La Destruction de la Ligue, ou la Réduction de Paris/Préface



PRÉFACE



C’est à la poésie dramatique qu’il appartient d’animer l’histoire languissante & froide dans ses narrations ; de retracer avec précision & vérité les événemens les plus faits pour instruire les siecles futurs, en leur exposant les tableaux des calamités passées ; calamités toujours prêtes à renaître, & que les hommes ne pourront éviter qu’en rejetant les opinions absurdes de leurs ancêtres, & en gémissant sur leur aveuglement et leur frénésie. C’est un miroir immortel, où l’homme aperçoit combien il lui importe de dissiper l’erreur, toujours si funeste, & toujours si prompte à dominer la plus nombreuse portion du genre humain.

On a voulu peindre dans ce drame l’époque la plus désastreuse & la plus extraordinaire de nos annales. Jamais le fanatisme, dans aucun siecle, ne leva une tête plus hideuse & plus triomphante. La foule des événemens, le caractère des personnages, les combats opiniâtres de la politique & de la superstition, les talents, les erreurs, le courage et les crimes, tout fait tableau ; & ce tableau n’est pas indifférent à tracer. Il exposera, dans un jour évident, par quel singulier hasard est monté sur le trône de France, le père de la dynastie régnante.

On aimera, je crois, à contempler de quel orage fut agité & battu le tronc nu et dépouillé, qui, reverdissant depuis, a étendu ses branches & ses superbes rameaux sur plusieurs trônes de l’Europe : haute fortune qu’elle ne contemple aujourd’hui qu’avec des yeux jaloux. Mais à quoi tenoit-il alors que la France ne prît une autre forme & une toute autre combinaison ? Tous les esprits étoient ardens & fiers à l’excès, avaient une volonté forte et déterminée. Tous les bras étoient vigoureux et armés ; la force, l’opiniâtreté, l’enthousiasme, tout annonçoit la vie du corps politique. Pourquoi cette force immense ne fut-elle pas dirigée, dans ce siecle de barbarie, par des idées saines & des principes restaurateurs de la liberté ? Pourquoi un peuple a-t-il épuisé sa constance pour des chimeres, au lieu de conquérir des avantages réels, & qui étoient alors en sa puissance ?

Ainsi, par une opposition fatale et trop bien marquée dans l’histoire, le courage & les lumières ne se rencontrent jamais ensemble. L’intrépidité soutenue appartient à tel siècle, & ce n’est qu’une force aveugle qui se meut au hasard. Les idées politiques et justes naissent dans un autre siècle, & les bras sont énervés, amollis, les âmes foibles, dégradées, sans vigueur & sans caractere.

Les temps de nos guerres civiles sont ceux où, malgré le fanatisme, le philosophe aime à reconnoître du moins les âmes fortes, hardies, passionnées ; & il regrette alors que ces rares vertus de l’homme n’aient pas été appliquées avec plus de discernement à des causes vraiment grandes, patriotiques, & dignes de sa valeur.

Ainsi le fanatisme de ce siècle doit être doublement en horreur aux philosophes, en ce qu’il a corrompu ce qu’il y a souvent sur la terre de plus utile à un peuple opprimé & généreux ; la guerre civile. Nos voisins sont sortis triomphans avec la liberté, de ces mêmes guerres où s’agitaient leurs nobles courages. L’Angleterre, la Hollande, la Suisse, &c. ont racheté de leur sang les droits de l’humanité ; et nous, après tant d’efforts, de combats, lorsque ces mêmes convulsions révélaient la force des individus & le tempérament robuste de l’état, las, affaissés, retombant sur nous-mêmes, nous avons ployé sous le joug de Richelieu, vingt-deux ans, après tant d’exemples de fermeté et de constance. On s’étoit égorgé pendant trente-cinq ans pour des illusions ; & la nation, ayant l’épée au poing, ne sut ni connoître ni raisonner ses vrais intérêts politiques.

Remontons à l’origine de cette ligue fameuse qui pouvoit régénérer l’état, & ne fit que le troubler ; qui fut d’abord instituée par les plus sages motifs, & dégénéra par le fanatisme des prêtres ; qui eut de grands hommes & de véritables patriotes pour appui, & qui ensuite se perdit honteusement dans l’absurdité des querelles théologiques. Tâchons de découvrir ce que les historiens timides, prévenus ou adulateurs, ont craint d’exposer. À un certain éloignement, les vraies causes des événemens disparoissent, & l’on ne voit plus que les couleurs prédominantes qu’il a plu à certaines plumes trompées ou vénales de donner aux objets. Appuyons-nous sur les faits ; cherchons surtout quelle était alors la disposition d’esprit des peuples : elle laisse une empreinte visible, & la vérité nue a une énergie qui lui est personnelle.

L’administration paternelle de Louis XII fut malheureusement de courte durée. Malgré plusieurs fautes politiques, il laissa le royaume riche, bien cultivé ; & la culture est le gage le plus assuré de l’heureuse population. En jetant les yeux sur son successeur, ce bon roi, dont on doit bénir la mémoire, et qui se connaissoit en hommes, s’écrioit, en soupirant : Oh ! Nous travaillons en vain ; ce gros garçon nous gâtera tout. Il ne prophétisa que trop bien. François Ier n’eut aucune des qualités nécessaires pour gouverner un état. Il en eut même de funestes. Une bravoure déplacée, un esprit dissipateur, une présomption orgueilleuse, du goût pour une domination arbitraire, un faste prodigue, une avidité coupable séparèrent dès lors les intérêts du prince de ceux de ses peuples. Son amour pour les arts naissans tenoit plutôt à la passion du luxe qu’à celle de l’humanité. Ce ne sont pas, en effet, les tableaux, les statues, les palais, la musique, les vers & les chansons, jouissances particulières des exacteurs & des déprédateurs publics, qui établissent le bonheur d’une nation. Les écrivains eux-mêmes se sont trompés trop fréquemment à ces marques équivoques.

Mais la postérité de François Ier n’occupa le trône que pour en être l’opprobre. Quatre règnes détestables & successifs, marqués par tout ce que le crime et le vice ont de honteux & de funeste, écraserent le royaume ; & dans l’espace de quarante-deux ans, ce ne fut qu’un enchaînement de violences, de cruautés & de perfidies. La mollesse de Henri II & son abnégation devant la duchesse de Valentinois et ses favoris ; la puérile foiblesse de François II aux genoux des princes de Guise & de leurs créatures ; la férocité & la démence de Charles IX ;[1] les débauches infâmes de Henri III, ses viles superstitions, ses profusions immenses ; tous ces rois pervers dégraderent la majesté royale, la nation française & l’humanité. Ils offrent à la main équitable de l’histoire une physionomie propre à y graver la honte ; car elle doit une flétrissure particuliere à ces grands ennemis de la patrie, qui la déchirerent du haut de leur trône.

Catherine de Médicis avoit, pour étendre son autorité, d’un côté le poison, & de l’autre une troupe de filles galantes pour corrompre, énerver les princes de la cour, & attirer à elle tous les secrets. Elle cherchoit la pierre philosophale avec ses sorciers et ses souffleurs ; & non moins avide de fouler le peuple avec ses traitans Italiens, elle envoyoit le roi faire enregistrer au parlement les édits que cette infâme troupe avait fabriqués. Le roi alloit, avec une sorte d’intrépidité, affronter la haine & le mépris des peuples.

Les hommes sont bien patiens ; mais à la fin, quand ils sont trop outragés, ils se réveillent de leur léthargie, deviennent furieux, & réagissent contre un pouvoir tyrannique. Les désastres publics prouvent toujours que le gouvernement est très-mauvais. Tous les ordres de l’état, également mécontens, se souleverent presqu’à la fois. Voilà ce qui donna de la force & du caractere à la ligue naissante ; & je crois découvrir sa véritable origine dans l’extrême malheur des peuples. Différens prétextes échauffèrent sans doute les esprits ; mais tous parurent se réunir contre le trône. Les vrais motifs des guerres civiles ne furent pas la défense du catholicisme. Il faut lire, dans les écrits du tems, de quelle haine juste & violente on étoit animé contre les enfans de Catherine de Médicis, & les plaintes aiguës qu’on jetoit de toutes parts. Le peuple aperçut alors le duc de Guise, brave, généreux, magnanime, populaire, gémissant sur son oppression, le consolant, le soulageant ; on le vit comme le protecteur de la nation & le réclamateur de ses droits oubliés.

Il y avoit le parti des politiques, qui, pour être le moins nombreux, n’en avoit pas moins d’influence sur les esprits ; tous les protestans non fanatiques, tous ceux qui pensoient, furent de ce parti qui tendoit réellement à la réforme des vexations émanées du trône ; le duc d’Alençon se mit à la tête ; le roi de Navarre & le prince de Condé, réputés catholiques, se rangerent sous le même étendard ; plusieurs hommes vertueux, distingués par leurs lumieres, embrasserent ce parti, & notamment le sage & brave Lanoue, qui, d’après des conseils mûrement pesés, fit recommencer la guerre civile. De quelque maniere enfin que l’on envisage la ligue dans ses commencemens, on ne peut la considérer que comme un combat entre la tyrannie & la liberté.

La preuve la plus authentique, c’est qu’en un instant tout devint soldat en France, d’un bout du royaume à l’autre. Paysans, bourgeois, artisans, tous se jeterent avec ardeur dans cette guerre civile ; ce qui démontre que les hommes étoient parvenus à ce degré d’impatience de leurs maux, où, las de souffrir, ils tranchent leurs liens avec le glaive. On les vit échanger leur vie contre le seul espoir du soulagement.[2]

Quand vous verrez la tyrannie, l’anarchie n’est pas éloignée. Nous ferons quelques réflexions sur la guerre civile. C’est la plus affreuse de toutes, sans doute ; mais c’est la seule, peut-être, qui soit utile & quelquefois nécessaire. Quand un état est parvenu à un certain degré de dépravation & d’infortune, il est agité de mille maux intérieurs. La paix, qui est le plus grand bien, lui est échappée, & : cette paix ne peut plus être malheureusement que l’ouvrage de la guerre civile. Il faut alors la conquérir les armes à la main, pour rétablir l’équilibre. La nation qui sommeilloit dans une inaction molle, sentiment habituel de l’esclave, ne reprendra sa grandeur qu’en repassant par ces épreuves terribles, mais propres à la régénérer. Ce n’est qu’en tirant l’épée que le citoyen pourra jouir encore du privilege des loix ; privilege que le despote voudroit ensevelir dans un éternel silence.

Deux nations voisines & égales en force, qui se font la guerre, ne gagnent, après de longues secousses, qu’un épuisement mutuel. Elles se choquent d’une maniere toujours funeste ; elles sont dans l’impuissance de se fondre l’une dans l’autre, & la guerre conséquemment ne fait qu’accroître & irriter leurs blessures. L’auteur de l’Esprit des loix dit que la vie des états est comme celle des hommes. Deux nations armées se font donc des maux irréparables, & le sang est versé dans d’inutiles batailles. Mais la guerre civile est une espèce de fievre qui éloigne une dangereuse stupeur & raffermit souvent le principe de vie. Les intérêts de cette guerre sont toujours connus ; chaque esprit les discute, & après les attentats tyranniques, elle devient même inévitable, parce qu’elle rentre alors évidemment dans le cas de la défense naturelle, & que chacun est appellé à soutenir ses droits. Une criminelle neutralité devient même impossible aux citoyens. L’ambition, la folie, la vaine gloire des conventions de famille, des traités obscurs ou bizarres, des intérêts presque toujours étrangers aux peuples, font les autres guerres. La guerre civile dérive de la nécessité & du juste rigide ; le droit incontestable étant violé, la guerre réparatrice devient légitime, parce qu’il n’y a plus d’autres moyens pour la partie lésée. Cette guerre que j’appellerois[3] sacrée, est vraiment entreprise pour le salut de l’état. Quant aux suites, rarement sont-elles funestes à ce même état. Les nations sortent redoutables de ces débats intestins. Les lumieres politiques sont plus répandues, les bras plus fermes & plus exercés. La fureur & la violence de cette guerre la rendent même de courte durée ; elle ne connoît pas ces temporisations cruelles, dictées par des chefs tranquilles au fond de leurs cabinets ; elle ne connoît pas ces reprises qui éternisent les combats & font couler goutte à goutte le sang des hommes. Le sang coule à propos & élancé de veines généreuses ; la querelle est promptement vuidée ; l’état tombe, ou est réparé.

Voyez l’histoire : presque toutes les guerres civiles, en élevant les âmes, en fortifiant les courages, en répandant la vertu belliqueuse dans tous les esprits, en les échauffant pour la patrie, ont amené la liberté républicaine ; les loix étouffées renaissent parmi le bruit des armes. Chaque individu stipule hautement pour ses propres intérêts, & la nation armée pour la grande cause du rétablissement de ses droits, leve une tête florissante & en impose à ses voisins lorsqu’on la croit ensevelie sous ses ruines.

C’est ce qui est arrivé dans l’empire romain, en Angleterre, en Hollande, & dans tous les états qui jouissent aujourd’hui de quelque liberté ; c’est ce que nous ne tarderons pas à voir en Amérique, où se jettent les fondemens d’une république nouvelle & vaste, qui deviendra l’asyle du genre humain, foulé dans l’ancien monde.[4] Toutes ces secousses politiques ont produit par-tout des changemens heureux ; mais par une exception fatale, la France n’a point recueilli le fruit de ses longues discordes. C’étoit le moment pour elle, après tant d’instabilité, de prendre une forme permanente : elle étoit dans une crise où tout annonçoit la vigueur & la force ; mais les personnages de la guerre civile, & même les corps assemblés, en s’agitant de tant de manieres, ne surent point faire un seul pas vers la liberté. Indifférens, ou plutôt aveugles sur leurs intérêts, les peuples ne surent ni les connoître, ni les étudier, ni même les deviner par instinct ; instinct qui a appartenu aux nations les plus grossieres, capables des plus grandes choses dans des tems encore plus ténébreux. J’ai cherché vainement, dans les écrits de ce tems-là, si je ne rencontrerois pas quelque trait qui tendît à indiquer ces circonstances comme favorables pour opérer une révolution salutaire : l’éclipse de l’esprit humain à cet égard est totale & profonde ; tous ces écrivains se débattent entre des mots vuides de sens, oublient les privileges essentiels de l’homme, ne parlent que de la messe, & ne tremblent que pour elle.

Ces fameux états tenus à Blois, ces assemblées nationales, devant lesquelles s’anéantit la majesté royale, & qui dans leur solemnelle convocation auroient pu rétablir le royaume, en réprimant les abus les plus dominans, perdirent le tems en déplorables disputes ; au lieu de défendre les droits du peuple, ils s’occupèrent de la transsubstantiation & du concile de Trente. Il s’agissoit de la cause la plus noble, la plus importante, sans doute, de réparer les maux antiques, faits à la patrie. Ces idées furent à peine apperçues ou indiquées ; le misérable esprit de controverse gâta tout. Ils agiterent qu’il ne faisoit qu’une religion, puisqu’il n’y avoit au ciel qu’un Dieu. Ils parlèrent néanmoins, comme par hasard, de punir les traitans & les mignons, de supprimer tous les impôts arbitraires ; mais plus coupables que s’ils n’en eussent point parlé, ils abandonnerent ces grands objets si intéressans à examiner & à débattre. En lisant leurs cahiers, on croiroit être assis sur les bancs de sa Sorbonne & y entendre le jargon des ergoteurs, au lieu du langage des hommes d’état.

Le fier duc de Guise, l’idole de Paris, & qui avoit mérité cette idolâtrie par ses qualités héroïques & populaires, plein d’audace & de courage, touchant du pied les degrés du trône, mit à profit cette haine universelle contre Henri III, & fondée sur les plus grands motifs qu’une nation puisse avoir ; mais il méprisa trop son roi. Il n’apperçut ni sa haute fortune, ni toute la faveur du peuple ; il perdit l’occasion de régner sur la nation, qui déjà l’adoroit. Guise, content d’avoir avili le trône par la supériorité de son génie, temporisa ou dédaigna de s’y asseoir. Il emporta dans le tombeau, aux yeux du peuple, le nom d’un héros magnanime. On crut qu’il n’avoit pas voulu acheter une couronne par un crime qui lui auroit été si facile, & dont il auroit été absous par la voix publique, & peut-être même par la voix de la postérité.[5]

Le foible Henri III[6] pendant ce tems se montrant en public avec des petits chiens qu’il portoit pendus à son cou dans un panier, dépensant des sommes immenses pour des singes, des perroquets, des moines & des mignons, déjà tondu dans l’opinion publique & enfermé dans un couvent d’après le vœu général, non moins ridicule qu’odieux, répondit à son adversaire en le faisant assassiner. Il n’imagina pas d’autres moyens pour retenir la couronne qui chanceloit sur sa tête : mais ce fut pour lui un crime de plus, qui ne fit qu’augmenter l’exécration publique. Il parut avoir frappé son souverain : dès-lors le cri universel dirigea contre lui le couteau dont bientôt un jacobin lui ouvrit le flanc ; & la France entière, dans l’ivresse de la joie & de la vengeance, applaudit au régicide.[7]

Quelle leçon pour les rois prévaricateurs ! Les enfans de Catherine de Médicis, comme frappés de la malédiction des peuples, descendirent tous au tombeau avant le tems, & sans lignée. La mort moissonna dans leur jeune âge, & Charles IX, & Henri III, & les ducs d’Alençon & d’Anjou, & toute cette race de mauvais & d’indignes princes, qui n’eurent d’activité que pour le mal. La nation se regarda bientôt comme délivrée d’un fléau qui préparoit sa ruine entière. Tout retentissoit de cris d’alégresse ; c’étoit peut-être le moment, pendant cet interregne, de rétablir les droits de la nation. Elle étoit remise à elle-même ; elle ne connoissoit pas alors les vertus héroïques de Henri IV, qui étoit pour elle dans le plus grand éloignement. On avoit détesté la maison de Valois ; on n’aimoit guere plus la maison de Bourbon ; on la regardoit, disent tous les historiens, comme une branche égarée, perdue & bâtarde. Tous les vœux étoient pour les Guises qui étoient populaires & montroient du génie. Henri IV n’étoit aux yeux du peuple qu’un protestant qui renchériroit bientôt sur les attentats d’un roi catholique, & qui de plus détruiroit la messe dans Paris. Le sang des Guises existoit encore ; on le faisoit remonter jusqu’à Charlemagne, & ce sang versé sous ses yeux & pour sa cause sembloit devoir lui devenir encore plus cher. Mayenne avoit à venger ses deux freres tués à Blois. Seul reste de cette maison formidable, il ne figura point pour un chef de parti d’une manière ferme & décidée. En vain sa mère lui redemandoit ses fils massacrés ; en vain la veuve du duc & sa sœur crioient vengeance ; en vain la nation cessoit d’être royaliste : calme, irrésolu, modéré, il sembloit redouter d’être élu roi. N’ayant rien de commun avec le sang bouillant de ses frères, il n’étoit pas né pour se trouver dans cette grande crise de l’état.

Mayenne, avec plus de fermeté & d’audace, auroit pu mettre la couronne sur sa tête. Les ducs, les comtes, &c. la noblesse enfin étoit toute prête à se vendre. En donnant des gouvernemens, en prodiguant les places les plus éminentes aux plus ambitieux, en poussant le roi de Navarre à toute outrance, il est probable qu’il auroit réussi. Le jeune duc de Guise, son neveu, enfermé pour lors, n’auroit pas nui à ses desseins ; mais Mayenne, d’ailleurs habile capitaine, n’avoit point d’activité, & il ne connut pas le prix des momens.

La nation dans cette forte épreuve, pleine du sentiment de ses maux & douée du plus grand ressort, égara son courage, & ne sut point établir ni même proposer une forme de gouvernement qui éloignât les désastres passés, dont le peuple avoit fait une si longue & si cruelle expérience ; elle ne songea point à opposer une juste résistance à ce pouvoir énorme qui depuis Louis XII avoit foulé & avili l’état. Déplorable aveuglement du siècle ! fatale erreur ! La France ayant à choisir, à nommer son monarque, ne conçut aucune idée politique. Armée, forte, vigoureuse, couverte d’acier, elle se jeta dans le dédale épineux des disputes théologiques, & s’enfonçant dans ces routes tortueuses, elle oublia le fer qu’elle tenoit, & l’époque la plus heureuse & la plus rare pour dresser un contrat social.

Henri IV tira l’épée pour régner. Mais ce qui le justifie, c’est que la force alors répondoit à la force, & qu’il opposoit le glaive au glaive. Le succès du prétendant étoit plus que douteux. Ses droits, quoique légitimes, pouvoient être annullés par la volonté des peuples, par leur opiniâtre résistance, ou par le cours des événemens ; l’ascendant terrible de la religion, les anathêmes multipliés, & qui invitoient les poignards du fanatisme, pouvoient encore à leur défaut l’éloigner à jamais du trône. Il eût alors accepté bien volontiers toutes les conditions qu’on lui eût imposées. Il avoit de l’héroïsme ; il eût commandé avec joie à une nation libre : elle pouvoit, en lui mettant la couronne sur la tête, lui dicter un contrat généreux, qu’il eût signé avec noblesse. Mais que lui enjoignit-on ? Ce qui étoit le plus indifférent pour le gouvernement d’un état, de se faire catholique & d’entendre tous les jours la messe. Ce fut l’unique condition qu’on lui imposa ; & l’on crut alors avoir gagné un point de législation important, un gage éternel de la félicité publique. Les grands, plus habiles & plus lâches, vendirent à beaux deniers comptans leur servile obéissance, & ne songerent qu’à dresser des traités particuliers. Henri IV promit tout ce qu’on voulut[8], s’engagea à payer les sommes les plus fortes ; & chaque homme en place dans cette anarchie tumultueuse, ne suivant que des intérêts petits & sordides, parut méconnoître ou plutôt mépriser l’intérêt général.

Qu’arriva-t-il ? le déspotisme de Richelieu, contre la nature éternelle des choses, sortit du sein de ces guerres civiles ; il en sortit pour punir ce même peuple qui avoit eu le courage de s’armer, de mourir, & qui en combattant valeureusement pour des opinions stériles, n’avoit pas su composer un raisonnement utile.[9] Vingt-deux années après, Richelieu devoit régner ; ce Richelieu qui brisa la tête de ces mêmes grands qui s’étoient vendus, eux & leur postérité. Ce cardinal, avec l’audace d’un prêtre qui n’a ni patrie ni enfans, osa détruire tous les poids intermédiaires ; & Louis XIV, dont il applanit la trop superbe route, entra ensuite en bottes & le fouet à la main au milieu des dépositaires, des organes & des gardiens de nos loix (qui en l’absence des états généraux les suppléoient nécessairement). Il leur défendit jusqu’à des remontrances ; & depuis, quand ces corps de magistrature, vains simulacres de nos antiques libertés, & frappés du mépris royal, vinrent représenter humblement aux genoux du monarque ses vexations, ses injustices, ses erreurs, ses profusions, &c. le monarque répondit théologiquement, en les chassant de son palais : je ne dois aucun compte à la nation, je ne tiens ma couronne que de Dieu.

Arrêtons-nous ; & considérons présentement dans le peuple qui souffrit tant & qui ne gagna rien, examinons la force des préjugés de ce siecle, la lenteur des vraies connoissances, ce qu’occasionne l’abâtardissement des esprits & combien il est nécessaire qu’ils soient éclairés par les lumieres de la bienfaisante philosophie qui s’oppose de tout son pouvoir aux servitudes nationales. Tandis que, privé d’une utile clarté, ce peuple faisoit des prodiges de valeur qu’il auroit pu mieux employer, le cardinal Granvelle, appuyé de ce Philippe II, ennemi farouche de toute liberté civile, politique & religieuse, vouloit le surcharger encore du fardeau de l’inquisition, & il y tendoit les mains, souffrant de la famine & plongé dans les horreurs de la guerre. Et à quoi se bornoient les réclamations de ce peuple vaillant, à ce cri général & inconcevable, comment recevoir un hérétique dans le trône de saint Louis ?

Quelle étoit donc cette horreur invincible pour le protestantisme ? Le catholicisme avoit-il jamais établi les moindres libertés de ce peuple ? Au contraire, c’étoit un nouveau joug ultramontain & honteux, ajouté à tant d’autres. Le peuple ne songea ni au pacte social, ni à ses privileges, ni à ses franchises. Pour être roi de France, disoit-on alors, il est plus nécessaire d’être catholique que d’être homme. Tous les adhérens de Henri étoient traités de criminels de lese-majesté divine & humaine ; termes devenus depuis si familiers aux fanatiques de toutes les sectes.

Henri monta sur le trône après s’être battu en vrai soldat. Paris lui ouvrit ses portes, renonçant tout-à-coup à son ardente opiniâtreté & satisfait d’avoir défendu courageusement la transsubstantiation. La France devint sa conquête ; il en acheta des parties démembrées par la cupidité des grands qui les retinrent quelques années, & qui ne rougirent pas ensuite de les lui vendre, pour ainsi dire, une seconde fois. On ne voit pas sans surprise que leurs descendans aient osé appeller fidelité, amour, ce qui n’étoit alors qu’une avarice déguisée sous les dehors les moins trompeurs. Voyez les Mémoires du tems. Le bon Henri se trouva dans l’impuissance d’acquitter ses promesses, tant on lui avoit imposé de conditions pécuniaires & onéreuses. Il avoit déjà payé trente-deux millions à cette noblesse vénale & intéressée, qui lui avoit fait acheter sa respectueuse soumission.

Henri eut besoin, sans doute, des qualités d’un négociateur pour concilier les François, les Allemands, les Anglois, les Hollandois qui servoient dans son armée. Il avoit à étouffer l’envie & la jalousie de ces grands qui se façonnoient déjà à l’art du courtisan. Etablir l’union parmi tant de sujets de discorde, devenoit un ouvrage qui exigeoit une adresse peu commune ; il l’eut. Il pardonna, il oublia les injures passées ; il fut un bon roi sur le trône, parce qu’il avoit essuyé la mauvaise fortune, & qu’il avoit reçu la meilleure éducation, celle des revers. Il avoit souvent manqué du nécessaire ; il songea dans la suite à ceux qui en manquoient. Il fut trois ans prisonnier d’état ; il ne convertit point son autorité en despotisme. Il avoit hasardé sa vie dans les batailles ; il fut être clément après la victoire. Il avoit vu plus d’une fois le poignard levé sur son sein ; il respecta le sang des hommes.

S’il changea de religion, ce fut plus par politique que par conviction. Nous avons des témoignages non équivoques de sa façon de penser. En butte aux poignards des catholiques, outragé par les papes qui, connoissant bien leur siecle, lançoient du haut du Vatican ces foudres qui retentissoient alors dans toute l’Europe, décrié par ces frénétiques déclamateurs si éloquens pour le peuple, lassé de leurs violences & de leurs perfidies, il écrivoit à Corisande d’Andouin : tous ces assassins, tous ces empoisonneurs sont tous papistes, & vous êtes de cette religion ! J’aimerois mieux me faire Turc. Il exposa les raisons politiques de son changement à Elisabeth, reine d’Angleterre : il mandoit à Gabrielle d’Estrées, en parlant de son abjuration, c’est demain que je fais le saut périlleux.

Il est probable qu’en persévérant à n’embrasser d’autre systême que celui des combats, Henri IV auroit pu monter sur le trône sans faire abjuration. Les protestans alors eussent redoublé de zele, d’attachement & de courage ; ils ne se seroient pas refroidis ; & les catholiques, frappés bientôt de son héroïque constance, auroient eu un respect qu’ils n’eurent pas ; car ils attribuerent à l’intérêt le changement de Henri IV. Cet intérêt étoit trop fort en effet, pour qu’il ne laissât pas dans les esprits quelques doutes sur la sincérité de cette conversion. Ajoutons que ce prince vaillant auroit pu rendre par sa fermeté un éternel service à la France, en l’affranchissant du joug de Rome ; joug qu’il pouvoit briser avec l’épée de la victoire ; joug méprisable & non moins funeste, qui depuis alluma dans ce royaume tant de querelles absurdes & théologiques, l’opprobre de la raison, & la cause des plus longues & des plus inconcevables fureurs. La révocation de l’édit de Nantes, dont les fatales suites sont inappréciables, la persécution des réformés, les débats du jansénisme & du molinisme prolongés jusqu’à nos jours ; ces erreurs pitoyables & cruelles font gémir sur la nation Françoise qui, avilie & perdue dans ces questions ridicules, parut oublier tout le reste à la face de l’Europe qui n’est point encore revenue de son long étonnement. La religion protestante, étouffant dans l’origine ces guerres honteuses & déshonorantes, auroit conduit le royaume à un degré de liberté, de population & de force qui a passé chez nos voisins, devenus puissans par nos méprises.

On a beaucoup loué Henri IV, & l’admiration a été jusqu’à l’idolâtrie ; mais cette idolâtrie, née seulement depuis un demi-siecle, étoit fille du ressentiment qui vouloit créer une forte opposition avec le caractere des rois vivans. Il est toujours bon à une nation d’établir un fantôme qu’elle pare de toutes les vertus qu’elle voudroit inspirer à ses monarques ; c’est une convention adroite, utile & dès lors respectable. D’ailleurs, ce modele de la royauté sert de satire indirecte pour toutes malversations ; & les éloges publics, prodigués au roi défunt, deviennent de véritables leçons qui peuvent toucher l’esprit distrait des monarques & leur faire comprendre le vœu général. Gardons-nous donc d’affoiblir une opinion faite pour en imposer à ses successeurs & leur donner le seul frein qu’ils puissent recevoir aujourd’hui. Ils seront toujours assez grands, s’ils imitent Henri IV dans plusieurs de ses héroïques qualités.

C’est donc pour faire voir aux hommes combien des idées religieuses mal entendues entraînent d’erreurs politiques & nuisent à la félicité nationale, qu’on a entrepris ce drame, tableau fidèle des actions & des préjugés de nos ancêtres braves & trompés.

Ah, qu’il est insensé, ce zele abominable, jaloux d’un culte unique, attaquant les réfractaires par le fer & le feu, semant la division dans l’état & la discorde dans les familles ! & quelle piété sacrilege que celle qui foule aux pieds l’humanité & fait un crime même de la compassion ! L’homme le plus anti-philosophe pourra-t-il regarder jamais comme religieux François Ier, qui faisoit brûler les protestans à Paris, tandis qu’il les soutenoit, les soudoyoit en Allemagne & signoit des traités avec eux ? Mais les inconséquences monstrueuses sont les moindres traits qui caractérisent le fanatisme.

Qu’elle soit donc présentée sous ses véritables traits, cette vile & méprisable superstition ! C’est le seul moyen de préserver l’homme des erreurs multipliées où il est toujours prêt à retomber par cette pente qu’il a à faire parler le ciel, & à mêler les passions les plus atroces, telles que la haine, l’ambition & la vengeance, au sublime & pur intérêt de la religion, calme & compatissante par son auguste nature.

Il y avoit un monstre qui dominoit la race humaine, a dit Lucrece il y a près de deux mille ans. L’humanité dégradée se courboit devant son sceptre stupide ; il répandoit la terreur qui ne convient qu’aux esclaves ; il semblait cacher sa tête, & tonner du haut des régions de l’empirée ; mais il parut un homme qui, sans effroi, osa porter la vue sur ce monstre, & qui reconnut que c’était un vain fantôme. Cet homme étoit Epicure.

Malgré Epicure, le monstre a reparu triomphant dans plusieurs siecles : il se plaît dans les ténebres épaisses de la barbarie ; il redoute la moindre clarté, qu’il voudroit étouffer ; il est à craindre qu’il ne domine encore quelques parties de l’Europe. Ne le voit-on pas en ce moment relever sa tête hideuse en Espagne, & tenter d’y rétablir le trône infernal de la sainte inquisition ? N’a-t-il pas enchaîné tout récemment dans les cachots, & couvert d’une chemise ensoufrée, le vertueux Olavidès, pour avoir fait du bien aux hommes, pour avoir tenté d’apporter à son pays des idées utiles & saines ? N’a-t-il pas contredit en Pologne les principes de la liberté civile & religieuse ? Le glaive nu doit veiller dans la main du philosophe, toujours en sentinelle pour épier les approches & les tentatives du monstre, pour le poursuivre, le percer, lui faire sentir dans ses entrailles déchirées le fer qu’il redoute & qu’il mord en écumant de rage. Point de repos, point de trêve ; l’étendue des maux passés, les longues plaies non encore cicatrisées, faites à l’humanité, l’influence que des idées méprisables & même méprisées ont eue & ont encore sur plusieurs souverains de l’Europe ; l’espece de joug qu’ils portent en tremblant, & qu’ils n’osent secouer, par une suite de l’ancien vertige dont le monstre a frappé la terre entiere : tout doit engager l’écrivain à soutenir la massue en l’air, à la faire tomber à coups redoublés sur le fanatisme, qui de nos jours encore ne prend le langage du ciel que pour tromper ou opprimer les hommes.

Mais en le peignant sous ses horribles couleurs, en montrant dans un jour éclatant combien il a éloigné l’homme de sa véritable dignité & de ses plus chers intérêts, on n’a point prétendu faire rejaillir sur le culte incorruptible que tout homme doit à l’Être suprême, le mépris & le dédain que sa raison attache aux opinions dogmatiques. On ne se consoleroit pas d’avoir porté quelqu’atteinte à la morale évangélique, à la religion épurée faite pour parler à tous les esprits droits & à tous les cœurs sensibles. La beauté de cette religion débarrassée des ombres qui défiguroient sa face majestueuse, fera d’autant plus de progrès qu’elle sera mieux connue, & sa simplicité sera toujours le caractere de sa véritable grandeur. C’est à la philosophie qu’il appartient de la restituer dans son origine pure & sacrée. La philosophie exposera ses avantages réels ; le premier est de respecter les causes premieres, de ne point vouloir inutilement lever le voile qui les couvre, de démêler l’intention de la Divinité dans les principes évidens de la morale, d’adorer au lieu de murmurer. La religion apporte aux hommes l’idée de la vertu dans l’image du grand Être : elle crée au lieu de détruire, elle admire au lieu d’expliquer ; elle éleve l’ame en écartant les chimeres du hasard ; elle console le foible & soutient le juste, en leur montrant l’égalité des êtres & leur future perfection ; elle annonce enfin à l’univers les réparations d’un malheur passager, en lui dévoilant un Dieu vivant dans l’éternité. Les systêmes antireligieux se repoussent & se contredirent ; la religion unit les adorateurs de l’Être suprême, qui n’ont plus qu’une même pensée & une même espérance. La nature, sous l’aspect de la religion, est considérée comme un systême clair & simple, où l’ordre des choses a une base, où l’enchaînement & le but se manifestent, où l’inquiétude & l’agitation des esprits cessent, où l’âme appuyée sur l’espérance, voit une clarté qui la guide à travers les incertitudes qui fatiguent les autres hommes ; & tandis que toutes les opinions qui contredisent la connoissance & l’adoration de l’Être suprême, soulevées comme les flots d’une mer en furie, se précipitent dans un abyme qui les dérobe à nos regards ; le systême de la religion épurée, dont Socrate fut l’apôtre & le martyr, dont Marc-Aurele fut le pontife sur le trône du monde, dont Jean-Jacques Rousseau fut l’apologiste de nos jours, auguste & toujours égal, s’avance à travers les siècles, conquiert une multitude de sages prosélytes, parce qu’il a pour inébranlables appuis la foi qui convient à la foiblesse & à l’ignorance humaine, la charité qui unit les mortels & fait qu’ils se pardonnent, & l’espoir qui fortifie & agrandit le cœur de l’homme.

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  1. Le massacre de la S. Barthelemi fut le crime du trône ; ce crime fut médité pendant sept années entre les deux cours de Charles IX & de Philippe II. Charles IX a signé le massacre de la S. Barthelemi, dans l’âge où les plus mauvais rois ont eu des vertus & de la sensbilité ; il a tiré sur ses propres sujets, & de coupables historiens ont voulu l’excuser sur son âge & le plaindre. Ce qui prouve qu’il n’étoit que barbare, & non superstitieux, c’est qu’il avoit donné des ordres exprès pour sauver les jours d’Ambroise Paré, son premier chirurgien. Sa raison étoit, qu’il ne falloit pas ôter la vie à un homme qui pouvoit lui conserver la sienne.
  2. Tandis que le peuple se soulevoit en France, les religionnaires des Pays-Bas, partisans généreux des droits de l’homme, commencerent les attroupemens. On les appella d’abord des gueux, & ces gueux braverent Philippe II & fonderent la république de Hollande.
  3. Si le ciel la permet, c’est pour la liberté. Volt.
  4. On ne prononce point ici sur la légitimité ou l’illégitimité de l’insurrection des colonies anglo-américaines. C’est encore un problême politique & des plus difficiles à résoudre. La victoire décidera la question beaucoup mieux que tous les raisonnemens. C’est dans cinquante années qu’on sera dans le véritable point de vue pour connoître & apprécier les avantages de cette guerre civile, si déraisonnable dans son origine, mais qui doit s’absoudre elle-même pour perdre à jamais les couleurs d’une révolte coupable ou du moins précipitée.
  5. On a donné à Cromwel le nom d’usurpateur ; il s’élança d’un gradin bien plus bas que celui où étoit Guise : mais n’a-t-on pas porté à la cour de France & publiquement le deuil de l’usurpateur ?
  6. On dévoroit d’avance le trône de Henri III qui, quoique jeune, n’avoit point d’enfans, & qui n’avoit plus de frere. Catherine de Médicis croyoit facilement en exclure le roi de Navarre & le prince de Condé pour cause de protestantisme. Elle vouloit donner la couronne au duc de Lorraine, son gendre. Le duc de Guise de son côté songeoit à reléguer le roi dans un couvent, & à régner à sa place. Il auroit mis en-avant le cardinal de Bourbon ; il auroit appuyé sur le droit de proximité ; puis renversant d’un coup de pied le fantôme, il se seroit montré aux yeux du peuple disposé déjà, par l’amour qu’il avoit su lui inspirer, à le recevoir. Henri III de son côté regardant le royaume comme un patrimoine, comme une ferme qu’il pouvoit démembrer à sa volonté, n’étoit pas éloigné de le partager en faveur de ses mignons ; & Joyeuse & d’Epernon devoient y avoir la meilleure part. Henri III appelloit Joyeuse & d’Epernon ses enfans.
  7. La mort des Guises inspira au peuple une telle douleur, elle fut si générale, si profonde, que celui qui lit l’histoire ne peut s’empêcher de dire : le peuple regardoit ces deux freres comme le soutien de ses droits & de sa liberté, & l’on crioit tout haut, Dieu éteigne la race des Valois ! Jamais peuple ne jeta un cri plus unanime. Ce régicide fut regardé, non-seulement en France, mais encore en Italie, comme une action vertueuse ; & l’on compara le parricide, les uns à Judith & à Eléazar, les autres aux plus grands hommes de l’antiquité.
  8. Les négociations entreprises à Rome pour obtenir du pape l’absolution de Henri, sont vraiment incroyables ; & l’on a peine à imaginer l’inflexibilité du pape & la nécessité où se trouvoit un roi de France de cette absolution.
  9. Richelieu ne sut que sacrifier. Henri IV ou un autre grand homme auroit fait subsister ensemble les deux religions, en permettant à une troisieme & à plusieurs de s’établir. Mais Richelieu calcula quelle moitié de l’état il écraseroit, pour la subordonner à l’autre ; & l’ascendant de son cruel caractère fut pris pour du génie : génie funeste, qui ne sut qu’opter entre les attentats.