Librairie Nouvelle (2p. 80-91).
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XXXIX


Jusque-là, je ne m’étais guère rendu compte de ce que nous faisions. S’échapper un à un, ou deux à deux, sans bruit, en se donnant rendez-vous quelque part pour monter à cheval et fuir ensemble loin de la portée des carabiniers, m’eût semblé plus raisonnable que de sortir en corps de cavalerie ; mais, en regardant le site que nous traversions, et en me rappelant celui que nous avions à traverser, je vis que nous agissions pour le mieux.

D’abord, notre évasion à cheval était un fait si invraisemblable, que, même en rencontrant de près notre petite troupe, les surveillants devaient hésiter à reconnaître en nous les captifs de Mondragone. Et puis, le terrain que nous traversions était la continuation la plus favorable du chemin couvert. Ce n’était probablement pas par hasard que la chapelle s’ouvrait au seuil de cette petite gorge étroite et ombragée, dont le fond était envahi par une herbe marécageuse où le pas des chevaux ne soulevait pas de bruit et ne devait pas laisser de traces. Ces circonstances avaient dû être mises à profit, au temps où l’on avait ménagé cette sortie mystérieuse à la forteresse de Mondragone.

À cette époque, tout le trajet que nous avions à faire avant de sortir du territoire de Monte-Porzio était probablement couvert d’arbres. Je me souvins que nous devions passer par Tusculum, dont les sommets sont maintenant entièrement nus, et que là, probablement, nous aurions à traverser, à toute bride et de vive force, un poste de gendarmerie. Je portai la main aux fentes de ma selle et m’assurai qu’elles étaient garnies de pistolets. Je m’arrangeai de manière à m’en servir librement au premier signal.

Felipone, parti en éclaireur, revint nous dire de continuer au pas sur le chemin sablonneux qui laisse les Camaldules à gauche et qui monte en droite ligne sur Tusculum. Il n’avait rencontré ni aperçu personne ; le passage était libre, et l’allure lente et calme était préférable à l’irruption brusque au galop, du moins jusqu’à nouvel ordre.

Nous traversâmes donc, sans hâte et sans encombre, la partie découverte du chemin frayé qui s’ouvrait devant nous, et nous gagnâmes, sans être signalés, le taillis à pic de la gorge située sur les derrières du théâtre de Tusculum.

Là, nous étions de nouveau complètement à couvert ; le chemin étroit, très-uni, mais rapide, ne nous permettait plus d’aller deux de front. Chacun arma le pistolet ou la carabine dont il était muni et eut l’œil sur sa droite ; à gauche, il n’y avait que le ravin.

Le paysage étroit et tourmenté que nous arrivâmes à dominer était, à la clarté voilée de la lune, d’une tristesse morne. Ce chemin, déjà si mélancolique durant le jour, prend, la nuit, un air de coupe-gorge qui eût pleinement satisfait Brumières.

Ce bois a été le faubourg de Tusculum, et le chemin qui le traverse est, comme je vous l’ai dit ailleurs, une voie antique ; circonstance assez grave pour nous, car les pieds de nos chevaux commencèrent à résonner sur les polygones de lave, qui furent jadis le pavé des rues de la ville latine. Nous parvînmes néanmoins au pied de la croix qui marque le sommet de la citadelle tusculane, au milieu d’une solitude absolue. Là, nous nous arrêtâmes pour examiner le revers de la montagne que nous avions à descendre. Sur ce plateau découvert, nous étions abrités par l’ombre épaisse du massif de roches qui supporte la croix.

Je regardai la magnifique vue que j’avais contemplée au soleil couchant, le théâtre antique où, pour la première fois, j’avais rencontré sous un habit de moine, ce docteur qui m’entraînait maintenant dans les périls de sa vie aventureuse, et les silhouettes, argentées par la lune, qui dentelaient l’horizon. C’étaient les sommets et les vallées que le berger Onofrio m’avait nommés, et, pour ne les avoir examinés qu’une fois, je connaissais déjà si bien le relief géographique du pays environnant, que j’eusse pu m’orienter tout seul et m’égarer fort peu.

Nous avions forcément rompu nos rangs pour nous abriter le long du rocher, pendant que Felipone descendait en avant pour faire une nouvelle reconnaissance. Je souffrais de voir cet excellent homme s’exposer tout seul pour les autres, et je demandai à l’accompagner. Le prince s’y opposa.

— Nous ne prenons pas ces précautions pour nous, dit-il à voix basse. Nous avons une femme avec nous ; c’est pour elle seule que nous sommes si prudents ; c’est pour elle que je consens à exposer Felipone. Si je connaissais les chemins, je prendrais sa place ; mais je ne les connais pas, et c’est assez d’un homme en danger.

— Felipone sert la patrie, dit le docteur, puisqu’il favorise l’évasion d’un patriote comme moi. S’il est assassiné, ce sera mourir au champ d’honneur !

Et, après ce mouvement d’égoïste enthousiasme, le beau gros docteur ajouta, avec un cynisme sentimental :

— S’il ne revient pas, je jure de ne pas abandonner sa femme.

— Ne parlons plus, dit le prince. Malgré nous, nos voix s’élèvent. Silence tous, je vous en prie !

— Il serait désagréable d’être surpris et massacrés, pensai-je, pour d’aussi mauvaises paroles que celles que le docteur vient de dire.

Nous restâmes immobiles. Je me trouvai auprès de la dame voilée, dont le cheval, peu soucieux de l’ordre qui venait d’être donné, chassait avec bruit l’air de ses naseaux. Je pensais aussi, à propos de cette dame, qu’elle ne valait peut-être pas le mal que nous nous donnions et le péril qu’affrontait en cet instant le brave fermier des Cyprès. Pour nouer un intrigue avec un ex-viveur qui n’était ni beau, ni jeune, ni bien portant, il fallait qu’elle fut un peu dans les mêmes conditions, ou qu’elle eût un intérêt de vanité ou de cupidité à s’enfuir avec lui.

Cette mystérieuse amazone me parut une personne nerveuse, impatiente de l’immobilité où il fallait se tenir. Elle tourmentait la bouche de son cheval et l’empêchait de se rasseoir. Deux ou trois fois elle le fit sortir de la ligne d’ombre qui nous protégeait, et cette inquiétude hors de propos m’impatienta moi-même.

Dans l’attente d’un absent en péril, les minutes semblent des heures. Je pouvais me condamner au rôle de statue, mais non empêcher mon cœur de battre et mon oreille de s’alarmer des moindres bruits. La nuit était si calme et l’air si sonore, que nous entendîmes sonner la demie après minuit à l’horloge des Camaldules. La chouette, perchée sur une colonne du théâtre antique, répondait d’un ton aigre à un appel plus éloigné et plus aigre encore. Puis nous entendîmes une voix d’homme qui chantait vers le fond de l’humide vallée noyée dans la brune. Ce n’était pas la chanson du voyageur attardé qui éprouve le besoin de rompre autour de lui l’effrayant silence de la solitude : c’était comme un cantique lentement phrasé par une personne en prières. Aucune émotion dans cette voix mâle et douce dont le calme contrastait avec nos muettes perplexités.

Enfin Felipone reparut.

— Tout va bien, nous dit-il. Marchons.

— Mais ce chanteur de cantiques, lui dit le prince, l’entends-tu ?

— Très-bien, et je connais sa voix. C’est un pieux berger qui chante sa prière, comme les coqs, à minuit. Mais écoutez-moi. J’espérais que le brouillard monterait, et nous permettrait de prendre le galop sur la grande route ; mais il ne fait que ramper à un pied de terre, et il nous nuit plus qu’il ne nous rend service. Je vous engage donc à ne point passer par Marino, mais à descendre par la traverse à Grotta-Ferrata. De là, nous gagnerons Albano par la rive du lac qui sera à notre gauche. Le chemin sera plus long, quoique plus direct. Il est moins uni, et vous irez moins vite ; mais nous serons presque toujours à couvert, et le pays est si sauvage, que, si nous y faisons quelque rencontre, ce sera avec les voleurs, gens bien préférables, pour nous, aux carabiniers.

— Accordé, dit le prince ; marchons !

Nous descendîmes Tusculum à vol d’oiseau, à travers un vaste champ en jachère qui s’est couvert de réséda, et dont le parfum violent commençait à donner des étourdissements au prince lorsque nous en sortîmes, en passant dans un ruisseau qui nous remit sur le chemin frayé.

Ces petits chemins encaissés, bordés de haies en pleine liberté de croissance, rappellent assez, au clair de lune, les traînes de mon pays. Au jour, cette pensée ne m’était pas venue, à cause de la différence des plantes fleuries qui en tapissent les talus ; mais, la nuit, les mouvements de ces petits sentiers ondulés, souvent traversés d’eaux courantes à fleur de terre, et ombragés de folles branches qui vous fouettent la figure, me rappelèrent ceux où, dans mon enfance, je faisais délicieusement et littéralement l’école buissonnière.

Nous marchions un à un, trottant, galopant ou reprenant le pas, selon les facilités ou les difficultés du terrain. Après Grotta-Ferrata, nous nous engageâmes dans une voie de traverse, au milieu des bois de châtaigniers, assez profondément encaissée entre les hauteurs de Monte-Cavo (Mons Albanus) et celles qui encadrent le lac d’Albano. Dans cette région sauvage, nous ne fîmes d’autres rencontres que celles de couleuvres monstrueuses, qui s’ébattaient sur le sable des sentiers et qui fuyaient à notre approche. Le docteur, dont l’humeur guerroyante s’irritait de n’avoir eu aucune prouesse à faire, descendait de temps en temps de cheval, en dépit des représentations du prince, pour couper en deux, avec son coutelas de voyage, ces reptiles inoffensifs.

Au bout d’une heure de marche environ, il nous fallut, pour aller plus vite, mettre tous pied à terre dans une descente presque à pic. Chacun conduisait et soutenait son cheval par la bouche. Seule, la dame voilée, resta sur le sein, dont le prince prit la bride. J’étais en ce moment derrière eux et pour ainsi dire sur leurs talons, le terrain ne me permettant pas de faire reculer mon poney romain, déjà très-impatienté de ce mauvais chemin.

La dame, penchée sur le pommeau de sa selle, parlait à voix basse avec son illustre amant. La voix de celui-ci étant moins souple et ne pouvant se tenir à ce diapason, j’entendis qu’il s’obstinait à la conduire, et je compris qu’elle insistait pour aller seule. Je compris aussi pourquoi elle désirait le dispenser de cette fatigue. Il n’en avait pas la force ; la vigueur de ses bras et de ses jambes n’était pas en rapport avec son dévouement. En outre, il a la vue basse et les allures gauches. Il trébuchait à chaque pas et menaçait d’entraîner, dans sa chute, le cheval auquel il se pendait plutôt qu’il ne le soutenait.

Je n’osais offrir de le remplacer, et pourtant je voyais approcher le moment de la catastrophe. Elle fut heureusement sans gravité ; le prince tomba assis sur un talus ; le cheval chercha un instant son équilibre, le retrouva par un écart, et, pressé par l’amazone habile qui le dirigeait, arriva au fond du ravin, pour repartir, en bondissant, sur une montée aussi rapide que la descente.

— Non ! non ! je n’ai aucun mal, me dit le prince, que je m’étais empressé de remettre sur ses pieds. La signora est d’une pétulance ! Je vous en prie, mon cher, suivez-la. Ces chemins sont très-difficiles, et elle ne s’en méfie pas assez.

Je rendis la main à Vulcanus, c’est le nom du poney que Felipone m’avait prêté, et, dépassant ceux qui marchaient devant, j’atteignis la dame voilée et lui fis part, sans trop me soucier de lui être agréable ou non, des inquiétudes du prince. Elle ne me répondit pas ; mais son cheval, comme s’il eût reconnu ma voix, se mit à me parler par ce demi-hennissement qui expriment la satisfaction chez ces nobles bêtes ; et, chose très-bizarre, comme si le langage des animaux m’eût été soudainement révélé, comme si j’eusse compris par une intuition mystérieuse ce que me rappelait celui-là, je le reconnus enfin, et retrouvai tout à coup son nom et le souvenir du service qu’il m’avait rendu. Aussi lui répondis-je gaiement, sans hésiter et sans me soucier d’être très-ridicule :

— Tiens, c’est toi, brave Otello ?

— Oui, c’est Otello, répondit la dame voilée : n’aviez-vous donc pas reconnu celle qui le monte ?

— Miss Medora ! m’écriai-je stupéfait.

— Approchez-vous davantage, dit-elle, et causons pendant que nous le pouvons. Les autres sont loin derrière nous. Ne me faites pas de sermons, c’est inutile. Je suis déjà assez mécontente de ma situation. Sachez, en deux mots, mon histoire, comme je sais la vôtre. Je vous ai aimé, vous êtes le seul homme que j’aie aimé. Vous m’avez haïe ; par dépit, j’ai voulu aimer mon cousin Richard. Cela m’a été impossible. Il s’en est aperçu, il s’est piqué, il s’est éloigné. Nous avons quitté Florence au bout de quelques jours, et nous avons reçu, à Rome, la visite du prince, alors caché à Frascati, ce qui ne l’empêchait pas de venir me voir avec beaucoup de hardiesse. Cette hardiesse, cette situation aventureuse où il se trouvait, ont augmenté l’intérêt et l’amitié que j’avais pour lui, car il y a deux ou trois ans que je le connais et qu’il me fait la cour quand nous nous rencontrons. Je voulais, je veux me marier, et surtout me marier sans amour, uniquement pour avoir une position sociale et m’étourdir dans le monde. Je n’étais plus heureuse avec ma tante. Elle est folle ; elle était devenue jalouse de la très-mince amitié filiale que j’accorde à son mari. Je n’ai pu supporter l’ombre d’un soupçon. J’ai quitté sa maison au premier mot d’aigreur. Le prince était, de nouveau, passionnément épris de moi. Il est moins riche que je ne le suis ; mais il a un nom magnifique, de l’esprit, de l’usage et du cœur. Je ne dépends que de moi-même ; mais, par égard pour lord et lady B***, je leur en écrivis. Ma tante vint me voir, me supplia de retourner chez elle et d’abandonner ce projet de mariage. Elle trouvait le prince trop vieux et trop laid ; elle parlait même d’user, pour m’en détourner, d’une autorité qu’elle n’a pas. C’est ce qui acheva de me décider. Le soir même de cette explication, qui avait été assez vive, je fis dire secrètement au prince que j’allais le rejoindre à Frascati. J’espérais vous y voir. Je ne savais rien de vos aventures, je ne les ai apprises que par le prince, qui les tenait de Felipone. J’aurais pu les apprendre de Tartaglia, si je ne m’étais tenue assez bien cachée à Frascati pour me soustraire à la vue de ce bavard. Je sus, au bout de quelques jours, que lord B*** agissait en vain. Vous deviez, par l’ordre du cardinal ***, rester prisonnier à Mondragone ainsi que son frère. C’est une leçon qu’il voulait donner à ce dernier, pour le dégoûter de revenir à Rome, et dont vous receviez le contre-coup. Quand je reconnus l’impossibilité de communiquer avec vous et de vous porter secours, même au moral, puisque vous étiez toujours engoué de cette petite Daniella, je me confirmai dans la résolution d’épouser le prince et de fuir avec lui. Afin que lady Harriet et son mari ne vinssent pas à compromettre cette fuite en me cherchant, je leur ai écrit, ce matin, que nous partions pour le Piémont, où nous devons nous marier, et j’ai confirmé le prince dans le désir qu’il avait de favoriser votre évasion, en le priant toutefois de ne pas me faire reconnaître de vous. Il ignore et doit ignorer les sentiments que j’ai eus pour vous, et qui, je vous prie de le croire, se sont dissipés comme un accès de fièvre.

Puis, elle ajouta d’une voix claire et d’un ton aisé :

— L’amour est une sotte maladie que les personnes les plus raisonnables sont obligées de subir, ne fût-ce qu’une fois en leur vie. Il est fort heureux pour moi que vous ayez été par hasard, l’objet de mon rêve d’un jour. Vous m’avez empêchée de céder à une fantaisie de mariage d’inclination qui eût certes fait mon malheur, comme il a fait celui de ma pauvre tante Harriet. J’ai donc pour vous une véritable reconnaissance, et nous serons toujours amis, si vous le voulez bien.

Je remerciai Medora de sa franchise. J’étais dans une situation à ne pas me permettre d’observations sur le choix qu’elle avait fait d’un mari si peu enivrant. D’ailleurs, les eût-elles comprises ? Il paraît que le titre de prince efface les rides et les années. Je me rappelai aussi, en ce moment, que Medora n’était pas d’une très-illustre naissance ; que la sœur de lady Harriet avait fait un mariage, non d’amour, mais d’argent, et que l’ambition de remonter à l’échelon social dont elle était descendue par cette mésalliance de sa mère devait être ce que Medora appelait le côté logique et raisonnable de sa vie.

Il lui était échappé un mot qui ne s’accordait pourtant pas avec sa conclusion : « Je suis assez mécontente de ma situation, ne me faites pas de sermons». Je crus ne devoir pas relever cet aveu, et je la félicitai, au contraire, du succès de son escapade. Je ne voyais pas que cela dût causer ni chagrin sérieux ni dommage sensible à lord B*** ou à sa femme. S’ils eussent été là, je crois que je les aurais félicités eux-mêmes d’être dégagés de la responsabilité que leur imposait la tutelle d’une personne aussi tranchée et aussi extrême en ses résolutions que la belle Medora.

Nous causâmes donc, tranquillement d’abord, de ses projets. Elle voulait s’établir sur la côte de Gênes, et m’invitait à aller la voir ; mais elle ajouta tout à coup assez brutalement :

— À condition pourtant que vous serez débarrassé de mademoiselle Daniella.

— En ce cas, répondis-je avec la même netteté, recevez aujourd’hui mes adieux définitifs ; car je compte épouser mademoiselle Daniella aussitôt que je pourrai l’emmener hors de ce pays, où j’aurais, fussé-je libre, quelque mortification de paraître céder aux menaces de monsieur son frère.

— En vérité, s’écria Medora, vous en êtes là ? Vous tombez dans ce piège grossier de croire qu’elle est menacée par son frère, qui l’a laissée voyager avec nous sans jamais lui donner signe de vie ?

— Je sais maintenant qu’elle n’a voyagé avec vous que pour échapper aux continuelles persécutions de ce frère qui voulait naturellement l’exploiter, et qui l’eût suivie, si sa double profession d’espion et de bandit ne le tenait attaché au sol romain.

— Très-bien ! Ainsi, vous connaissez ces détails dont je n’osais vous parler, et vous allez avoir pour beau-frère un mouchard, voleur de grands chemins par-dessus le marché ?

— C’est un désagrément prévu, et je passe outre.

Elle garda un instant le silence et reprit :

— Je me demande lequel de nous deux fait une folie : celle qui épouse sans amour un homme comme il faut, ou celui qui veut épouser une femme qu’il aime, en dépit de sa honteuse situation.

— Vous croyez, répondis-je, que la raison est de votre côté comme je crois qu’elle est du mien ; et, tous deux, nous sommes très-contents de nous-mêmes. C’est ainsi que se résument tous les antagonismes de l’opinion, et, comme c’est le résultat inévitable de toutes les discussions possibles, on devrait se les épargner comme inutiles, à moins qu’on ne les considère comme un moyen sûr de se confirmer et de se fortifier dans ses propres tendances.

— C’est bien dit, mais ce n’est pas toujours certain. Il y a des convictions entières qui ébranlent les demi-convictions, et je vous avoue qu’en vous voyant si absolu dans la logique de votre théorie, je me demande si je suis dans le vrai chemin de la mienne. Tenez, l’amour est une puissance maudite, puisque celui qui se fait son apôtre est toujours plus fort dans son délire que l’apôtre de la raison ne l’est dans sa quiétude.

— Voici le prince qui nous rejoint, et c’est à lui de vous convaincre de la puissance de l’amour, puisqu’il vous aime et vous implore.

— Attendez ! un mot encore ! J’espère que vous ne pensez pas que je ne sois plus parfaitement libre de rompre avec lui ?

— Pardon ! je ne vous comprends pas.

— Je veux dire que je ne suis pas plus sa maîtresse que je ne suis encore sa femme, et que c’est tout au plus si je lui ai permis, jusqu’à présent, de me baiser la main. Si vous aviez d’autres idées, elles m’outrageraient bien gratuitement.

— Qu’est-ce que cela me fait ? pensai-je pendant que le prince passait entre nous pour me remercier et pour faire à Medora de timides reproches. J’entendis qu’elle lui répondait sèchement et je me hâtai d’aller reprendre mon rang dans la caravane.