La Dernière crise politique en Norvège

La Dernière crise politique en Norvège
Revue des Deux Mondes3e période, tome 66 (p. 347-368).
LA
DERNIÈRE CRISE POLITIQUE
EN NORVÈGE

Jusqu’à ces dernières années, la Norvège n’avait pas coutume d’occuper le monde de sa politique intérieure. Le récent conflit qui vient de se terminer par la victoire de l’opposition a excité quelque curiosité en Europe : le bruit qu’il a fait a surpris les Norvégiens eux-mêmes, peu habitués à voir le public étranger s’instruire de leurs affaires particulières. Cette attention était pourtant justifiée. Dans tout le Nord scandinave, les gouvernemens sont aux prises avec des difficultés qui ne font que s’accroître. Ce qui vient de se passer en Norvège n’est peut-être qu’un épisode d’une crise qui se prolongera. Il n’est pas sans intérêt d’en étudier le détail et d’en rechercher l’origine.


I.

Si le conflit est d’hier, les causes en remontent loin. Il était en germe dans la constitution, qui n’avait rien fait pour maintenir l’harmonie entre les pouvoirs publics. Il s’annonçait depuis longtemps déjà par la formation d’un parti d’opposition toujours grossissant, recruté, comme dans les autres pays scandinaves, parmi la classe la plus nombreuse, celle des paysans petits propriétaires. Enfin ce parti a eu la fortune de trouver un chef qui, par sa politique habile et patiente, a su discipliner la majorité, la convertir à son système et tirer avantage de tous les points faibles de la constitution pour forcer le gouvernement dans ses derniers retranchemens. La constitution norvégienne, qui est aujourd’hui une des plus anciennes de l’Europe, a été rédigée dans le trouble des événemens de 1814, qui eurent pour résultat de séparer la Norvège du Danemark, avec lequel elle vivait depuis 1660 sous le régime d’un gouvernement absolu. Lorsque le traité de Kiel, du 14 janvier 1814, céda la Norvège à la Suède, l’armée suédoise était sur la route de Paris. Le traité ne put être mis à exécution sur-le-champ, et les Norvégiens purent croire un instant qu’ils allaient conquérir leur indépendance. Le prince Christian-Frédéric, héritier présomptif du trône de Danemark et lieutenant du roi en Norvège, se fit proclamer régent et convoqua une assemblée constituante qui se réunit à Eidsvold le 10 avril. Le 16 mai, elle adoptait définitivement le texte de la constitution, après cinq semaines de débats. Le 17, elle présentait solennellement ce texte au prince régent et le proclamait roi. Peu après, les Suédois entraient en Norvège. Le nouveau roi signait, le 14 août, la convention de Moss, par laquelle il abdiquait la couronne et s’engageait à convoquer la diète extraordinairement pour négocier avec le roi de Suède. La diète s’ouvrit, en effet, le 7 octobre. Les commissaires suédois proposèrent un projet de constitution rédigé par le ministère suédois : la diète ne voulut pas même le discuter, et le roi de Suède, qui avait promis, à Moss, de ne changer la constitution que d’accord avec la diète, dut se résigner à conserver le texte du 16 mai, en y apportant seulement les modifications nécessitées par l’union personnelle avec la Suède. Ce fut une victoire pour le parti national : ce fut peut-être un malheur pour la Norvège.

Cette constitution, dont le texte révisé porte la date du 4 novembre 1814, est une des plus imparfaites qu’on puisse concevoir. Il y avait en Norvège, en 1814, au sortir d’une longue période de gouvernement absolu, peu d’hommes capables de comprendre et d’organiser un gouvernement constitutionnel. Parmi les projets qui furent soumis à l’assemblée d’Eidsvold, le mieux rédigé, celui qui s’imposait comme base de discussion, était un projet présenté par un Danois, Jean Gunder Adler, et un Norvégien, Christian Magnus Falsen. Les rédacteurs avaient pris principalement pour modèle les constitutions françaises de 1791 et de l’an III, celle de la république batave de 1798, la constitution espagnole de 1812 et celle des États-Unis de 1787, Les auteurs s’étaient étroitement attachés à la théorie des trois pouvoirs et avaient, en conséquence, exclu le système parlementaire. Les membres du conseil d’état (ministres) devaient être pris hors des chambres et n’avaient pas entrée aux séances. La représentation nationale était divisée en deux chambres, mais avec cette particularité que les élections devaient se faire pour une seule assemblée ou storthing, qui, à chaque session, c’est-à-dire tous les trois ans, élisait dans son sein un tiers des membres de la chambre haute ou lagthing, le reste des députés formant la chambre basse ou odelsthing. Toutes les résolutions du storthing étaient soumises à la sanction du roi, mais le roi n’avait qu’un veto suspensif et point le droit de dissolution. Le droit électoral était en général attaché à la propriété foncière, mais sous la condition d’un minimum de valeur d’environ 5,000 francs dans les campagnes, et dans les villes, sous la condition de l’exercice d’une industrie. Ce projet avait déjà des défauts assez saillans : l’assemblée lui fit subir les modifications les moins heureuses. Le système des deux chambres fut vivement combattu dans la discussion et ne triompha qu’à une majorité de deux voix. Il fallut faire des concessions à la minorité. Le lagthing cessa d’être une chambre permanente : il dut se renouveler intégralement tous les trois ans, avec le storthing lui-même, qui devait, après chaque nouvelle élection, désigner un tiers de ses membres pour y siéger. Chose plus grave : la division en deux chambres n’était plus exigée que pour le vote des questions législatives proprement dites. Pour toutes les autres, l’assemblée laissa à décider au prochain storthing la manière de les traiter, et, comme le système de la chambre unique s’est trouvé en faveur au storthing, il en est résulté que les questions de finances, de politique intérieure, et toutes celles qui ne sont pas proprement législatives ont été portées à l’assemblée générale. La division en deux chambres est donc plus apparente que réelle. Le gouvernement est placé en face d’une chambre unique qu’il ne peut pas dissoudre et dont les pouvoirs sont plus étendus peut-être que ceux d’aucune représentation. Pour n’en citer qu’un exemple, qui est remarquable, le storthing a le droit de réviser les appointemens et les pensions des fonctionnaires. On est d’accord pour reconnaître que les appointemens sont fixés une fois pour toutes pour chaque fonction et que le droit de révision ne peut pas s’exercer à chaque nomination nouvelle; mais les pensions sont personnelles, et le storthing n’étant lié, en ce qui les concerne, par aucune loi ni aucun précédent, les fixe à sa guise. On comprend qu’il soit tenté d’abuser de ce droit en privant de pension les fonctionnaires qui lui déplaisent, et effectivement il succombe à la tentation. M. Stang, ministre d’état, en a fait l’expérience en 1882.

Ce n’est pas tout. L’assemblée d’Eidsvold fit encore au projet d’Adler et Falsen une correction qui a eu de graves conséquences : elle élargit le droit de suffrage. Elle n’alla pourtant pas jusqu’à établir le suffrage universel, comme le proposait son comité de constitution, mais, en maintenant la condition de propriété foncière pour l’électorat, elle supprima, dans les campagnes, le minimum de valeur que portait le projet. Il suffit, pour être électeur, d’être propriétaire d’une terre cadastrée, ou même de l’avoir affermée pour plus de cinq ans par un bail d’une nature particulière, très répandu en Norvège, qu’on appelle bygsel et dont le trait principal consiste en ce que le prix de ferme est payé d’avance. On pensait que cette rédaction écarterait tous les propriétaires qui n’ont pas d’exploitation agricole à proprement parler, qui ne vivent pas de la terre. La suite a montré combien on s’était trompé. En 1814, on ne cadastrait que les terres ayant quelque valeur; depuis, des lois nouvelles, et spécialement une loi du 6 juin 1863, ont décidé qu’on cadastrerait jusqu’aux plus petites parcelles. Il est devenu facile d’être électeur à bon marché, et on en a profité.

Par une contradiction singulière, tandis que l’assemblée abolissait le minimum dans les campagnes, elle le maintenait dans les villes. Le droit de suffrage n’y était accordé qu’aux fonctionnaires ou aux bourgeois propriétaires d’un immeuble valant au moins 300 rixdaler (environ 800 francs). On avait proposé de faire une dernière classe d’électeurs composée des capacitaires, mais l’amendement fut repoussé. Il faut dire qu’en 1814 les capacitaires étaient fort peu nombreux et se rangeaient presque tous dans les catégories précédentes.

Enfin, au lieu de remettre la révision ou la modification de la constitution à une assemblée constituante spécialement nommée à cet effet, comme faisait le projet Adler et Falsen, la constitution se bornait à exiger que les modifications fussent votées aux deux tiers des voix et qu’il y eût une élection entre la proposition et le vote.

Telle était cette constitution de 1814, qui avait le tort irrémédiable de placer le gouvernement en face d’une assemblée unique, nommée à un suffrage presque universel et armée des pouvoirs les plus étendus, sans lui permettre de négocier avec cette assemblée par l’organe d’un ministère pris dans son sein et sans lui laisser d’autre moyen de défense que le refus de sanction, et encore en des termes qui ont soulevé, nous allons le voir, d’inextricables discussions. Il est à peine croyable qu’une œuvre aussi imparfaite ait trouvé des admirateurs et que, pendant un demi-siècle, elle ait été, par toute l’Europe, prisée comme un chef-d’œuvre et citée comme un modèle.

Les premières années de l’histoire constitutionnelle de la Norvège, il faut le dire, prêtaient à l’illusion. Le pays se relevait lentement de la détresse où la guerre l’avait jeté. Tous les partis semblaient d’accord pour ne pas toucher à l’arche sainte de la constitution née avec l’indépendance, dont elle semblait la garantie la plus assurée. Les vices ne s’en étaient pas encore révélés. L’inexpérience même des hommes qui la mettaient en pratique, — disons aussi leur loyauté et leur bonne foi, — permettaient de passer sur bien des imperfections et de corriger dans l’application les fautes des rédacteurs.

Pourtant, dès les premiers jours, les partis s’étaient dessinés, et même des luttes passionnées avaient commencé à s’engager. Il n’y a jamais eu que deux partis en Norvège : celui des paysans et celui des fonctionnaires. C’est là un phénomène commun à ce pays et au Danemark, et aussi, mais avec des différences sensibles, à la Suède, On a parfois exprimé cette situation politique et sociale, particulière aux pays scandinaves, en disant que, dans ces pays, à l’encontre de ce qui se passe généralement, le parti conservateur se recrute dans les villes, tandis que le parti radical est représenté par la population des campagnes. Cette formule, comme toutes les formules, n’est vraie qu’en partie. L’anomalie est plus apparente que réelle. Pour s’en rendre compte, il faut noter qu’en Norvège l’aristocratie a complètement disparu depuis longtemps : — lorsque les familles nobles ont été mises en demeure, par une loi de 1821, de produire leurs titres, il ne s’en est présenté que seize, dont quatorze seulement avaient des titres suffisamment établis. D’autre part, les grandes villes, avec leur population ouvrière et remuante, n’existent pas, ou sont de date toute récente : Christiania, qui a aujourd’hui 100,000 habitans, n’en avait que 10,000 en 1814. Si l’on ajoute que la propriété foncière est extrêmement divisée, surtout dans l’Ouest, et si l’on tient compte de la défiance et de l’aversion naturelle des paysans pour l’administration, toujours associée dans leur esprit à l’idée d’un impôt à payer, on comprendra que la population se soit naturellement divisée en deux classes : les classes éclairées, représentées à peu près exclusivement par les fonctionnaires, et les paysans petits propriétaires (Gaardbruger). Le régime sous lequel le pays avait longtemps vécu contribuait à marquer cette scission : pendant plus d’un siècle, l’administration avait été en grande partie composée de Danois étrangers au pays. La constitution même, — comme d’ailleurs l’ensemble de la législation, — tendait à distinguer et à séparer les habitans des villes d’avec les gens des campagnes. Collèges électoraux spéciaux, privilèges particuliers, droit électoral, droit civil même, tout était différent. Dans de pareilles conditions, les partis politiques étaient déterminés d’avance. A vrai dire, sauf quelque variété de formes, ils ne sont guère dissemblables de ceux qui se partagent ailleurs le corps électoral et les assemblées politiques. Dans quel pays la minorité intelligente ne se trouve-t-elle pas aux prises avec le nombre?

Au début, toutefois, les paysans ne sentirent pas leur force. Ils n’avaient ni programme arrêté, ni organisation, ni chef. Ils étaient en minorité au storthing, où ils étaient représentés par de riches propriétaires, fort éloignés de jouer le rôle de révolutionnaires et de chefs de parti. Il fallut vingt ans aux habitans des campagnes pour comprendre qu’avec quelque discipline électorale ils pouvaient être les maîtres. Les élections de 1833 renversèrent brusquement les proportions des partis : quarante-cinq sièges au lieu de vingt appartenaient aux paysans. Ils avaient la majorité, et en même temps ils trouvaient un chef dans la personne d’un nouveau député qui venait d’être élu par le district de Stavanger, Ole Gabriel Ueland.

Né le 28 octobre 1799, Ueland était depuis l’âge de dix-huit ans instituteur dans une école ambulante. Il quitta son école pour entrer au storthing. C’était un homme d’une instruction rudimentaire et sans talens oratoires. Il avait affaire à forte partie : les membres de la minorité avaient une expérience, une influence personnelle et une science des affaires bien autres que les obscurs députés des campagnes. Malgré toutes ces difficultés, il sut prendre la direction de l’opposition et grouper autour de lui les hommes de la majorité en leur désignant l’ennemi à combattre. L’ennemi, c’était le fonctionnaire. Ueland avait pour mots d’ordre la destruction de la bureaucratie et l’économie dans les dépenses publiques, ce qui, en bon norvégien, signifiait que le gouvernement devait appartenir à la majorité, et que l’administration devait passer aux mains du parti qui avait triomphé dans la lutte électorale. Mais Ueland ne voyait pas distinctement les conséquences pratiques de ses doctrines, ni surtout le moyen d’assurer la victoire définitive. Il pensait pouvoir arriver à tout avec la constitution, dont il était un des défenseurs les plus convaincus. Il n’était pas de taille à monter à l’assaut du pouvoir, mais il sut créer et organiser l’armée qui, sous un autre chef, était destinée à vaincre.

Quelles étaient exactement les aspirations de ce parti des paysans, les objets précis de ses revendications? C’est ce qu’il est difficile de dire. Ce n’était point l’esprit libéral qui l’animait, et encore moins l’esprit de réforme : les lois qui ont aboli l’exclusion des juifs, élargi la tolérance religieuse, ont passé contre ses votes ; la refonte du code pénal en 1842, et tous les monumens législatifs qui signalent cette période, sont dus aux légistes de profession, aux membres du « parti des fonctionnaires, » et spécialement au plus illustre d’entre eux, Antoine-Martin Schweigaard. Les visées des paysans étaient beaucoup plus étroites. Dépourvus de tout sens pour les grands intérêts du pays, et ne retenant de la politique que ce qui les touchait de près, ils demandaient la réduction du budget et la destruction des fonctionnaires, parce que le budget se traduit en impôts et que les fonctionnaires vivent du produit de l’impôt prélevé sur le propriétaire. Leurs théories ne s’élevaient pas beaucoup plus haut, mais leurs passions étaient violentes; il ne devait pas être difficile à des ambitieux d’utiliser ces passions pour leur imposer un programme qui n’était pas le leur et auquel ils n’auraient pas songé d’eux-mêmes.

Des prédications populaires de tendances très diverses, dont les débuts remontent à la veille de 1848, contribuèrent à agiter violemment les esprits et semblèrent donner un aliment aux aspirations un peu vagues des Gaardbruger. Ce furent d’abord les doctrines socialistes. Le socialisme ne trouvait pas en Norvège un terrain bien préparé : les masses ouvrières où il recrute ses armées faisaient à peu près complètement défaut. Pourtant les points de la doctrine qui étaient relatifs au partage des terres trouvèrent de l’écho. Une certaine agitation fut entretenue en 1850 et 1851, à la faveur de la crise commerciale, par deux jeunes gens, Thrane et Abildgaard, Il y eut à Christiania une assemblée de socialistes, qui demandèrent en vain à être entendus à la barre du storthing. Le gouvernement dut se décider à la dissoudre. Quelques arrestations et un déploiement de forces militaires en eurent aisément raison. Un mouvement analogue, mais d’une tout autre gravité, s’était produit dès 1845 sous la direction d’un député de l’extrême gauche, Sören Jaabæk. Le socialisme était une doctrine étrangère, qui ne pouvait prendre racine en Norvège. Le a jaabsekianisme » était essentiellement norvégien. Jaabæk avait déclaré la guerre à outrance à toutes les classes éclairées, à tous les gens des villes, à tout ce qui « savait le latin. » Les fonctionnaires, les grands propriétaires, les industriels, les commerçans, étaient tous enveloppés par lui dans la même aversion. Il s’attaquait même à la royauté et ne s’en cachait pas. Ce fut lui qui inaugura le système des refus de crédits et des refus de pensions, qui devint plus tard une des armes de guerre favorites de la majorité. Ce fut lui aussi qui sut le premier se servir de la presse à bon marché. Son journal populaire (Folketidende), fondé en 1865, ne tarda pas à pénétrer dans toutes les campagnes, où son influence fut bientôt sans rivale.

Outre ces prédications directes, les esprits étaient encore travaillés par les efforts de gens d’ailleurs bien intentionnés et croyant poursuivre un but plus national que politique. On sait le développement qu’a pris en Norvège l’instruction primaire. Il a été rendu compte, dans cette revue même[1], de l’institution, toute spéciale au Danemark et à la Norvège, des hautes écoles populaires (Folkhöjskoler) dont l’idée était due au célèbre Grundtvig. L’institution a trouvé chez les Norvégiens une faveur incroyable. La jalousie naturelle que portait le paysan aux classes éclairées, séparées de lui par la supériorité de leur instruction, fut peut-être pour beaucoup dans ce succès. Le malheur est que l’instruction donnée dans ces écoles était toute superficielle. Conformément aux théories de Grundtvig, on s’y attachait principalement à éveiller l’esprit. Le terme est vague, et l’enseignement se ressentait de la théorie. Les études classiques étaient tenues en abomination. Il n’était question que de traditions norvégiennes, d’ancienne langue norrène. On songea même sérieusement à faire la guerre à la langue danoise, — la langue des classes éclairées, — et à lui substituer un dialecte populaire. L’intention des fondateurs de ces écoles était honnête et patriotique, parfois un peu naïve ; mais le résultat fut déplorable. Il en sortit des générations de politiciens, remplis de préjugés et de systèmes, exaltés par un patriotisme mal entendu, croyant tout savoir parce que leur esprit avait été éveillé, et grossissant par instinct plus que par réflexion les rangs de l’opposition, qui comptaient bien des nuances d’opinion diverses, mais réunies par une passion commune : la haine du « fonctionnaire. »

C’est dans les momens difficiles qu’on éprouve la valeur des constitutions. Les embarras croissans que commençait à susciter l’attitude de l’opposition n’allaient pas tarder à faire éclater à tous les yeux les défauts de l’œuvre de 1814. Celui qui saurait en tirer parti pouvait faire tourner l’agitation en révolution. Il se trouva un homme pour le voir dont cette manœuvre a fait la fortune : ce fut M. Jean Sverdrup.


II.

C’est au storthing de 1851 que M. Sverdrup débuta dans la vie politique comme député de Laurvig. Il avait alors trente-cinq ans. Son éducation, très supérieure à celle des hommes de son parti, son éloquence naturelle, la ténacité particulière de son caractère, le mirent vite en évidence. Pourtant il eut la sagesse d’attendre son heure, et longtemps il tint à se placer sous le patronage d’Ueland, qui était alors le chef indiscuté de l’opposition. Mais, dès le premier jour, il avait compris qu’Ueland et les siens n’avaient pas de plan de campagne, qu’il leur en fallait un et que la lutte devait être engagée sur le terrain constitutionnel. Il choisit son arme de combat et il la choisit bien, car elle devait lui assurer la victoire définitive : c’était la question de la participation des ministres aux débats du storthing.

Les inconvéniens du système de séparation absolue des pouvoirs appliqué par les constituans de 1814 étaient tellement palpables que, dès la première session, on les avait sentis. Plus d’une fois, au cours des discussions, on avait eu lieu de regretter l’absence des membres du gouvernement. Faute de pouvoir prendre part aux débats, le ministère en était réduit à user largement du refus de sanction. Aussi M. Falsen lui-même, l’auteur de la constitution, avait proposé, dès 1821, un premier projet tendant à l’admission des conseillers d’état aux séances et aux délibérations du storthing. On ne songeait alors qu’à rendre plus facile la collaboration des pouvoirs publics : on se défendait même de vouloir introduire le régime parlementaire. Néanmoins la proposition fut repoussée et les nombreuses propositions qui se succédèrent en ce sens à presque toutes les sessions échouèrent constamment. Chose remarquable, et qui montre combien la question était alors mal comprise de tous les côtés : c’était le gouvernement qui proposait cette modification de la constitution, et c’était le parti des paysans, Ueland en tête, qui s’y opposait énergiquement, sous prétexte qu’une pareille innovation accroîtrait outre mesure l’influence du pouvoir royal et mettrait le storthing à sa discrétion.

M. Sverdrup se crut obligé de voter avec Ueland quand la question se pré-enta aux sessions de 1854 et de 1857. Il motivait son vote en expliquant que « la portée du projet n’était pas encore clairement aperçue. » Mais il comprenait qu’on faisait fausse route. Introduire les ministres aux séances du storthing, ce n’était pas mettre le storthing à la discrétion du roi, c’était, tout au contraire, placer le gouvernement sous la dépendance de l’assemblée. Le régime proposé n’était même pas le gouvernement parlementaire. Ce n’est pas par un simple amendement qu’on peut songer à introduire ce système de gouvernement dans une constitution fondée sur d’autres principes. Il suppose avant tout un ministère pris au sein des chambres, composé des chefs de la majorité, possédant à la fois la confiance du chef de gouvernement et l’influence que lui assure la situation personnelle de ses membres dans le parlement, et assurant ainsi la bonne entente entre les pouvoirs publics. Mais quand les ministres ne sont pas députés, lorsqu’ils sont même écartés de la députation par une loi d’incompatibilité, s’ils entrent au parlement, c’est pour se soumettre à un contrôle de tous les jours, s’entendre questionner, blâmer, reprendre et bientôt recevoir des ordres. Le ministère ne dépend plus du roi que de nom : le pouvoir royal n’est qu’un rouage inutile que l’on conserve par tradition.

Lorsque la question revint sur le tapis, au storthing de 1859-1860, M. Sverdrup, qui venait d’être élu par le district rural d’Akershus, se sépara pour la première fois d’Ueland et de son parti, vota pour le projet du gouvernement et fit à ce propos une déclaration qui eut un très grand retentissement. Il ne cachait rien de ses projets ni de son système. « La séparation des pouvoirs, disait-il, est une phrase creuse (en vrövl). Le pouvoir doit être un, et il faut qu’il se concentre tout entier dans la salle du storthing. » Depuis le jour où M. Sverdrup a formulé ce programme, il en a poursuivi la réalisation sans relâche, avec une conviction qui n’admet pas de contradicteurs et une obstination qui brise les obstacles.

Pourtant il ne fut pas suivi tout d’abord. Le projet, présenté de nouveau à chaque saison par le gouvernement ou par l’initiative parlementaire, essuya une série d’échecs; le nombre des opposans alla même en augmentant et, en 1866, le projet ne put réunir la majorité simple : 45 voix seulement furent favorables contre 55. Pourtant les partisans du gouvernement commençaient à ouvrir les yeux. C’était encore la droite qui, poussant l’équité et la bonne foi jusqu’à l’imprudence, avait, par l’organe de Schweigaard, proposé et fait voter en 1859 une répartition plus proportionnelle des députés, laquelle eut pour effet de porter le nombre des représentans des campagnes de 67 à 74 et de réduire celui des députés des villes de 50 à 43. Mais, lorsque la majorité rurale, ainsi renforcée, vint à réclamer une réforme plus radicale consistant à rendre annuelles les sessions qui étaient alors triennales, la minorité combattit la proposition et le gouvernement refusa longtemps sa sanction. Il se décida pourtant à la donner en 1869, malgré les pressentimens et les craintes exprimés par les chefs de la droite, Schweigaard et Aschehoug. Quand le premier storthing annuel ouvrit ses séances, en 1871, et choisit M. Sverdrup pour son président, deux hommes considérables venaient de disparaître de la scène politique : Schweigaard et Ueland avaient assisté pour la dernière fois au storthing en 1869. M. Sverdrup se trouvait débarrassé du même coup d’un illustre adversaire et d’un patronage gênant. Il avait le champ libre.

Dès 1872, il ouvrit les hostilités en déposant lui-même la proposition qui était destinée à faire tant de bruit. Elle portait que les ministres auraient accès aux séances du storthing et de chacune des deux chambres; qu’ils prendraient part aux délibérations, mais non aux votes, sous réserve du droit du storthing ou de chaque chambre de tenir des séances secrètes. La discussion fut ardente. Les rôles, cette fois, étaient renversés. La majorité appuyait le projet, qui était combattu par la droite. Pour la première fois, il triompha : 80 voix contre 29 se prononcèrent en sa faveur.

Quelques jours après, le gouvernement fit savoir qu’il refusait sa sanction. Le mécontentement fut très vif dans le sein du storthing. Les difficultés que fit le gouvernement d’autoriser quelques jours de prolongation de la session réglementaire portèrent le mécontentement au comble. Le 15 mai, après quatre séances orageuses, dont la dernière se prolongea fort avant dans la nuit, une adresse de défiance fut votée à 65 voix contre 47.

Le ministère, à la tête duquel se trouvait alors M. Stang, était dans une situation difficile. Il ne pouvait guère répudier en principe une proposition dont le gouvernement avait lui-même tant de fois pris l’initiative. Mais il sentait que l’opposition avait entrepris de le vaincre avec ses propres armes. Il crut tout concilier en posant des conditions. Lorsque le storthing, en 1874, renouvela son vote de 1872, avec un léger changement de rédaction rendu nécessaire par un remaniement, survenu dans l’intervalle, dans l’organisation du conseil d’état, le gouvernement fit savoir qu’il était prêt à accorder sa sanction si on lui concédait les quatre points suivans : — le droit de dissolution ; — l’extension à quatre mois de la durée des sessions, pourvu que l’indemnité journalière des députés ne pût jamais dépasser au total 1,440 kroner (environ 2,000 francs); — la détermination d’un chiffre de 6,000 kroner (8,400 francs) pour les pensions des ministres; — la faculté pour le roi de renvoyer à la prochaine session la sanction des résolutions du storthing. Le gouvernement présenta effectivement un projet contenant ces quatre conditions, qui fut rejeté à l’unanimité en 1877.

Le gouvernement demandait trop ou trop peu. S’il était résolu à n’accepter un gouvernement parlementaire que dans des conditions acceptables, il fallait demander la révision de la constitution. Les réformes qu’il réclamait étaient bonnes en elles-mêmes; mais elles ne pouvaient pas suffire à contre-balancer l’énorme prépondérance que le storthing allait s’attribuer. Le droit de dissolution lui-même était illusoire : les tendances du corps électoral étaient trop connues pour qu’il fût permis de rien espérer d’un appel aux électeurs. L’exemple du Danemark, où le folkething est dissous à peu près tous les ans depuis qu’il existe, était bien fait pour démontrer l’inanité de ce moyen de défense. Si pourtant le gouvernement se contentait de conditions aussi modestes, mieux valait n’en formuler aucune. C’était s’exposer sans profit à un échec et diminuer les chances de conciliation.

La résolution votée en 1874 fut votée de nouveau en 1877; puis enfin, après deux jours de discussion, par 93 voix contre 20, le 17 mars 1880. Le 29 mai, le roi refusa encore sa sanction.

C’est alors que M. Sverdrup prit un parti extrême. La constitution de 1814 contient un article 79, relatif au veto suspensif du roi, qui porte que, quand le storthing a renouvelé par trois fois, et toujours à trois ans de distance, la même résolution dans des termes identiques, cette résolution prend force de loi sans que la sanction royale soit nécessaire. M. Sverdrup s’empara de cet article. La résolution qui venait de subir un refus de sanction était dans les conditions voulues. Elle avait été votée trois fois, sans changemens, en 1874, 1877 et 1880. M. Sverdrup proposa au storthing de déclarer qu’en vertu de ce vote réitéré, la résolution avait force de loi constitutionnelle pour le royaume de Norvège. Les débats mémorables qui s’engagèrent sur la question durèrent trois jours et six séances. Le 9 juin, à onze heures du soir, la proposition était adoptée par 74 voix contre 40.

La décision du 9 juin était un événement grave et gros de conséquences. Commençons par dire que la question qu’elle tranchait est des plus controversées et la solution des plus contestables. Si le roi n’a qu’un veto suspensif à l’égard des lois, en est-il de même des dispositions constitutionnelles? Le storthing peut-il, sous la seule condition d’y mettre quelque patience, se passer de l’assentiment royal pour changer la constitution? Nous nous garderons d’entrer ici dans les discussions passionnées qu’a soulevées cette célèbre question du veto. On a écrit des bibliothèques sur la matière, depuis quatre ans, en Norvège et hors de Norvège. Le texte de la constitution a reçu des commentaires à perte de vue. La constitution laisse assurément autant à désirer comme rédaction que comme contenu : pourtant le texte, sainement entendu, n’offre pas de grandes obscurités, et ce n’est que par un abus d’interprétation qu’on a pu y trouver l’attribution au storthing d’un droit aussi exorbitant. Mais, toute question de texte à part, le bon sens suffit à faire comprendre qu’une constitution monarchique ne saurait être modifiée du seul fait d’une assemblée. Quelque limité que soit le pouvoir du roi, il est de l’essence de ce pouvoir que la constitution ne puisse être faite ni défaite que de son assentiment. Un des pouvoirs publics ne saurait, de sa seule autorité, élargir ses attributions aux dépens de l’autre. Les partisans de M. Sverdrup soutiennent, il est vrai, que le storthing représente le peuple souverain et que l’autorité royale n’est respectable que tant qu’elle agit de concert avec la volonté nationale. Après cela, ils se défendent de viser à la république. Leurs intentions sont droites, nous nous garderons d’en douter, mais leurs théories sont franchement républicaines.

Elles vont même plus loin encore. La Norvège, on le sait, est unie à la Suède par un lien très faible. C’est une union purement personnelle : les deux nations n’ont de commun que le roi. S’il vient à être reçu en principe qu’en Norvège la constitution peut changer sans que le roi soit consulté, si la puissance royale y est annihilée, que devient l’union? Le parti vainqueur a beau repousser comme une calomnie la pensée de se séparer de la Suède, il y tend par la force des choses. Il prêche l’union des deux peuples; mais, sans la garantie effective d’un roi en possession de ses prérogatives, que peut-elle être qu’une union morale et de sympathie ?

Si les membres de la majorité refusaient de reconnaître toutes les conséquences de la décision du 9 juin, ils en avaient eux-mêmes déclaré la portée immédiate. « Ce que sera le résultat des conflits actuels entre les pouvoirs publics, disait M. Sverdrup à la séance de l’odelsthing du 10 avril 1883, je l’ignore; mais ce que je sais bien, c’est que la solution définitive, quelle qu’elle soit, qui donnera à notre pays la paix, la concorde et l’union de toutes les forces, portera l’empreinte de la décision du 9 juin, qu’elle sera son enfant, qu’elle remontera, comme à sa source, à l’idée, à la volonté, à l’énergie d’où est sortie cette décision qui fera vivre de sa vie tous les temps à venir. »

Le 9 juin, en effet, la gauche avait pris position d’irréconciliable. Toute transaction devenait impossible. Le gouvernement était réduit à la soumission ou à la démission. Le mot a été traduit en norvégien, et il a fait fortune.


III.

Le vote du 9 juin avait déterminé la retraite de M. Stang. M. Christian-Auguste Selmer, ministre depuis 1874, le remplaça à la tête du ministère.

Le roi fit connaître, le 19 juin, qu’il refusait de promulguer la décision du storthing. Reconnaître cette décision équivalait à abdiquer. On pouvait transiger sur la question du ministère; on ne le pouvait plus sur la question du veto. Le parti qui avait engagé la lutte s’en autorisa pour qualifier le ministère Selmer de ministère de combat.

Pour se couvrir et se justifier, le ministère fit une démarche qui fait honneur à sa conscience. Il demanda une consultation à la faculté de droit de Christiania. Cette consultation, délibérée par toute la faculté, et longuement motivée, lui fut délivrée le 23 mars 1881. Elle était signée des professeurs Brandt, Aschehoug, Aubert, Ingstad, Getz et Hertzberg, jurisconsultes d’un mérite éminent, dont les travaux sont connus et appréciés dans toute l’Europe. Ils concluaient sans hésiter au veto absolu du roi, non-seulement en matière constitutionnelle, mais dans toutes les matières qui ne sont pas proprement législatives et pour lesquelles n’existe pas la garantie de la division du storthing en deux chambres. Seul, M. Brandt crut devoir faire ses réserves sur les argumens de texte, mais au fond il se rallia à ses collègues sur la solution du point en litige.

Si cette dissertation scientifique levait les scrupules du gouvernement, quel effet pouvait-elle produire sur les hommes politiques qui avaient voté la décision du 9 juin? Discuter un point de droit contre un parti qui montait à l’assaut du pouvoir et qui déjà croyait le tenir était peine perdue. Le storthing ne sut même pas gré au ministère de sa délicatesse et lui répondit en préparant la mise en accusation de tous les ministres devant la haute cour.

La mise en accusation des ministres est prévue par la constitution de 1814, et on peut dire que les dispositions qui règlent ce point dépassent en imprévoyance les plus fâcheux des articles que nous avons déjà signalés. Les ministres peuvent être accusés par l’odelsthing et jugés par une haute cour (Rigsret) composée des membres du lagthing réunis à ceux de la cour suprême. Or la cour suprême ne compte que neuf membres. Le lagthing comprend le tiers des membres du storthing. Même réduit par les récusations, c’est encore le lagthing qui domine nécessairement dans la cour. Il est dangereux, en général, de confier à des hommes politiques le jugement des procès politiques ; les chambres hautes constituées en cours de justice ne rendent pas toujours bonne justice; mais quand la chambre haute est nommée, comme le lagthing norvégien, par l’assemblée issue des élections et dans son sein, toute garantie est sacrifiée. Par une imitation maladroite des constitutions étrangères, les constituans de 1814 avaient confié le jugement aux accusateurs. Cette erreur, comme les autres, était restée longtemps inoffensive : depuis 1845, aucun ministre n’avait été traduit devant la haute cour. Pour la première fois, elle allait avoir à juger tout un ministère.

L’odelsthing ne se pressa pas de formuler l’accusation, et il avait ses raisons. On n’était pas sûr de la majorité à la haute cour. Suivant l’usage traditionnel, le lagthing avait été composé en 1880 d’hommes de toutes les fractions de l’assemblée. Les membres de la droite, réunis à ceux de la cour suprême, pouvaient balancer les ennemis du ministère. On attendit en conséquence les élections nouvelles. Provisoirement, et par précaution, on supprima, l’occasion s’en étant présentée, deux sièges de conseillers à la cour suprême, qui s’en trouva fort empêchée pour l’expédition des affaires.

Cependant le conflit s’accentuait. Le storthing entrait résolument dans la voie des refus de crédits et des refus de pensions. Ses prétentions croissaient avec ses succès. Il entreprit de nommer une commission pour l’examen des questions militaires, destinée à siéger en permanence dans l’intervalle de sessions. Il vota, en 1882, des crédits de 20,000 et de 10,000 kroner pour des sociétés d’armement populaire et de gymnastique, qui déguisaient mal l’organisation d’une force armée. Il prétendit aussi, en 1882, nommer directement deux des membres de l’administration centrale des chemins de fer. Il vota pour la seconde fois une loi portant que les administrateurs de district seraient nommés sur une liste de présentation dressée par les conseils locaux. Le gouvernement ne crut pas pouvoir consentir à ces empiétemens multipliés sur ses attributions constitutionnelles. Les refus de sanction succédèrent aux refus de sanction. La crise était arrivée à l’état aigu quand eurent lieu les élections de 1883.

Ces élections furent un triomphe pour l’opposition. Jamais la majorité n’avait été si nombreuse ni si compacte. Elle procéda sur-le-champ à l’exécution du programme tracé d’avance. Le lagthing fut composé exclusivement de gens « sûrs. » Puis, après une discussion qui dura du 6 au 23 avril, le ministère tout entier fut décrété d’accusation. Le 9 mai, l’acte d’accusation était rédigé. Les griefs qu’il relevait étaient le refus de sanction à la décision du 17 mars 1880 sur la question du conseil d’état, le refus d’exécution de la décision du 9 juin, et le refus de sanction aux deux décisions de 1882 relatives à la nomination des administrateurs des chemins de fer et aux subventions à la société d’armement national. Un comité fut nommé pour soutenir l’accusation. Par une dernière précaution, on avait divisé les instances. Au lieu de renvoyer les onze ministres ensemble devant la haute cour, on décida d’instruire séparément le procès de chacun. On en donna divers prétextes, mais la raison déterminante était la crainte que la constitution ne fût interprétée de manière à étendre le droit de récusation, si plusieurs accusés étaient traduits en même temps devant la cour. Le storthing laissait pourtant le comité libre de réunir les instances s’il le jugeait à propos. Comme on devait s’y attendre, le comité fit savoir, le 23 juin, qu’il n’userait pas de cette faculté.

Les débats s’ouvrirent le 7 août par le procès de M. Selmer. L’accusation était soutenue par M. Dahl, avocat à la cour suprême, assisté de MM. Bentsen et Blehr, procureurs à la même cour. Le ministre était défendu par un des premiers avocats de Christiania, M. Bergh, avocat à la cour suprême, qui était assisté de deux de ses confrères, MM. Heyerdahl et Heffermehl.

L’exercice du droit de récusation souleva une première difficulté. L’accusé pouvait récuser un tiers des membres de la cour. Or ils étaient au nombre de trente-huit. La défense prétendait en récuser treize pour que le droit fût exercé dans toute sa plénitude. Ces conclusions furent repoussées : la cour ne voulut admettre que douze récusations péremptoires. Mais un débat bien plus grave s’engagea sur les récusations motivées. La défense refusait d’accepter pour juges tous ceux des membres de la cour qui avaient pris part à la décision du 9 juin 1880. Comment leur impartialité n’aurait-elle pas été suspecte? Les ministres étaient accusés pour n’avoir pas exécuté la décision du 9 juin. Quelle justice pouvaient-ils attendre de ceux-mêmes qui l’avaient rendue ? Mais la défense ne faisait-elle pas le procès à la constitution ? En composant la haute cour d’hommes politiques, les constituans de 1814 avaient dû prévoir que les juges auraient, par la force des choses, même par devoir professionnel, leur opinion faite et publiée sur la question en litige. Quoi qu’il en soit, après un mois et plus de plaidoiries, les conclusions de la défense furent rejetées le 17 septembre, et on passa outre au jugement du fond.

La discussion sur le fond s’ouvrit le 3 octobre et donna lieu à des développemens à perte de vue. Sauf une quinzaine d’interruption à Noël, la cour tint sans désemparer quatre heures d’audience tous les jours pendant cinq mois. Le compte-rendu in extenso, qui a été publié jour par jour, comprend, pour cette partie seulement du procès, près de trois mille pages in-4o. On comprendra que nous reculions devant l’analyse d’un pareil document, qui est un véritable traité de droit constitutionnel. Le point de droit, la question du veto, fut de nouveau examiné sous toutes ses faces. Mais de plus le procès soulevait des questions nouvelles. La défense fit ressortir que l’accusation se contredisait, puisqu’on reprochait aux ministres d’avoir conseillé le refus de sanction à la résolution du 17 mars 1880, et en même temps de n’avoir pas reconnu que cette résolution pouvait se passer de sanction pour être exécutoire. Quel que fût au surplus le parti que l’on dût prendre sur la question du veto, le ministère était-il coupable, avait-il encouru une peine pour avoir adopté une interprétation du texte constitutionnel conforme à tous les précédens, suivie par les commentateurs, enseignée par les jurisconsultes, qui avait au moins pour elle de graves et fortes raisons ? Si on laissait le terrain du droit pour se placer sur celui de la politique, s’il s’agissait seulement d’apprécier la conduite des ministres et de la condamner comme contraire aux intérêts du pays, les refus de sanction ne pouvaient pas tomber sous ce contrôle. Le gouvernement ne doit compte à personne de l’exercice de son droit de veto, précisément parce que ce droit lui est donné pour empêcher l’effet des résolutions qu’il juge dangereuses. Il est de l’essence de ce droit de s’exercer discrétionnairement. Si le gouvernement devait en rendre compte, il n’aurait plus le dernier mot, et par suite il n’aurait plus de veto. Enfin, était-ce vraiment contrarier les intérêts du pays que de se refuser à une innovation si contestable, que le storthing lui-même s’y était opposé pendant cinquante ans, et d’y avoir mis quelques conditions, encore très insuffisantes, pour assurer la sincérité du régime parlementaire ?

Le 18 février 1884, jour de la clôture des débats, M. Selmer prit lui-même la parole. Il se défendit énergiquement en quelques mots d’avoir inauguré une politique de combat, et protesta de ses constans et patriotiques efforts pour ramener l’entente et la concorde entre tous les pouvoirs publics.

L’argumentation de la défense avait été si serrée et la plaidoirie si éloquente qu’on put se demander un instant ce que serait l’arrêt. Ce fut une condamnation. Le 27 février, M. Selmer était condamné à la destitution et aux frais du procès, y compris les honoraires des avocats de l’accusation fixés à 15,000 kroner (21,000 francs.)

Les autres ministres étaient jugés d’avance. Pourtant, lorsque les débats s’engagèrent sur le second procès, celui de M. Kjerulf, l’avocat de la défense, M. Bergh, proposa de nouveau la récusation de plusieurs des membres de la cour, mais par un nouveau moyen. Depuis les élections de 1883, il s’était fondé au sein du storthing un « groupe de gauche » dont les délibérations avaient été tenues secrètes, mais dont le but et les tendances n’étaient un mystère pour personne. Ce groupe s’était proposé pour programme de maintenir et de faire triompher le principe de la résolution du 9 juin et d’utiliser à cet effet «l’arme acérée de la haute cour. » Il avait préparé et dirigé dans cet esprit le choix des membres du lagthing, pour composer une haute cour « sûre. » Les hommes qui avaient ainsi, ouvertement, fait de la cour un instrument politique et une machine de guerre pouvaient-ils siéger comme juges dans cette même cour? Ce n’étaient plus seulement les hommes politiques qu’on récusait, c’étaient des hommes de parti qui avaient condamné les accusés avant de les entendre. Il était malaisé de repousser directement ces conclusions, mais on les éluda. Les procès-verbaux des réunions du groupe n’étaient pas publics ; on ne les connaissait que par les indiscrétions des journaux. La défense demandait à la cour d’en ordonner l’apport et sollicitait en outre chaque membre de la cour, individuellement, de déclarer sa participation aux décisions du groupe. La course contenta « d’inviter » l’avocat du ministre à produire les procès-verbaux en question. Comme on pouvait le prévoir, le groupe répondit à la demande de communication de M. Bergh par un refus.

Le 13 mars, M. Bergh prit texte de ce refus pour une sortie véhémente. Comment les membres de la cour comprenaient-ils leurs devoirs de juges s’ils refusaient de fournir des éclaircissemens sur un point aussi capital, et que devenait leur autorité s’ils ne savaient pas en exiger? « Quand un tribunal en est venu là, s’écria-t-il en terminant, il n’y a plus de place pour la défense. Le rôle de la défense devient impossible, car ce n’est plus une défense contre une accusation, c’est une défense contre des juges... Il ne me reste, comme défenseur, qu’à protester au nom de l’équité contre une pareille façon d’administrer la justice. Le ministre accusé, ici présent, partage ce sentiment; il m’a déchargé, moi et mes collègues, du mandat qu’il nous avait confié. Je quitte donc cette barre. Je le fais d’autant plus volontiers que l’accusation et la poursuite, cette poursuite exercée au mépris de toutes les formes du droit, dont mon client a été l’objet, prendra pour tout le monde son vrai caractère, quand la barre sera livrée, comme elle va l’être, à l’accusation seule. » Sur quoi M. Kjerulf et son avocat quittèrent la salle.

Les autres instances se réduisirent à un enregistrement. MM. Vogt, Holmboe, Helliesen, Jensen, Munthe et Bachke furent condamnés à la destitution. MM. Johansen, Schweigaard et Hertzberg, qui n’étaient accusés que sur les deux derniers chefs, et n’avaient eu aucune part au refus de sanction des décisions de 1880, furent simplement condamnés à 8,000 kroner d’amende (11,200 fr.).


IV.

Qu’allait faire le roi? Exécuter l’arrêt, c’était se soumettre. Refuser l’exécution, c’était un coup d’état. Le roi prit le parti de considérer comme démissionnaires ceux des ministres qui avaient été condamnés à la destitution, et de composer un ministère avec les trois autres, MM. Schweigaard, Hertzberg et Johansen, auxquels furent adjoints des hommes d’opinion modérée et conciliatrice, entre autres, deux professeurs de l’Université, signataires de la consultation de 1881, MM. Aubert et E. Hertzberg.

Le nouveau ministère comprit que la partie était perdue. Il essaya de céder en sauvant les apparences. Il laissa entendre que le gouvernement pourrait se soumettre sur la question du conseil d’état et sur les autres questions litigieuses, si le droit de sanction absolu était sauvegardé. On pouvait trouver une forme de transaction qui permettrait tout au moins de réserver la difficulté, de ne pas accepter expressément le principe de la décision du 9 juin. Mais l’heure des compromis était passée. La décision du 9 juin tenait plus à cœur que tout le reste au parti victorieux. C’était sa conquête. Il datait de cette décision un nouvel ordre politique sur lequel il ne voulait plus revenir. Il en exigeait l’exécution pure et simple. Il prétendait plus encore. Sa victoire n’aurait pas été complète s’il n’en avait pas recueilli tous les fruits. Il jugeait l’heure venue où le pouvoir devait tomber entre ses mains. Un ministère de droite ne pouvait trouver grâce à ses yeux.

Ce fut en vain que le nouveau ministère fit preuve d’esprit de conciliation en arrêtant les poursuites intentées contre le grand poète et romancier Björnstjerne Björnson, qui dans ses dernières années s’est mêlé activement aux luttes politiques. Le storthing déclara la guerre aux ministres et la mena énergiquement. L’arme ordinaire de l’opposition, le refus de crédits, fut employée sur une large échelle. M. Sverdrup déclara ouvertement, le 26 avril, à propos de la discussion du budget de la marine, que tous les budgets seraient désormais réduits au strict indispensable et que les propositions de réduction qui venaient d’être présentées pouvaient être considérées comme un programme : « Il est de toute évidence que le nouveau ministère ne peut pas gouverner avec cette assemblée. S’il veut s’y soumettre, comme la constitution et la nécessité l’y forcent, on pourra chercher à composer un ministère en état de collaborer avec nous. Le ministère actuel ne le peut pas. Telle est à mes yeux la quintessence de la proposition et de tout ce débat; cela signifie que, dès à présent et jusqu’à la clôture de la session, tous les budgets seront soumis à un contrôle minutieux, et qu’il ne sera accordé de crédits que le nécessaire pour les besoins absolus du pays, son développement matériel et sa culture intellectuelle. »

Un député, M. Konow, imagina un autre procédé. L’article 75 de la constitution autorise le storthing à demander des explications à tous les membres de l’administration. Depuis 1814, cet article était resté lettre morte. On trouva un prétexte pour en user contre les ministres. Le bruit courait que, le jour où la haute cour avait rendu son arrêt dans le procès Selmer, le gouvernement avait fait des préparatifs militaires. Le storthing en prit occasion pour citer devant lui M. Dahl, ministre de la guerre, et lui demander des explications. Il comparut en séance, et des questions lui furent posées par le président. Comme ses réponses ne furent pas jugées satisfaisantes, le storthing cita le major-général Munthe, qui s’excusa sur sa santé et répondit par lettre. Le but avoué de cette enquête était de traduire de nouveau devant la haute cour MM. Schweigaard, Johansen et Hertzberg, sous l’inculpation d’une tentative de coup d’état, et de les faire condamner à la détention dans une forteresse. On annonçait d’ailleurs l’intention d’user et d’abuser de l’article 75 pour tenir les ministres sur la sellette, en attendant une nouvelle accusation du ministère entier devant la haute cour, ce qui n’était qu’une affaire de temps.

Dès la fin de mai, on sentait que les jours du ministère étaient comptés. Le roi, qui avait quitté Christiania après la crise du mois d’avril, y revint le 5 juin, décidé à entrer en négociations avec les chefs de l’opposition. Diverses combinaisons furent proposées. Enfin le 23 juin, le roi fit appeler M. Sverdrup; le 26, le nouveau ministère était constitué. M. Sverdrup était ministre d’état en Norvège, c’est-à-dire premier ministre. Ses collègues étaient tous des hommes de la gauche. Le jour même, ils donnèrent leur démission de membres du storthing. La Norvège avait son « grand ministère. »

Ce n’était pas un simple changement de politique : c’était une capitulation. Le roi avait a été à Canossa. » Il se soumit à toutes les conditions des vainqueurs. Pourtant on ménagea les formes. Les ministres entrèrent au storthing, mais seulement après que le storthing eut voté, sous une nouvelle rédaction, une proposition qui reçut immédiatement la sanction royale. Pour satisfaire à la constitution qui exige que la présentation et le vote des modifications constitutionnelles soient séparés par une élection, il ne fut pas difficile de trouver parmi les nombreuses propositions des années précédentes un texte qui remplît les conditions requises. La société de l’armement national reçut les allocations que le storthing avait votées, mais après le vote d’un nouveau crédit également sanctionné par le roi. Enfin les administrateurs désignés par le storthing entrèrent à la commission des chemins de fer, mais en vertu d’une nomination royale. La question du veto et des droits du storthing avait disparu, ou plutôt elle était ajournée. L’objet du conflit semblait s’évanouir. C’était bien sur ces bases que le ministère Schweigaard avait essayé de transiger sans y parvenir. Tant il est vrai que les questions de personnes tiennent toujours le premier rang dans les conflits politiques! Toutefois, le roi ne dut pas se borner à accepter M. Sverdrup et ses collègues : il dut subir leur programme. La sanction royale fut donnée à deux résolutions qui tenaient à cœur au storthing et qui étaient sur le point de faire naître de nouveaux conflits. L’une d’elles est celle qui décide que les administrateurs de district (lensmœnd) seront nommés sur une liste de présentation dressée par les conseils locaux. C’est mettre l’administration aux mains des corps électifs; les ministères précédens avaient considéré cette loi non seulement comme fatale, mais comme inconstitutionnelle, parce que l’administration appartient au roi seul d’après la constitution. Le storthing l’avait votée trois fois, et il était à craindre qu’elle ne donnât lieu à un nouveau vote dans les termes de celui du 9 juin. L’autre loi est une extension du suffrage. Seront désormais électeurs tous ceux qui ont un revenu de 800 kroner (1,120 fr.) dans les villes et de 500 kroner (700 fr.) à la campagne; le nombre des électeurs sera ainsi accru de 50 à 60 pour 1 00, et cet accroissement profitera surtout aux ouvriers des villes. C’est le suffrage universel ou peu s’en faut. M. Sverdrup ne rencontre plus de résistance. Il annonce des réformes dont il dresse la liste. Il est à l’œuvre. On saura bientôt si le parti radical est capable de gouverner, et quel avenir il prépare à la Norvège.


V.

Le conflit est terminé. Mais il serait bien téméraire de supposer que les difficultés sont aplanies. Le régime créé par la constitution de 1814 a cessé d’exister. La politique norvégienne est entrée dans une voie nouvelle pleine de périls et d’obscurités.

Chose bizarre ! si le conflit s’est envenimé, si le storthing a engagé contre le gouvernement la lutte de vingt-cinq ans que nous venons de retracer, c’est faute d’un mécanisme de gouvernement permettant et assurant l’entente et la bonne harmonie entre les pouvoirs publics; tout le monde le sentait et le disait; et pourtant l’objet du conflit, l’innovation repoussée par le gouvernement, était précisément l’établissement de relations directes et journalières entre le storthing et le ministère. Mais il ne faut pas s’y tromper : le régime que l’opposition voulait inaugurer et qu’elle a réussi à introduire n’a que l’apparence du gouvernement parlementaire. Quand le gouvernement est en face d’une assemblée unique sans droit de dissolution, sans pouvoir choisir des députés pour ministres, rendre les ministres responsables, c’est le mettre à la discrétion de l’assemblée. Ce qu’on appelle le « régime parlementaire » a perdu, ces jours derniers, beaucoup de son crédit. C’est que l’idée en a été altérée. Le tort a été de transformer en règle de droit ce qui ne devrait être qu’un principe de conduite et de sage politique. Là où les ministres sont tenus de déférer aux injonctions de la majorité du parlement, il n’y a pas de régime parlementaire, mais un régime conventionnel. C’est bien ce que voulait M. Sverdrup. La souveraineté du peuple norvégien, représenté par le storthing, est le dogme du parti révolutionnaire, dont il est le chef. La résistance du gouvernement était donc justifiée. Peut-être aurait-il pu montrer plus de dextérité dans les négociations : mais il voyait le danger, et il n’encourt aucun reproche d’avoir cherché à l’éviter.

Si le but était révolutionnaire, les moyens employés ne l’étaient pas moins. Quel que soit le sentiment où l’on se range sur la question de la participation des ministres aux débats du storthing, il est difficile de ne pas reconnaître que la négation du veto royal en matière constitutionnelle était un véritable coup d’état. Surtout l’accusation et la condamnation des ministres trouveront malaisément des approbateurs parmi les esprits impartiaux. La constitution, il est vrai, invitait à ce procédé, car elle avait organisé la responsabilité pénale des ministres au lieu de la responsabilité politique. Mais le storthing en a fait un étrange abus. En réalité, les ministres ont été condamnés par leurs adversaires pour avoir été d’un avis opposé au leur.

Quel sera le résultat du nouvel état de choses? L’avenir l’apprendra. Dès maintenant, ce qu’on peut reconnaître avec certitude, c’est que l’autorité royale est considérablement amoindrie. Les adresses et les protestations multipliées de fidélité et de reconnaissance que le roi a reçues de la part de la gauche ne doivent pas faire illusion. Le langage du même parti avant la victoire ne laisse pas douter que ses sentimens n’eussent été tout autres si le roi n’avait pas cédé. On crie : « Vive le roi ! » mais c’est à condition qu’il se soumette.

Si la constitution a reçu une profonde atteinte, l’union avec la Suède n’est-elle pas compromise? Le relâchement ou la rupture de l’union pourraient avoir les conséquences les plus graves. L’opinion publique s’en préoccupe en Suède et non sans raison. Les pays scandinaves sont faibles, et ce ne sera pas trop de la réunion de toutes leurs forces pour maintenir leur indépendance. Isolés, ils peuvent être la proie de la première grande puissance qui voudra les prendre. La Norvège est de tous la plus exposée et la moins en état de se défendre. Ses ports qui ne gèlent jamais, ses fjords qui sont des rades remarquables, sa ceinture d’Iles en feraient, dans des mains puissantes, un arsenal maritime de premier ordre. Quelle résistance ce petit pays de 1,800,000 habitans, presque tous répandus sur la côte, pourrait-il opposer à l’envahisseur? Les vainqueurs de la lutte politique se refusent énergiquement à accepter cette conséquence. Il est à souhaiter que les événemens ne l’imposent pas. Les dissensions intérieures faisant tomber le Nord scandinave sous la dépendance ou la domination étrangère, ce serait assurément un des résultats les plus fâcheux qui fussent jamais sortis des révolutions.

La France ne s’est jamais désintéressée de ce qui se passe dans le Nord. Si la Suède est son ancienne alliée, les Danois et les Norvégiens sont les seuls peuples de l’Europe qui n’aient jamais combattu contre les armées françaises. Ils ont souvent, et malheureusement pour eux, partagé notre fortune, et leur histoire intérieure présente avec la nôtre plus d’un trait de ressemblance. Comme la France, le Danemark et la Norvège ont eu deux siècles de régime absolu, sous des rois qui s’inspiraient des principes du gouvernement de Versailles. Ils ont passé sans transition, comme la France, au gouvernement constitutionnel dans les conditions périlleuses d’un état social égalitaire et démocratique et du suffrage universel ou presque universel. Ils souffrent des mêmes maux que nous, et leur exemple peut nous servir de leçon peut-être plus directe que les événemens qui ont pour théâtre de grands pays, bien plus éloignés de la France par leurs institutions et leur histoire. La crise actuelle est une expérience dont nous aurons peut-être à profiter. Les événemens de Norvège nous apprendront, dans un avenir prochain, ce qu’il advient des gouvernemens qui capitulent.


PIERRE DARESTE.

  1. Une Secte religieuse et politique au Danemark : Grundtvig et ses Doctrines, par M. G. Cogordan, 1er février 1876.