce de ma façon. « C’était le traité avec l’Angleterre par lequel il répondait aux avances de Louis XV et à l’envoi d’une ambassadeur extraordinaire. La défection de Frédéric II confirma le comte de Broglie dans la pensée qu’il convenait de chercher en Allemagne des amis plus sûrs et de reporter sur la Saxe l’intérêt que la Prusse ne méritait plus. « J’avoue, écrivait-il au prince de Conti, que l’agrandissement de la maison d’Autriche et de celle de Saxe paraît au premier coup d’œil peu analogue aux vues de sa majesté ; mais d’un autre côté il faut faire attention que celui du roi de Prusse y est encore plus contraire, et que sa position, eut égard à la Pologne, rendrait son opposition plus dangereuse, pour peu que sa puissance augmente encore, avec l’habitude qu’il cherche à prendre de donner la loi à tout le monde et à nous particulièrement. Je croirais donc pouvoir affirmer que de le remettre dans la classe dont nous l’avons aidé à sortir, et de l’y bien tenir après, serait une des choses que nous pourrions faire la plus favorable à la politique générale de sa majesté… C’est un objet principal de s’opposer à l’agrandissement du roi de Prusse, de qui on peut juger par l’exemple d’aujourd’hui qu’on ne disposera jamais. »

Le cabinet de Versailles éprouvait les mêmes craintes ; il ne se dissimulait pas que l’alliance anglaise entraînerait le roi de Prusse à se prononcer contre nous ; aussi cherchait-il, comme le conseillait le comte de Broglie, des alliés sur le continent ; mais il ne les demandait ni à la Saxe ni à la Pologne, faible rempart contre l’ambition de Frédéric II ; il se liait avec l’Autriche par le traité de Versailles et, en ne stipulant rien pour d’anciens alliés, tels que les Polonais, il les livrait d’avance aux convoitises des deux empires du nord. Derrière l’Autriche le comte de Broglie entrevoyait les Russes entrant à Varsovie avec la complicité de la France. C’était l’avortement des desseins secrets de Louis XV, la destruction inévitable de l’influence française en Pologne et une menace de ruine pour la Pologne elle-même. Ne faisait-on pas un métier de dupe en jouant le jeu de l’Autriche et de la Russie par défiance du roi de Prusse ? Le comte de Broglie eût été plus malheureux encore s’il avait su que la diplomatie secrète, tout en lui recommandant d’entretenir chez les patriotes polonais l’espoir d’être soutenus et protégés par la France, envoyait à Saint-Pétersbourg un ministre aimé de l’impératrice Elisabeth et uniquement chargé de lui plaire, sans qu’une seule réserve fût stipulée en faveur des Polonais.

Pendant que la politique française s’agitait ainsi au hasard, sans franchise et sans fermeté, le roi de Prusse se préparait à l’action, en homme qui sait ce qu’il veut, qui, au lieu d’attendre et de subir les événemens, les devance et les dirige. Le 18 juillet 1756, il annonçait au ministre d’Angleterre accrédité près de lui qu’il allait demander des explications à Vienne et que, si on ne lui répondait pas d’une manière satisfaisante, il en obtiendrait de plus claires, les armes à la main. Le ministre anglais se récriant sur le danger de se donner l’apparence des premiers torts et de provoquer peut-être l’intervention de la France : « Regardez-moi en face, lui dit le roi en se levant brusquement ; que voyez-vous sur mon visage ? Ai-je un nez fait pour porter des nasardes ? Pardieu ! je ne m’en laisserai pas mettre. Cette dame (Marie-Thérèse) veut la guerre, elle l’aura. Mes troupes sont prêtes ; il faut rompre la conjuration avant qu’elle soit trop forte. Je connais le ministère français ; il est trop faible et trop borné pour sortir des griffes de l’Autriche. Le comte de Kaunitz les aura entraînés où il lui convient avant qu’ils aient ouvert les yeux. Ma situation est entourée de périls, je ne puis en sortir que par un coup d’audace. » Immédiatement après il demandait pour ses troupes le droit de passage sur le territoire saxon et, une fois qu’il y avait pénétré, occupait le pays en maître, levait les contributions, démantelait les forteresses, s’emparait des deniers renfermés dans les caisses publiques et mettait aux arrêts les officiers ou les fonctionnaires résistans. Aux réclamations du roi de Pologne il répondait qu’il avait des précautions à prendre contre de noirs complots, et il n’exigeait rien de moins que l’incorporation des troupes saxonnes dans sa propre armée en les soumettant à l’obligation de lui prêter à lui-même serment de fidélité. « Grand Dieu ! s’écria en bondissant l’envoyé saxon, pareille chose est sans exemple dans le monde. — Croyez-vous, monsieur ? répliqua le roi. Je pense qu’il y en a, et, quand il n’y en aurait pas, je ne sais si vous savez que je me pique d’être original. Faites bien mes complimens au roi de Pologne, et dites-lui que je suis bien fâché de ne pouvoir me désister de mes prétentions. C’est mon dernier mot, et il m’enverrait un archange que je n’y pourrais rien changer. »

Le comte de Broglie eut alors une inspiration heureuse et courageuse : il décida le roi de Pologne à s’enfermer avec la petite armée saxonne dans la forteresse inexpugnable de Pirna, menaçant de couper la retraite aux Prussiens dans le cas où ceux-ci s’aventureraient sur le territoire autrichien et y subiraient un échec, donnant le temps à l’Autriche de se reconnaître et de préparer contre l’invasion prussienne tous ses moyens de défense. Cette résolution hardie ne sauva pas les Saxons, qui furent obligés un peu plus tard de capituler, mais elle sauva la Bohême en faisant perdre à Frédéric les trois semaines d’automne sur lesquelles il avait compté pour détruire l’armée du maréchal Braun. Le roi de Prusse savait sans doute à qui il devait cette déconvenue lorsqu’il interdit au comte de Broglie toute communication avec le roi de Pologne enfermé dans Pirna, et lui intima l’ordre de sortir de Dresde, sans que l’ambassadeur de France voulût y consentir avant d’avoir reçu de son gouvernement un congé régulier.

Dans une autre circonstance, le comte de Broglie se mesura plus directement encore avec Frédéric II lorsque arrivant à Vienne, en 1757, au lendemain d’un grand désastre de l’armée autrichienne, il trouva tous les courages abattus, excepté celui de l’impératrice Marie-Thérèse, et fut prié par elle de diriger les mouvemens des troupes impériales. On lui attribua même une part dans la sanglante bataille de Kollin, qui arrêta pour un temps la fortune du roi de Prusse. Mais ni la grandeur du service rendu ni la vivacité de la reconnaissance qu’on lui témoignait ne pouvaient servir la cause à laquelle le dépositaire du secret du roi se croyait tenu de se dévouer. A travers les changemens que produisait dans l’ensemble de la politique européenne l’alliance inattendue de la France et de l’Autriche, le comte poursuivait, avec la persistance d’une idée fixe, un but déterminé, le salut de la Pologne. Il ne recevait sur ce point que des instructions très vagues ; mais la connaissance qu’il avait de pays et les soupçons que lui inspirait de longue date l’ambition de la Russie et de l’Autriche lui faisaient comprendre mieux qu’à personne l’étendue du péril qui menaçait les Polonais et la nécessité pour la France de ne pas laisser sacrifier d’anciens alliés. Malheureusement l’intérêt de l’Autriche ne s’accordait point avec le nôtre ; nous n’aurions pu l’empêcher de souhaiter le partage de la Pologne et de convoiter une part de ses dépouilles qu’en stipulant, comme prix de notre alliance, le maintien de la nationalité polonaise. Nous ne l’avions pas fait au moment opportun, malgré l’avis du comte de Broglie, et le roi était trop engoué de sa nouvelle alliance pour exiger tardivement des garanties qu’on n’aurait pu lui refuser quelques mois plus tôt.

M. de Metternich disait volontiers : « L’union de la France et de l’Angleterre est infiniment utile, comme celle de l’homme et du cheval ; mais il faut être l’homme, et non le cheval. » Ses prédécesseurs en négociant avec nous avaient pris le rôle de l’homme. Nous étions liés, et les Autrichiens ne l’étaient pas. De là vinrent en partie les malheurs qui fondirent sur nous, pendant la guerre de sept ans. Conclue avec précipitation et sans aucune prévoyance, l’alliance autrichienne était destinée à devenir chez nous si impopulaire qu’elle fit rejaillir une part de son impopularité jusque sur la tête de Marie-Antoinette. Mais au début on n’en parlait qu’avec enthousiasme ; la moindre réserve ressemblait à un acte d’opposition. A Vienne comme à Paris, le comte de Broglie, malgré l’éclat de ses services, se rendit suspect pour avoir entrevu et osé dire que cette lune de miel aurait un lendemain.

Peut-être cependant aurait-il été possible au pénétrant diplomate de tenter encore quelque chose pour le salut de la Pologne et de tenir en échec les influences combinées de la Russie et de l’Autriche, si la défaite de Rosbach n’eût ruiné au dehors le crédit de la France. Pour remplacer notre armée vaincue, l’Autriche avait besoin plus que jamais du concours des troupes russes. Celles-ci traversaient le territoire polonais sans se hâter et s’y installaient en conquérantes, sans que le représentant de la France amoindrie pût faire écouter ses réclamations, La Pologne elle-même travaillait à sa propre ruine. Le roi, son premier ministre, les Czartoryski, le jeune Poniatowski, en se faisant les complaisans ou les complices de, la politique russe, préparaient l’asservissement de leur patrie, les uns sans le vouloir, les autres sciemment et par corruption. La cour n’accordait de faveurs et de dignités lucratives qu’aux Partisans de la Russie ; tout ce que demandait le comte de Broglie pour les partisans de la France, pour les patriotes polonais, lui était systématiquement refusé. Il ne put supporter plus longtemps l’humiliation de son pays au milieu d’un peuple dont il croyait mériter la reconnaissance ; il demanda son rappel et partit pour Versailles, le cœur déchiré, après sept ans de luttes qui n’avaient pas été sans gloire.


II

Qu’allait devenir la diplomatie secrète ? Instituée pour préparer l’avènement d’un prince français au trône de Pologne, elle n’avait pas même pu réussir à mettre hors d’atteinte la nationalité polonaise. A l’origine, elle répondait à une pensée politique mollement adoptée et plus mollement soutenue, mais néanmoins réelle ; après le retour du comte de Broglie, elle ne fut plus qu’un caprice du désœuvrement royal. Le comte continue à s’y intéresser, mais sans illusions sur les résultats politiques qu’on en pouvait attendre et avec l’espérance d’en tirer parti pour la fortune de sa famille, non pour les intérêts de son pays. Quoiqu’il soit encore tenu au courant de ce qui se passe à Varsovie, à Saint-Pétersbourg, à Stockholm, à Constantinople, et qu’il en informe encore le roi par une correspondance secrète, il ne s’agit plus pour lui de sauver la Pologne décidément abandonnée ; il s’agit de conserver la confiance du souverain et le droit de lui écrire des lettres qui ne passeront point par les mains des ministres.

Le moment où se termine la mission du comte auprès du roi de Pologne est décisif pour la maison de Broglie. L’incapacité des généraux successivement désignés par Mme de Pompadour, les échecs du prince de Soubise, du comte de Clermont, des maréchaux de Contades et d’Estrées, mettent en relief les talens militaires du duc de Broglie. Ni la favorite ni les courtisans ne l’aiment ; son caractère impérieux et dur lui crée partout des ennemis ; mais il paraît tellement supérieur à ceux qui viennent de commander avant lui les armées que la voix publique le désigne comme le seul homme qui soit en mesure de réparer nos désastres. Quelle joie pour le comte de pouvoir servir par ses intelligences secrètes avec le roi les intérêts du chef de sa famille ! Il connaît les défauts de son frère, il sait quels dangers lui fera toujours courir un excès d’orgueil et de hauteur ; il se réserve le pouvoir de le défendre et de le justifier auprès du souverain. Il reprend alors avec ardeur son ancien métier de soldat, il devient le chef d’état-major du duc de Broglie et en même temps qu’il le sert de près en lieutenant fidèle, il travaille de loin à maintenir son crédit à la cour. La victoire de Bergen, seul rayon de gloire de ces tristes années, porta le duc de Broglie au commandement de l’armée d’Allemagne malgré la résistance de Mme de Pompadour et l’inimitié du maréchal de Belle-Isle, ministre de la guerre. On avait voulu d’abord lui imposer un chef nominal, soit le prince de Soubise, soit le prince de Condé ; mais, dans une lettre fière et habile où se reconnaît à plus d’un trait la main expérimentée de son frère, il annonça l’intention de quitter l’armée, si on ne lui en laissait le commandement en chef avec le choix de son état-major et des officiers généraux. Il fallut en passer par où il voulait ; mais on se promit de l’en faire repentir, lorsqu’une occasion de revanche se présenterait et, en attendant, on lui disputa en détail l’exécution des promesses qu’on lui avait faites. Il réclamait avec hauteur et mettait sans cesse le marché à la main, au grand désespoir de son oncle, l’abbé de Broglie, qui montait du matin au soir tous les escaliers de Versailles, pénétrait dans le boudoir de Mme de Pompadour, chez le dauphin, chez le duc de Choiseul, chez le maréchal de Belle-Isle pour réparer ce qu’il appelait les fautes de ses neveux.

Le soir, le bon abbé rendait compte à la duchesse de Broglie, qui restait à l’armée, auprès de son mari, du travail de diplomatie accompli par lui dans la journée. Ses lettres vives et piquantes ne cessaient de recommander aux deux frères une modération et une prudence fort éloignées de leur caractère. Il employait tour à tour pour les convaincre le raisonnement, les récits, l’apologue. « Il y avait un homme, écrivait-il plaisamment, qui dans un bal, dansait fort mal et de fort mauvaise grâce. Un quidam s’écria tout haut : Voilà un bien mauvais danseur. Le danseur prit le quidam par le bouton et lui dit : Si je danse mal, je me bats bien. Le quidam répondit au censeur : Battez-vous donc toujours et ne dansez jamais. Toute l’Europe est persuadée que, mon neveu se bat à merveille, mais on trouve qu’il danse mal. »

Ces défauts de caractère que l’abbé reprochait au duc de Broglie furent supportés par la cour, tant que le vainqueur de Bergen soutint la réputation militaire qui lui avait valu, avec le commandement de l’armée, le bâton de maréchal ; mais on devint pour lui d’autant plus exigeant qu’il avait lui-même demandé davantage. Il ne pouvait se faire pardonner ses exigences qu’à force de succès. La campagne de 1760, signalée par les deux victoires de Corbach et de Grünberg, tout en faisant auprès des tacticiens le plus grand honneur au nouveau maréchal, ne forçait cependant point l’admiration par d’éclatans résultats. Le gros du public, peu au courant des difficultés de la guerre, comprenait malaisément qu’après des succès, le commandant Ide l’armée française s’arrêtât à proximité du Rhin, au lieu de pénétrer jusqu’au cœur de l’Allemagne. On ne tenait aucun compte au maréchal de Broglie de l’embarras auquel le condamnaient les revers des Russes et des Autrichiens. Après avoir infligé à ceux-ci les plus graves échecs, Frédéric II était en mesure de se jeter sur les Français, si le maréchal eût commis l’imprudence de s’approcher de la Prusse.

Les courtisans ne s’occupaient guère des nécessités de la stratégie ; ils exigeaient des succès décisifs, et ils commençaient à murmurer de la lenteur des opérations. Les correspondances d’officiers mécontens que le maréchal de Broglie n’avait point ménagés ou qui savaient faire leur cour au ministre de la guerre en se plaignant de leur chef, aggravaient encore les mauvaises dispositions de Versailles. Le maréchal de Belle-Isle, qui détestait le commandant en chef de l’armée, affectait de laisser à celui-ci l’entière responsabilité de ses actes. Quand on se plaignait à lui du maréchal de Broglie, il répondait froidement : « Cela ne me regarde pas, je ne me mêle pas des affaires de l’armée ; M. de Broglie a carte blanche. » Le maréchal se plaignait-il des lacunes du service de l’armée, le ministre lui écrivait avec une nuance marquée d’ironie : « Je ne puis comprendre qu’ayant disposé de tout, vous ayez si mal pris vos mesures ; vous vous calomniez vous-même. »

Mme de Pompadour profita de ces circonstances pour faire prévaloir le projet qu’elle caressait depuis longtemps d’offrir au vaincu de Rosbach une occasion de prendre sa revanche. Elle obtint du roi et du duc de Choiseul, devenu ministre de la guerre, que la moitié de l’armée du maréchal de Broglie fût confiée au prince de Soubise. D’après les instructions ministérielles, les deux généraux devaient d’abord agir isolément, sans avoir entre eux rien de commun ; mais ils reconnurent bientôt l’un et l’autre l’impossibilité de rester isolés : ils s’exposaient ainsi à se trouver partout inférieurs en nombre aux troupes allemandes, tandis qu’en se réunissant ils leur étaient supérieurs. Mais comment faire marcher d’accord deux esprits si différens, le duc de Broglie méthodique et résolu, le prince de Soubise maladroit et indécis ? La bataille de Fillingshausen fit éclater, aux dépens des armes françaises, l’incompatibilité des deux caractères. Le maréchal de Broglie emporta les positions ennemies sans avoir prévenu son collègue, et les perdit le lendemain sans avoir été secouru par lui. Il avait la réputation, sur le champ de bataille, de ne s’occuper que de lui-même et de ses troupes ; on lui reprochait de ne pas tendre volontiers la main aux généraux qui commandaient à côté de lui ; quelques-uns même l’accusaient de les abandonner systématiquement pour triompher de leur défaite ou pour ne point partager avec eux le succès, d’une journée. Il fut traité à Fillingshausen comme on le soupçonnait de traiter les autres. Soubise l’abandonna, non par calcul, mais pour n’avoir su ni se décider assez tôt, ni ranger assez promptement ses troupes en bataille. L’armée vaincue entraîna dans sa retraite l’armée qui n’avait point été engagée ; mais, au milieu de ce malheur commun bien propre à rapprocher les esprits, l’opposition des caractères subsista. Un peloton de l’armée de Soubise ayant perdu sa route et venant chercher des renseignemens au quartier-général de l’armée de Broglie, le maréchal fît répondre qu’il n’avait rien à dire, ne savait rien et ne voulait rien savoir de ce qui regardait ceux qui l’avaient trahi. Il y a là un de ces traits qui éclairent un caractère. Un autre général, Soubise par exemple, aussi généreux qu’il était incapable, n’aurait songé qu’à sauver quelques Français de plus ; chez l’ambitieux déçu, la rancune personnelle l’emportait sur le dévoûment au roi et au pays.

A l’armée, où l’on connaissait le mérite respectif des deux généraux, personne ne douta que la bataille n’eût été perdue par la faute de Soubise. A la cour, il en fut autrement. Mme de Pompadour et le duc de Choiseul, qui se sentaient responsables de la division du commandement, essayèrent de partager les torts entre les deux généraux. Soubise, fin courtisan, accepta de bonne grâce le reproche qu’on lui adressait ; mais le maréchal de Broglie y répondit avec indignation. Choiseul, irrité de cette résistance, connaissant d’ailleurs les sentimens de la favorite, se prononça dès lors contre un général qui lui créait des difficultés sans le dédommager par des succès. Le maréchal aggrava lui-même cette situation déjà si critique, en insistant pour se justifier, en adressant un mémoire à chacun des ministres, et en se rendant à Versailles afin de présenter sa défense. La réponse du roi fut un ordre envoyé au maréchal et à son frère de partir immédiatement pour la terre de Broglie. L’opinion publique à Paris prit parti pour le disgracié ; le vainqueur de Bergen, de Corbach et de Grunberg eut la consolation d’emporter dans sa retraite la popularité que lui avaient value ses victoires. Le jour où la nouvelle de sa disgrâce se répandit, on jouait Tancrède à la Comédie française ; en prononçant ces vers :

Tancrède est malheureux, on l’exile, on l’outrage.
C’est le sort des héros d’être persécutés,


Mlle Clairon s’avança sur le devant de la scène, éleva la voix avec affectation, et le public battit des mains.

L’exil du comte de Broglie ne changea rien à la nature des relations personnelles qu’il entretenait secrètement avec le roi. Louis XV continuait à lui témoigner sa confiance au moment même où il la lui retirait officiellement. Le monarque jouait ainsi ce jeu puéril et dangereux de faire représenter sa politique par des ministres dont il se défiait, et de ne confier ses véritables pensées qu’à des agens auxquels il n’accordait pas le pouvoir nécessaire pour la faire prévaloir. Le comte de Broglie ne se dissimulait sans doute pas la vanité du rôle clandestin que lui réservait son maître ; mais il lui convenait d’autant moins de s’y dérober qu’il ne restait plus à sa famille que cette chance de salut. De même que les années précédentes, la correspondance royale allait le chercher à l’armée et sous la tente, les dépêches des agens secrets et du roi lui parvenaient sous un nom d’emprunt, dans sa solitude de Broglie, et lui procuraient encore l’illusion, si douce aux exilés, de la faveur du souverain.

L’active imagination du comte, excitée encore par la solitude et par l’absence d’occupations, se donnait de nouveau carrière. Il essaya d’abord de revenir à son projet primitif et de diriger tous les efforts des agens secrets vers la reconstitution d’un parti national en Pologne, sous la protection de la France ; mais il se heurta aux instructions positives du gouvernement français, qui prescrivaient d’abandonner la république à elle-même et d’y entretenir au besoin l’anarchie. Une des illusions de l’histoire est d’avoir cru jusqu’ici que le duc de Choiseul s’intéressait à la Pologne ; il la livra, au contraire, plus complètement qu’on ne l’avait fait avant lui, aux convoitises de ses puissans ennemis en se persuadant à tort que la Russie, l’Autriche, la Prusse, la Turquie se tiendraient mutuellement en échec et garantiraient en commun contre toute tentative de conquête isolée l’intégrité du territoire polonais. Cette politique à courte vue n’avait pas deviné que les puissances rivales pourraient un jour s’entendre, comme le craignait depuis longtemps le comte de Broglie, pour se partager les dépouilles d’un état faible et divisé. Il n’y avait de salut pour la Pologne que dans la fin de l’anarchie qui la consumait, et le duc de Choiseul la condamnait à mourir en travaillant à entretenir dans son sein cette cause inévitable de ruine.

Battu encore une fois du côté de la Pologne, le comte se rejeta sur un plan gigantesque dont l’énoncé seul nous remplit aujourd’hui d’étonnement. Qui se douterait qu’au lendemain de la guerre de sept ans, après nos désastres maritimes et la perte de nos colonies, un officier général, isolé dans ses terres et en apparence disgracié, mais ayant conservé la confiance du souverain, ait pu faire accepter par le faible Louis XV le projet d’une descente en Angleterre ? Le comte ne se borna pas à une simple ébauche ; il obtint les moyens de pousser les préparatifs de l’entreprise jusqu’aux limites les plus voisines de l’exécution. On aura peine à croire qu’à l’insu du ministère français et de l’Angleterre, la diplomatie secrète ait réussi à faire sortir ce travail des spéculations vagues et incertaines du cabinet pour l’accomplir sur les lieux et l’appuyer par des calculs. « Des officiers, dit le comte de Broglie, furent envoyés en Angleterre ; ils reconnurent la possibilité de la descente, les points de débarquement, les moyens de subsistance, les marches, les camps, les positions, enfin toutes les opérations possibles jusqu’au-delà de Londres. Ensuite on calcula, on combina pour nos côtes mêmes tous les moyens que nous avions pour exécuter le projet, les lieux où devaient se rassembler les troupes, les ports où il convenait de les embarquer, la quantité de bâtimens que chacun d’eux pouvait fournir, les agrès qu’il fallait préparer, l’artillerie, les munitions, les vivres, le nombre et l’espèce de troupes nécessaires, tout enfin, jusqu’au calcul des vents et des marées. » Napoléon, au camp de Boulogne, n’était pas si instruit que le fut Louis XV. Il est vrai que celui-ci se bornait à rêver de vastes entreprises sans les exécuter. Endormi par les voluptés, il ressemblait à ces fumeurs d’opium dont l’imagination combine les rêveries les plus séduisantes sans qu’il leur soit possible de les transformer en actes.

La montagne accoucha d’une souris. Il y eut une disproportion ridicule entre la grandeur de la conception primitive et la pauvreté du dénoûment, Le drame projeté, où devait couler le sang de deux peuples, aboutit à une tragi-comédie. Il suffit qu’un des acteurs principaux de la pièce manquât de sérieux pour entraîner des conséquences bouffonnes. Le comte de Broglie eut la main malheureuse en désignant à la confiance du roi, pour le poste d’agent secret à Londres, un personnage qui s’est acquis quelque célébrité par ses intrigues et par les allures mystérieuses d’une partie de sa vie. Ayant porté longtemps le costume masculin, officier de dragons, secrétaire d’ambassade, puis cachant son sexe sous une robe de femme, le chevalier d’Éon, qui en réalité était un homme d’une figure jeune et imberbe, paraît s’être surtout proposé de mystifier ses contemporains et d’intriguer la postérité. Il avait servi avec courage sous le maréchal de Broglie, il témoignait pour la famille du maréchal un dévoûment qui n’avait rien de suspect, il occupait à Londres, où la plus haute société faisait cas de lui, le poste de premier secrétaire d’ambassade ; il venait même d’obtenir à la suite du traité de Paris, auquel il avait pris part, et sur les instances du duc de Nivernais, le titre de résident ou de ministre plénipotentiaire ? personne ne semblait mieux que lui répondre aux vues du comte de Broglie. La situation officielle du chevalier d’Éon coupait court aux soupçons des ministres français, toujours un peu inquiets des menées de la diplomatie secrète, et le crédit personnel dont il jouissait en Angleterre le rendait propre à poursuivre la mission délicate dont il était chargé, sans éveiller de la part des Anglais la moindre inquiétude. Le roi, obligé de se cacher à la fois de ses ministres et des ministres étrangers, appréciait le choix d’un confident si naturellement désigné, et le comte de Broglie voyait avec plaisir la confiance royale se porter sur un ami de sa famille.

Ni l’un ni l’autre ne songea à la révolution que pouvait produire, dans un esprit orgueilleux et ambitieux, la confidence du secret royal. Avant de recevoir les instructions particulières du roi, le chevalier d’Éon, quoique fort avantageux de sa personne, s’était montré bon diplomate ; à partir du moment où il fut choisi comme un des instrumens de la diplomatie occulte, où il se vit en possession d’un secret qui échappait aux ministres eux-mêmes, la folie de l’orgueil et de l’ambition lui troubla la tête au point de lui persuader qu’il pourrait désormais traiter d’égal à égal avec les plus grands personnages et se soustraire même à l’obéissance qu’il devait à ses chefs. Son premier acte fut d’engager un conflit avec le marquis de Guerchy, ambassadeur de France à Londres, excellent homme, mais peu au courant des usages et de la langue diplomatiques. En l’absence de l’ambassadeur qui n’avait pas encore pris possession de son poste, le chevalier d’Éon, profitant de son titre de ministre pour tenir table ouverte et pour faire avec ostentation les honneurs de l’ambassade, s’attira quelques observations sur des dépenses exagérées et inutiles. Il répondit aux reproches de son chef avec une extrême insolence. Le duc de Praslin, ministre des affaires étrangères, crut devoir intervenir et rappeler d’Éon à plus de modestie et de déférence. « Je ne m’attendais pas, lui disait-il, que le titre de ministre plénipotentiaire vous fit oublier si promptement le point d’où vous êtes parti. — Les points d’où je suis parti, répondit d’Éon avec hauteur, sont d’être gentilhomme, militaire et secrétaire d’ambassade, tout autant de points qui mènent à devenir ministre dans les cours étrangères. Le premier donne un titre à cette place, le second confirme les sentimens et donne la fermeté qu’elle exige, le troisième en est l’école. » Après cette audacieuse réponse il ne restait plus au ministre qu’à faire partir le marquis de Guerchy pour Londres et à rappeler le chevalier.

D’Éon ne l’entendait point ainsi ; armé du secret royal qu’il lui suffisait de dévoiler pour couvrir Louis XV de confusion, soutenu par les sympathies de la société anglaise, il conçut le projet téméraire de tenir tête au ministre et de rester à Londres malgré lui. Il comptait par cette résistance forcer le roi à intervenir et à lui donner gain de cause. La crainte d’une révélation qui pourrait rallumer la guerre entre la France et l’Angleterre remplit en effet de terreur le souverain et le comte de Broglie. Louis XV recevait le châtiment de ses menées mystérieuses et le comte de Broglie celui de son ambition. Tous deux durent passer par de cruelles angoisses en voyant un secret aussi important que celui d’une descente en Angleterre entre les mains d’un homme exaspéré, capable peut-être, si on le poussait à bout, de livrer aux Anglais les pièces compromettantes qu’il possédait. L’impossibilité où se trouvait le roi de faire appel à ses ministres pour apaiser d’Éon augmentait encore ses appréhensions. L’honneur du souverain, la paix du royaume étaient à la merci d’un agent auquel on ne pouvait donner raison sans violer tous les principes de l’autorité et de la hiérarchie, auquel on ne pouvait donner tort sans s’exposer à tous les périls. Vainement le comte de Broglie essayait de calmer l’irritation de son protégé, vainement le roi lui-même subissait l’humiliation de confier au marquis de Guerchy une partie du secret qu’il cachait à ses ministres ; aucune négociation ne réussissait à apaiser la colère des deux parties engagées dans une lutte implacable. Guerchy, outré de la désobéissance de son subordonné, publiquement outragé par lui, ne songeait qu’à mettre la main sur la personne et sur les papiers de d’Éon ; celui-ci, armé jusqu’aux dents, décidé à vendre chèrement sa vie, s’abritait sous la protection que la loi anglaise accorde à la liberté individuelle et soulevait en sa faveur un puissant mouvement d’opinion. Il n’était bruit à Londres que de cette querelle scandaleuse qui couvrait de ridicule la diplomatie française. Pour comble de malheur, le valet de chambre du chevalier d’Éon fut arrêté à Calais, au moment où il portait des dépêches écrites de la main de Drouet, secrétaire du comte de Broglie. Menacé de la découverte de son secret en Angleterre, le roi courait encore le danger d’être démasqué devant ses propres ministres et devant la France entière. Il fallut toute l’industrie du comte et la complicité du lieutenant de police, Sartines, pour tirer Louis XV de ce nouveau péril. On essaya de dérouter les soupçons des ministres qui étaient cependant bien éveillés ; peut-être eux-mêmes ne se soucièrent-ils pas d’approfondir un secret dont la découverte complète les eût fort embarrassés.

Cette tragi-comédie, dont l’avant-dernière scène fut un acte d’accusation pour tentative d’empoisonnement porté par le chevalier d’Éon contre Guerchy devant la justice anglaise, se termina par un marché. Comme on devait s’y attendre, d’Éon voulait se faire payer le plus cher possible ; il avait cru d’abord qu’il serait payé en crédit et qu’on lui sacrifierait son chef ; n’ayant pu réussir dans cette folle entreprise, mais ayant réussi du moins à soulever la populace de Londres contre l’ambassadeur de France et à dégoûter celui-ci d’un plus long séjour dans une ville où on brisait les vitres de son appartement, satisfait de rester maître du champ de bataille, il se prêta sans trop de peine à une transaction lucrative. Moyennant une. pension viagère de 12,000 livres assurée par le roi, le chevalier d’Éon consentit à disparaître provisoirement d’une scène qu’il avait occupée trop longtemps ; mais il dicta jusqu’au bout ses conditions ; peu confiant dans la parole royale, il exigea, comme garantie qu’une hypothèque fût prise sur les biens personnels du comte de Broglie, et le roi eut la bassesse d’y consentir.


III

Pendant ce temps la malheureuse Pologne se débattait au milieu des difficultés et des périls qu’avait depuis longtemps prévus le comte de Broglie. Le parti national, abandonné par la France, ne trouvait ni un chef à l’intérieur ni un appui au dehors. La Russie, qui attendait son heure, profitait de la mort du roi Auguste pour faire monter sur le trône Stanislas Poniatowski, ancien favori de l’impératrice Catherine, dont l’avènement était préparé par des années d’intrigues et imposé, au dernier moment, par dix mille baïonnettes russes. Le gouvernement français, déconcerté par la rapidité des événemens, ne savait ni opposer un concurrent à Poniatowski ni aider celui-ci à résister aux exigences de ses protecteurs. Le duc de Choiseul, éclairé trop tard, s’apercevait avec effroi que les mains avides de Catherine et de Frédéric II s’étendaient sur le nord et sur l’orient de l’Europe pour n’y laisser debout aucun des anciens alliés de la France. Après la Pologne, la Suède subissait le redoutable ascendant de ces ambitions victorieuses ; la Turquie elle-même, délaissée par nous comme la Pologne, ne se réveillait de sa trop longue inertie que pour succomber sous les coups des armées moscovites. L’Autriche enfin, à laquelle nous avions fait tant de sacrifices inutiles, nous échappait entraînée par la séduction du génie, de la fortune et de la gloire. Marie-Thérèse, implacable dans ses ressentimens, résistait encore ; mais il suffisait au roi de Prusse d’une seule entrevue avec le jeune empereur Joseph II pour avoir raison des vieillis rancunes impériales. Un peu de condescendance et de bonne grâce enivrait un esprit déjà tout pénétré d’admiration pour le héros de la guerre de sept ans. Peut-être aussi l’habile Frédéric II faisait-il déjà briller devant les yeux éblouis de son interlocuteur quelque espérance d’agrandissement du côté de la Pologne.

Le duc de Choiseul, si longtemps imprévoyant, « prenait enfin le mors aux dents, » dit un contemporain, et cherchait dans une conflagration générale de l’Europe une chance de salut bien dangereuse, lorsque le roi, effrayé de cette ardeur tardive et résolu à conserver la paix, le renvoya du ministère. Malheureusement il ne fut remplacé que cinq mois plus tard et, pendant ce long interrègne, l’Autriche, ne sachant à quoi s’en tenir sur les intentions de la politique française, cédait peu à peu aux sollicitations par lesquelles la Russie et la Prusse tentaient son honnêteté. S’attendrisse qui voudra sur les larmes versées par Marie-Thérèse au moment du partage de la Pologne. Il y a dans une douleur si lucrative une espèce d’hypocrisie qui rend le crime plus odieux. Gardons pour la Pologne seule une pitié qui ne doit s’égarer sur aucun de ses oppresseurs. Marie-Thérèse n’aurait eu qu’un moyen d’attendrir l’histoire à son profit ; c’était de refuser sa part dans les dépouilles qu’on lui offrait et de déconcerter les spoliateurs par le contraste de sa loyauté avec leurs convoitises. Elle n’avait que cette chance de sauver son honneur ; c’était peut-être aussi pour la Pologne la seule chance de salut. Au lieu de tenir cette noble conduite, l’impératrice « pleurait et prenait toujours, » disait en riant Frédéric. « J’ai bien vu pleurer Marie-Thérèse, écrivait le cardinal de Rohan, ambassadeur de France à Vienne, mais cette princesse me paraît avoir des larmes à son commandement ; d’une main, elle a le mouchoir pour essuyer ses pleurs et de l’autre elle manie le glaive de la négociation. »

Le duc d’Aiguillon, successeur de Choiseul, qui portait devant l’opinion la responsabilité du partage de la Pologne, qu’il n’avait eu ni le temps ni les moyens de prévenir, mais dont la politique inconsistante méritait d’autres reproches, crut se réhabiliter en prenant la défense du roi de Suède, Gustave III, contre les menaces de la Russie et de la Prusse, également intéressées à empêcher le jeune roi d’affermir son autorité dans ses états. Malheureusement il ne pouvait agir en faveur des Suédois qu’avec le concours de la marine anglaise, naguère encore ennemie de la nôtre. L’embarras qu’il éprouvait pour réconcilier les deux nations et surtout les deux flottes amena le dernier acte, et non le moins étrange, de cette longue comédie qui s’appelle le secret du roi. Pendant que le principal ministre négociait avec l’Angleterre et venait de recevoir, sans oser en parler à ses collègues, l’étrange proposition de faire transporter en Suède une armée française sur des bâtimens anglais, un officier de fortune, d’humeur aventureuse, destiné plus tard à devenir célèbre, le colonel Dumouriez, se présentait chez M. de Monteynard, ministre de la guerre, ennemi personnel du duc d’Aiguillon, pour lui révéler une négociation si contraire à l’honneur de nos armes et lui proposer d’atteindre le même but, sans nous humilier devant les Anglais, en levant à Hambourg, à portée des côtes de la Suède, des régimens auxiliaires que l’on placerait sous le commandement d’officiers français. Lui-même s’offrait à remplir cette délicate mission, si on voulait bien l’en charger. Monteynard en parla au roi à qui le moyen plut, comme lui plaisaient toujours les moyens détournés, et qui ordonna de faire partir Dumouriez pour Hambourg ; « mais, ajouta-t-il, il faut avoir bien soin que d’Aiguillon n’en sache rien. » Le comte de Broglie, alors absent de Paris, n’en sut rien non plus. Quel triomphe pour un esprit aussi amoureux de complications et de mystère que celui de Louis XV ! « Ayant, dit M. le duc de Broglie, une affaire moitié diplomatique, moitié militaire à conduire, il avait réussi à en cacher une partie au ministre de la guerre, l’autre au ministre des affaires étrangères, le tout enfin au confident attitré et ordinaire de sa politique secrète. Trois mystères menés de front, sans rapport l’un avec l’autre, c’était le couronnement du système et le chef-d’œuvre du genre. »

Il arriva seulement que le secret bien gardé par les confidens personnels de Louis XV à l’égard les uns des autres ne le fut pas au même degré par les agens subalternes. Le comte de Broglie et M. de Monteynard, avec l’autorisation du roi, employaient à l’insu l’un de l’autre Favier et Dumouriez. Or Favier, diplomate en disponibilité, estimé pour son talent, mais de mœurs décriées, et Dumouriez, qui se sentait fait pour le commandement, mais qui n’avait encore trouvé aucune occasion digne de lui, vivaient ensemble depuis longtemps sur le pied d’une étroite amitié. Tous deux crurent avoir enfin fixé la fortune lorsqu’ils apprirent qu’ils étaient presque en même temps l’objet de la confiance royale. Favier venait de terminer pour le comte de Broglie et par conséquent pour le roi ses Considérations raisonnées sur l’état de l’Europe, vaste et remarquable travail qui devint le manuel des diplomates de la révolution, au moment où Dumouriez recevait de la bouche même du roi l’ordre formel de se rendre à Hambourg.

Il n’en fallait pas davantage pour échauffer ces imaginations ardentes et ambitieuses. Les deux amis conçurent aussitôt un plan de politique intérieure et extérieure dont ils préparèrent l’exécution. Il ne s’agissait de rien moins que de renverser le duc d’Aiguillon, de rapprocher le comte de Broglie de M. de Monteynard et des Soubise pour constituer un nouveau ministère et de répudier au dehors l’alliance de l’Autriche pour revenir aux anciennes traditions de la politique française, antérieures à la guerre de sept ans, et particulièrement aux relations d’amitié avec la Prusse, idée favorite de Favier, principe essentiel qu’il considérait comme la base fondamentale de notre politique étrangère. Suivant les inspirations de son ami, Dumouriez partit pour Hambourg, fort refroidi au sujet de la Suède, mais muni d’une lettre adressée par Favier au prince Henri de Prusse, décidé à pousser jusqu’à Berlin et à voir au besoin le prince héréditaire de Brunswick, dont il avait été le prisonnier à Clostercamp.

Il n’eut pas le temps d’aller si loin. A Bruxelles, où il séjourna d’abord, puis à Hambourg, l’intempérance de son langage et la liberté de sa correspondance attirèrent sur lui l’attention. Le duc d’Aiguillon, qui avait commencé par intercepter ses lettres, le fit arrêter et mettre à la Bastille avec ses deux correspondans, Ségur et Favier. Le roi n’avait qu’un mot à dire pour épargner la prison à des agens dont le principal crime était de lui avoir obéi ; mais il aima mieux laisser l’instruction suivre son cours et compromettre même le comte de Broglie qu’avouer au ministre des affaires étrangères le mystère de la diplomatie, secrète. Il se borna à faire comprendre parmi les commissaires chargés d’interroger les prisonniers, le lieutenant de police, M. de Sartines, déjà dépositaire du secret royal et instruit par une première affaire du tour qu’il convenait de donner au procès.

La lutte fut souvent piquante entre un commissaire qui, pour faire sa cour à M. le duc d’Aiguillon, cherchait à grossir toutes les charges de l’accusation, et le confident du roi occupé au contraire à tout adoucir, à tout ramener aux proportions les plus innocentes. Favier se défendit avec la circonspection d’un diplomate, Dumouriez avec une gaîté toute militaire et une parfaite liberté d’esprit. Se sachant soutenu par une protection invisible, mais toute-puissante, il prit joyeusement son parti de sa détention et ne songea qu’à l’égayer. Le jour de son entrée à la Bastille, on lui servit un repas maigre ; il s’en plaignit et demanda un poulet ; comme on lui faisait observer que c’était vendredi : « Je suis malade, dit-il, la Bastille est une maladie, et vous êtes chargés de ma garde, non de ma conscience. » Devant ses juges, il éluda toutes les difficultés de l’interrogatoire par le tour plaisant et railleur de ses réponses. Amené à s’expliquer sur la politique du ministre des affaires étrangères, il en parla fort librement. « Vous n’ignorez pas, lui dit un des commissaires, que tout acte ministériel passe au conseil du roi, et que rien ne se décide que par son consentement ; ainsi c’est directement sur sa majesté que se porte tout ce que vous venez de dire contre le duc d’Aiguillon ? » Il répliqua sans s’émouvoir : « J’ai appris du roi lui-même à distinguer sa personne sacrée de celle de ses ministres. Car, depuis dix-sept ans que je suis au service, sa majesté a disgracié ou renvoyé vingt-six ministres. » A la suite d’un de ces interrogatoires où il persiflait ses juges, le duc d’Aiguillon répondit à la baronne de Schomberg, sœur de Dumouriez, qui sollicitait sa délivrance : « Mais votre frère n’est pas si mal à la Bastille, il y rit toute la journée. »

Le comte de Broglie ne fut pas interrogé ; il en vint pourtant à désirer l’être, tant ce procès lui fit de tort dans l’opinion et mit en danger son honneur. Le duc d’Aiguillon, saisissant l’occasion qui s’offrait à lui de perdre un rival redouté par tous les ministres des affaires étrangères, rejetait sur le comte de Broglie non-seulement la responsabilité de la correspondance secrète dont il tenait maintenant entre ses mains presque tous les fils, mais la responsabilité beaucoup plus grande des projets de Favier et de Dumouriez, que le comte n’avait pas connus. Dans une pensée d’ambition personnelle, disaient le ministre et ses affidés, afin de renverser le ministère et de le remplacer, le comte abusait de la confiance du roi pour entretenir des relations avec les souverains étrangers et ruiner le système de nos alliances. Ces bruits propagés à Versailles et répétés dans tous les salons de Paris troublaient profondément la famille du comte. Son frère, le maréchal, la marquise de Lameth, sa sœur, le suppliaient de parler et de confondre ses accusateurs. Il n’aurait pu le faire qu’en trahissant le secret du roi, et tel était le respect que lui inspirait encore la personne royale qu’il ne songeait même pas à ce moyen facile de justification. Il attendait du roi lui-même une parole ou un acte qui le justifierait. C’était mal connaître l’égoïsme du souverain. Puisqu’on avait fini par découvrir une partie de son secret, Louis XV n’était pas fâché de détourner sur un autre la curiosité et le mécontentement de la cour. Il aimait mieux livrer le comte de Broglie que se livrer lui-même à la malignïté publique. Il poussa la dureté jusqu’à exiler le comte, à la suite d’une réclamation un peu vive adressée par celui-ci au duc d’Aiguillon, et jusqu’à refuser de recevoir la comtesse, une Montmorency, accourue de Ruffec pour demander justice. L’attitude du roi confirmait ainsi et aggravait avec intention les soupçons qui transformaient son confident en criminel d’état.

Louis XV mourut trop tôt pour réparer ses torts envers un serviteur fidèle ; la réparation ne devait venir que sous le règne de Louis XVI, à la suite d’une enquête longue et minutieuse provoquée par le comte lui-même et terminée par une lettre où le roi rendait témoignage à sa fidélité et à son zèle. Même alors, cette réhabilitation officielle ne dépassa point le cercle restreint de la cour ; il resta dans l’opinion publique une prévention défavorable au comte de Broglie, et le procès qu’il soutint devant le parlement, peu de temps avant sa mort, lui en apporta une preuve fâcheuse. L’avocat général Séguier se prononça contre lui avec une sévérité qui parut prendre sa source dans le souvenir fort impopulaire de la diplomatie secrète. Atteint une dernière fois dans ses espérances, frappé jusque dans son honneur, cet homme « de fer et de feu » se retira à la campagne, où il mourut à soixante-deux ans, victime du rôle équivoque qu’il avait eu la faiblesse d’accepter et le tort plus grave encore de laisser durer si longtemps.

Le portrait que trace M. le duc de Broglie de la vie de son arrière-grand-oncle ne pèche assurément point par un excès de complaisance. Le pénétrant historien ne se laisse point assez aveugler par l’esprit de famille pour méconnaître ou pour dissimuler les défauts de son héros. Il nous fournit lui-même plus d’un motif de juger avec sévérité la conduite du comte de Broglie. Pouvons-nous cependant lui accorder que l’indépendance ait été le trait principal de ce caractère énergique et ambitieux ? L’attribution d’une telle qualité au confident de Louis XV ne retirerait-elle pas quelque chose de l’estime que nous devons à tant de représentans de l’ancienne noblesse ou des parlemens qui ont servi la royauté avec fidélité, mais qui ont su lui faire entendre de libres paroles ? Dans toute la correspondance secrète, on ne trouve rien qui ressemble à un conseil courageux. Fort indépendant à l’égard des ministres, le comte ne l’est plus dès qu’il s’adresse au roi. Des vérités de l’ordre diplomatique, une préférence marquée pour telle ou telle alliance, des sympathies avouées pour les anciens alliés de la France, une certaine circonspection indiquée dans les relations avec l’Autriche ne compromettaient guère celui qui les exprimait avec tant de déférence et de mesure auprès d’un souverain indécis, partagé entre sa diplomatie officielle et sa diplomatie secrète. La véritable indépendance eût consisté à lui faire entendre des vérités d’ordre moral, beaucoup plus difficiles à exprimer et beaucoup plus dangereuses.

Un Duplessis-Mornay, un Molé, un Vauban, un Saint-Simon, un Mirabeau, le maréchal de Broglie lui-même, admis à l’honneur des confidences royales, n’eussent pas laissé s’écouler vingt-deux années sans hasarder quelque protestation contre la duplicité à laquelle le roi se condamnait et condamnait ses agens par la création malsaine d’une diplomatie clandestine. Que pouvait-on espérer d’un caprice si peu raisonnable du désœuvrement royal ? La France pouvait-elle supporter sans dommage la lutte souterraine de deux politiques ? Si le roi avait confiance dans ses ministres officiels, pourquoi s’adressait-il à des confidens secrets ; si ceux-ci lui paraissaient plus propres à diriger les affaires publiques, pourquoi ne leur en confiait-il pas la direction effective ? Un esprit indépendant ne se serait pas engagé dans de telles équivoques, ou, si par malheur il y avait été mêlé, faute de prévoyance ou de pénétration, il n’aurait aspiré qu’à en sortir dès qu’il en aurait reconnu la dangereuse inutilité. On comprend à la rigueur que le comte de Broglie ait eu l’illusion de croire au début qu’il servirait le roi et l’état par ses rapports clandestins ; mais l’illusion fut nécessairement de courte durée. Il vint un moment où il reconnut la vanité et même le danger de son rôle. Quelle autre excuse que son ambition personnelle se donna-t-il à lui-même pour le conserver ? L’indépendance du caractère n’a rien à démêler avec de tels compromis.

Il fut puni du reste dans ses plus chères espérances de la faiblesse qui le retenait attaché à une chaîne indigne de lui. Il eut l’amer sentiment qu’engagé dans une voie tortueuse il n’avait pu rendre à son pays aucun de ces services durables que la France était en droit d’attendre de si rares talens, d’une si grande activité d’esprit et de tant de labeurs. À cette tristesse patriotique se joignit pour lui la douleur de ne jamais recevoir que des marques détournées de la confiance de son souverain, de passer sa vie à guetter le ministère sans l’obtenir et de payer par un continuel effacement, ou même par d’humiliantes disgrâces, le dangereux honneur de trop bien connaître les incertitudes de la pensée royale. Ce fut pour lui un malheur d’être arraché par un caprice du maître à cette brillante carrière où sa jeunesse avait déjà conquis quelque gloire. Dans un seul jour de bataille, il eût mieux servi son pays que pendant vingt-deux années de diplomatie clandestine. Tandis que le nom de son frère demeure honoré comme celui d’un vaillant soldat et du seul général qui, dans de tristes jours, nous ait donné la joie d’une victoire française, un nuage plane encore et planera toujours, malgré les efforts de son arrière-neveu, sur la mémoire du comte de Broglie.

La lecture de l’ouvrage de M. le duc de Broglie provoque des considérations d’un autre ordre et d’un intérêt plus général. Le Secret du roi est la peinture saisissante d’une partie des maux qu’a causés à notre pays le pouvoir personnel. Depuis environ deux siècles, après la grande époque d’Henri IV, de Richelieu, de Mazarin, après les glorieux commencemens du règne de Louis XIV, chaque fois que nos relations avec les puissances étrangères ont été dirigées par une volonté unique, il en est résulté pour notre pays de terribles désastres. Excepté pendant une courte éclaircie du règne de Louis XVI, ce n’est pas impunément qu’un seul homme a décidé chez nous de la paix et de la guerre, sans le consentement de la nation. Les plus éclatantes victoires ont abouti, à la longue, aux plus grands revers. La liste des défaites dont le pouvoir personnel, si glorieux qu’il soit, porte seul la responsabilité, serait longue à énumérer, depuis Blenheim et Ramillies, en passant par Rosbach et par Waterloo jusqu’à Sedan. La France n’a réellement connu la sécurité de ses frontières et les bienfaits d’une paix durable avec ses voisins que sous des gouvernemens libres. En nous révélant de nouveaux détails sur les intrigues de cour et les combinaisons frivoles qui décidaient, au dernier siècle, du sort de la nation, M. le duc de Broglie nous fait mieux comprendre les inconvéniens de l’ancien régime et l’excellence de la liberté.


A. MEZIERES.

  1. Correspondance secrète inédite de Louis XV sur la politique étrangère avec le comte de Broglie ; Paris, 1866.