Librairie Nouvelle (1p. 287-299).
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XXVII


Villa Mondragone, 12 avril.

J’ai bien des choses nouvelles à vous raconter. Après vous avoir quitté avant-hier, vers cinq heures de l’après-midi, c’est-à-dire après avoir fermé mon album, comme je me disposais à partir, j’ai vu apparaître ma chère maîtresse à l’entrée supérieure du Pianto. Elle était très-émue.

— Je vous cherche partout, me dit-elle ; il y a une grande heure que je cours dans ces ruines sans oser vous appeler !

— Eh quoi ! une heure que j’aurais pu passer à tes genoux, une heure de délices que j’ai perdue ! Il fallait m’appeler !

— Non ! il faut plus de prudence que jamais. Mon frère…

— Ah ! s’il ne s’agit que de ton frère, moquons-nous de lui ! Que peut-il vouloir de moi ?

— De l’argent, probablement.

— Je n’en ai pas pour lui.

— Ou le mariage, peut-être !

— Eh bien, soit ; si c’est là ce que tu veux, toi, nous serons vite d’accord.

Daniella se jeta à mon cou en fondant en larmes.

— Et quoi ! lui dis-je, es-tu étonnée d’une chose si simple ? Ne te l’ai-je pas dit, que j’étais à toi, corps et âme, pour toujours ?

— Non ! tu ne me l’avais pas dit !

— Je t’ai dit : Je t’aime ! et je te l’ai dit du fond de l’âme. Pour moi, toute ma vie est dans ce mot-là. S’il te faut d’autres serments, des témoins et des écritures, tout cela est si peu de chose en comparaison de ce que je sens en moi de force et de passion, que je ne veux même pas que tu m’en saches gré. Dis un mot, et je t’épouse demain, si c’est possible demain.

— Ce serait possible demain ; mais je ne le veux pas. Nous reparlerons peut-être de cela plus tard ; mais, maintenant, je veux avoir le mérite d’une confiance aveugle. Ne m’ôte pas l’orgueil de ma faute ! Nous avons fait un péché en nous passant de prêtre pour nous unir ; je le sais, et j’accepte pour pénitence le mal qui pourra m’en arriver de la part des hommes. Ce sera bien peu de chose, et je méritais d’être punie par ton mépris. Puisqu’au lieu de ce que j’attendais de toi, il arrive que tu m’estimes et me chéris pour ma faiblesse, je suis mille fois trop heureuse, et les autres peuvent bien me couper par morceaux sans que je m’en plaigne et sans que je fasse entendre un seul cri. La faute est commise, et ce n’est pas d’être mariée un jour ou l’autre qui m’empêchera d’être notée au livre de Dieu.

— Eh quoi ! ma bien-aimée, des terreurs et des remords !

— Non, non ! j’ai trop de bonheur pour sentir l’épine du repentir, et, dusses-tu me repousser ou me fuir demain, je ne pourrais pas regretter les deux jours qui viennent de m’être donnés. Qu’importe que l’on pleure dix ans si, en quelques heures, on a goûté plus de joies que toute une vie de malheur ne peut nous donner de souffrances ?

— Ah ! tu as raison, fille du ciel ! la souffrance est un fait humain qui peut s’évaluer et se mesurer : la joie, comme nous l’avons savourée, est au-dessus de tous les calculs, puisqu’elle vient de Dieu.

— Elle vient de Dieu, c’est vrai ! L’amour est comme le soleil, qui luit pour les coupables aussi beau que pour les justes. Je ne peux donc pas rougir de t’aimer, ni m’en repentir en aucune façon. Seulement, je compte avec mon juge, et je sais qu’il me fera expier mon ivresse. J’attends donc quelque grand châtiment en cette vie ou en l’autre, et, puisque je l’accepte d’avance, nous sommes quittes, lui et moi ! — C’est-à-dire, ajouta-t-elle après m’avoir embrassé avec ardeur, nous sommes quittes, si c’est moi seule qui ai à souffrir en ce monde ou en l’antre, car, si c’était toi, si tu devais être puni à ma place…, je me révolterais, je maudirais le ciel, qui m’aurait envoyé une punition cent fois plus grande que mon péché. Voilà pourquoi je viens te trouver et te dire qu’il faut de la prudence, car c’est toi qu’on menace en ce moment à à cause de moi.

— Qui me menace ?

— La police pontificale a été saisie d’une plainte contre toi, déposée par mon frère, à propos de ces maudites fleurs que tu as ôtées du grillage de la madone. En éteignant la petite lampe, il paraît que tu as fait tomber d’abord le grillage, et puis de l’huile sur la fresque ; et ensuite mon frère, frappé et jeté à terre par toi, ivre comme il l’était, a promené, en se relevant et en tâtant la muraille, ses mains remplies de fange sur la sainte image. Voilà comment je peux expliquer les taches et les souillures qu’elle portait le lendemain de cette aventure ; car, quelque méchant homme que soit Masolino, je ne veux pas l’accuser d’avoir fait, exprès une profanation aussi abominable. Il t’en accuse, lui, et il prétend t’avoir surpris occupé à cette scélératesse. Il ne sait certainement pas quelle personne il a vue ; mais, ayant entendu dire que tu es entré une fois dans la maison que j’habite à Frascati, il te soupçonne et te désigne. On ne le croit pas dans la ville ; mais les autorités, qui devraient bien savoir, comme tout le monde, à quoi s’en tenir sur le compte d’un ivrogne comme lui, le protègent singulièrement et ont commencé une espèce d’enquête. On a été aujourd’hui à Piccolomini pour t’interroger et pour interroger ma tante Mariuccia, qui a tout nié, la chère brave femme, et qui est venue tout de suite me trouver. « Si tu sais où il est, m’a-t-elle dit, fais-le vite avertir de ne pas rentrer ce soir à la maison ; car mon frère le capucin, qui est toujours bien informé, m’a dit en confidence qu’il allait être arrêté et emprisonné.» Or, vois-tu, dans notre pays, il n’y a pas de petites affaires dès que le saint-office s’en mêle, si l’on n’a pas la protection particulière de quelque personnage d’Église. Avec cela, le malheur veut que tu ne sois pas très-pieux. Interrogé, tu te défendras de manière à te perdre…

— Je ne me défendrai pas du tout ; car rien au monde ne me fera dire dans quelle intention j’ai volé tes jonquilles. Je me bornerai à dire qu’il n’entre pas dans mes idées de profaner une image, fût-elle païenne, et je réclamerai la protection de mon gouvernement.

— Quand tu seras dans un cachot sans communiquer avec personne pendant plusieurs semaines, plusieurs mois peut-être, ton gouvernement aura l’oreille fine s’il entend tes plaintes. Si tu dis que tu respectes les images païennes à l’égal de celles de la vraie religion, on te fera tout le mal possible, avec ou sans jugement, et, si tu caches la circonstance qui te rend innocent, le vol des fleurs de ta maîtresse, ta maîtresse ira elle-même raconter la vérité et te réclamer comme elle pourra, au risque du scandale. Ne t’imagine pas que je te laisserai mettre dans ces affreuses prisons d’où l’on ne sait jamais quand et comment on sortira. La seule idée de t’y voir conduire me rend furieuse, et je serais prête à m’en aller criant par les rues : « Rendez-moi celui que j’aime et à qui j’appartiens sans condition ! » Tout le monde dirait : « Elle est folle et mon frère me tuerait. Peu importe ! Voilà ce qui arrivera si tu t’exposes à être pris.

Je combattis en vain les appréhensions probablement chimériques et les résolutions extrêmes de cette chère fille. Elle était si désolée et si agitée, que je dus céder à ses prières et lui promettre de passer la nuit à Mondragone.

— Puisque c’est un si grand tourment pour toi, lui dis-je, de me voir retourner à Piccolomini, je me soumets, dussé-je périr ici de froid et de faim.

— Il n’en sera pas ainsi, me dit-elle : j’ai songé à tout. Puisque tu promets de m’obéir, viens avec moi.

Elle me conduisit, par un dédale d’escaliers et de couloirs dont elle avait les clefs, au casino dont je vous parlais hier, et me fit entrer dans un petit appartement, peint d’une vieille fresque assez galante et meublé d’un grabat, de quelques chaises boiteuses et de deux ou trois cruches égueulées.

— Ceci est misérable, me dit-elle ; c’est là que couchait le gardien, quand il y avait des ouvriers travaillant aux réparations ; mais, avec de l’eau saine et de la paille fraîche, on est bien partout, parce qu’on peut y être proprement. Prends patience ici pendant deux heures, et, dès qu’il fera nuit, je t’apporterai de quoi te réchauffer et de quoi dîner.

— Tu reviendras donc ce soir ?…

— Certainement, et je n’aurais pas pu retourner à Piccolomini, qui doit être surveillé par mon frère en personne.

— Oh ! alors ! que ne le disais-tu tout de suite ! Tâche que mon danger et ma captivité ne finissent pas de sitôt ; car voilà mon rêve réalisé ! J’aime tant la sécurité et le mystère de ces ruines, que je me creusais la tête pour trouver le moyen d’y transporter nos rendez-vous. Tu vois que le ciel ne nous est pas si contraire, puisqu’il fait de ma fantaisie une sorte de nécessité.

— Une nécessité très-réelle ! Mais voyons ! il y a de la poussière ici… je sais où trouver un balai. Promène-toi sur la terrasse ; personne ne peut te voir d’en bas si tu ne penches ; pas la tête en dehors des balustrades. J’irai laver et remplir ces cruches dans la belle eau de la fontaine qui est au bout du parterre. Quant à la paille, tu viendras tout à l’heure la chercher avec moi dans un cellier où je sais que le fermier met le trop-plein de ses greniers.

Tout cela était très-bien combiné, sauf l’article du balayage et des cruches portées à la fontaine, et il me fallut entrer en révolte pour que ma maîtresse renonçât à être ma servante. Elle l’avait été à Rome, à Piccolomini dans les premiers jours, et c’était son plaisir, disait-elle, de l’être toute sa vie ; mais voilà ce qu’il m’est impossible d’admettre. La jeune fille chaste qui s’est donnée à moi doit me commander et non m’obéir. Je comprends de reste, aujourd’hui, que l’on aime et que l’on épouse sa ménagère, mais à la condition que, si elle est digne de cette union, on la traitera désormais comme son égale.

— Ah ! je le vois bien, dit-elle en me laissant arracher le balai de ses jolies petites mains brunes et rondelettes, tu ne me traites pas comme ta femme !

— Je te demande pardon ! Ma femme fera le ménage quand je travaillerai dehors pour la famille ; mais, quand j’aurai, comme aujourd’hui, les bras croisés, elle ne fera que ce que je ne saurai pas faire pour l’empêcher de se fatiguer.

— Mais justement, tu ne sais pas balayer ! tu balayes très-mal.

— J’apprendrai ! Sors d’ici, car je ne veux pas que tes beaux cheveux récoltent ces nuages de poussière.

Quand le ménage fut fini, je lui demandai si le fermier dont elle m’avait parlé, et à qui nous venions de dérober deux bottes de paille pour me faire un lit, ne venait jamais dans le palais. J’appris qu’il demeurait dans les constructions semi-rustiques que j’apercevais au bout de la grande allée de cyprès. C’est l’usage, dans les anciennes propriétés italiennes, de planter une vraie ferme et de vrais bestiaux tout au beau milieu des jardins. C’est la véritable villeggiatura, et c’est très-bien vu. Les bœufs avec leurs chars passant dans les allées, les chevaux et les vaches broutant les tapis verts des pelouses, ne gâtent rien dans ces paysages arrangés, qui ont leur place dans l’ensemble, comme la rocaille dans les parterres et la girande sur les terrasses. Ces fermes choisies n’affectent pas des airs suisses comme la laiterie de Trianon. Ce sont de jolies fabriques d’un goût bien local, où l’on a incrusté tous les débris de marbres antiques que l’on a eus de reste après avoir bâti les palais. Ces marbres blancs, irrégulièrement encadrés dans la brique rosé, sont d’un très-joli effet.

Le fermier de la laiterie ou ferme-jardinière de Mondragone est un beau paysan que j’ai rencontré quelquefois dans le stradone, et qui a toute la confiance des gens d’affaires de la propriété. Mais il ne vit pas en très-bonne intelligence avec Olivia, qui voulait avoir le monopole des bonnes mains des promeneurs et des touristes. Elle a réclamé ; il y a eu de graves contestations, et le jugement souverain de l’intendant a partagé les intérêts en tranchant ainsi la question :

— Tout ce qui est en dehors du palais, annexes, terrasses extérieures, jardins et bâtiments d’exploitation, est placé sous la gouverne et responsabilité du fermier Felipone ; tout ce qui est château, cours ceintes de murs, pavillons, galeries et corps de logis attenant au palais, est du ressort d’Olivia. Chacune des parties a son trousseau de clefs et réclame aux curieux une mancia particulière.

La paix s’est faite, mais une paix armée, où chacun, jaloux de ses droits, observe son adversaire et surveille les libéralités de la clientèle, clientèle nulle en ce temps-ci, mais assez fructueuse quand Frascati se remplit d’étrangers.

Je m’intéressai à ce détail par la crainte d’être dérangé, rançonné ou trahi par Felipone. Daniella m’assura que, ne pénétrant jamais dans l’enceinte, dont il n’a pas tes clefs, il ne se douterait seulement pas de ma présence.

— Mais ces deux bottes de paille que nous venons de lui prendre, et qui se trouvaient en nombreuse compagnie dans une des salles du manoir ?

— Ceci est une tolérance d’Olivia, à qui il paye quelque chose comme loyer de ce fourrage. Il le retirera quand la consommation de ses bêtes aura fait de la place dans sa grange ; mais, pour cela, il faudra qu’Olivia s’y prête en ouvrant elle-même la porte à ses chariots. Donc, tu es seul ici comme le pape sur sa chaise gestatoria, et tu pourras y dormir, cette nuit, sur les deux oreilles.

Elle partit pour me chercher à manger. Je ne voulais qu’un morceau de pain caché dans sa poche, pourvu qu’elle revint bien vite. Elle me promit de ne pas perdre le temps en inutiles gâteries.

Pendant son absence, j’explorai attentivement mon domicile. Il y faisait passablement froid ; mais il y a une cheminée, et le bois ne manque pas dans les appartements en réparation. J’allai chercher une provision de copeaux, après m’être assuré ; qu’il y avait chez moi des volets pleins qui me permettaient d’éclairer l’appartement sans que cette clarté fût aperçue du dehors. La nuit s’annonçait noire et pluvieuse comme celle d’hier.

— Quand elle sera tout à fait venue, me disais-je, les nuages qui rasent cette cime où me voilà niché, me permettront d’allumer mon feu sans crainte d’être trahi par la fumée.

J’étais devenu d’une extrême méfiance. Dès qu’il s’agissait de recevoir là ma chère compagne, je voulais qu’elle y fût en sûreté. Je me mis donc à faire la tour de ma forteresse, examinant les issues avec un soin minutieux. Il y en a deux principales au midi, tout près l’une de l’autre : celle de la grande cour et celle du parterre qui lui est parallèle ; toutes sont en bois de charpente, traversées de lourds madriers et ferrées solidement. Sous tes bâtiments de la cour, à l’ouest, et sur le terrazzone, au nord, plusieurs ouvertures manquent de portes, et beaucoup de fenêtres sont sans menuiserie ; en outre, toute la grande galerie de l’ouest est complètement à jour ; mais toutes ces ouvertures sont situées à une hauteur considérable an-dessus du soi extérieur, à cause des gradins de la montagne, et toutes les portes de dégagement sont bouchées par des tas de moellons ou par des piles de bois de charpente qui braveraient un assaut. Tout cela est au moins à l’abri d’une surprise. Il n’y a pas une seule brèche qui ne soit hors de portée, à moins d’échelles de siège, dont je ne présume pas que Frascati soit bien riche. À supposer que l’on envoyât de la gendarmerie pour abattre une de ces clôtures, cela ne pourrait pas se passer sans un grand bruit ; les assiégés auraient tout le temps de déguerpir d’un autre côté et de se cacher dans une de ces mille retraites qu’offrait les montagnes, les ruines, les couvents et les bois voisins. Ce pays semble disposé tout exprès pour que jamais le pouvoir officiel ne puisse avoir raison de ceux qui veulent se soustraire à ses volontés, et la preuve, c’est que le brigandage y règne en tout temps et y semble indestructible.

Je faisais ces réflexions en traversant la petite galerie sombre du pianto. La nuit était venue, et je m’arrêtais de temps en temps pour étudier tous les bruits étranges de ces ruines. Tantôt, c’étaient les cris aigus des oiseaux de proie cherchant un abri, tantôt des rafales de vent engouffrées sous les voûtes ; mais, dans le pianto, c’était un silence de mort, tant cette construction est isolée dans un épais massif d’architecture.

J’eus donc un tressaillement de joie en croyant entendre des pas sur l’escalier supérieur. Ce ne pouvait être que Daniella, dont le pied léger faisait crier le gravier sur tes dalles. Je m’élançai à sa rencontre ; mais, en remontant à la salle du grand arceau (je donne des noms à tous ces lieux dont j’ignore l’histoire), je me trouvai seul dans les ténèbres. J’appelai à voix basse : ma voix se perdit comme dans une tombe. J’avançai en tâtonnant ; je m’arrêtai au moment de passer dans une autre salle ; j’écoutai encore : il me semblait que l’on marchait derrière moi et que l’on descendait l’escalier du Pianto, que je venais de remonter. Quelqu’un s’était croisé avec moi dans l’obscurité ; quelqu’un qui m’avait entendu appeler, sans nul doute, et qui n’avait pas voulu me répondre ; quelqu’un enfin qui marchait furtivement, mais dont le pas, plus accusé que celui d’une femme, ne pouvait plus être attribué à Daniella.

Voilà, du moins, ce que je me persuadai un instant. J’écoutai attentivement. Je me figurai entendre sous mes pieds le grincement d’une porte qui se ferme. Je retournai au Pianto. Tout était morne et sombre, et je n’entendais que l’écho de mes pas ; sous les voûtes du petit cloître. J’avais pris pour des pas humains un de ces bruits de la nuit qui restent souvent à l’état d’énigme, bien que la cause en soit des plus simples et fasse sourire quand, par hasard, on la découvre. J’avais eu peur, la peur d’un avare qui a un trésor à enfouir.

Je trouvai Daniella installée dans le casino, et mettant mon couvert aussi tranquillement et aussi gaiement que si c’eût été là une demeure comme une autre. Elle avait trouvé une table, elle avait apporté des bougies, du pain, du jambon, du fromage, des châtaignes, du linge et une couverture de laine. Le feu brillait dans la cheminée et faisait danser follement les fleurs et les oiseaux de la fresque. Le taudis avait un air de fête et un fond de propreté réjouissante. Je sentis une joie rendue plus vive par le moment de terreur que je venais d’éprouver. Émotions charmantes qui redoublez en nous l’intensité de la vie, je ne vous connaissais pas avant d’aimer ! Je ne songeai plus qu’à m’enfermer avec ma Daniella et à souper avec elle pour la première fois, en lui disant mille fois pour une : « Je t’aime, et je suis heureux !»

Il était déjà sept heures, et, tous deux, nous mourions de faim. Jamais chère ne me parut plus délicieuse que ce modeste souper.

— Laisse faire, disait Daniella, ceci n’est qu’un repas improvisé. Demain, je veux que tu sois mieux que tu ne l’étais chez lord B***, à Rome.

— Dieu me garde de ce bien-être qui te fait arriver ici embarrassée et chargée comme un facchino, et qui attirera l’attention sur ces allées et venues !

— Non, non ; dès que la nuit se fait, les grilles des deux parcs sont fermées, et aucun étranger n’y pénètre. Les fermiers et les gardiens rentrent chez eux pour souper, dormir ou causer. D’ailleurs, je ne m’amuse pas à suivre le stradone. Je me glisse par des taillis de buis et de lauriers où il est impossible d’être vu, et je pourrais même venir par là en plein jour sans aucun risque, comme je l’ai fait tantôt, comme je le ferai demain matin pour t’apporter des nouvelles de ton affaire, et un déjeuner avec du café !

Cette idée de café dans les ruines de Mondragone me fit rire, et la sécurité de ma compagne me rappela les pas que j’avais cru entendre. Je songeai alors à lui en faire part.

— C’est quelque rat, me dit-elle en riant. Il est impossible que, sans les clefs, personne entre dans l’endroit que tu appelles le Pianto.

— Il y a pourtant là, sous les arcades, un appartement clos de volets et de grilles où je n’ai jamais pu entrer ce matin, et où quelqu’un pourrait s’être installé comme je le suis ici.

— Et Olivia ne le saurait pas ? À d’autres ! Olivia fait sa tournée trop souvent pour qu’on la trompe ; et, d’ailleurs, ses clefs ne la quittent jamais. Je suis la seule personne au monde à qui elles les ait jamais confiées. Quant à ce qu’il te plaît d’appeler un appartement, c’est-à-dire aux caves qui sont au-dessous du petit cloître, et qui communiquaient autrefois avec les grandes cuisines situées sous le terrazzone, précisément Olivia m’en parlait ce matin. « Ne va pas là sans lumière, me disait-elle, car il y a des chambres souterraines dont les escaliers sont complètement rompus, et, si tu te souviens, il y a de quoi se tuer.» Moi, je connais très-bien tous les coins et recoins de ce palais. J’y venais autrefois avec Olivia tous les dimanches, et je peux te dire que ces fenêtres qui t’intriguent donnent sur une galerie située beaucoup plus bas que le cloître, et dont on ne sortirait pas sans échelle si l’on y tombait ; car il n’y a plus d’autre issue que ces mêmes fenêtres. Je ne sais même pas s’il y en a jamais eu.

— C’était donc une prison ?

— Peut-être ! je n’en sais rien ; mais crois bien que, si je ne te savais pas en sûreté ici, je ne serais pas si gaie, si heureuse de t’y voir seul avec moi.

Elle ranima le feu, et un grillon, apporté par moi sans doute avec les copeaux, se mit à chanter d’une voix délirante.

— Oh ! c’est signe de bonheur ! s’écria Daniella ; c’est signe que le foyer allumé par nous ici est béni et consacré !