— N’aie pas peur, ma bonne Lila, dit la signora en passant un de ses bras au cou de sa sœur de lait, et en lui donnant un gros baiser sur la joue ; tout cela s’arrangera. L’abbé Cignola n’a pas encore vu mon cousin, et il est impossible qu’il ait assez bien vu le seigneur Lélio aujourd’hui pour s’apercevoir plus tard de la supercherie.

— Oh ! signora, l’abbé Cignola est un homme qu’on ne trompe pas.

— Eh ! que m’importe ton abbé Cignola ? Je te dis que je fais croire à ma tante tout ce que je veux.

— Et le seigneur Hector dira bien qu’il ne vous a pas accompagnée à la messe, dis-je à mon tour.

— Oh ! pour celui-là, je vous réponds qu’il dira tout ce que je voudrai ; au besoin, je lui persuaderais à lui-même qu’il était à la messe tandis qu’il se figurait être à la chasse.

— Mais les domestiques, signora ? Le valet de pied a regardé M. Lélio avec un air singulier, et tout d’un coup il a reculé de surprise, comme s’il eût reconnu l’accordeur de piano.

— Eh bien ! tu leur diras que j’ai rencontré cet homme-là dans l’église, et que je lui ai dit bonjour ; qu’il m’a dit avoir une course à faire dans nos environs, et que, comme je suis très bonne, j’ai voulu lui éviter la peine d’y aller à pied. Nous allons le déposer devant la première maison de campagne que nous trouverons sur la route. Et tu ajouteras que je suis bien étourdie, que ma tante a bien sujet de gronder ; mais que je suis une excellente personne, quoique un peu folle, et que c’est bien affligeant de me voir toujours réprimandée. Comme ils m’aiment et que je leur ferai à chacun un petit cadeau, ils ne diront rien du tout. En voilà bien assez ; n’avez-vous pas autre chose à me dire tous deux que des condoléances sur un fait accompli ? Seigneur Lélio, comment trouvez-vous cette triste ville de Florence ? Tous ces vieux palais noirs ferrés jusqu’aux dents n’ont-ils pas l’air de prisons ?

J’essayai de soutenir la conversation d’un air dégagé, mais je n’étais rien moins que content. Je ne me sentais aucun goût pour des aventures où tout le risque était pour la femme, et tout le tort de mon côté. Il me semblait que j’étais lestement traité, puisqu’on s’exposait pour moi à des dangers et à des malheurs qu’on ne me permettait pas de combattre ou de conjurer.

Je retombai malgré moi dans un silence pénible. La signora, ayant fait de vains efforts pour le rompre, se tut aussi. La figure de Lila restait consternée. Nous étions sortis de la ville. Deux fois je fis remarquer que le lieu me semblait favorable pour arrêter le cocher et me déposer sur la route. Deux fois la signora s’y opposa d’un ton impérieux, disant que c’était trop près de la ville, et qu’on courait encore risque de rencontrer quelque figure de connaissance.

Depuis un quart d’heure, nous ne disions plus un mot ; cette situation devenait horriblement désagréable. J’étais mécontent de la signora, qui m’avait engagé sans mon consentement dans une aventure où je ne pouvais marcher à ma guise. J’étais encore plus mécontent de moi-même pour m’être laissé entraîner à des enfantillages dont toute la honte devait retomber sur moi ; car aux yeux des hommes les moins scrupuleux, corrompre ou compromettre une fille de quinze ans, doit toujours être considéré comme une lâche et mauvaise action. J’allais décidément arrêter le cocher pour descendre, lorsqu’en me retournant vers mes compagnes de voyage, je vis le visage de la signora inondé de larmes silencieuses. Je fis une exclamation de surprise, et par un mouvement irrésistible, je pris sa main ; mais elle me la retira brusquement, et se jetant au cou de Lila qui pleurait aussi, elle cacha, en sanglotant, sa tête dans le sein de sa fidèle soubrette.

— Au nom du ciel ! qu’avez-vous à pleurer d’une manière si déchirante, ma chère signora ? m’écriai-je, en me laissant glisser presqu’à ses genoux. Si vous ne voulez pas me voir partir désespéré, dites-moi si cette malheureuse aventure est la cause de vos larmes, et si je puis détourner de vous les malheurs que vous redoutez ?

Elle releva sa tête penchée sur l’épaule de Lila, et me regardant avec une sorte d’indignation :

— Vous me croyez donc bien lâche ? me dit-elle.

— Je ne crois rien, répondis-je, rien que ce que vous me direz. Mais vous vous détournez de moi et vous pleurez ; comment puis-je savoir ce qui se passe dans votre ame ? Ah ! si je vous ai offensée ou si je vous ai déplu, si je suis la cause involontaire de votre chagrin, comment pourrai-je jamais me le pardonner ?

— Ah ! vous croyez que j’ai peur ? répéta-t-elle avec une sorte d’amertume tendre. Vous me voyez pleurer, et vous dites : C’est une petite fille qui craint d’être grondée ?

Elle se remit à pleurer à chaudes larmes en cachant son visage dans son mouchoir. Je m’efforçais de la consoler, je la suppliais de me répondre, de me regarder, de s’expliquer ; et dans cet instant de trouble et d’attendrissement, je fus entraîné par un mouvement si paternel et si amical, que le hasard amena sur mes lèvres, au milieu des doux noms que je lui donnais, le nom d’un enfant qui m’avait été bien cher. Ce nom, j’avais gardé depuis longues années l’habitude de le donner involontairement à tous les beaux enfans que j’avais l’occasion de caresser. — Ma chère signorina, lui dis-je, ma bonne Alezia… Je m’arrêtai, craignant de l’avoir encore offensée en lui donnant par mégarde un nom qui n’était pas le sien. Mais elle n’en parut pas offensée, elle me regarda avec un peu de surprise et me laissa prendre sa main, que je couvris de baisers.

Cependant la voiture avançait rapide comme le vent, et avant que j’eusse pu obtenir l’explication que je demandais ardemment, Lila nous avertit qu’elle apercevait la villa Grimani, et qu’il fallait absolument nous séparer. — Eh quoi ! vais-je vous quitter ainsi ? m’écriai-je, et combien de temps vais-je me consumer dans cette affreuse inquiétude ?

— Eh bien ! me dit-elle, venez ce soir dans le parc, le mur n’est pas bien haut. Je serai dans la petite allée qui longe le mur, auprès d’une statue que vous trouverez aisément en partant de la grille et en marchant toujours à droite. À une heure de la nuit !

Je baisai de nouveau les mains de la signora.

— Oh ! signora, signora ! dit Lila d’un ton de reproche doux et triste.

— Lila, ne me contrarie pas, dit la signora avec véhémence ; tu sais ce que je t’ai dit ce matin.

Lila parut consternée.

— Qu’a donc dit la signora ? demandai-je à la jeune fille.

— Elle veut se tuer, répondit Lila en sanglotant.

— Vous tuer, signora ! m’écriai-je. Vous si belle, si gaie, si heureuse, si aimée !

— Si aimée, Lélio ! répondit-elle d’un air désespéré, et de qui donc suis-je aimée ? de ma pauvre mère seulement, et de cette bonne Lila.

— Et du pauvre artiste qui n’ose pas vous le dire, repris-je, et qui pourtant donnerait sa vie pour vous faire aimer la vôtre.

— Vous mentez ! dit-elle avec force ; vous ne m’aimez pas !

Je saisis convulsivement son bras et je la regardai stupéfait. En ce moment la voiture s’arrêta brusquement. Lila venait de tirer le cordon. Je m’élançai à terre, et j’essayai, en saluant, de reprendre l’humble attitude de l’accordeur de piano. Mais ces deux jeunes filles, qui avaient les yeux rouges, n’échappèrent point à l’œil clairvoyant du valet de pied. Il me regarda avec une attention très grande, et quand la voiture s’éloigna, il se retourna plusieurs fois pour me suivre des yeux. Je crus bien me rappeler confusément ses traits ; mais je n’avais pas osé le regarder en face, et je ne pensais guère à chercher où j’avais rencontré cette grosse face pâle et barbue.

— Lélio, Lélio ! me dit Checchina en soupant, vous êtes bien joyeux aujourd’hui. Prenez garde de pleurer demain, mon enfant.

À minuit, j’avais escaladé le mur du parc ; mais à peine avais-je fait quelques pas dans l’allée, qu’une main saisit mon manteau. À tout évènement, je m’étais muni de ce que dans mon village nous appelions un petit couteau de nuit ; j’allais en faire briller la lame, lorsque je reconnus la belle Lila.

— Un mot bien vite, seigneur Lélio, me dit-elle à voix basse ; ne dites pas que vous êtes marié.

— Quest-ce à dire, mon aimable enfant ? je ne le suis pas.

— Cela ne me regarde pas, reprit Lila ; mais, je vous en supplie, ne parlez pas de cette dame qui demeure avec vous.

— Tu es donc dans mes intérêts, ma bonne Lila ?

— Oh ! non, monsieur, certainement, non ! Je fais tout ce que je peux pour empêcher la signora de commettre toutes ces imprudences. Mais elle ne m’écoute pas, et si je lui disais ce qui peut et ce qui doit l’éloigner pour toujours de vous… je ne sais ce qui en arriverait !

— Que veux-tu dire ? Explique-toi.

— Hélas ! vous avez vu aujourd’hui combien elle est exaltée. C’est un caractère si singulier ! Quand on la chagrine, elle est capable de tout. Il y a un mois, lorsqu’on l’a séparée de sa mère pour l’enfermer ici, elle parlait de prendre du poison. Chaque fois que sa tante, qui est bien grondeuse à la vérité, l’impatiente, elle a des attaques de nerfs qui tournent presque à la folie, et hier soir, comme je me hasardai à lui dire que peut-être vous aimiez quelqu’un, elle s’est élancée vers la fenêtre de sa chambre, en criant comme une folle : Ah ! si je le croyais !… Je me suis jetée sur elle, je l’ai délacée, j’ai fermé ses fenêtres, je ne l’ai pas quittée de la nuit, et toute la nuit elle a pleuré, ou bien elle s’endormait pour se réveiller en sursaut et courait dans la chambre comme une insensée. Ah ! monsieur Lélio, elle me donne bien du chagrin : je l’aime tant ! car, malgré ses emportemens et ses bizarreries, elle est si bonne, si aimante, si généreuse ! Ne l’exaspérez pas, je vous en supplie ; vous êtes un honnête homme, j’en suis sûre, je le sais, et puis à Naples tout le monde le disait, et la signora écoutait avec passion toutes les bonnes actions qu’on raconte de vous. Vous ne la tromperez donc pas, et puisque vous aimez cette belle dame que j’ai vue chez vous…

— Et qui te prouve que je l’aime, Lila ? C’est ma sœur.

— Oh ! monsieur Lélio, vous me trompez ! car j’ai demandé à cette dame si vous étiez son frère, et elle m’a dit que non. Vous penserez que cela ne me regarde pas, et que je suis bien curieuse. Non, je ne suis pas curieuse, seigneur Lélio, mais je vous conjure d’avoir de l’amitié pour ma pauvre maîtresse, de l’amitié comme un frère pour sa sœur, comme un père pour sa fille. Songez donc, c’est une enfant qui sort du couvent et qui n’a pas l’idée du mal qu’on peut dire d’elle. Elle dit qu’elle s’en moque ; mais je sais bien, moi, comment elle prend les choses quand elles arrivent. Parlez-lui bien doucement, faites-lui comprendre que vous ne pouvez la voir en cachette, mais promettez-lui d’aller la voir chez sa mère, quand nous retournerons à Naples ; car sa mère est si bonne, et elle aime tant sa fille, que pour lui faire plaisir, je suis sûre qu’elle vous inviterait à venir chez elle. Peut-être qu’ainsi la folie de mademoiselle s’apaisera peu à peu. Avec des amusemens, des distractions, on lui fait souvent changer d’idée. Je lui ai parlé du beau chat angora que j’ai vu dans votre salon et qui vous caressait pendant que vous lisiez sa lettre, si bien que vous lui avez donné un grand coup de pied pour le renvoyer. Ma maîtresse n’aime pas du tout les chiens ; mais, en revanche, elle a l’amour des chats. Il lui a pris une si grande envie d’avoir le vôtre, que vous devriez lui en faire cadeau ; je suis sûre que cela l’occuperait et l’égaierait pendant quelques jours.

— S’il ne faut que mon chat, répondis-je, pour consoler ta maîtresse de mon absence, le mal n’est pas bien grand, et le remède est facile. Sois bien sûre, Lila, que je me conduirai avec ta maîtresse comme un père et un ami. Aie confiance en moi, mais laisse-moi la rejoindre, car elle m’attend peut-être.

— Oh ! monsieur Lélio, encore un mot. Si vous voulez que mademoiselle vous écoute, n’allez pas lui dire que les gens du peuple valent les gens de qualité. Elle est entichée de sa noblesse… Que cela ne vous donne pas mauvaise opinion d’elle, c’est une maladie de famille ; ils sont tous comme cela dans la maison Grimani. Mais cela n’empêche pas ma jeune maîtresse d’être bonne et charitable. C’est seulement une idée qu’elle a dans la tête, et qui la fait entrer dans de grandes colères quand on la contrarie. Figurez-vous qu’elle a déjà refusé je ne sais combien de beaux jeunes gens bien riches, parce qu’elle dit qu’ils ne sont pas assez bien nés pour elle. Enfin, monsieur Lélio, dites d’abord comme elle à tout propos, et bientôt vous lui persuaderez tout ce que vous voudrez. Ah ! si vous pouviez la décider à épouser un jeune comte qui l’a demandée en mariage dernièrement !…

— Le comte Hector, son cousin ?

— Oh ! non ! celui-là est sot, et il ennuie tout le monde, jusqu’à ses chiens, qui bâillent dès qu’ils l’aperçoivent.

Tout en écoutant le babil de Lila, que mes manières paternelles avaient complètement mise à l’aise, je l’entraînais vers le lieu du rendez-vous. Ce n’est pas que je ne l’écoutasse avec beaucoup d’intérêt ; tous ces détails, puérils en apparence, étaient fort importans à mes yeux, car ils me conduisaient par induction à la connaissance de l’énigmatique personnage à qui j’avais affaire. Il faut avouer aussi qu’ils refroidissaient beaucoup mon ardeur, et que je commençais à trouver bien ridicule d’être le héros d’une passion, en concurrence avec le premier jouet venu, avec mon chat Soliman, et qui sait ? peut-être avec le cousin Hector lui-même au premier jour. Les conseils de Lila étaient donc précisément ceux que je me donnais à moi-même et que j’avais le plus envie de suivre.

Nous trouvâmes la signora assise au pied de la colonne et toute vêtue de blanc, costume assez peu d’accord avec le mystère d’un rendez-vous en plein air, mais par cela même très conforme à la logique de son caractère. En me voyant approcher, elle demeura tellement immobile, qu’on l’eût prise pour une statue placée aux pieds de la nymphe de marbre blanc.

Elle ne répondit rien à mes premières paroles. Le coude appuyé sur son genou et le menton dans sa main, elle était si rêveuse, si noblement posée, si belle, drapée dans son voile blanc au clair de la lune, que je l’eusse crue livrée à une contemplation sublime, sans l’amour du chat et celui du blason qui me revenaient en mémoire.

Comme elle me semblait décidée à ne pas faire attention à moi, j’essayai de prendre une de ses mains ; mais elle me la retira avec un dédain superbe en me disant d’un ton plus majestueux que Louis XIV :

— J’ai attendu !

Je ne pus m’empêcher de rire, en entendant cette citation solennelle ; mais ma gaieté ne fit qu’augmenter son sérieux.

— À votre aise ! me dit-elle. Riez bien : l’heure et le lieu sont admirablement choisis pour cela !

Elle prononça ces mots avec un dépit amer, et je vis bien qu’elle était réellement fâchée. Alors, redevenant grave tout d’un coup, je lui demandai pardon de ma faute involontaire, et lui dis que pour rien monde je ne voudrais lui causer un instant de chagrin. Elle me regarda d’un air indécis, comme si elle n’eût pas osé me croire. Mais je me mis à lui parler avec une effusion si sincère de mon dévouement et de mon affection, qu’elle ne tarda pas à se laisser persuader.

— Tant mieux, tant mieux, me dit-elle ; car, si vous ne m’aimiez pas, vous seriez bien ingrat, et je serais bien malheureuse.

Et comme je restais moi-même étonné de ses paroles :

— Lélio ! s’écria-t-elle, ô Lélio ! je vous aime depuis le soir où je vous vis à Naples pour la première fois, jouant Roméo, où je vous regardais de cet air froid et dédaigneux qui vous épouvantait si fort. Ah ! vous étiez bien éloquent dans vos chants et bien passionné ce soir-là. La lune vous éclairait comme à présent, mais moins belle, et Juliette était vêtue de blanc comme moi. Et pourtant vous ne me dites rien, Lélio !

Cette étrange fille exerçait sur moi une fascination perpétuelle qui m’entraînait toujours et partout, au gré de sa mobile fantaisie. Tant qu’elle était loin de moi, ma pensée échappait à son empire, et j’analysais librement ses actions et ses paroles ; mais une fois près d’elle, j’arrivais à mon insu à n’avoir bientôt plus d’autre volonté que la sienne. Cet élan de tendresse réveilla mon ardeur assoupie. Tous mes beaux projets de sagesse s’en allèrent en fumée, et je ne trouvai plus sur mes lèvres que des paroles d’amour. À chaque instant, il est vrai, je me sentais saisi de remords ; mais j’avais beau faire, tous mes conseils paternels finissaient en paroles amoureuses. Une fatalité bizarre, ou plutôt cette lâcheté du cœur humain qui vous fait toujours céder à l’entraînement des délices présentes, me poussait toujours à dire le contraire de ce que me dictait ma conscience. Je me donnais à moi-même les meilleures raisons du monde pour me prouver que je n’avais pas tort ; c’eut été une cruauté inutile de parler à cette enfant un langage qui eût déchiré son cœur, il serait toujours temps de l’éclairer sur la vérité, et mille autres choses pareilles. Une circonstance qui semblait devoir diminuer le péril contribuait encore à l’augmenter. C’était la présence de Lila. Si elle n’eût pas été là, mon honnêteté naturelle m’eût fait veiller sur moi avec d’autant plus de soin, que tout m’eût été possible dans un moment d’emportement, et je n’eusse probablement pas avancé d’un pas, de peur d’aller trop loin. Mais sûr de n’avoir rien à craindre de mes sens, je m’inquiétai bien moins de la liberté de mes paroles. Aussi ne fus-je pas long-temps sans arriver au ton de la passion la plus ardente, quoique la plus pure, et, poussé par un mouvement irrésistible, je saisis une mèche des cheveux flottans de la jeune fille, et la baisai à deux reprises.

Alors, je ne sais pourquoi, je sentis le besoin de m’en aller, et je m’éloignai rapidement de la signora, en lui disant : À demain.

Pendant toute cette scène, j’avais peu à peu oublié le passé, et je n’avais pas un seul instant songé à l’avenir. La voix de Lila, qui me reconduisait, me tira de mon extase.

— Ô monsieur Lélio, me dit-elle, vous ne m’avez pas tenu parole. Vous n’avez été ce soir ni le père, ni l’ami de ma maîtresse.

— C’est vrai, lui répondis-je assez tristement ; c’est vrai, j’ai eu tort. Mais sois tranquille, mon enfant ; demain je réparerai tout.

Le lendemain vint, et fut pareil, et l’autre lendemain encore. Seulement je me sentis chaque jour plus fortement épris ; et ce qui n’était au premier rendez-vous qu’une velléité d’amour, était déjà devenu au troisième une véritable passion. L’air désolé de Lila me l’eût bien fait voir, si je ne m’en fusse moi-même aperçu le premier. Tout le long du chemin je rêvai à l’avenir de cet amour, et je rentrai à la maison triste et pâle. Checca ne fut pas long-temps à voir de quoi il s’agissait.

Povero, me dit-elle, je l’avais bien dit que tu pleurerais bientôt.

— Et comme je levais la tête pour nier : — Si tu n’as déjà pleuré, ajouta-t-elle, tu vas pleurer ; et il y a de quoi. Ta position est triste et, qui pis est, absurde. Tu aimes une jeune fille que ta fierté te défend de chercher à épouser, et que ta délicatesse t’empêche de séduire. Tu ne veux pas lui demander sa main, d’abord parce que tu sais qu’en te l’accordant elle te ferait un immense sacrifice, et s’exposerait pour toi à mille souffrances ( tu es trop généreux pour vouloir d’un bonheur qui coûterait si cher), ensuite parce que tu craindrais même d’être refusé, et que tu es trop orgueilleux pour t’exposer au dédain. Tu ne veux pas non plus prendre ce que tu es résolu à ne pas demander, et tu aimerais mieux, j’en suis sûre, aller te faire moine que d’abuser de l’ignorance d’une fille qui se confie à toi. Il faut pourtant te décider, mon pauvre camarade, si tu ne veux pas que la fin du monde te trouve soupirant pour les étoiles et envoyant des baisers aux nuages. Que les chiens aboient après la lune ; nous autres artistes, nous devons vivre à tout prix et toujours. Prends donc un parti.

— Tu as raison, lui répondis-je gravement. Et j’allai me coucher.

La nuit suivante, je retournai au rendez-vous. Je trouvai la signora exaltée et joyeuse, ainsi que la veille ; mais je restai quelque temps sombre et taciturne. Elle me plaisanta d’abord sur ma mine de carbonaro et me demanda en riant si je songeais à détrôner le pape, ou à reconstruire l’empire romain. Puis, voyant que je ne répondais pas, elle me regarda fixement ; et, me prenant la main : — Vous êtes triste, Lélio. Qu’avez-vous ?

Je lui ouvris alors mon cœur, et lui dis que la passion que je nourrissais pour elle était un malheur pour moi.

— Un malheur ! Et pourquoi ?

— Je vais vous le dire, signora. Vous êtes l’héritière d’une noble et illustre famille. Vous avez été nourrie dans le respect de vos aïeux et dans la pensée qu’on ne vaut que par l’ancienneté et l’éclat de sa race. Je suis un pauvre diable sans passé, un homme de rien, qui me suis fait moi-même le peu que je suis. Pourtant, je crois qu’un homme en vaut un autre, et ne m’estime l’inférieur de personne. Or, il est évident que vous ne m’épouseriez pas. Tout vous le défendrait, vos idées, vos habitudes, votre position. Vous qui avez refusé des patriciens, parce qu’ils n’étaient pas d’assez bonne maison, vous pourriez ou voudriez moins que toute autre vous abaisser jusqu’à un misérable comédien comme moi. De princesse à histrion il y a loin, signora. Je ne puis donc pas être votre mari. Que me reste-il ? La perspective d’un amour partagé, mais malheureux, s’il n’était jamais satisfait, ou l’espoir d’être plus ou moins long-temps votre amant. Je ne puis accepter ni l’un ni l’autre, signora. Vivre en face l’un de l’autre, pleins d’une passion toujours ardente et jamais assouvie, s’aimer avec crainte et réserve, et se défier de soi-même autant que de l’objet aimé, c’est se soumettre volontairement à une souffrance insupportable, parce qu’elle n’a ni sens, ni espoir, ni but. Quant à vous posséder comme amant, quand je le pourrais, je ne le voudrais pas. Trop d’inquiétudes assiégeraient mon bonheur pour qu’il pût être complet. D’un côté, j’aurais toujours peur de vous compromettre ; je ne dormirais pas avec la crainte de devenir pour vous la cause d’un grand chagrin ou d’une ruine complète ; le jour je passerais mes heures à rechercher tous les accidens qui pourraient amener votre malheur et par conséquent le mien, et la nuit je perdrais le temps de nos rendez-vous à trembler au bruit d’une feuille emportée par le vent, ou au cri d’un oiseau de nuit. Que sais-je ? tout me serait un épouvantail. Et pourquoi jeter ainsi ma vie en proie à mille vains fantômes ? pour un amour dont je ne pourrais jamais prévoir la durée, et qui ne compenserait pas les incertitudes de la journée par la sécurité du lendemain ; car tôt ou tard, il faut bien le dire, signora, vous vous marieriez. Et ce serait avec un autre ; ce serait avec un homme noble et riche comme vous. Cela vous coûterait, je le sais ; je sais que votre ame est généreuse et sincère ; vous éprouveriez un vif désir de me rester fidèle, et votre cœur se révolterait à la pensée de prononcer un mot qui dût tuer, sinon ma vie, au moins tout mon bonheur. Mais les continuelles obsessions de votre famille, l’obligation même de veiller à votre réputation, tout vous pousserait malgré vous à prendre ce parti. Vous lutteriez long-temps peut-être et fortement, mais vous souffririez d’autant plus ; votre affection pour moi serait toujours douce et tendre, mais moins expansive : et moi qui verrais vos chagrins, et qui ne suis pas homme à accepter de longs et pénibles sacrifices sans les rendre, je vous forcerais moi-même, en m’éloignant, à ce mariage devenu nécessaire, aimant mieux vouer ma destinée tout entière à la douleur que de changer la vôtre par une lâcheté. Voilà, signora, ce que j’avais à vous dire, et vous devez comprendre maintenant pourquoi je crains que cet amour ne soit un malheur pour moi.

Elle m’avait écouté dans le calme le plus parfait et le plus grand silence. Quand j’eus fini de parler, elle ne changea rien à son attitude. Seulement, comme je l’observais attentivement, je crus remarquer sur son visage l’expression d’une profonde incertitude. Je me dis alors que je ne m’étais pas trompé, que cette jeune fille était faible et vaine comme toutes les autres ; qu’elle avait seulement la bonne foi de le reconnaître dès qu’on le lui disait, et qu’elle aurait probablement celle de me l’avouer de même. Je lui gardai donc mon estime, mais je sentis mon enthousiasme s’évanouir en un instant. Je me félicitais de ma clairvoyance et de ma résolution, quand je vis la signora se lever brusquement et s’éloigner de moi sans rien dire. Je n’étais pas préparé à ce coup, et je fus saisi d’une surprise douloureuse.

— Quoi ! sans un seul mot ! m’écriai-je. Me quitter, et pour jamais peut-être, sans m’adresser une parole de regret ou de consolation !

— Adieu ! me dit-elle en se retournant. De regret, je n’en puis avoir ; et de consolation, c’est moi qui en ai besoin. Vous ne m’avez pas comprise ; vous ne m’aimez pas.

— Moi !

— Et qui me comprendra, ajouta-t-elle en s’arrêtant, si vous ne me comprenez pas ? et qui m’aimera, si vous ne m’aimez pas ?

Elle secoua tristement la tête, puis croisa les bras sur sa poitrine en fixant les yeux à terre. Elle était à la fois si belle et si désolée, que j’eus une folle envie de me précipiter à ses pieds, et qu’une crainte vague de l’irriter m’en empêcha au même instant. Je restai immobile et silencieux, les regards attachés sur elle, attendant avec anxiété ce qu’elle allait faire ou dire. Au bout de quelques secondes, elle vint à moi lentement et d’un air recueilli, et, s’appuyant en face de moi contre le piédestal de la statue, elle me dit :

— Ainsi, vous m’avez crue lâche et vaniteuse ; vous avez cru que je pourrais donner mon amour à un homme et accepter le sien, sans lui donner en même temps toute ma vie. Vous avez pensé que je resterais près de vous tant que le vent serait propice, et que je m’éloignerais dès qu’il deviendrait contraire. Comment cela se fait-il ? Cependant vous êtes ferme et loyal, et vous ne commencez, j’en suis sûre, une action sérieuse que quand vous êtes résolu à la continuer jusqu’au bout. Pourquoi donc ne voulez-vous pas que je puisse faire ce que vous faites, et n’avez-vous pas de moi la bonne opinion que vous sentez que je dois avoir de vous ? Ou vous méprisez bien les femmes, et je ne pourrais le croire sans vous en estimer moins, ou vous vous êtes laissé bien tromper par mon étourderie. Je suis souvent folle, je le sais, mais c’est peut-être un peu la faute de mon âge, et cela ne m’empêche pas d’être ferme et loyale. Du jour où j’ai senti que je vous aimais, Lélio, j’ai été résolue à vous épouser. Cela vous étonne. Vous vous rappelez non-seulement les pensées que j’ai dû avoir dans ma position, mais encore mes actions et mes paroles passées. Vous songez à tous ces patriciens que j’ai refusé d’épouser, parce qu’ils n’étaient pas assez nobles. Hélas ! mon pauvre ami, je suis esclave de mon public, comme vous vous plaignez quelquefois de l’être du vôtre, et je suis obligée de jouer devant lui mon rôle, jusqu’à ce que je trouve l’occasion de m’échapper de la scène. Mais, sous mon masque, j’ai gardé une ame libre, et, depuis que je possède ma raison, je suis résolue à ne me marier que selon mon cœur. Cependant, pour éloigner tous ces fades et impertinens patriciens dont vous me parlez, il me fallait un prétexte ; j’en cherchai un dans les préjugés mêmes qui étaient communs à mes prétendans et à ma famille, et, blessant à la fois l’orgueil des uns et flattant celui des autres, je me prévalus de l’antiquité de ma race pour refuser la main d’hommes qui, tout nobles qu’ils étaient, ne se trouvaient pas encore, disais-je, assez nobles pour moi. Je réussis de la sorte à écarter tous ces importuns, sans mécontenter ma famille ; car elle avait beau traiter mes refus de caprices d’enfant, et faire à ces poursuivans rebutés des excuses sur l’exagération de mon orgueil, elle n’en était pas moins, au fond, enchantée de ma fierté. Pendant un certain temps, je gagnai à cette conduite une plus grande liberté. Mais enfin le prince Grimani, mon beau-père, me dit qu’il était temps de prendre un parti, et me présenta son neveu, le comte Ettore, comme l’époux qu’il me destinait. Le nouveau fiancé qu’il m’offrit me déplut comme les autres, plus encore peut-être, car l’excès de sa sottise m’amena bientôt à le mépriser complètement ; ce que voyant le prince, et pensant que ma mère, qui est excellente et m’aime de toute son ame, pourrait bien m’aider dans ma résistance contre lui, il résolut de m’éloigner d’elle, pour me contraindre plus aisément à l’obéissance. Il m’envoya ici vivre en tête-à-tête avec sa sœur et son neveu. Il espère que, forcée de choisir entre l’ennui et mon cousin Ettore, je finirai par me décider pour celui-ci ; mais il se trompe bien. Le comte Ettore est, en tout point, indigne de moi, et j’aimerais mieux mourir que de l’épouser. Je ne le leur avais pas encore dit, parce que je n’aimais personne, et que, sigisbé pour sigisbé, j’aimais autant celui-là qu’un autre. Mais maintenant je vous aime, Lélio ; je dirai à Ettore que je ne veux pas de lui ; nous partirons ensemble, nous irons trouver ma mère, nous lui dirons que nous nous aimons, et que nous voulons nous marier ; elle nous donnera son consentement, et vous m’épouserez. Voulez-vous ?

Dès ses premières paroles, j’avais écouté la signora avec un profond étonnement, qui ne cessa pas même lorsqu’elle eut fini. Cette noblesse de cœur, cette hardiesse de pensée, cette force d’esprit, cette audace virile, mêlée à tant de sensibilité féminine ; tout cela, réuni dans une fille si jeune, élevée au milieu de l’aristocratie la plus insolente, me causa une vive admiration, et je ne sortis de ma surprise que pour passer à l’enthousiasme. Je fus sur le point de céder à mes transports, et de me jeter à ses genoux pour lui dire que j’étais heureux et fier d’être aimé d’une femme comme elle ; que je brûlais pour elle de la plus ardente passion, que je serais joyeux de donner ma vie pour elle, et que j’étais prêt à faire tout ce qu’elle voudrait. Mais la réflexion m’arrêta à temps, et je songeai à tous les inconvéniens, à tous les dangers de la démarche qu’elle voulait tenter. Il était très probable qu’elle serait refusée et sévèrement réprimandée ; et quelle serait alors sa position, après s’être échappée de chez sa tante, pour faire, publiquement avec moi, un voyage de quatre-vingts lieues ? Au lieu donc de m’abandonner aux mouvemens tumultueux de mon cœur, je m’efforçai de redevenir calme, et au bout de quelques secondes de silence, je dis tranquillement à la signora : — Mais votre famille ?

— Il n’y a au monde qu’une seule personne à qui je reconnaisse des droits sur moi, et dont je craindais d’encourir la colère, c’est ma mère ; et, je vous l’ai dit, ma mère est bonne comme un ange, et m’aime par-dessus tout. Son cœur consentira.

— Ô chère enfant ! m’écriai-je alors en lui prenant les mains, que je serrai contre ma poitrine, Dieu sait si ce que vous voulez faire n’est pas le but de tous mes désirs. C’est contre moi-même que je lutte quand je cherche à vous arrêter. Chaque objection que je vous fais est un espoir de bonheur que je m’enlève, et mon cœur souffre cruellement de tous les doutes de ma raison. Mais c’est de vous, mon cher ange bien-aimé, c’est de votre avenir, de votre réputation, de votre bonheur qu’il s’agit pour moi avant toutes choses. J’aimerais mieux renoncer à vous que de vous voir souffrir à cause de moi. Ne vous alarmez donc pas de tous mes scrupules, n’y voyez pas l’indice du calme ou de l’indifférence, mais bien la preuve d’une tendresse sans bornes. Vous me dites que votre mère consentira, parce que vous la savez bonne. Mais vous êtes bien jeune, mon enfant ; malgré votre force d’esprit, vous ne savez pas quelles bizarres alliances se font souvent entre les sentimens les plus opposés. Je crois tout ce que vous me dites de votre mère ; mais savez-vous si son orgueil ne luttera pas contre son amour pour vous. Elle croira peut-être, en empêchant votre union avec un comédien, remplir un devoir sacré.

— Peut-être, me répondit-elle, avez-vous raison à moitié. Ce n’est pas que je craigne l’orgueil de ma mère. Quoiqu’elle ait épousé deux princes, elle est de naissance bourgeoise, et n’a pas assez oublié son origine pour me faire un crime d’aimer un roturier. Mais l’influence du prince Grimani, une certaine faiblesse qui la fait céder presque toujours à l’opinion de ceux qui l’entourent, peut-être, en mettant les choses au pire, le besoin de se faire pardonner dans le monde où elle vit maintenant la médiocrité de sa naissance, l’empêcheraient de consentir facilement à notre mariage. Il n’y a alors qu’une chose à faire : c’est de nous marier d’abord, et de le lui déclarer ensuite. Quand notre union sera consacrée par l’église, ma mère ne pourra pas se tourner contre moi. Elle souffrira peut-être un peu, moins de ma désobéissance, dont sa nouvelle famille la rendra pourtant responsable, que de ce qu’elle prendra pour un manque de confiance ; mais elle s’apaisera bien vite, soyez-en sûr, et, par amour pour moi, vous tendra les bras comme à son fils.

— Merci de vos offres généreuses, chère signora ; mais j’ai mon honneur à garder, aussi bien que le plus fier patricien. Si je vous épousais sans le consentement de vos parens, après vous avoir enlevée, on ne manquerait pas de m’accuser des projets les plus bas et les plus lâches. Et votre mère ! si, après notre mariage, elle vous refusait son pardon, ce serait sur moi qu’elle ferait tomber toute son indignation.

— Ainsi, pour m’épouser, reprit la signora, vous voudriez avoir au moins le consentement de ma mère ?

— Oui, signora.

— Et si vous étiez sûr de l’obtenir, vous n’hésiteriez plus ?

— Hélas ! pourquoi me tenter ? Que puis-je vous répondre, étant certain du contraire ?

— Alors…

Elle s’arrêta tout d’un coup incertaine, et pencha sa tête sur son sein. Quand elle la releva, elle était un peu pâle, et deux larmes brillaient dans ses yeux. J’allais lui en demander la cause ; mais elle ne m’en laissa pas le temps.

— Lila, dit-elle d’un ton impérieux, éloigne-toi.

La suivante obéit à regret, et alla se placer assez loin de nous pour ne pas nous entendre, mais encore assez près pour nous voir. Sa maîtresse attendit qu’elle se fût éloignée pour rompre le silence. Alors elle me prit gravement la main, et commença :

— Je vais vous dire une chose que je n’ai jamais dite à personne, et que je m’étais bien promis de ne jamais dire. Il s’agit de ma mère, objet de toute ma vénération et de tout mon amour. Jugez de ce qu’il m’en coûte pour réveiller un souvenir qui pourrait, devant d’autres yeux que les miens, ternir sa pureté et sa bonne renommée ; mais je sais que vous êtes bon, et que je puis vous parler comme je parlerais à Dieu, sans craindre de vous voir supposer le mal.

Elle se tut un instant pour rassembler ses souvenirs, et reprit :

— Je me rappelle que dans mon enfance j’étais très fière de ma noblesse. C’étaient, je crois, les flatteries obséquieuses des gens de notre maison qui m’avaient inspiré de si bonne heure ce sentiment, et m’avaient portée à mépriser tout ce qui n’était pas noble comme moi. Parmi tous les serviteurs de ma mère, un seul ne ressemblait point aux autres, et avait su garder dans son humble position toute la dignité qui sied à un homme. Aussi me paraissait-il insolent, et peu s’en fallait que je ne le haïsse. Toujours est-il que je le craignais, surtout depuis un jour que je l’avais vu me regarder d’un air très sérieux pendant que je piquais au cœur avec une grande épingle noire mes plus belles poupées.

Une nuit, je fus réveillée dans la chambre de ma mère, où mon berceau se trouvait placé, par la voix d’un homme. Cette voix parlait à ma mère avec une gravité presque sévère, et celle-ci lui répondait d’un ton douloureusement timide et comme suppliant. Étonnée, je crus d’abord que c’était le confesseur de maman ; et comme il semblait la gronder, selon sa coutume, je me mis à écouter de toutes mes oreilles, sans faire aucun bruit ni laisser soupçonner que je ne dormisse plus. On ne se méfiait pas de moi. On parlait librement. Mais quel entretien inoui ! Ma mère disait : Si tu m’aimais, tu m’épouserais, et l’homme refusait de l’épouser ! Puis ma mère pleurait, et l’homme aussi ; et j’entendais… ah ! Lélio, il faut que j’aie bien de l’estime pour vous, puisque je vous raconte cela, j’entendais le bruit de leurs baisers. Il me semblait connaître cette voix d’homme, mais je ne pouvais en croire le témoignage de mes oreilles. J’avais bien envie de regarder, mais je n’osais pas faire un mouvement, parce que je sentais que je faisais une chose honteuse en écoutant, et comme j’avais déjà quelques sentimens élevés, je faisais même des efforts pour ne pas entendre. Mais j’entendais malgré moi. Enfin, l’homme dit à ma mère : Adieu ! je te quitte pour toujours, ne me refuse pas une tresse de tes beaux cheveux blonds. Et ma mère répondit : Coupe-la toi-même.

Le soin que ma mère prenait de mes cheveux m’avait habituée à considérer la chevelure d’une femme comme une chose très précieuse, et lorsque je l’entendis donner une partie de la sienne, je fus prise d’un sentiment de jalousie et de chagrin, comme si elle se fût dépouillée d’un bien qu’elle ne devait sacrifier qu’à moi. Je me mis à pleurer silencieusement ; mais entendant qu’on s’approchait de mon lit, j’essuyai bien vite mes yeux et feignis de dormir. Alors on entrouvrit mes rideaux, et je vis un homme habillé de rouge que je ne reconnus pas d’abord, parce que je ne l’avais pas encore vu sous ce costume : j’eus peur de lui ; mais il me parla, et je le reconnus bien vite ; c’était… Lélio ! vous oublierez cette histoire, n’est-ce pas ?

— Eh bien ! signora ?… m’écriai-je en serrant convulsivement sa main.

— C’était Nello, notre gondolier. Eh bien ! Lélio, qu’avez-vous ? Vous frémissez, votre main tremble… ciel ! vous blâmez beaucoup ma mère !…

— Non, signora, non, répondis-je d’une voix éteinte ; je vous écoute avec attention. La scène se passait à Venise ?

— Vous l’avais-je dit ?

— Je crois que oui, et c’était au palais Aldini, sans doute ?

— Sans doute, puisque je vous dis que c’était dans la chambre de ma mère… Mais pourquoi cette émotion, Lélio ?

— Ô mon Dieu ! ô mon Dieu ! vous vous appelez Alezia Aldini ?

— Eh bien ! à quoi songez-vous ? dit-elle avec un peu d’impatience. On dirait que vous apprenez mon nom pour la première fois.

— Pardon, signora, votre nom de famille… Je vous avais toujours entendu appeler Grimani à Naples.

— Par des gens qui nous connaissaient peu, sans doute. Je suis la dernière des Aldini, une des plus anciennes familles de la république, orgueilleuse et ruinée. Mais ma mère est riche, et le prince Grimani, qui trouve ma naissance et ma fortune dignes de son neveu, me traite tantôt avec sévérité, tantôt me cajole, pour me décider à l’épouser. Dans ses bons jours, il m’appelle sa chère fille ; et quand les étrangers lui demandent si je suis sa fille en effet, il répond, faisant allusion à son projet favori : — Sans doute, puisqu’elle est comtesse Grimani. — Voilà pourquoi à Naples, où j’ai passé un mois, et où l’on ne me connaît guère, et dans ce pays-ci que j’habite depuis six semaines, où je ne vois ni ne connais personne, on me donne toujours un nom qui n’est pas le mien…

— Signora ! repris-je en faisant effort sur moi-même pour rompre le silence pénible où j’étais tombé, daignerez-vous m’expliquer quel rapport peut avoir cette histoire avec notre amour, et comment, à l’aide du secret que vous possédez, vous pourriez arracher à votre mère un consentement qui lui répugnerait ?

— Que dites-vous là, Lélio ? Me supposez-vous capable d’un si odieux calcul ? Si vous voulez m’écouter, au lieu de passer vos mains sur votre front d’un air égaré… Mon ami, mon cher Lélio, quel nouveau chagrin, quel nouveau scrupule est donc entré dans votre ame depuis un instant !

— Chère signora, je vous supplie de continuer.

— Eh bien ! sachez que cette aventure n’est jamais sortie de ma mémoire, qu’elle a causé tous les chagrins et toutes les joies de ma vie. Je compris que je ne devais jamais interroger ma mère sur ce sujet, ni en parler à personne. Vous êtes le premier, Lélio, sans en excepter ma bonne gouvernante Salomé, et ma sœur de lait, à qui je dis tout, qui ait reçu cette confidence. Mon orgueil souffrit de la faute de ma mère, qui semblait rejaillir sur moi. Cependant je continuai d’adorer ma mère. Je l’aimai peut-être d’autant plus que je la sentais plus faible, plus exposée au secret anathème de mes parens du côté paternel. Mais ma haine pour le peuple s’accrut de toute mon affection pour elle.

Je vécus dans ces sentimens jusqu’à l’âge de quatorze ans, et ma mère ne parut pas s’en occuper. Au fond de l’ame, elle souffrait de mon dédain pour les classes inférieures, et un jour elle se décida à m’adresser de timides reproches. Je ne lui répondis rien, ce qui dut l’étonner, car j’avais l’habitude de discuter obstinément avec tout le monde et à propos de tout. Mais je sentais qu’il y avait une montagne entre ma mère et moi, et que nous ne pouvions raisonner avec désintéressement de part ni d’autre. Voyant que j’écoutais ses reproches avec une soumission miraculeuse, elle m’attira sur ses genoux, et, me caressant avec une ineffable tendresse, elle me parla de mon père dans les termes les plus convenables ; mais elle m’apprit beaucoup de choses que je ne savais pas. J’avais toujours gardé pour ce père que j’avais à peine connu une sorte d’enthousiasme assez peu fondé. Quand j’appris qu’il n’avait épousé ma pauvre mère que pour sa fortune, et qu’après l’avoir épousée, il l’avait méprisée pour son obscure naissance et son éducation bourgeoise, il se fit en moi une réaction, et peu s’en fallut que je ne le haïsse autant que je l’avais chéri. Ma mère ajouta bien des choses qui me parurent très étranges et qui me frappèrent beaucoup, sur le malheur de faire un mariage de pure convenance, et je crus comprendre que déjà elle n’était pas beaucoup plus heureuse avec son nouveau mari qu’elle ne l’avait été avec celui dont elle me parlait.

Cet entretien me fit une profonde impression, et je commençai à réfléchir sur cette nécessité de faire du mariage une affaire, et sur l’humiliation d’être recherchée à cause d’un nom ou à cause d’une dot. Je résolus de ne pas me marier, et quelque temps après, causant encore avec ma mère, je lui déclarai ma résolution, pensant qu’elle l’approuverait. Elle en sourit et me dit que le temps n’était pas éloigné où mon cœur aurait besoin d’une autre affection que la sienne. Je lui assurai le contraire ; mais peu à peu je sentis que j’avais parlé témérairement, car un insupportable ennui me gagnait à mesure que nous quittions notre vie douce et retirée de Venise, pour les voyages et pour la société brillante des autres villes. Puis, comme j’étais très grande et très avancée pour mon âge, à peine étais-je sortie de l’enfance qu’on me parlait déjà de choix et d’établissement, et chaque jour j’entendais discuter les avantages et les inconvéniens d’un nouveau parti. Je ne sentais pas encore l’amour s’éveiller en moi, mais je sentais la répugnance et l’effroi qu’inspirent aux femmes bien nées les hommes sans cœur et sans esprit. J’étais difficile. Ayant vécu avec une si bonne mère, ayant été idolâtrée par elle, quel homme ne m’eût-il pas fallu rencontrer pour ne pas regretter amèrement son joug aimable et sa tendre protection ! Ma fierté, déjà si irritable par elle-même, s’irrita chaque jour davantage à l’aspect de ces hommes si vains, si nuls et si guindés, qui osaient prétendre à moi. Je tenais à la naissance, parce que jusque-là je m’étais imaginé que les races illustres étaient supérieures aux autres en courage, en mérite, en politesse, en libéralité. Je n’avais vu la noblesse que du fond de la galerie de portraits du palais Aldini. Là tous mes aïeux m’apparaissaient dans leur gloire, ayant tous leurs grands faits d’armes ou leurs pieuses actions consignées sur des bas-reliefs de chêne. Celui-ci avait racheté trois cents esclaves à des corsaires barbaresques pour leur donner la vraie religion et la liberté ; celui-là avait sacrifié tous ses biens pour le salut de la patrie dans une guerre ; un troisième avait versé pour elle tout son sang au champ d’honneur. Mon admiration pour eux était donc légitime, et je ne sentais pas leur sang couler moins chaud et moins généreux dans mes veines. Mais combien les descendans des autres patriciens me parurent dégénérés ! ils n’avaient plus de leur race qu’une insupportable suffisance et des prétentions révoltantes. Je me demandais où était la noblesse ; je ne la trouvais plus que sur les écussons, aux portes des palais. Je résolus de me faire religieuse, et je priai ma mère avec tant d’instances de me laisser entrer au couvent, qu’elle y consentit. Elle versa beaucoup de larmes en m’y laissant ; le prince Grimani donnait les mains à mon caprice, car depuis qu’il avait déterré, dans je ne sais quel coin de la Lombardie, une espèce de neveu qui pouvait devenir riche à mes dépens et porter avec éclat, grâce à ma dot, l’impérissable nom des Grimani, il ne songeait qu’à me rendre obéissante, et il se flattait que la dévotion allait assouplir mon caractère. Quelle ardente piété, quelle soif du martyre il eût fallu avoir pour accepter Hector ! On me retira du couvent, il y a trois mois ; le fait est que j’y périssais d’ennui, et que la discipline inflexible que j’avais à subir était au-dessus de mes forces. D’ailleurs je fus si heureuse de retourner chez ma mère, et elle de me reprendre ! Cependant six semaines de couvent avaient bien changé mes idées. J’avais compris Jésus, que je n’avais prié jusqu’alors que du bout des lèvres. Dans mes heures de solitude, à l’église, dans l’enthousiasme de la prière, j’avais compris que le fils de Marie était l’ami des pauvres laborieux, et qu’il avait méprisé avec raison les grandeurs de ce monde. Enfin que vous dirai-je ? en même temps que j’ouvrais mon cœur à de nouvelles sympathies, ce que dans mon enfance j’appelais intérieurement la honte de ma mère, se présenta à moi sous d’autres couleurs, et je n’y pensai plus qu’avec attendrissement. Puis, que se passait-il en moi ? je l’ignore ; mais je me disais : « Si je venais à faire comme maman, si je me prenais d’amour pour un homme d’une autre condition que la mienne, tout le monde me jetterait la pierre, excepté elle. Elle me prendrait dans ses bras, et, cachant ma rougeur dans son sein, elle me dirait : — Obéis à ton cœur, afin d’être plus heureuse que je ne l’ai été en brisant le mien. »

— Vous êtes ému, Lélio ! mon Dieu ! c’est une larme qui vient de tomber sur ma main. Vous êtes vaincu, mon ami ! Vous voyez que je ne suis ni folle, ni méchante ; à présent, vous direz oui, et vous viendrez me chercher demain. Jurez-le !

Je voulus parler, mais je ne pus trouver un mot, j’avais le frisson. Je me sentais défaillir. Les yeux fixés sur moi, elle attendait avec anxiété ma réponse. Pour moi, j’étais anéanti. Aux premières paroles de ce récit, j’avais été frappé de son étrange ressemblance avec ma propre histoire ; mais quand elle en vint aux circonstances qu’il m’était impossible de méconnaître, je restai confondu et ébloui, comme si la foudre eût passé devant mes yeux. Mille pensées contraires et toutes sinistres s’emparèrent de ma tête. Je vis s’agiter devant moi, pareilles à des fantômes, les images de l’inceste et du désespoir. Ému du souvenir de ce qui avait été, effrayé de l’idée de ce qui eût pu être, je me voyais à la fois l’amant de la mère et le mari de la fille. Alezia, cette enfant que j’avais vue au berceau, était là, devant moi, me parlant en même temps de son amour et de celui de sa mère.

Un monde de souvenirs se déroulait devant moi, et la petite Alezia s’y présentait comme l’objet d’une tendresse déjà craintive et douloureuse. Je me rappelais son orgueil, sa haine pour moi, et les paroles qu’elle m’avait dites un jour lorsqu’elle avait vu la bague de son père à mon doigt. Qui sait, pensais-je, si ses préjugés sont à jamais abjurés ? Peut-être que, si en cet instant elle apprenait que je suis Nello, son ancien valet, elle rougirait de m’aimer. — Signora, lui dis-je, vous aimiez autrefois, dites-vous, à percer le cœur de vos poupées avec une grande épingle. Pourquoi faisiez-vous cela ? — Que vous importe, me dit-elle, et pourquoi êtes-vous frappé de cette minutie ? — C’est que mon cœur souffre, et que vos épingles me reviennent naturellement à la mémoire. — Je veux bien vous le dire, pour vous montrer que ce n’était pas un mouvement de férocité, répondit-elle. J’entendais dire souvent, quand on parlait d’une lâcheté : « C’est n’avoir pas de sang dans le cœur ; » et je prenais comme réelle cette expression figurée. Ainsi, quand je grondais mes poupées, je leur disais : « Vous êtes des lâches, et je m’en vais voir si vous avez du sang dans le cœur ! »

— Vous méprisez bien les lâches, n’est-ce pas, signora ? lui dis-je, me demandant quelle opinion elle aurait un jour de moi, si je cédais en cet instant à sa passion romanesque. Je retombai dans une pénible rêverie.

— Qu’avez-vous donc ? me dit Alezia.

Sa voix me rappela à moi. Je la regardai avec des yeux humides. Elle pleurait aussi, mais à cause de mon hésitation. Je le compris tout d’abord, et lui serrant paternellement les mains :

— Ô mon enfant, lui dis-je, ne m’accusez pas ! Ne doutez pas de mon pauvre cœur. Je souffre tant ! si vous saviez !

Et je méloignai à grands pas, comme si en m’éloignant d’elle j’eusse pu fuir mon malheur. Rentré chez moi, je devins plus calme. Je repassai dans ma tête toute cette bizarre suite d’évènemens, je m’en expliquai à moi-même tous les détails, et fis disparaître ainsi à mes propres yeux l’espèce de mystère qui m’avait d’abord glacé d’une terreur superstitieuse. Tout cela était étrange, mais naturel, jusqu’à ce nom de baptême, ce nom d’Alezia, que j’avais toujours voulu savoir et que je n’avais jamais osé demander.

Je ne sais si un autre à ma place aurait pu conserver de l’amour pour la jeune Aldini. À bien prendre, je l’aurais pu sans crime, car vous vous rappelez que j’étais resté l’amant chaste et soumis de sa mère. Mais ma conscience se soulevait à la pensée de cet inceste intellectuel. J’aimais la Grimani avec son prénom inconnu, je l’aimais de tout mon cœur et de tous mes sens ; mais Alezia, mais la signorina Aldini, la fille de Bianca, en vérité je ne l’aimais pas ainsi, car il me semblait que j’étais son père. Le souvenir des graces et des qualités charmantes de Bianca était resté frais et pur dans ma vie ; il m’avait suivi partout comme une providence. Il m’avait rendu bon envers les femmes et vaillant envers moi-même. Si j’avais rencontré depuis beaucoup de beautés égoïstes et fausses, du moins cette certitude m’était restée, qu’il en existe de généreuses et de naïves. Bianca ne m’avait fait aucun sacrifice, parce que je ne l’avais pas voulu ; mais si j’eusse accepté son abnégation, si j’eusse cédé à son entraînement, elle m’eût tout immolé, amis, famille, fortune, honneur, religion, et peut-être même sa fille ! Quelle dette sacrée n’avais-je pas contractée envers elle ! Étais-je pleinement acquitté par mes refus, par mon départ ? Non, car elle était femme, c’est-à-dire faible, asservie, en butte à des arrêts implacables et aux insultes plus amères encore de l’ironie. Elle eût affronté tout cela, elle, si craintive, si douce, si enfant à mille égards. Elle eût fait une chose sublime, et moi en acceptant j’eusse fait une lâcheté. Je n’avais donc accompli qu’un devoir envers moi-même, et elle s’était exposée pour moi au martyre. Pauvre Bianca, mon premier, mon seul amour peut-être ! comme elle était restée belle dans mon souvenir ! Mon Dieu, me disais-je, pourquoi ai-je peur qu’elle soit vieillie et flétrie ? ne dois-je pas être indifférent à cela ? l’aimerais-je encore ? non sans doute ; mais, laide ou belle, pourrais-je aujourd’hui la revoir sans danger ? — Et à cette pensée mon cœur battit si fort, que je compris combien il m’était impossible d’être l’époux ou l’amant de sa fille.

Et puis, me prévaloir du passé (ne fût-ce que par une muette adhésion aux volontés d’Alezia), pour obtenir la fille de Bianca, c’eût été une action déshonorante. Faible comme je connaissais Bianca, je savais qu’elle se croirait engagée à nous donner son consentement ; mais je savais aussi que son vieux mari, sa famille et son confesseur surtout, l’accableraient de chagrin. Elle avait pu se remarier et faire un second mariage de convenance ! Elle était donc au fond femme du monde, esclave des préjugés, et son amour pour moi n’était qu’un sublime épisode, dont le souvenir peut-être faisait sa honte et son désespoir, tandis qu’il faisait ma gloire et ma joie. Non, pauvre Bianca ! pensais-je, non, je ne suis pas quitte envers toi. Tu as bien assez souffert, assez tremblé peut-être à l’idée qu’un valet colportait de maison en maison le secret de ta faiblesse. Il est temps que tu dormes en paix, que tu ne rougisses plus des seuls jours heureux de ta jeunesse, et qu’apprenant l’éternel silence, l’éternel dévouement, l’éternel amour de Nello, tu puisses te dire, pauvre femme, qu’au milieu de ta vie enchaînée ou déçue, tu as une fois connu l’amour, et que tu l’as inspiré !

Je marchais avec agitation dans ma chambre ; le jour commençait à poindre. C’est, dans la vie des hommes qui dorment peu, une heure décisive, qui met fin aux incertitudes nourries dans les ténèbres, et qui change les projets en résolution. J’eus un élan de joie enthousiaste et de légitime orgueil, en songeant que Lélio le comédien n’était pas tombé au-dessous de Nello le gondolier. Quelquefois, dans mes idées de démocratie romanesque, je m’étais pris à rougir d’avoir abandonné le toit de joncs marins où j’aurais pu perpétuer une race pauvre, laborieuse et frugale ; je m’étais fait un crime d’avoir dédaigné l’humble profession de mes pères pour rechercher les amères jouissances du luxe, la vaine fumée de la gloire, les faux biens et les puérils travaux de l’art. Mais en accomplissant, sous les oripeaux de l’histrion, les mêmes actes de désintéressement et de fierté que j’avais accomplis sous la bure du batelier, j’ennoblissais deux fois ma vie, et deux fois j’élevais mon ame au-dessus de toutes les fausses grandeurs sociales. Ma conscience, ma dignité, me semblaient être la conscience et la dignité du peuple ; en m’avilissant, j’eusse avili le peuple. Carbonari ! carbonari ! m’écriai-je, je serai digne d’être l’un de vous. Le culte de la délivrance est une foi nouvelle ; le libéralisme est une religion qui doit anoblir ses adeptes et faire, comme autrefois le jeune christianisme, de l’esclave un homme libre, de l’homme libre un saint ou un martyr.

J’écrivis la lettre suivante à la princesse Grimani :


« Madame,

« Un grand danger a menacé la signorina ; pourquoi vous, tendre et courageuse mère, avez-vous consenti à l’éloigner de vous ? N’est-elle pas dans l’âge où tout peut décider de la vie d’une femme, un instant, un regard, un soupir ? N’est-ce pas maintenant que vous devez veiller sur elle à toute heure, la nuit comme le jour, épier ses moindres soucis, compter les battemens de son cœur ? Vous, madame, qui êtes douce et pleine de condescendance pour les petites choses, mais qui, pour les grandes, savez trouver dans le foyer de votre cœur tant d’énergie et de résolution, voici le moment où vous devez montrer le courage de la lionne qui ne se laisse point arracher ses petits. Venez, madame, venez ; reprenez votre fille, et qu’elle ne vous quitte plus. Pourquoi la laissez-vous dans des mains étrangères, livrée à une direction malhabile qui l’irrite et la pousserait à de grands écarts, si elle n’était votre fille, si le germe de vertu et de dignité déposé par vous dans son sein pouvait devenir le jouet du premier vent qui passe ? Ouvrez les yeux ; voyez que l’on contrarie les inclinations de votre enfant dans des choses légitimes et sacrées, et qu’ainsi l’on s’expose à la voir résister aux sages conseils et se faire une habitude d’indépendance que l’on ne pourra plus vaincre. Ne souffrez pas qu’on lui impose un mari qu’elle déteste, et craignez que cette aversion ne la porte à faire un choix précipité, plus funeste encore. Assurez sa liberté. Qu’elle ne soit enchaînée que par la sollicitude de votre amour éclairé, de crainte que se méfiant de votre énergie protectrice, elle ne cherche dans sa fantaisie un dangereux appui. Au nom du ciel, venez !

« Et si vous voulez savoir, madame, de quel droit je vous adresse cet appel, apprenez que j’ai vu votre fille sans savoir son nom, que j’ai failli devenir amoureux d’elle ; que je l’ai suivie, observée, cherchée, et qu’elle n’était pas si bien gardée que je n’eusse pu lui parler et employer (en vain sans doute) tous les artifices par lesquels on séduit une femme ordinaire. Grâces au ciel ! votre fille n’a pas même été exposée à mes téméraires prétentions. J’ai appris à temps qu’elle avait pour mère la personne que je vénère et que je respecte le plus au monde, et dès cet instant les abords de sa demeure sont devenus sacrés pour moi. Si je ne m’éloigne pas à l’instant même, c’est afin d’être prêt à répondre à vos plus sévères interrogations, si, vous méfiant de mon honneur, vous m’ordonnez de paraître devant vous et de vous rendre compte de ma conduite.

« Agréez, madame, les humbles respects de votre esclave dévoué,

« Nello. »


Je cachetai cette lettre, songeant au moyen de la faire parvenir à son adresse avec le plus de célérité possible, sans qu’elle tombât en des mains étrangères. Je n’osais la porter moi-même, dans la crainte qu’Alezia irritée ne fît quelque acte de folie ou de désespoir en apprenant mon départ. D’ailleurs il était bien vrai que je voulais pouvoir m’ouvrir complètement à sa mère au moment où elle recevrait ma confidence tout entière, car je prévoyais bien qu’Alezia ne lui cacherait aucun détail de ce petit roman, dont je n’avais pas le droit de me faire l’historien exact sans son ordre. Je craignais d’ailleurs que l’énergie de cette jeune fille effrayant la faiblesse de sa mère du tableau de sa passion, celle-ci ne vînt à lui donner un consentement que je ne voulais pas ratifier. L’une et l’autre avaient besoin du secours de ma volonté calme et inébranlable, et c’était peut-être lorsqu’elles seraient en présence l’une de l’autre que j’aurais besoin d’une force qui manquerait à toutes deux.

J’en étais là, lorsqu’on frappa à ma porte, et un homme s’approcha dans une attitude respectueuse. Comme il avait eu soin d’ôter sa livrée, je ne le reconnus pas d’abord pour le domestique qui m’avait tant regardé le jour de l’aventure de l’église ; mais comme nous avions maintenant le loisir de nous examiner l’un l’autre, nous jetâmes spontanément un cri de surprise. — C’est bien vous ! me dit-il ; je ne me trompais pas, vous êtes bien Nello ? — Mandola, mon vieil ami ! m’écriai-je, et je lui ouvris mes deux bras. Il hésita un instant, puis il s’y jeta avec effusion en pleurant de joie. — Je vous avais bien reconnu, mais j’ai voulu m’en assurer, et au premier moment dont je puis disposer, me voilà. Comment se fait-il qu’on vous appelle dans ce pays le seigneur Lélio ? à moins que vous ne soyez ce chanteur fameux dont on parlait tant à Naples, et que je n’ai jamais été voir, car, voyez-vous, je m’endors toujours au théâtre, et, quant à la musique, je n’ai jamais pu y rien comprendre… Aussi, la signora ne me force jamais de monter à sa loge avant la fin du spectacle. — La signora ! oh ! parle-moi de la signora ! mon vieux camarade. — Moi, je parlais de la signora Alezia, car pour la signora Bianca, elle ne va plus au théâtre. Elle a pris un confesseur piémontais, et elle est dans la plus haute dévotion depuis son second mariage. Pauvre bonne signora ! je crains bien que ce mari-là ne la dédommage pas de l’autre. Ah ! Nello, Nello, pourquoi n’as-tu pas… — Tais-toi, Mandola ; pas un mot là-dessus. Il est des souvenirs qui ne doivent pas plus revenir sur nos lèvres que les morts ne doivent revenir à la vie. Dis-moi seulement où est ta maîtresse en ce moment, et le moyen de lui faire parvenir une lettre en secret et sur-le-champ. — Est-ce que c’est quelque chose d’important pour vous ? — C’est quelque chose de plus important pour elle. — En ce cas, donnez-la-moi ; je prends la poste à franc étrier, et je vais la lui remettre à Bologne, où elle est maintenant. Ne le saviez-vous pas ? — Nullement. Oh ! tant mieux ! Tu peux être auprès d’elle ce soir ? — Oui, par Bacchus ! Pauvre maîtresse, qu’elle sera renversée de recevoir de vos nouvelles ! car, vois-tu, Nello, voyez-vous, signor… — Appelle-moi Nello quand nous sommes seuls, et Lélio devant le monde, tant que l’affaire de Chioggia ne sera pas assoupie tout-à-fait. — Oh ! je sais. Pauvre Masattone ! Mais cela commence à s’arranger. — Que me disais-tu de la signora Bianca ? C’est là ce qui m’importe. — Je disais qu’elle deviendra bien rouge et bien pâle quand je lui remettrai une lettre en lui disant tout bas : C’est de Nello ! Madame sait bien, Nello ! celui qui chantait si bien… Alors elle me dira d’un ton sérieux, car elle n’est plus gaie comme autrefois, la pauvre signora : « C’est bien, Mandola, allez-vous-en à l’office. » Et puis elle me rappellera pour me dire d’un ton doux, car elle est toujours bonne : « Mon pauvre Mandola, vous devez être bien fatigué ?… Salomé, donnez-lui du meilleur vin ! » — Et Salomé ! m’écriai-je ; est-elle mariée aussi ? — Oh ! celle-là ne se mariera jamais. C’est toujours la même fille, pas plus vieille, pas plus jeune ; ne souriant jamais, ne versant jamais une larme, adorant toujours madame, et lui résistant toujours, chérissant mademoiselle, et la grondant sans cesse ; bonne au fond, mais point aimable… La signora Alezia vous a-t-elle reconnu ? — Nullement. — Je le crois ; j’ai eu bien de la peine moi-même à vous reconnaître. On change tant ! vous étiez si petit, si fluet ! — Mais pas trop, ce me semble ? — Et moi, continua Mandola avec une tristesse comique, j’étais si leste, si dégagé, si alerte, si joyeux ! Ah ! comme on vieillit !

Je me pris à rire en voyant combien l’on s’abuse sur les graces de sa jeunesse quand on avance en âge. Mandola était à peu près le même Hercule lombard que j’avais connu ; il marchait toujours de côté comme une barque qui louvoie, et l’habitude de ramer en équilibre à la poupe de la gondole lui avait fait contracter celle de ne jamais se tenir sur ses deux jambes à la fois. On eût dit qu’il se méfiait toujours de l’aplomb du sol, et qu’il attendait le flot pour varier son attitude. J’eus bien de la peine à abréger notre entretien ; il y prenait grand plaisir, et moi, j’éprouvais un bonheur douloureux à entendre parler de cet intérieur de famille où mon ame s’était ouverte à la poésie, à l’art, à l’amour et à l’honneur. Je ne pouvais me défendre d’une secrète joie pleine d’attendrissement et de reconnaissance en entendant le brave Lombard me raconter les longs regrets de Bianca après mon départ, sa santé long-temps altérée, ses larmes cachées, sa langueur, son dégoût de la vie ; puis elle s’était ranimée. Un nouvel amour avait effleuré son cœur. Un homme fort séduisant, mais assez mal famé, espèce d’aventurier de haut lieu, l’avait recherchée en mariage ; elle avait failli croire en lui. Éclairée à temps, elle avait frémi des dangers auxquels l’isolement exposait son repos et sa dignité ; elle avait frémi surtout pour sa fille, et s’était rejetée dans la dévotion.

— Mais son mariage avec le prince Grimani ? dis-je à Mandola. — Oh ! c’est l’ouvrage du confesseur, répondit-il. — Allons, il y a une fatalité, et l’on n’y échappe pas. Pars, Mandola ; voici de l’argent, voici la lettre. Ne perds pas un instant, et ne retourne pas à la villa Grimani sans m’avoir parlé, car j’ai des recommandations importantes à te faire. — Il partit.

Je me jetai sur mon lit, et je commençais à m’endormir, lorsque j’entendis les pas rapides d’un cheval dans l’allée du jardin sur laquelle donnait ma fenêtre. Je me demandai si ce n’était pas Mandola qui revenait, ayant oublié une partie de ses instructions. Je vainquis donc la fatigue, et me mis à la croisée. Mais au lieu de Mandola, je vis une femme en amazone et la tête couverte d’une épaisse mantille de crêpe noir qui tombait sur ses épaules et voilait toute sa taille, aussi bien que son visage. Elle montait un superbe cheval tout fumant de sueur ; et, sautant à terre avant que son domestique eût trouvé le temps de lui donner la main, elle parla à voix très basse à la vieille Cattina, que la curiosité bien plus que le zèle avait fait accourir à sa rencontre. Je frissonnai en songeant qui ce pouvait, qui ce devait être ; et, maudissant l’imprudence de cette démarche, je me rhabillai à la hâte. Quand je fus prêt, Cattina ne venant point m’avertir, je m’élançai précipitamment dans l’escalier, craignant que la téméraire visiteuse ne restât sous le péristyle exposée à quelque regard indiscret. Mais je rencontrai sur les dernières marches Cattina, qui retournait à son travail, après avoir introduit l’inconnue dans la maison. — Où est cette dame ? lui demandai-je vivement. — Cette dame ! répondit la vieille ; quelle dame, mon béni seigneur Lélio ? — Quelle ruse veux-tu essayer là, vieille folle ? N’ai-je pas vu entrer une dame en noir, et n’a-t-elle pas demandé à me parler ? — Non, sur la foi du baptême, monsieur Lélio. Cette dame a demandé la signora Checchina, et sans vous nommer. Elle m’a mis ce demi-sequin dans la main pour m’engager à cacher sa présence aux autres habitans de la maison. C’est ainsi qu’elle a dit. — Est-ce que tu l’as vue, Cattina, cette dame ? — J’ai vu sa robe et son voile, et une grande mèche de cheveux noirs qui s’était détachée, et qui tombait sur une petite main superbe et deux grands yeux qui brillaient sous la dentelle comme deux lampes derrière un rideau. — Et où l’as-tu fait entrer ? — Dans le petit salon de la signora Checchina, pendant que la signora s’habille pour la recevoir. — C’est bien, Cattina ; sois discrète, puisqu’on te l’a commandé.

Je restai incertain si c’était Alezia qui venait se confier à la Checchina. Je devais l’empêcher sur-le-champ et à tout prix de rester dans cette maison où chaque instant pouvait contribuer à la perte de sa réputation ; mais si ce n’était point elle, de quel droit irais-je interroger une personne qui sans doute avait quelque grave intérêt à se cacher de la sorte ? De ma fenêtre je n’avais pu juger la taille de cette femme voilée qui tout à coup s’était trouvée placée de manière à ce que je ne visse que le sommet de sa tête. J’avais examiné le domestique pendant qu’il emmenait les chevaux à l’écart dans un massif d’arbres que sa maîtresse lui avait désigné d’un geste. Je n’avais jamais vu ce visage, mais ce n’était pas une raison pour qu’il n’appartînt pas à la maison Grimani, dont, certes, je n’avais pas vu tous les serviteurs. Je répugnais à l’interroger et à tenter de le corrompre. Je résolus d’aller trouver la Checchina ; je savais le temps qu’il lui fallait pour faire la plus simple toilette ; elle ne devait pas encore être en présence de la visiteuse, et je pouvais entrer dans sa chambre sans traverser le salon d’attente. Je connaissais le mystérieux passage par lequel l’appartement de Nasi communiquait avec celui de ses maîtresses. Cette villa de Cafaggiolo étant une véritable petite maison dans le goût français du xviiie siècle.

Je trouvai en effet la Checchina à demi vêtue, se frottant les yeux et s’apprêtant avec une nonchalance seigneuriale à cette matinale audience.

— Qu’est-ce à dire ? s’écria-t-elle en me voyant entrer par son alcôve. — Vite, un mot, Checchina, lui dis-je à l’oreille. Renvoie ta femme de chambre. — Dépêche-toi, me dit-elle quand nous fûmes seuls, car il y a là quelqu’un qui m’attend. — Je le sais, et c’est de cela que je viens te parler. Connais-tu cette femme qui te demande un entretien ? — Qu’en sais-je ? elle n’a pas voulu dire son nom à ma femme de chambre, et là-dessus je lui ai fait répondre que je ne recevais pas, surtout à sept heures du matin, les personnes que je ne connais point ; mais elle ne s’est pas rebutée, et elle a supplié Teresa avec tant d’insistance (il est même probable qu’elle lui a donné de l’argent pour la mettre dans ses intérêts), que celle-ci est venue me tourmenter, et j’ai cédé, mais non sans un grand déplaisir de sortir si tôt du lit, car j’ai lu les amours d’Angélique et de Médor fort avant dans la nuit.

— Écoute, Checchina, je crois que cette femme est… celle que tu sais. — Oh ! crois-tu ? en ce cas va la trouver, je comprends pourquoi elle me fait demander, et pourquoi tu entres par le passage secret. Allons, je serai discrète, et charmée surtout de me rendormir tandis que tu seras le plus heureux des hommes.

— Non, ma bonne Francesca, tu te trompes. Si je m’étais ménagé un rendez-vous sous tes auspices, sois sûre que je t’en aurais demandé la permission. D’ailleurs je n’en suis pas à ce point, et mon roman touche à sa fin, qui est la plus froide et la plus morale de toutes les fins. Mais cette jeune personne se perd si tu ne viens à son secours. N’accueille aucun des projets romanesques qu’elle vient sans doute te confier, fais-la partir sur-le-champ, qu’elle retourne chez ses parens à l’instant même. Si par hasard elle demande à me parler en ta présence, dis-lui que je suis absent, et que je ne rentrerai pas de la journée.

— Quoi, Lélio ! tu n’es pas plus passionné que cela, et on fait pour toi des extravagances ! Peste ! Voyez ce que c’est que d’être fat, on réussit toujours ! Mais si tu te trompais, cugino ; si par hasard cette belle aventurière, au lieu d’être ta Dulcinée, était une de ces pauvres filles dont tout pays fourmille, qui veulent entrer au théâtre pour fuir des parens cruels ? Écoute, j’ai une inspiration. Entrons ensemble dans le petit salon ; en faisant avancer le paravent devant la porte, au moment où nous entrerons tu peux te glisser en même temps que moi dans la chambre, te tenir caché, tout entendre et tout voir. Si cette femme est ta maîtresse, il est important que tu saches bien et vite ce dont il s’agit, car ce qu’elle me dira, je te le répéterais mot à mot ; il sera donc plus tôt fait de l’entendre.

J’hésitais, et pourtant j’avais bien envie de suivre ce mauvais conseil.

— Mais si c’est une autre femme, objectai-je, si elle a un secret à te confier ?

— Avons-nous des secrets l’un pour l’autre ? dit Checchina, et as-tu moins d’estime que moi pour toi-même ? Allons, pas de sot scrupule, viens.

Elle appela Teresa, lui dit deux mots à l’oreille, et quand le paravent fut arrangé, elle la renvoya et m’entraîna avec elle dans le salon. Je ne fus pas caché deux minutes sans trouver, au paravent protecteur, une brisure par laquelle je pouvais voir la dame mystérieuse. Elle n’avait pas encore relevé son voile, mais déjà je reconnaissais la taille élégante et les belles mains d’Alezia Aldini.

La pauvre femme tremblait de tous ses membres ; je la plaignais et la blâmais, car le boudoir où nous nous trouvions n’était pas décoré dans un goût très chaste, et les bronzes antiques, les statuettes de marbre qui l’ornaient, quoique d’un choix exquis sous le rapport de l’art, n’étaient rien moins que faits pour attirer les regards d’une jeune fille ou d’une femme timide. Et en pensant que c’était Alezia Aldini qui avait osé pénétrer dans ce temple païen, j’étais malgré moi, par un reste d’amour peut-être, plus blessé que reconnaissant de sa démarche.

La Checchina, tout en se hâtant, n’avait pourtant pas négligé le soin si cher aux femmes d’éblouir par l’éclat de la toilette les personnes de leur sexe. Elle avait jeté sur ses épaules une robe de chambre de cachemire des Indes, objet d’un grand luxe à cette époque ; elle avait roulé ses cheveux dénoués sous un réseau de bandelettes d’or et de pourpre, car l’antique était alors à la mode, et sur ses jambes nues, qui étaient fortes et belles comme celles d’une statue de Diane, elle avait glissé une sorte de brodequin de peau de tigre, qui dissimulait ingénieusement la vulgaire nécessité des pantoufles. Elle avait chargé ses doigts de diamans et de camées, et tenait son éventail étincelant comme un sceptre de théâtre, tandis que l’inconnue, pour se donner une contenance, tourmentait gauchement le sien, qui était simplement de satin noir. Celle-ci était visiblement consternée de la beauté de Checca, beauté un peu virile, mais incontestable. Avec sa robe turque, sa chaussure mède et sa coiffure grecque, elle devait assez ressembler à ces femmes de satrapes qui se couvraient sans discernement des riches dépouilles des nations étrangères.

Elle salua son hôtesse d’un air de protection un peu impertinent ; puis, s’étendant avec nonchalance sur une ottomane, elle prit l’attitude la plus romaine qu’elle pût imaginer. Tout cet étalage fit son effet, la jeune fille resta interdite et n’osa rompre le silence. — Eh bien ! madame ou mademoiselle, dit la Checca en dépliant lentement son éventail, car j’ignore absolument à qui j’ai le plaisir de parler, je suis à vos ordres.

Alors l’inconnue d’une voix claire et un peu âpre, avec un accent anglais très prononcé, répondit en ces termes :

— Pardonnez-moi, madame, d’être venue vous déranger si matin, et recevez mes remerciemens pour la bonté que vous avez de m’accueillir. Je me nomme Barbara Tempest et suis fille d’un lord établi depuis peu à Florence. Mes parens me font apprendre la musique, et j’ai déjà quelque talent ; mais j’avais une très excellente institutrice qui est partie pour Milan, et mes parens veulent me donner pour maître de chant cet insipide Tosani, qui me dégoûtera à jamais de l’art avec sa vieille méthode et ses cadences ridicules ; j’ai ouï dire que le signor Lélio (que j’ai entendu chanter plusieurs fois à Naples) allait venir dans ce pays, et qu’il avait loué, pour la saison, cette maison dont je connais le propriétaire. J’ai un désir irrésistible de recevoir des leçons de ce chanteur célèbre, et j’en ai fait la demande à mes parens, qui me l’ont accordée ; mais ils en ont parlé à plusieurs personnes, et il leur a été dit que le signor Lélio était d’un caractère très fier et un peu bizarre ; qu’en outre, il était affilié à ce qu’on appelle, je crois, la charbonnerie, c’est-à-dire qu’il a fait serment d’exterminer tous les riches et tous les nobles, et qu’en attendant il les déteste. Il ne laisse échapper, a-t-on dit à mon père, aucune occasion de leur témoigner son aversion, et quand par hasard il consent à leur rendre quelque service, à chanter dans leurs soirées, ou à donner des leçons dans leurs familles, c’est après s’être fait prier dans les termes les plus humbles. Si on lui prouve, par des instances très grandes, combien on estime son talent et sa personne, il cède et redevient fort aimable ; mais si on le traite comme un artiste ordinaire, il refuse sèchement et n’épargne pas les moqueries. Voilà, madame, ce qu’on a dit à mes parens, et voilà ce qu’ils redoutent, car ils tirent un peu vanité de leur nom et de leur position dans le monde. Quant à moi, je n’ai aucun préjugé, et j’ai une admiration si vive pour le talent, que rien ne me coûterait pour obtenir de M. Lélio la faveur d’être son élève.

Je me suis dit bien souvent que si j’étais à même de lui parler, certainement il ferait droit à ma requête. Mais, outre que je n’aurai peut-être pas l’occasion de le rencontrer, il ne serait pas convenable qu’une jeune personne s’adressât ainsi à un jeune homme. Je pensais à cela précisément ce matin en me promenant à cheval ; vous savez, madame, que dans mon pays les demoiselles sortent seules, et vont à la promenade accompagnées de leur domestique. Je sors donc de grand matin, afin d’éviter la chaleur du jour, qui nous paraît bien terrible, à nous autres gens du Nord. Comme je passais devant cette jolie maison, j’ai demandé à un paysan à qui elle appartenait. Quand j’ai su qu’elle était à M. le comte Nasi, qui est l’ami de ma famille, sachant précisément qu’il l’avait louée à M. Lélio, j’ai demandé si ce dernier était arrivé. — Pas encore, m’a-t-on répondu ; mais sa femme est venue d’avance pour préparer son établissement de campagne ; c’est une dame très belle et très bonne. Alors, madame, il m’est venu en tête l’idée d’entrer chez vous et de vous intéresser à mon désir, afin que vous m’accordiez votre protection toute puissante auprès de votre mari, et qu’il veuille bien accéder à la demande de mes parens, lorsqu’ils la lui adresseront. Puis-je vous demander aussi, madame, de vouloir bien garder mon petit secret, et de prier M. Lélio de le garder également ; car ma famille blâmerait beaucoup cette démarche, qui n’a pourtant rien que de très innocent, comme vous le voyez.

Elle avait débité ce discours avec une volubilité si britannique, en saccadant ses mots, en traînant sur les syllabes brèves, et en étranglant les longues ; elle faisait de si plaisans anglicismes, que je ne songeai plus à voir Alezia dans cette jeune lady à la fois prude et téméraire. La Checchina, de son côté, ne songea plus qu’à se divertir de son étrangeté. Moi, qui n’étais guère en train de prendre plaisir à ce jeu, je me serais volontiers retiré, mais le moindre bruit eût trahi ma présence et jeté l’épouvante dans le cœur ingénu de miss Barbara.

— En vérité, miss, répondit la Checchina en cachant une forte envie de rire derrière un flacon d’essence de rose, votre demande est fort embarrassante, et je ne sais comment y répondre. Je vous avouerai que je n’ai pas sur M. Lélio l’empire que vous voulez bien m’attribuer…

— Ne seriez-vous pas sa femme ? dit la jeune Anglaise avec candeur.

— Oh ! miss, s’écria la Checchina en prenant un air de prude du plus mauvais ton, une jeune personne avoir de telles idées ! Fi donc ! Est-ce qu’en Angleterre l’usage permet aux demoiselles de faire de pareilles suppositions ?

La pauvre Barbara fut tout-à-fait troublée.

— Je ne sais pas si ma question était offensante, dit-elle d’un ton ému, mais plein de résolution. Il est certain que ce n’était pas mon intention. Vous pourriez n’être pas la femme de M. Lélio, et vivre avec lui sans crime. Vous pourriez être sa sœur… Voilà tout ce que j’ai voulu dire, madame.

— Et ne pourrais je pas aussi bien, dit Checca, n’être ni sa femme, ni sa sœur, ni sa maîtresse, mais demeurer ici chez moi ? Ne puis-je pas aussi bien être la comtesse Nasi ?

— Oh ! madame, répliqua ingénuement Barbara, je sais bien que M. Nasi n’est pas marié.

— Il peut l’être en secret, miss.

— Ce serait donc bien récemment, car il m’a demandée en mariage il n’y a pas plus de quinze jours.

— Ah ! c’est vous, mademoiselle ? — s’écria la Checchina avec un geste tragique qui fit tomber son éventail, il y eut un moment de silence. Puis la jeune miss, voulant absolument le rompre, sembla faire un grand effort sur elle-même, quitta sa chaise, et ramassa l’éventail de la prima donna. Elle le lui présenta avec une grace charmante, et lui dit d’un ton caressant que rendait plus naïf encore son accent étranger :

— Vous aurez la bonté, n’est-ce pas, madame, de parler de moi à monsieur votre frère ?

— Vous voulez dire mon mari ? répondit Checchina en recevant son éventail d’un air moqueur et en toisant la jeune Anglaise avec une curiosité malveillante. L’Anglaise retomba sur sa chaise, comme si elle eût été frappée à mort ; et la Checchina, qui détestait les femmes du monde et prenait une joie féroce à les écraser quand elle se trouvait en rivalité avec elles, ajouta, en se pavanant d’un air distrait dans la glace placée au-dessus de l’ottomane : Écoutez, chère miss Barbara. Je vous veux du bien, car vous me paraissez charmante ; mais il faut que vous me disiez toute la vérité : je crains que ce ne soit pas l’amour de l’art qui vous amène ici, mais bien une sorte d’inclination pour Lélio. Il a inspiré sans le vouloir beaucoup de passions romanesques dans sa vie, et je connais plus de dix pensionnaires qui en sont folles.

— Rassurez-vous, madame, répondit l’Anglaise avec un accent italien qui me fit tressaillir, je ne saurais avoir la moindre inclination pour un homme marié ; et quand je suis entrée dans cette maison, je savais que vous étiez la femme de M. Lélio.

La Checchina fut un peu déconcertée du ton ferme et dédaigneux de cette réponse ; mais résolue de la pousser à bout, et redoublant d’impertinence, elle se remit bientôt et lui dit avec un sourire étudié :

— Chère Barbara, vous me rassurez, et je vous crois l’ame trop noble pour vouloir m’enlever le cœur de Lélio ; mais je ne puis vous cacher que j’ai une misérable faiblesse. Je suis d’une jalousie effrénée, tout me fait ombrage. Vous êtes peut-être plus belle que moi, et je le crains si j’en juge par le joli pied que j’aperçois et par les grands yeux que je devine ; vous serez indifférente pour Lélio, puisqu’il m’appartient ; vous êtes fière et généreuse, mais Lélio peut devenir amoureux de vous : vous ne seriez pas la première qui lui aurait tourné la tête. C’est un volage, il s’enflamme pour toutes les belles femmes qu’il rencontre. Chère signora Barbara, ayez donc la complaisance de relever votre voile, afin que je voie ce que j’ai à craindre, et, pour parler à la française, si je puis exposer Lélio au feu de vos batteries.

L’Anglaise fit un geste de dégoût, puis sembla hésiter, et, se levant enfin de toute sa hauteur, elle répondit, en commençant à détacher son voile : — Regardez-moi, madame, et rappelez-vous bien mes traits, afin d’en faire la description au seigneur Lélio ; et si en vous écoutant, il paraît ému, gardez-vous de l’envoyer vers moi, car s’il venait à vous être infidèle, je déclare que ce serait un malheur pour lui, et qu’il n’obtiendrait que mon mépris.

En parlant ainsi, elle avait découvert sa figure. Elle me tournait le dos, et j’essayais vainement de surprendre ses traits dans la glace. Mais avais-je besoin du témoignage de mes yeux, et celui de mes oreilles ne suffisait-il pas ? Elle avait oublié tout-à-fait son accent anglais et parlait le plus pur italien, avec cette voix sonore et vibrante qui m’avait si souvent ému jusqu’au fond de l’ame.

— Pardon, miss, dit la Checchina sans se déconcerter, vous êtes si belle, que toutes mes craintes se réveillent ; je ne puis croire que Lélio ne vous ait pas déjà vue, et qu’il ne soit pas d’accord avec vous pour me tromper.

— S’il vous demande mon nom, dit Alezia en arrachant avec violence une des grandes épingles d’acier bruni qui retenaient sur sa tête le pli de son voile, remettez-lui ceci de ma part, et dites-lui que mon blason porte une épingle avec cette devise : « Au cœur qui n’a pas de sang ! »

En ce moment, ne pouvant rester sous le coup d’un tel mépris, je sortis brusquement de ma cachette et m’élançai vers Alezia avec assurance. — Non, signora, lui dis-je, ne croyez pas aux plaisanteries de mon amie Francesca. Tout ceci est une comédie qu’il lui a plu de jouer, vous prenant pour ce que vous vouliez paraître, et ne sachant pas l’importance de ses mensonges ; c’est une comédie que j’ai laissé jouer, vous reconnaissant à peine, tant vous avez imité avec talent l’accent et les manières d’une Anglaise.

Alezia ne parut ni surprise, ni émue de mon apparition. Elle avait le calme et la dignité que les femmes de condition possèdent entre toutes les autres, lorsqu’elles sont dans leur droit. À voir son impassibilité, éclairée peu à peu d’un charmant sourire d’ironie, on eût pu croire que son ame n’avait jamais connu la passion, et qu’elle était incapable de la connaître.

— Vous trouvez que j’ai bien joué mon rôle, monsieur ? répliqua-t-elle ; cela vous prouve que j’avais peut-être quelque disposition pour cette profession que vous ennoblissez par vos talens et vos vertus. Je vous remercie profondément de m’avoir ménagé l’occasion de vous donner la comédie, et je rends grâces à madame, qui a bien voulu me donner la réplique. Mais je suis déjà dégoûtée de cet art sublime. Il faut y porter une expérience qui me coûterait trop à acquérir, et une force d’esprit dont vous seul au monde êtes capable.

— Non, signora, vous êtes dans l’erreur, repris-je avec fermeté. Je n’ai point l’expérience du mal, et je n’ai de force que pour repousser des soupçons déshonorans. Je ne suis ni l’époux, ni l’amant de Francesca. Elle est mon amie, ma sœur d’adoption, la confidente discrète et dévouée de tous mes sentimens ; et pourtant elle ignore qui vous êtes, bien qu’elle vous soit aussi dévouée qu’à moi-même.

— Je déclare, signora, dit Francesca en s’asseyant d’une manière plus convenable, que je comprends fort peu ce qui se passe ici, et comment Lélio vous a laissé concevoir de pareils soupçons, lorsqu’il lui était si facile de les détruire. Ce qu’il vous dit en ce moment est la vérité, et vous n’imaginez pas, j’espère, que je voulusse me prêter à vous tromper, si j’étais autre chose pour lui qu’une amie bien calme et bien désintéressée.

Alezia commença à trembler de tous ses membres, comme saisie de fièvre, et elle se rassit pâle et recueillie. Elle doutait encore.

— Tu as été méchante, ma cousine, dis-je tout bas à la Checchina. Tu as pris plaisir à faire souffrir un cœur pur pour venger ton sot amour-propre. Ne devrais-tu pas remercier ta rivale, puisqu’elle a refusé Nasi ?

La bonne Checca s’approcha d’elle, lui prit les mains familièrement, et s’accroupit sur un coussin à ses pieds. — Mon bel ange, lui dit-elle, ne doutez pas de nous ; vous ne connaissez pas la douce et honnête liberté des bohémiens. Dans votre monde, on nous calomnie, et on nous fait un crime de nos meilleures actions. Puisque vous avez permis à Lélio de vous aimer, c’est que vous ne partagez pas ces préventions injustes. Croyez donc bien qu’à moins d’être la plus vile des créatures, je ne puis m’entendre avec Lélio pour vous tromper. Je comprends à peine quel plaisir ou quel profit j’en pourrais tirer. Ainsi, calmez-vous, ma jolie signora. Pardonnez-moi de vous avoir arraché votre secret par mes folles plaisanteries. Vous devez avouer que, si la signora marchesina se fût jouée des comédiens, ce n’eût pas été dans l’ordre. Mais, au reste, tout ceci est fort heureux, et vous avez eu là une idée bonne et courageuse. Vous auriez conservé des soupçons et souffert long-temps, tandis que vous voilà rassurée, n’est-il pas vrai, marchesina mia ? et vous croyez bien que j’ai un trop grand cœur pour vous trahir en aucune façon ? Allons, mon cher ange, il faut retourner auprès de vos parens, et Lélio ira vous voir aussitôt que vous le voudrez. Soyez tranquille, je vous l’enverrai, moi, et j’empêcherai bien qu’il ne vous donne d’autres sujets de chagrin. Ah ! poverina mia, les hommes sont au monde pour désoler les femmes, et le meilleur d’entre eux ne vaut pas la dernière d’entre nous. Vous êtes une pauvre enfant qui ne connaît pas encore la souffrance. Cela ne viendra que trop tôt, si vous livrez votre pauvre cœur au tourment d’amour, oimè !

Francesca ajouta bien d’autres choses toutes pleines de bonté et de sens. En même temps qu’Alezia était un peu blessée de cette familiarité naïve, elle était touchée de tant de bienveillance et vaincue par tant de franchise. Elle ne répondait pas encore aux caresses de Checca ; mais de grosses larmes roulaient lentement sur ses joues livides. Enfin son cœur se brisa, et elle se jeta en sanglotant sur le sein de sa nouvelle amie.

Je m’étais mis à genoux devant elle auprès de Checca, car son agitation continue m’avait effrayé. Elle me tendit sa main, que je baisai respectueusement, et que je gardai ensuite serrée dans les miennes d’une façon toute paternelle.

— Ô Lélio ! me dit-elle, me pardonnerez-vous l’outrage d’un pareil soupçon ? N’accusez que l’état maladif où je suis, depuis quelques jours, de corps et d’esprit. C’est Lila qui, croyant me guérir et voulant m’empêcher de faire ce qu’elle appelle un coup de tête, m’a confié cette nuit que vous viviez ici avec une très belle personne qui n’était pas votre sœur, ainsi qu’elle l’avait cru d’abord, mais votre femme ou votre maîtresse. Vous pensez bien que je n’ai pu fermer l’œil ; j’ai roulé dans ma tête les projets les plus tragiques et les plus extravagans. Enfin, je me suis arrêtée à l’idée que Lila avait pu se tromper, et j’ai voulu savoir la vérité par moi-même. Au point du jour, tandis que, vaincue par la fatigue, cette pauvre fille dormait dans ma chambre sur le tapis, je suis sortie sur la pointe du pied ; j’ai appelé le plus soumis et le plus stupide des domestiques de ma tante, je lui ai fait seller le cheval de mon cousin Hector, qui est très fougueux, et qui a failli dix fois me renverser. Mais que m’importait la vie ? Je me disais : « Hélas ! n’est pas tué qui veut ! » et j’ai pris la route de Cafaggiolo, sans savoir ce que j’allais y faire. Chemin faisant, j’ai trouvé le conte que je me suis permis de faire à madame. Oh ! qu’elle me le pardonne ! Je voulais savoir si elle vous aimait, Lélio ; si elle était aimée de vous, si elle avait des droits sur vous, si vous me trompiez. Pardonnez-moi tous deux ; vous êtes si bons : vous me pardonnerez, et vous m’aimerez aussi, n’est-ce pas, madame ?

— Chère madonetta ! je t’aime déjà de toute mon ame, répondit la Checchina en lui passant ses grands bras nus autour du cou et en l’embrassant à l’étouffer.

Je désirais terminer cette scène et renvoyer Alezia chez sa tante. Je la suppliai de ne pas s’exposer davantage, et je me levai pour faire avancer son cheval ; mais elle me retint en me disant avec force : — À quoi songez-vous, Lélio ? Renvoyez chevaux et domestique chez ma tante ; demandez la poste, et partons sur-le-champ. Votre amie sera assez bonne pour nous accompagner. Nous irons trouver ma mère, et je me jetterai à ses pieds en lui disant : « Je suis compromise, je suis perdue aux yeux du monde, je me suis enfuie de chez ma tante en plein jour, avec éclat. Il est trop tard pour réparer le tort que je me suis fait volontairement et délibérément. J’aime Lélio, et il m’aime ; je lui ai donné ma vie. Il ne me reste sur la terre que lui et vous. Voulez-vous me maudire ! »

Cette résolution me jetait dans une affreuse perplexité. Je la combattis en vain. Alezia s’irrita de mes scrupules, m’accusa de ne pas l’aimer, et invoqua le jugement de Francesca. Celle-ci voulait monter en voiture avec Alezia, et la conduire à sa mère sans moi. Moi, je voulais décider la signora à retourner chez elle, à écrire de là à sa mère, et à attendre sa réponse pour prendre un parti. Je m’engageais à ne plus avoir aucun scrupule de conscience, si la mère consentait ; mais je ne voulais pas compromettre la fille : c’était une action odieuse que je suppliais Alezia de m’épargner. Elle me répondait que, si elle écrivait, sa mère montrerait la lettre au prince Grimani, et que celui-ci la ferait enfermer dans un couvent.

Au milieu de ce débat, Lila, que Cattina s’efforçait en vain d’arrêter dans l’escalier, se précipita impétueusement au milieu de nous, rouge, essoufflée, près de s’évanouir. Quelques instans se passèrent avant qu’elle pût parler. Enfin elle nous dit, en mots entrecoupés, qu’elle avait devancé à la course le seigneur Hector Grimani, dont le cheval était heureusement boiteux, et ne pouvait passer par les prairies fermées de haies vives, mais qu’il était derrière elle, qu’il s’était informé tout le long du chemin de la route qu’Alezia avait suivie, et qu’il allait arriver dans un instant. Toute la maison Grimani savait, grace à lui, la fuite de la signora. En vain la tante avait voulu faire des recherches avec prudence et imposer silence aux déclamations extravagantes d’Hector. Il faisait si grand bruit, que tout le pays serait informé dans la journée de sa position ridicule et de la démarche hasardée de la signora, si elle n’y mettait ordre elle-même en allant à sa rencontre, en lui fermant la bouche, et en retournant avec lui à la villa Grimani. Je fus de l’avis de Lila. Alezia pliait son cousin à toutes ses volontés ; rien n’était encore désespéré, si elle voulait sauter sur son cheval et retourner chez sa tante ; elle pouvait prendre un autre chemin que celui par lequel venait Hector, tandis qu’on enverrait au-devant de lui des gens pour le dépister et l’empêcher d’arriver jusqu’à Cafaggiolo. Tout fut inutile, Alezia resta inébranlable. — Qu’il vienne, disait-elle, laissez-le entrer dans la maison, et nous le jetterons par la fenêtre s’il ose pénétrer jusqu’ici. La Checchina riait comme une folle de cette idée, et sur la description railleuse qu’Alezia faisait de son cousin, elle promettait, à elle seule, d’en débarrasser la compagnie. Toutes ces bravades et cette gaieté insensée, dans un moment décisif, me causaient un chagrin extrême.

Tout à coup une chaise de poste parut au bout de la longue avenue de figuiers qui conduisait de la grande route à la villa Nasi. — C’est Nasi ! s’écria Checchina. — Si c’était Bianca ! pensai-je. — Oh ! s’écria Lila, voici madame votre tante elle-même qui vient vous chercher.

— Je résisterai à ma tante aussi bien qu’à mon cousin, répondit Alezia, car ils agissent indignement à mon égard. Ils veulent publier ma honte, m’abreuver de chagrins et d’humiliations, afin de me subjuguer. Lélio, cachez-moi, ou protégez-moi. — Ne craignez rien, lui dis-je ; si c’est ainsi qu’on veut agir envers vous, nul n’entrera ici. Je vais recevoir madame votre tante au seuil de la maison, et puisqu’il est trop tard pour vous en faire sortir, je jure que personne n’y pénétrera.

Je descendis précipitamment ; je trouvai Cattina qui écoutait aux portes. Je la menaçai de la tuer, si elle disait un mot ; puis, songeant qu’aucune crainte n’était assez forte pour l’empêcher de céder au pouvoir de l’argent, je me ravisai, et retournant sur mes pas, je la pris par le bras, la poussai dans une sorte d’office qui n’avait qu’une lucarne où elle ne pouvait atteindre ; je fermai la porte sur elle à double tour malgré sa colère, je mis la clé dans ma poche, et je courus au-devant de la chaise de poste.

Mais de toutes nos appréhensions, la plus embarrassante se réalisa. Nasi sortit de la voiture et se jeta à mon cou. Comment l’empêcher d’entrer chez lui, comment lui cacher ce qui se passait ? Il était facile de l’empêcher de violer l’incognito d’Alezia, en lui disant qu’une femme était venue pour moi dans sa maison, et que je le priais de ne point chercher à la voir. Mais la journée ne se passerait pas sans que la fuite d’Alezia et le désordre de la maison Grimani ne vinssent à ses oreilles. Une semaine suffirait pour l’apprendre à toute la province. Je ne savais vraiment que faire. Nasi, ne comprenant rien à mon air troublé, commençait à s’inquiéter et à craindre que la Checchina n’eût fait, par colère ou désespoir, quelque coup de tête. Il montait l’escalier avec précipitation ; déjà il tenait le bouton de la porte de l’appartement de Checca, lorsque je l’arrêtai par le bras, en lui disant d’un air très sérieux que je le priais de ne pas entrer.

— Qu’est-ce à dire, Lélio ? me dit-il d’une voix tremblante et en pâlissant ; Francesca est ici et ne vient point à ma rencontre, vous me recevez d’un air glacé, et vous voulez m’empêcher d’entrer chez ma maîtresse ? C’est pourtant vous qui m’avez écrit de revenir près d’elle, et vous sembliez vouloir nous réconcilier ; que se passe-t-il donc entre vous ?

J’allais répondre, lorsque la porte s’ouvrit, et Alezia parut, couverte de son voile. En voyant Nasi, elle tressaillit et s’arrêta.

— Je comprends maintenant, je comprends, dit Nasi en souriant ; mille pardons, mon cher Lélio ! dis-moi dans quelle pièce je dois me retirer. — Ici, monsieur ! dit Alezia d’une voix ferme en lui prenant le bras, et en l’entraînant dans le boudoir d’où elle venait de sortir et où se trouvaient toujours Francesca et Lila. Je la suivis. Checchina, en voyant paraître le comte, prit son air le plus farouche, précisément celui qu’elle avait dans le rôle d’Arsace, lorsqu’elle faisait la partie de soprano dans la Sémiramis de Bianchi. Lila se mit devant la porte pour empêcher de nouvelles visites, et Alezia, écartant son voile, dit au comte stupéfait :

— Monsieur le comte, vous m’avez demandée en mariage, il y a quinze jours. Le peu de temps pendant lequel j’ai eu le plaisir de vous voir à Naples a suffi pour me donner de vous une plus haute idée que de tous mes autres prétendans. Ma mère m’a écrit pour me conjurer, pour m’ordonner presque d’agréer vos recherches. Le prince Grimani ajoutait en postcriptum que, si définitivement j’avais de l’éloignement pour mon cousin Hector, il me permettait de revenir auprès de ma mère à condition que je vous accepterais sur-le-champ pour mari. D’après ma réponse, on devait ou venir me chercher pour me conduire à Venise et vous y donner rendez-vous, ou me laisser indéfiniment chez ma tante avec mon cousin. Eh bien ! malgré l’aversion que mon cousin m’inspire, malgré les tracasseries dont ma tante m’abreuve, malgré l’ardent désir que j’éprouve de revoir ma bonne mère et ma chère Venise ; enfin, malgré la grande estime que j’ai pour vous, monsieur le comte, j’ai refusé. Vous avez dû croire que j’accordais la préférence à mon cousin… Tenez ! dit-elle en s’interrompant et en portant avec calme ses regards vers la croisée, le voilà qui entre à cheval jusque dans votre jardin. Arrêtez, monsieur Lélio, ajouta-t-elle en me saisissant le bras, comme je m’élançais pour sortir ; vous m’accorderez bien qu’en cet instant il n’y a ici d’autre volonté à écouter que la mienne. Placez-vous avec Lila devant cette porte jusqu’à ce que j’aie fini de parler.

Je dérangeai Lila, et je tins la porte à sa place. Alezia continua :

— J’ai refusé, monsieur le comte, parce que je ne pouvais loyalement accepter vos honorables propositions. J’ai répondu à l’aimable lettre que vous aviez jointe à celle de ma mère.

— Oui, signora, dit le comte, vous m’avez répondu avec une bonté dont j’ai été fort touché, mais avec une franchise qui ne me laissait aucun espoir ; et si je reviens dans le pays que vous habitez, ce n’est point avec l’intention de vous importuner de nouveau, mais avec celle d’être votre serviteur soumis et votre ami dévoué, si vous daignez jamais faire appel à mes respectueux sentimens.

— Je le sais, et je compte sur vous, répondit Alezia en lui tendant sa main d’un air noblement affectueux. Le moment est venu, plus vite que vous ne l’auriez imaginé, de mettre ces généreux sentimens à l’épreuve. Si j’ai refusé votre main, c’est que j’aime Lélio ; si je suis ici, c’est que je suis résolue à n’épouser jamais que lui.

Le comte fut si bouleversé de cette confidence, qu’il resta quelques instans sans pouvoir répondre. À Dieu ne plaise que je blasphème l’amitié du brave Nasi ; mais en ce moment, je vis bien que chez les nobles il n’est pas d’amitié personnelle, de dévouement ni d’estime qui puissent extirper entièrement les préjugés. J’avais les yeux attachés sur lui avec une grande attention, je lus clairement sur son visage cette pensée : « j’ai pu, moi comte Nasi, aimer et demander en mariage une femme qui est amoureuse d’un comédien et qui veut l’épouser ! »

Mais ce fut l’affaire d’un instant. Le bon Nasi reprit sur-le-champ ses manières chevaleresques. — Quoi que vous ayez résolu, signora, dit-il, quoi que vous ayez à m’ordonner en vertu de vos résolutions, je suis prêt.

— Eh bien ! monsieur le comte, reprit Alezia, je suis chez vous, et voici mon cousin qui vient, sinon me réclamer, du moins constater ici ma présence. Froissé par mes refus, il ne manquera pas de me décrier, parce qu’il est sans esprit, sans cœur et sans éducation. Ma tante feindra de blâmer l’emportement de son fils, et racontera ce qu’il lui plaira d’appeler ma honte, à toutes les dévotes de sa connaissance qui le rediront à toute l’Italie. Je ne veux point par de vaines précautions, ni par de lâches dénégations, essayer d’arrêter le scandale. J’ai appelé l’orage sur ma tête, qu’il éclate à la face du monde ! Je n’en souffrirai pas si, comme je l’espère, le cœur de ma mère me reste, et si, avec un époux content de mes sacrifices, je trouve encore un ami assez courageux pour avouer hautement la protection fraternelle qu’il m’accorde. À ce titre, voulez-vous empêcher qu’il n’y ait des explications inconvenantes, impossibles, entre Lélio et mon cousin ? Voulez-vous aller recevoir Hector, et lui déclarer de ma part que je ne sortirai de cette maison que pour aller trouver ma mère, et appuyée sur votre bras ?

Le comte regarda Alezia d’un air sérieux et triste, qui semblait dire : « Vous êtes la seule ici qui compreniez à quel point mon rôle, dans le monde, va paraître étrange, coupable et ridicule, » mit gracieusement un genou en terre, et baisa la main d’Alezia qu’il tenait toujours dans la sienne, en lui disant : — Madame, je suis votre chevalier à la vie et à la mort. — Puis il vint à moi et m’embrassa cordialement sans me rien dire. Il oublia de parler à la Checchina, qui du reste, appuyée sur le rebord de la fenêtre, les bras croisés sur sa poitrine, contemplait cette scène avec une attention philosophique.

Nasi se préparait à sortir. Moi, je ne pouvais souffrir l’idée qu’il allait s’établir, à ses risques et périls, le champion de la femme que j’étais censé compromettre. Je voulais du moins le suivre et prendre sur moi la moitié de la responsabilité. Il me donna, pour m’en empêcher, des raisons excellentes tirées du code du grand monde. Je n’y comprenais rien, et me sentais dominé en cet instant par la colère que me causaient l’insolence d’Hector et ses indignes intentions. Alezia essaya de me calmer en me disant : — Vous n’avez encore de droits que ceux qu’il me plaira de vous accorder. — J’obtins du moins d’accompagner Nasi, et de faire acte de présence devant Hector Grimani, à la condition de ne pas dire un mot sans la permission de Nasi. Nous trouvâmes le cousin qui descendait de cheval, tout haletant et couvert de sueur. Il donna un grand coup de fouet, en jurant d’une manière ignoble, au pauvre animal, parce que s’étant déferré et blessé en chemin, il n’était pas venu assez vite au gré de son impatience. Il me sembla voir dans ce début et dans toute la contenance d’Hector qu’il ne savait comment se tirer de la position où il s’était jeté à l’étourdie. Il fallait se montrer héroïque à force d’amour et de folle jalousie, ou absurde à force de lâche insolence. Ce qui mettait le comble à son embarras, c’est qu’il avait recruté en chemin deux jeunes gens de ses amis qui se rendaient à la chasse et avaient voulu l’accompagner dans son expédition, moins sans doute pour l’assister que pour se divertir à ses dépens.

Nous nous avançâmes jusqu’à lui, sans le saluer, et Nasi le regarda de près au milieu du visage, d’un air glacé, sans lui dire un mot. Il parut ne pas me voir ou ne pas me reconnaître. — Ah ! c’est vous, Nasi ! s’écria-t-il incertain s’il le saluerait ou s’il lui tendrait la main, car il voyait bien que Nasi n’était disposé à lui rendre aucune espèce de révérence. — Vous n’avez pas sujet de vous étonner, je pense, de me trouver chez-moi, répondit Nasi. — Pardonnez-moi, pardonnez-moi, reprit Hector en feignant d’être accroché par son éperon à un magnifique rosier qui se trouvait là, et qu’il écrasait de tout son poids. Je ne m’attendais pas du tout à vous trouver ici ; je vous croyais à Naples. — Que vous l’ayez cru ou non, peu importe. Vous voici, et me voici. De quoi s’agit-il ? — Pardieu, mon cher, il s’agit de m’aider à retrouver ma cousine Alezia Aldini, qui se permet de courir seule à cheval sans la permission de ma mère, et qui, m’a-t-on dit, est par ici ?

— Qu’entendez-vous par ce mot : par ici ? Si vous pensez que la personne dont vous parlez soit dans les environs, suivez la rue, cherchez. — Mais que diable, mon cher, elle est ici, dit Hector forcé par le ton de Nasi et par la présence de ses témoins de se prononcer un peu plus nettement. Elle est dans votre maison ou dans votre jardin, car on l’a vue entrer dans votre avenue, et, sang de Dieu ! voilà son cheval là-bas ! c’est-à-dire mon cheval, car il lui a plu de le prendre pour courir les champs, et de me laisser sa haquenée. — Et il essayait par un gros rire forcé d’égayer un entretien que Nasi ne semblait pas disposé à traiter aussi légèrement.

— Monsieur, répondit-il, je n’ai pas l’honneur de vous connaître assez pour que vous m’appeliez mon cher ; je vous prie donc de me traiter comme je vous traite. Ensuite, je vous ferai observer que ma maison n’est point une auberge, ni mon jardin une promenade publique, pour que les passans se permettent de l’explorer. — Ma foi, monsieur, si vous n’êtes pas content, dit Hector, j’en suis bien fâché. Je croyais vous connaître assez pour me permettre d’entrer chez vous, et je ne savais pas que votre maison de campagne fût un château fort. — Telle qu’elle est, monsieur, palais ou chaumière, j’en suis le maître, et je vous prie de vous tenir pour averti que personne n’y entre sans ma permission. — Par Bacchus ! monsieur le comte, vous avez bien peur que je vous demande la permission d’entrer chez vous, car vous me la refusez d’avance avec une aigreur qui me donne beaucoup à penser. Si, comme je le crois, Alezia Aldini est dans cette maison, je commence à espérer pour elle qu’elle y est venue pour vous ; donnez-m’en l’assurance, et je me retire satisfait.

— Je ne reconnais à personne, monsieur, répondit Nasi, le droit de m’adresser aucune espèce de questions, et à vous, moins qu’à tout autre, celui de m’interroger sur le compte d’une femme que votre conduite outrage en cet instant.

— Eh ! mordieu, je suis son cousin ! Elle est confiée à ma mère, que voulez-vous que ma mère réponde à mon oncle, le prince Grimani, lorsqu’il lui demandera sa belle-fille ? Et comment voulez-vous que ma mère, qui est âgée et infirme, coure après une jeune écervelée qui monte à cheval comme un dragon ? — Je suis certain, monsieur, dit Nasi, que madame votre mère ne vous a pas chargé de chercher sa nièce d’une manière aussi bruyante, et de la demander à tout venant d’une manière aussi déplacée ; car, dans ce cas, sa sollicitude serait un outrage plus qu’une protection, et mettre l’objet d’une telle protection à l’abri de votre zèle serait un devoir pour moi.

— Allons, dit Hector, je vois que vous ne voulez pas nous rendre notre fugitive. Vous êtes un chevalier des anciens temps, monsieur le comte ! Souvenez-vous que désormais ma mère est déchargée de toute responsabilité envers la mère de Mlle Aldini. Vous arrangerez cette affaire désagréable comme vous l’entendrez pour votre propre compte. Quant à moi, je m’en lave les mains, j’ai fait ce que je devais et ce que je pouvais. Je vous prierai seulement de dire à Alezia Aldini qu’elle est bien libre d’épouser qui bon lui semblera, et que pour ma part je n’y mettrai pas d’obstacle. Je vous cède mes droits, mon cher comte ; puissiez-vous n’avoir jamais à chercher votre femme dans la maison d’autrui, car vous voyez par mon exemple combien on y fait sotte figure. — Beaucoup de gens pensent, monsieur le comte, répondit Nasi, qu’il y a toujours moyen d’ennoblir la position la plus fâcheuse et de faire respecter la plus ridicule. Il n’y a de sottes figures que là où il y a de sottes démarches.

À cette réponse sévère, un murmure significatif des deux amis fit sentir à Hector qu’il ne pouvait plus reculer.

— Monsieur le comte, dit-il à Nasi, vous parlez de sottes démarches. Qu’appelez-vous sottes démarches, je vous prie ?

— Vous donnerez à mes paroles l’explication que vous voudrez, monsieur.

— Vous m’insultez, monsieur ?

— C’est vous qui en êtes juge, monsieur. Pour moi, cela ne me regarde pas.

— Vous me rendrez raison, je présume ?

— Fort bien, monsieur.

— Votre heure ?

— Celle que vous voudrez.

— Demain matin à huit heures, dans la prairie de Maso, si vous le voulez bien, monsieur. Mes témoins seront ces messieurs.

— Très bien, monsieur ; mon ami que voici sera le mien.

Hector me regarda avec un sourire de dédain, et, emmenant à l’écart Nasi avec ses deux compagnons, il lui dit :

— Ah ! ça, mon cher comte, permettez-moi de vous dire que c’est pousser la plaisanterie trop loin. Maintenant qu’il s’agit de se battre, il faudrait, ce me semble, un peu de sérieux. Mes témoins sont gens de qualité : monsieur est le marquis de Mazzorbo, et voici monsieur de Monteverbasco. Je ne pense pas que vous puissiez leur associer comme témoin ce monsieur à qui j’ai fait donner 20 francs l’autre jour pour avoir accordé un piano chez ma mère. Vraiment, je n’y conçois rien. Hier, on découvre que ce monsieur a une intrigue avec ma cousine, et aujourd’hui vous nous dites que c’est votre ami intime. Veuillez nous dire au moins son nom.

— Vous vous trompez positivement, monsieur le comte. Ce monsieur, comme vous dites, n’accorde point de pianos, et n’a jamais mis le pied chez votre cousine. C’est le signor Lélio, l’un de nos plus grands artistes, et l’un des hommes les plus braves et les plus loyaux que je connaisse.

J’avais entendu confusément le commencement de cette conversation, et, voyant qu’il s’agissait de moi, je m’étais rapproché assez rapidement. Quand j’entendis le comte Hector parler tout haut d’une intrigue à propos d’Alezia, la mauvaise humeur où m’avait mis ce combat engagé sans moi se changea en colère, et je résolus de faire payer à quelqu’un de nos adversaires la fausseté de ma position. Je ne pouvais m’en prendre au comte Hector, déjà provoqué par Nasi ; ce fut sur M. de Monteverbasco que tomba l’orage. Le digne gentillâtre, en apprenant mon nom, s’était contenté de dire d’un air étonné :

— Tiens !

Je m’approchai de lui, et le regardant en face d’un air menaçant :

— Que voulez-vous dire, monsieur ?

— Moi, monsieur, je n’ai rien dit.

— Pardonnez-moi, monsieur, vous avez dit : C’est encore pire.

— Non, monsieur, je ne l’ai pas dit.

— Si, monsieur, vous l’avez dit.

— Si vous y tenez absolument, monsieur, mettons que je l’ai dit.

— Ah ! vous en convenez enfin. Eh bien ! monsieur, si vous ne me trouvez pas bon pour témoin, je saurai bien vous forcer à me trouver bon pour adversaire.

— Est-ce une provocation, monsieur ?

— Monsieur, ce sera tout ce qui vous plaira. Mais je vous avertis que votre nom ne me revient pas, et que votre figure me déplaît.

— C’est bien, monsieur ; nous prendrons donc, si cela vous convient, le rendez-vous de ces messieurs.

— Parfaitement. Messieurs, j’ai l’honneur de vous saluer.

Après quoi nous rentrâmes, Nasi et moi, dans la maison, non sans avoir recommandé le silence aux domestiques.

La conduite d’Hector Grimani en cette occurrence me fit connaître un type d’homme du monde que je n’avais pas encore observé. Si j’avais songé à porter un jugement sur Hector, les premières fois que je l’avais vu à la villa Grimani, alors qu’il se renfermait dans sa cravate et dans sa nullité pour paraître supportable à sa cousine, j’aurais prononcé que c’était un homme faible, inoffensif, froid et bon. Cet homme si grêle pouvait-il nourrir un sentiment d’hostilité ? Ces manières si méthodiquement élégantes pouvaient-elles cacher un instinct de domination brutale et de lâche ressentiment ? Je ne l’aurais point cru ; je ne m’attendais pas à le voir demander raison à Nasi de sa dure réception, car je le croyais plus poli et moins brave, et je fus étonné qu’ayant été assez sot pour s’attirer de telles leçons, il fut assez résolu pour s’en venger. Le fait est qu’Hector n’était pas un de ces hommes sans conséquence qui ne font jamais ni mal ni bien. Il était maussade, présomptueux ; mais, sentant malgré lui sa médiocrité intellectuelle, il se laissait toujours dominer dans les discussions ; puis, bientôt poussé par la haine et la vengeance, il demandait à se battre. Il se battait souvent et toujours mal à propos, de sorte que sa bravoure tardive et entêtée lui faisait plus de tort que de bien.

Avant de laisser Nasi retourner auprès d’Alezia, je le pris à l’écart et lui dis que tout ce qui venait de se passer était arrivé bien malgré moi, que mon intention n’avait jamais été de séduire, d’enlever, ni d’épouser Mlle Aldini, et que ma ferme résolution était de m’éloigner d’elle sur-le-champ et pour toujours, à moins que je ne fusse forcé par l’honneur à l’épouser en réparation du tort qu’elle venait de se faire à cause de moi. Je voulais que Nasi en fût juge. — Mais avant de vous raconter toute cette histoire, lui dis-je, il faut songer au plus pressé, et nous arranger de manière à compromettre le moins possible notre jeune hôtesse. Je dois vous confier un fait qu’elle ignore, c’est que sa mère sera ici demain soir. Je vais établir un homme de planton au prochain relai, afin qu’au lieu d’aller chercher sa fille à la villa Grimani, elle vienne ici directement la prendre. Dès que j’aurai remis la signora Alezia entre les mains de sa mère, j’espère que tout s’arrangera ; mais, jusque-là, quelle explication vais-je lui donner de l’extrême réserve dans laquelle je veux me renfermer envers elle ?

— Le mieux, dit Nasi, serait de la décider à sortir d’ici, et à retourner chez sa tante. Ou du moins à se retirer dans un couvent pendant vingt-quatre heures. Je vais essayer de lui faire comprendre que sa position ici n’est pas tenable.

Il alla trouver Alezia. Mais toutes ses bonnes raisons furent inutiles. Checca, fidèle à ses habitudes de jactance, avait dit à Alezia qu’elle était la maîtresse de Nasi, que le comte s’était détaché d’elle après une querelle, et qu’alors il avait pu demander Alezia en mariage ; mais que guéri par son refus, et ramené par un invincible amour aux pieds de sa maîtresse, il était prêt à l’épouser. Alezia se croyait donc très convenablement chez Nasi, elle était charmée de le voir prendre, comme elle, le parti de se livrer au penchant de son cœur et de rompre avec l’opinion. Elle se promettait de trouver dans ce couple heureux une société pour toute sa vie et une amitié à toute épreuve. En quittant la maison de Nasi, elle craignait mes scrupules, et les efforts de sa famille pour la réconcilier avec le monde. Elle voulait donc obstinément se perdre, et elle finit par déclarer à Nasi qu’elle ne sortirait de chez lui que contrainte par la force.

— En ce cas, signora, lui dit le comte, vous me permettrez d’agir de mon côté comme l’honneur me l’ordonne. Je suis votre frère, vous l’avez voulu. J’ai accepté ce rôle avec reconnaissance et soumission, et j’ai déjà fait acte de protection fraternelle en éloignant de vous les insolentes réclamations du comte Hector. Je continuerai d’agir d’après le conseil de mon respect et mon dévouement ; mais si les droits d’un frère ne s’étendent pas jusqu’à commander à sa sœur, du moins ils l’’autorisent à écarter d’elle tout ce qui pourrait nuire à sa réputation. Vous permettrez donc que j’empêche Lélio de rentrer dans cette maison tant que votre mère n’y sera pas, et je viens de lui envoyer un exprès, afin que demain soir vous puissiez l’embrasser.

— Demain soir ? s’écria Alezia, c’est trop tôt. Non, je ne le veux pas. Quelque bonheur que j’aie à revoir ma mère bien-aimée, je veux avoir le temps d’être compromise aux yeux du monde, et perdue sans retour pour lui. Je veux partir avec Lélio, et courir au-devant de ma mère. Quand on saura que j’ai voyagé avec Lélio, personne ne m’excusera, personne ne pourra me pardonner, excepté ma mère.

— Lélio n’obéira pas à votre volonté, ma chère sœur, répondit Nasi, il n’obéira qu’à la mienne ; car son ame n’est que délicatesse et loyauté, et il m’a pris pour arbitre suprême. — Eh bien ! dit Alezia en riant, allez lui ordonner de ma part de venir ici. — Je vais le trouver, répondit Nasi, car je vois que vous n’êtes disposée à écouter aucune parole sage. Et je vais avec lui faire préparer deux chambres pour lui et pour moi dans l’auberge du village que vous voyez d’ici au bout de l’avenue. Si vous étiez encore exposée à quelque offense de la part de M. Hector Grimani, vous n’auriez qu’à faire signe de votre fenêtre et à faire sonner la cloche du jardin, nous serions sous les armes à l’instant même. Mais soyez tranquille, il ne reviendra pas. Vous allez donc vous emparer de l’appartement de Lélio, qui est plus convenable pour vous que celui-ci. Votre femme de chambre restera ici pour vous servir et pour m’apporter vos ordres, s’il vous plaît de m’en donner.

Nasi étant venu me rejoindre et m’ayant rapporté cet entretien, je lui ouvris mon cœur et lui confiai à peu près tout ce que j’éprouvais, sans toutefois lui parler de Bianca. Je lui expliquai comment je m’étais étourdiment engagé dans une aventure dont l’héroïne m’avait d’abord semblé coquette jusqu’à l’effronterie, comment, en découvrant de jour en jour la pureté de son ame et l’élévation de son caractère, je m’étais trouvé amené malgré moi à jouer le rôle d’un homme prêt à tout accepter et à tout entreprendre. — Vous n’aimez donc pas la signora Aldini ? dit le comte avec un étonnement où je crus voir percer un peu de mépris pour moi. — Je n’en fus pas blessé, car je savais ne pas mériter ce mépris, et il me rendit son estime quand il sut quelles luttes j’avais soutenues pour rester vertueux, quoique dévoré d’amour et de désirs. Mais quand il fallut expliquer au comte comment il se faisait que je fusse si positivement décidé à ne pas épouser Alezia, quelque indulgence qu’elle trouvât dans le cœur de sa mère, je fus embarrassé. Je lui fis alors une question : je lui demandai si Alezia serait tellement compromise par l’action qu’elle venait de faire, qu’il fût de mon devoir de l’épouser pour réhabiliter son honneur. Le comte sourit, et, me prenant la main avec affection : — Mon bon Lélio, me dit-il, vous ne savez pas encore à quel point le monde où Alezia est née renferme de sottise, et combien sa sévérité cache de corruption. Sachez, afin d’en rire et de mépriser de semblables idées autant que je les méprise, sachez qu’Alezia séduite par vous dans la maison de sa tante, après avoir été votre maîtresse pendant un an, pourvu que la chose se fut passée sans bruit et sans scandale, pourrait encore faire ce qu’on appelle un bon mariage, et qu’aucune grande maison ne lui serait fermée. Elle entendrait chuchotter autour d’elle, et quelques femmes austères défendraient à leurs filles, nouvellement mariées, de se lier avec elle ; mais elle n’en serait que plus à la mode et entourée de plus d’hommages par les hommes. Mais si vous épousiez Alezia, fût-il prouvé qu’elle est restée pure comme un ange jusqu’au jour de son mariage, on ne lui pardonnerait jamais d’être la femme d’un comédien. Vous êtes un de ces hommes sur lesquels aucune calomnie n’a de prise. Beaucoup d’hommes sensés penseraient peut-être qu’Alezia a fait un noble choix et une bonne action en vous épousant ; bien peu l’oseraient dire tout haut, et je suppose qu’elle devînt veuve, les portes fermée sur elles ne se r’ouvriraient jamais, car elle ne trouverait jamais un homme du monde qui voulût l’épouser après vous ; sa famille la considérerait comme morte, et il ne serait même plus permis à sa mère de prononcer son nom. Voilà le sort qui attend Alezia si vous l’épousez. Réfléchissez, et si vous n’êtes pas sûr de l’aimer toujours, craignez un mariage malheureux, car il ne vous sera plus possible de la rendre à sa famille et à ses amis quand elle aura porté votre nom. Si, au contraire, vous vous sentez la force de l’aimer toujours, épousez-la, car son dévouement pour vous est sublime, et nul homme au monde n’en est plus digne que vous. Je restai rêveur, et le comte craignit de m’avoir blessé par sa franchise, malgré les réflexions obligeantes par lesquelles il avait essayé d’en adoucir l’amertume. Je le rassurai. — Ce n’est point à cela que je songe, lui dis-je ; je songe à la signora Bianca, je veux dire à la princesse Grimani, et aux chagrins dont sa vie serait abreuvée, si j’épousais sa fille. — Ils seraient grands en effet, répliqua le comte, et si vous connaissiez cette aimable et charmante femme, vous y regarderiez à deux fois avant de l’exposer à la colère de ces insolens et implacables Grimani. — Je ne l’y exposerai point, répondis-je avec force, et comme me parlant à moi-même. — Cette résolution ne part peut-être point d’un cœur fortement épris, dit le comte, mais, ce qui vaut mieux, elle part d’un cœur généreux et noble. Quoi que vous fassiez, je reste votre ami, et je soutiens votre détermination envers et contre tous.

Je l’embrassai, et nous passâmes le reste de la journée tête à tête, à l’auberge voisine. Il me fit raconter encore toute mon aventure, et l’intérêt avec lequel il m’interrogeait sur les plus petits détails, l’air d’anxiété secrète dont il écoutait le récit des circonstances périlleuses où ma vertu s’était trouvée à l’épreuve, me firent bien voir que ce noble cœur était fortement épris d’Alezia Aldini. En même temps qu’il souffrait d’entendre ces récits, il était évident pour moi que chaque preuve de courage et de dévouement que m’avait donnée Alezia enflammait son enthousiasme, et malgré lui ranimait son amour. À chaque instant il m’interrompait pour me dire : — C’est beau, cela, Lélio ! c’est beau ! c’est grand ! À votre place, je n’aurais pas tant de courage ! Je ferais mille folies pour cette femme. — Cependant, quand je lui donnais mes raisons (et je les lui donnais toutes, sans toutefois lui parler de l’amour que j’avais eu autrefois pour Bianca), il approuvait ma sagesse et ma fermeté ; et lorsque malgré moi je redevenais triste, il me disait : — Courage ! allons, courage ! Encore dix-huit ou vingt heures, et Alezia sera sauvée. Je crois que nous traiterons demain les Grimani de manière à leur ôter l’envie d’ébruiter l’affaire. La princesse emmènera sa fille, et un jour Alezia vous bénira d’avoir été plus sage qu’elle, car l’amour ne vit qu’un jour, et les préjugés ont des racines indestructibles.

Nous passâmes quelques heures de la nuit à mettre ordre à nos affaires ; à tout évènement, Nasi légua sa villa à la Checchina. La conduite de cette bonne fille envers Alezia avait rempli d’estime et de reconnaissance l’ame généreuse du comte.

Quand nous eûmes fini, nous prîmes quelques heures de sommeil, et, à la pointe du jour, je m’éveillai. Quelqu’un entrait dans ma chambre. C’était Checca. — Tu te trompes, lui dis-je ; la chambre de Nasi est ici proche. — Ce n’est pas lui, mais toi que je cherche, dit-elle. Écoute : il ne faut pas que tu épouses cette marchesina. — Pourquoi, ma chère Francesca ? — Je vais te le dire : les obstacles et les dangers exaltent son amour pour toi ; mais elle n’est ni si forte d’esprit, ni si libre de préjugés qu’elle le prétend. Elle est bonne, aimable, charmante ; crois-moi, je l’aime de tout mon cœur, mais elle m’a dit sans s’en apercevoir, en causant avec moi, plus de cent choses qui me prouvent qu’elle croit faire pour toi un sacrifice immense, et qu’elle le regrettera un jour, si tu n’en sens pas le prix aussi bien qu’elle. Et, dis-moi, pouvons-nous apprécier ces sacrifices, nous autres qui sommes pleins de justes préventions contre le monde, et qui le méprisons autant qu’il nous méprise ? Non, non ; un jour viendrait, Lélio, je te le prédis, où, même sans regretter le monde, elle t’accuserait d’ingratitude au premier grief qu’elle aurait contre toi, et c’est un triste rôle pour un homme que d’être l’obligé insolvable de sa femme.

En trois mots, je fis savoir à la Checca quelles étaient mes intentions à l’égard d’Alezia. Quand elle vit que j’abondais dans son sens :

— Mon bon Lélio, dit-elle, il m’est venu une idée. Il n’est pas question ici de penser à soi seul, ou du moins il faut penser à soi noblement, et assurer l’orgueil de la conscience pour l’avenir. Nasi aime Alezia ; elle n’a point été ta maîtresse. Il peut l’épouser ; il faut qu’il l’épouse.

Je ne savais trop si Checca, mue par un sentiment d’inquiétude jalouse, ne me parlait pas ainsi pour me faire parler à mon tour ; mais elle ajouta, sans me donner le temps de répondre : — Sois sûr de ce que je te dis, Lélio, Nasi est fou d’elle. Il est triste à mourir. Il la regarde avec des yeux qui semblent dire : Que ne suis-je Lélio ! et quand il me témoigne de l’affection, je vois bien que c’est par reconnaissance de ce que je fais pour elle. — En vérité, le crois-tu, ma bonne Checca ? lui dis-je, frappé de sa pénétration et du grand sens qu’elle déployait dans les grandes occasions, elle, si absurde dans les petites. — Je te dis que j’en suis sûre. Il faut donc qu’ils se marient. Laissons-les ensemble. Partons sur-le-champ.

— Partons la nuit prochaine, je le veux bien, répondis-je ; jusque-là c’est impossible. Je t’en dirai la raison dans quelques heures. Retourne auprès d’Alezia avant qu’elle ne s’éveille. — Oh ! elle ne dort pas, répondit Checca ; elle n’a fait que se promener en long et en large toute la nuit avec agitation. Sa soubrette Lila, qui a voulu coucher dans sa chambre, cause avec elle de temps en temps, et l’irrite beaucoup par ses remontrances, car elle n’approuve pas l’amour de sa maîtresse pour toi, je t’en avertis. Mais quand elle se met à soupirer et à dire : Povera signora Bianca ! Povera principessa madre ! la belle Alezia fond en larmes et se jette sur son lit en sanglotant. Alors la soubrette la supplie de ne pas faire mourir sa mère de chagrin. J’entends tout cela de ma chambre. Adieu, j’y retourne. Si tu es bien décidé à repousser ce mariage, songe à mon projet, et prépare-toi à servir l’amour de notre pauvre comte.

À huit heures du matin, nous nous rendîmes sur le terrain. Le comte Hector tirait l’épée comme Saint-Georges, et bien lui prenait de s’être beaucoup exercé à ce détestable argument, car c’était le seul qu’il eût à son service. Nasi fut blessé peu dangereusement, par bonheur. Hector se conduisit assez bien ; sans faire d’excuses pour sa conduite à l’égard de Nasi, il convint qu’il avait mal parlé de sa cousine dans un premier mouvement de colère, et il pria Nasi de lui en demander pardon de sa part. Il termina en demandant à ses deux amis leur parole d’honneur de garder le secret sur toute cette aventure, et ils la donnèrent. Comme nous étions témoins l’un de l’autre, Nasi ne voulut point quitter le terrain avant que je ne me fusse battu. Son domestique pansa sa blessure sur le lieu même, et le combat commença entre M. de Monteverbasco et moi. Je le blessai assez grièvement, mais non à mort, et, son médecin l’ayant transporté dans sa voiture, nous rentrâmes, Nasi et moi, à la villa. Comme il ne voulait point faire savoir à l’auberge qu’il était blessé, il se fit transporter dans le kiosque de son jardin. La Checchina, prévenue en secret de ce qui venait de se passer, vint nous joindre, et l’entoura des soins que son état réclamait. Quand il fut de force à se montrer, il pria la Checchina de dire à Alezia qu’il avait fait une chute de cheval, et il se présenta pour lui souhaiter le bonjour. Mais la vieille Cattina, qu’on avait délivrée, et qui, malgré la leçon, ne pouvait s’empêcher de s’enquérir de tout, afin de le redire à tous, savait déjà que nous nous étions battus, et déjà elle avait été le dire à Alezia, qui courut se jeter dans les bras du comte dès qu’il entra au salon. Quand elle l’eut remercié avec effusion, elle lui demanda où j’étais. Ce fut en vain que le comte répondit que j’étais aux arrêts par son ordre dans le kiosque, elle s’obstina à croire que j’étais dangereusement blessé, et qu’on voulait le lui cacher. Elle menaçait de descendre au jardin pour s’en assurer par elle-même. Le comte tenait beaucoup à ce qu’elle ne fît pas d’imprudence devant les domestiques. Il aima mieux venir me chercher et m’amener devant elle. Alors Alezia, sans s’inquiéter de la présence de Nasi et de Checchina, me fit de grands reproches sur ce qu’elle appelait mes scrupules exagérés. — Vous ne m’aimez guère, me disait-elle, puisque, quand je veux absolument me compromettre pour vous, vous ne voulez pas m’aider. — Elle me dit les choses les plus folles et les plus tendres, sans manquer à l’instinct d’exquise pudeur que possèdent les jeunes filles quand elles ont de l’esprit. Checchina, qui écoutait ce dialogue au point de vue de l’art, était émerveillée, comme elle me dit par la suite, della parte della marchesina. Quant à Nasi, je rencontrai dix fois son regard mélancolique attaché sur Alezia et sur moi avec une émotion indicible.

Alezia devenait embarrassante par sa véhémence. Elle me trouvait froid, contraint ; elle prétendait que mon regard manquait de joie, c’est-à-dire de franchise. Elle s’alarmait de mes dispositions, elle s’indignait de mon peu de courage. Elle avait la fièvre, elle était belle comme la sibylle du Dominiquin. J’étais fort malheureux en cet instant, car mon amour se réveillait, et je sentais tout le prix du sacrifice qu’il fallait faire.

Une voiture entra dans le jardin et nous ne l’entendîmes pas, tant l’entretien était animé. Tout à coup la porte s’ouvrit, et la princesse Grimani parut.

Alezia poussa un cri perçant et s’élança dans les bras de sa mère qui la tint long-temps embrassée sans dire une seule parole, puis elle tomba suffoquée sur une chaise ; sa fille et Lila, à ses pieds, la couvraient de caresses. Je ne sais ce que lui dit Nasi, je ne sais ce qu’elle lui répondit en lui serrant les mains. J’étais cloué à ma place ; je revoyais Bianca après dix ans d’absence. Combien elle était changée ! mais qu’elle me paraissait touchante, malgré la perte de sa beauté première ! que ses grands yeux bleus, enfoncés dans leurs orbites creusés par les larmes, me parurent plus tendres encore et plus doux que je ne me les rappelais ! combien sa pâleur m’émut, et comme sa taille, amincie et un peu brisée, me parut mieux convenir à cette ame aimante et fatiguée ! Elle ne me reconnaissait pas, et lorsque Nasi me nomma, elle parut surprise, car ce nom de Lélio ne lui apprenait rien. Enfin je me décidai à lui parler ; mais à peine eut-elle entendu le premier mot, que, me reconnaissant au son de ma voix, elle se leva et me tendit les bras en s’écriant : — Ô mon cher Nello !

— Nello ! s’écria Alezia en se relevant avec précipitation ; Nello le gondolier ? — Ne le savais-tu pas, lui dit sa mère, et ne le reconnais-tu qu’en en cet instant ! — Ah ! je comprends, dit Alezia d’une voix étouffée, je comprends pourquoi il ne peut pas m’aimer ! — Et elle tomba évanouie de toute sa hauteur sur le parquet.

Je passai le reste du jour dans le salon avec Nasi et Checca. Alezia était au lit, en proie à des attaques de nerfs et à un violent délire. Sa mère était enfermée seule avec elle. Nous soupâmes fort tristement tous les trois. Enfin, vers dix heures, Bianca vint nous dire que sa fille était calmée, et que bientôt elle reviendrait causer avec moi. Vers minuit elle revint, et nous passâmes deux heures ensemble, tandis que Nasi et Checchina étaient allés tenir compagnie à Alezia, qui se trouvait beaucoup mieux et avait demandé à les voir. Bianca fut bonne comme un ange avec moi. En toute autre circonstance peut-être, son titre de princesse et sa nouvelle position l’eussent gênée ; mais la tendresse maternelle étouffait en elle tout autre sentiment. Elle ne songeait qu’à me témoigner sa reconnaissance ; elle l’exprima dans les termes les plus flatteurs, et de la manière la plus affectueuse. Elle ne sembla pas un instant avoir conçu l’idée que je pusse hésiter à lui rendre sa fille et à repousser la pensée de l’épouser ; je lui en sus gré. Ce fut la seule manière dont elle m’exprima que le passé était vivant dans sa mémoire. J’eus la délicatesse de n’y faire aucune allusion ; cependant j’eusse été heureux qu’elle ne craignît pas de m’en parler avec abandon ; c’eût été une marque d’estime plus grande que toutes les autres.

Sans doute Alezia lui avait tout raconté ; sans doute elle lui avait fait une confession générale de toutes les pensées de sa vie, depuis la nuit où elle avait surpris ses amours avec le gondolier jusqu’à celle où elle avait confié ce secret au comédien Lélio. Sans doute les souffrances mutuelles d’un tel épanchement avaient été purifiées par le feu de l’amour maternel et filial. Bianca me dit que sa fille était calme, résignée, qu’elle désirait me revoir un jour, et me témoigner son amitié inaltérable, sa haute estime, sa vive reconnaissance… En un mot, le sacrifice était consommé.

Je ne quittai pas la princesse sans lui témoigner le désir que j’avais de voir un jour Alezia agréer l’amour de Nasi, et je l’engageai à cultiver les bonnes dispositions de ce brave et excellent jeune homme.

Je retournai à mon auberge à quatre heures du matin. J’y trouvai Nasi, qui, selon mes instructions, avait tout fait préparer pour mon départ. Lorsqu’il me vit arriver avec Francesca, il crut qu’elle venait me reconduire et me dire adieu. Quelle fut sa surprise, lorsqu’elle l’embrassa en lui disant d’un ton vraiment impérial : — Nasi, soyez libre ! Faites-vous aimer d’Alezia, je vous rends vos promesses et vous conserve mon amitié. — Lélio, s’écria-t-il, m’enlevez-vous donc aussi celle-là ? — Croyez-vous à mon honneur ? lui dis-je ; ne vous en ai-je pas donné assez de preuves depuis hier ? et doutez-vous de la grandeur d’ame de Francesca ? Il se jeta dans nos bras en pleurant. Nous montâmes en voiture au lever du soleil. Au moment où nous passâmes devant la villa Nasi, une persienne s’ouvrit avec précaution, et une femme se pencha pour nous voir. Elle avait une main sur son cœur, l’autre tendue vers moi en signe d’adieu, et elle levait les yeux au ciel en signe de remerciement : c’était Bianca.

Trois mois après, Checca et moi, nous arrivâmes à Venise par une belle soirée d’automne. Nous avions un engagement à la Fenice, et nous allâmes nous loger sur le grand canal, dans le meilleur hôtel de la ville. Nous passâmes les premières heures de notre arrivée à déballer nos malles et à mettre en ordre toute notre garde-robe de théâtre. Nous ne dînâmes qu’ensuite. Il était déjà assez tard. Au dessert, on m’apporta plusieurs paquets de lettres, parmi lesquels un seul fixa mon attention. Après l’avoir parcouru, j’allai ouvrir la fenêtre du balcon, j’y fis monter avec moi Checca, et lui dis de regarder vis-à-vis. Parmi les nombreux palais qui projetaient leurs ombres sur les eaux du canal, il y en avait un, placé en face même de notre appartement, qui se distinguait par sa grandeur et son antiquité. Il venait d’être magnifiquement restauré. Tout avait un air de fête. À travers les fenêtres, on apercevait, à la lueur de mille bougies, de riches bouquets de fleurs et de somptueux rideaux, et l’on entendait les sons harmonieux d’un puissant orchestre. Des gondoles illuminées, glissant silencieusement sur le grand canal, venaient déposer à la porte du palais des femmes parées de fleurs ou de pierreries étincelantes, avec leurs cavaliers en habit de cérémonie.

— Sais-tu, dis-je à Checca, quel est ce palais qui est devant nous, et pourquoi se donne cette fête ?

— Non, et je ne m’en inquète guère.

— C’est le palais Aldini, où l’on célèbre le mariage d’Alezia Aldini avec le comte Nasi.

— Bah ! me dit-elle avec un air demi-étonné, demi-indifférent.

Je lui montrai le paquet que j’avais reçu. Il était de Nasi. Il contenait deux lettres de faire part, deux autres lettres autographes, l’une de Nasi pour elle, l’autre d’Alezia pour moi, charmantes toutes deux.

— Tu vois, repris-je lorsque Checca eut fini de lire, que nous n’avons pas à nous plaindre de leurs procédés. Ce paquet nous a cherchés à Florence et à Milan, et, s’il ne nous est parvenu qu’ici, c’est la faute de nos voyages. Ces lettres sont, du reste, aussi bienveillantes et aussi agréables que possible. On reconnaît aisément qu’elles ont été écrites par de nobles cœurs. Tout grands seigneurs qu’ils sont, ils ne craignent pas de nous parler, l’un de son amitié, l’autre de sa reconnaissance.

— Oui, mais en attendant ils ne nous invitent pas à leurs noces.

— D’abord, ils ne nous savent pas ici ; et puis ensuite, ma pauvre sœur, les nobles et les riches n’invitent les chanteurs à leurs réunions que pour les faire chanter, et ceux qui ne veulent pas chanter pour amuser les amphitryons, on ne les invite pas du tout. C’est là la justice du monde ; et, tout bons et tout raisonnables que sont nos deux jeunes amis, vivant dans ce monde, ils sont obligés de se soumettre à ses lois.

— Ma foi ! tant pis pour eux, mon brave Lélio ! qu’ils s’arrangent. Ils nous laissent nous amuser sans eux ; laissons-les s’ennuyer sans nous. Narguons l’orgueil des grands, rions de leurs sottises, dépensons gaiement la richesse quand nous l’avons, recevons sans souci la pauvreté, si elle vient ; sauvons avant tout notre liberté, jouissons de la vie quand même, et vive la Bohême !


Là finit le récit de Lélio. Quand il eut cessé de parler, nous gardâmes un silence mélancolique. Notre ami paraissait plus triste encore que tous les autres. Tout à coup, il releva sa tête qu’il avait appuyée sur sa main, et nous dit :

— Le dernier soir dont je vous parle, il y avait beaucoup de Français invités à la fête, et, comme ils étaient alors très engoués de la musique allemande, ils avaient fait jouer pendant toute la nuit les valses de Weber et de Beethoven. C’est pour cela que ces valses me sont si chères ; elles me rappellent une époque de ma vie que je regretterai toujours, malgré les souffrances dont elle fut remplie. Il faut avouer, mes amis, que le destin s’est montré cruel envers moi, en me faisant trouver deux amours si ardens, si sincères et si dévoués, sans me permettre de jouir d’aucun. Hélas ! mon temps est fini maintenant, et je ne retrouverai plus de ces nobles passions dont il faut avoir épuisé au moins une pour pouvoir dire qu’on a connu la vie.

— Ne te plains pas, lui répondit Beppa qu’avait réveillée le chagrin de son camarade ; tu as derrière toi une vie irréprochable, autour de toi une belle gloire et de bonnes amitiés ; dans l’avenir et toujours, l’indépendance ; et je te dis que quand tu le voudras, l’amour ne te fera pas défaut. Remplis donc encore une fois ton verre de ce vin généreux, trinque joyeusement avec nous, et fais-nous répéter en chœur le refrain sacré.

Lélio hésita un instant, remplit son verre, fit un profond soupir ; puis un éclair de jeunesse et de gaieté jaillissant de ses beaux yeux noirs, humides de larmes, il chanta d’une voix tonnante, à laquelle nous répondîmes en chœur : Vive la Bohême !


George Sand.