La Danse macabre (Fagus)

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La Danse macabre
Librairie Edgar Malfère (Bibliothèque du Hérisson).
Bibliothèque du Hérisson
(œuvres nouvelles)





La danse macabre

poème


Amiens
Librairie Edgard Malfère
7, rue delambre, 7

1920

Au lecteur


Ce poème fait partie d’un ensemble, qui, sous l’argument général « Stat Crux dum volvitur Orbis », comporte : Le Massacre des Innocents (publié partiellement dans le recueil Jeunes Fleurs : 1906) ; la Guirlande à l’Épousée (inédit) ; Lucifer (en préparation) ; Frère Tranquille (inédit, publié dans la Revue de Hollande : 1918) ; Ixion (édité en 1903) ; La Danse Macabre que voici ; l’Évangile de la Croix et La Croisade de l’Antéchrist (en préparation).

Ainsi qu’on s’en apercevra peut-être, et de même qu’à peu près tous ceux de l’auteur, il fut écrit dans l’arrière pensée d’une glose musicale. « Et le serpent dit : — Non, vous ne mourrez point ; vos yeux seront ouverts : et vous serez tels que des dieux.

… Et leurs yeux furent ouverts : et ils connurent qu’ils étaient nus. »

La danse macabre[1]


Les morts, les mauvais morts me gardent sous leur serre.
Je suis des leurs, ces morts qui sont dans le tourment :
Ils m’habitent ! je suis toujours chez Lucifer,
Remords, frères d’enfer, affreusement vivants.

Ils font du jour divin un louche crépuscule,
Filtrant sous mon crâne branlant et dilaté :
Je sens qu’autour de moi et parmi moi circule
Une indistincte et répulsive humanité.

Soudain l’horreur, la grande horreur m’est apparue !
J’ai vu, mon Dieu, ]’ai vu, sans en mourir d’effroi :
L’armée immonde accourt, tout palpite et remue,
Se multiplie, bondit, m’entoure et vient sur moi.

Procession d’enfer ! des squelettes sans tête,
Des cadavres mi-dévorés qui laissent voir
À la place du ventre un grouillement de bêtes,
À la place du cœur un trou saignant et noir,

Des stupres accouplés, des morts qui caracolent,
Des boucs à face humaine et des chiens amoureux,
Je ne sais quels têtards hideux qui sanguinolent.
D’autres la face retournée et privée d’yeux…

(Les fœtus expulsés des ventres par le crime !)
Tout cela vire, beugle, hennit, mâche le sang ;
Au centre un cul-de-jatte obscène se supprime,
Sautelant sur son membre infâme en glapissant :

 — Sur ton cœur danse, danse, danse.
 Toute espérance est de jouir :
 Large le pied, large la panse,
 Et l’univers qui va finir,
  Hourra !

Et que vois-je, en avant, tordu dans un suaire ?
Le Juif Erreint, ivre de rage inassouvie.
Titube ! d’un morceau de la Croix du Calvaire,
Il racle un violon, racle avec frénésie ;

Son front chauve et luisant est ceint d’une couronne
Où les trente deniers fument, incandescents ;
Une vipère sur son cœur se pelotonne.
En cadence le larde et lui draine le sang ;

Et il danse, comme le roi David, il danse.
Entraînant l’innommable armée sur l'air vainqueur
Du quadrille d’Orphée aux Enfers, et tous dansent,
Tous hurlent, hymne abominable, hurlent en chœur :

 — Bonheur ! amour ! folie !
 Plaisir, transe, désir !
 Un vertige est la vie.
 Tournons jusqu’à mourir !

 Tournons jusqu’à mourir,
 L’univers n’est que danse,
 Délirons en cadence,
 Délirons à mourir !

 Un délire est la vie.
 Les chiens sont bien heureux.
 L’âme est une voirie
 Et nous vomissons Dieu !

À la rencontre de la fumante ruée
Se lève, ombre et lumière émanant des tombeaux,
La blanche face de Marie Immaculée,
Qui les yeux clos chante : In unum Deum credo.

Le Juif errant écume et trépigne, il rugit :
— C’est nous tous qui serons, nous tous, tels que des dieux.
Vous tous : eritis, eritis sicut dii !

Et la horde : — Hourra ! nous tous pareils à Dieu :
Similes Altissimo, hurlent-ils ensemble.
Un écho furibond répond de dessous terre :
 — Tous pareils au Très-Haut !

Le sol palpite et tremble,

Et des cieux une voix descend comme un éclair :
Quis ut Deus, qui tel que Lui ?

Mais l’avalanche

Sans entendre a passé, vertigineuse et folle.
Et lentement s’est envolée la forme blanche ;
Des vapeurs, des fumées, se traînent sur le sol.

L’heure semble s’être suspendue en son vol.


Tout à coup je frissonne, un être est contre moi,
C’est un squelette ; il est vêtu, selon la mode.
D’un complet à carreaux ; il grelotte de froid ;
Ses pieds boitent dans des escarpins incommodes.

Il fait le beau, fantoche aux airs de petit vieux ;
Sa main de blanc gantée tourmente une badine,
Deux braises luisent dans les trous que sont ses yeux,
Il grince tandis qu’avec grâce il se dandine :

— Je suis un être absolument semblable à Dieu.

Et flagellant la terre et l’air de sa badine,
Le fantoche bat la mesure : à ses côtés
Se lève une marée de formes féminines.
Et lui se met, troubadour noir, à hoqueter :

 — Toute armée étant toute nue
 M’est Vénus en rêve apparue.
 Et m’a dit : Sois mon chevalier
  D’atours,
 Toi ma gloire et moi tes amours.

 Un parfum de rose effeuillée
 Vint s’ébattre sur ma veillée ;
 De bonheur mon cœur s’est pensé
  Briser :
 Je sentais descendre un baiser.

 Quand Vénus rentra dans la nue,
 La vérité m’était connue :

 Depuis lors mon cœur ne veut plus
  Chanter
 Que l’amour et que la beauté !

Oui, nargue au désespoir, la Raison y convie ;
Rien en bas ni en haut hors la féerie des sens ;
Et vengeons-nous de vivre en éreintant la vie
Sous les fouets corrosifs de l’amour tout-puissant :

 C’est l’amour, l’amour, l’amour,
  Qui mène le monde
   À la ronde :
 Depuis que le monde est monde,
  Il ne vit que par l’amour !

 Par l’amour et par la femme
 Il tourne comme un toton.
 L’amour l’affame et l’enflamme
 Et lui flambe sa raison !

Moi : — Toutes femmes l’une en l’autre se reflètent,
Miroirs s’interpellant où l’œil s’épuise en vain :
L’homme de l’une à l’autre allant, morne raquette,
De son illusion ne voit jamais la fin.

— Ou le commencement : l’un à l’autre se mêle.
Le catéchisme en dit tout ce qu’il faut savoir :

L’origine, oui, c’est Ève, innombrable, éternelle,
Toujours même en changeant toujours, tu l’as dû voir,

Et la fin est Marie, Notre-Dame la Vierge,
Mutans Evæ nomen, comme la chanson dit,
Éternelle autrement, pur centre où tout converge,
De la sphère dont l’autre est le fuyant circuit.

Mais l’homme s’évertue à poursuivre la sphère
Et du centre s’éloigne un peu plus chaque tour,
Où l’attend le repos dans la calme lumière
De l’amour qui ne trompe pas, l’unique amour.

— Comment rejoindre alors, un centre qui recule ?
— La prière atteint là comme une flèche au cœur.
— Masque de carnaval, plus d’hymnes ridicules !
— Ridicules non pas, hélas pour mon malheur :

Mais Monsieur ne croit pas au Diable ? il est logique
Que Monsieur ne croie pas à la Vierge non plus ;
Moi j’y crois, c’est mon désespoir diabolique.
— Eh donc alors, priez ?

— Prier, je ne puis plus.


L’orgueil d’en bas m’a bu et sa concupiscence.
Quand j’ai crié : Je suis l’égal de Dieu, crié :

Je ne servirai pas ! et ma propre clémence
Dans mon intelligence en deuil m’a foudroyé.

Oh, risée sombre où vont s’effondre nos ruées !
Ma frénésie embrassa le vide béant,
Mes deux bras se sont refermés sur des nuées,
Ma semence avait ensemencé le néant.

Ridicule vaincu j’ai roulé par l’espace,
M accrochant aux nuées et passant au travers :
L’Autre entr’ouvrait sa main ! et depuis lors, je passe.
Emporté par l’orbe effaré des univers.

Et j’agonise et ne peux pas mourir ; pauvre être.
Dieu tronqué, dans l’abîme atone, fade et noir.
Je tourne, sans pouvoir m’absoudre et disparaître.
Le dernier cercle du suprême désespoir !

— Sombre histoire ! elle me fut tant de fois contée.
Et de tant de façons et depuis si longtemps.
Qu’il me semble (et peut-être est-ce la vérité !)
Que c’est déjà ma propre histoire que j’entends.

— Oui : c’est la révolte, a-t-on dit, des mauvais anges.
Et l’histoire en effet plus ou moins de nous tous :
Eh gai, roulons-nous donc en chœur dans notre fange,
Dansons, cabriolons, hurlons, trémoussons-nous :

Entre rut et folie, et crime, autre folie,
Et tous nos appétits, désir, transe, plaisir :
L’univers n’est que danse et vertige la vie,
Dansons jusqu’à crever, tournons jusqu’à mourir !

Ramassant leur carcasse à même un noir suaire.
D’horribles vieilles se présentent frétillant,
  Et des fillettes poitrinaires
  Chargées de fleurs, drapées de blanc :

  — Entrez dans la danse,
  Voyez comme on danse :
   Sautez, dansez.
 Embrassez qui vous aimez !

Sur un galant fredon mon acolyte étrange,
Boitillant et craquant des os s’est éclipsé ;
  Une fillette aux grands yeux d’ange,
  Sautillante, s’est avancée :

  — J’ai mes pommes à vendre,
  Des rouges, des blanches.
  Toutes, toutes pour un sou :
  La plus belle en voulez-vous ?

  — Quelles, celles d’Atalante,
  Celle d’Ève ou de Vénus,
  Double univers en attente.
  Celles de tes seins menus ?

  Folle fille qui es-tu,
  Vénus, Ève, ou rien que femme ?
  — Et qu’est donc Ève ou Vénus,
  Une femme et rien de plus.

  Moi suis fille en démence
  Et rends les hommes fous,
  Dans un rayon je danse
  Et vais sans savoir où.

Tandis que soliloque avec moi sa folie,
Les anges blancs ses sœurs, chantent les litanies :

   Sancta Maria, Dei Genitrix,
   Sancta Virgo virginum,
   Ora pro nohis !

 — Je suis fille en démence
 Que tourmente le sang,
 Je suis la mer immense
 Sous la Lune dansant…

  1. Prière de se reporter à la Variante, in fine