Librairie Nouvelle (1p. 223-238).
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XXII


8 avril. — Frascati.

Il a fait aujourd’hui un temps délicieux, clair et presque chaud. C’était bien le cas de faire enfin, hors des villas, une belle promenade à ma guise, et pourtant je n’en avais nulle envie. Après mon déjeuner, je suis remonté à mon grenier. Grenier est le mot, car je suis de plain-pied avec celui de la maison, et il faut même que je le traverse pour arriver à mon logement ; cela me fait une situation isolée qui ne me déplaît pas.

La Mariuccia est arrivée pour faire mon ménage, et m’a poussé dehors pour balayer. Je me tenais dans le grenier ; elle m’a grondé parce que j’y fumais mon cigare et risquais, selon elle, d’y mettre le feu.

— Est-ce que vous n’allez pas courir aujourd’hui ? Il n’a pas fait si beau depuis un mois !

Et, comme je trouvais des prétextes pour ne pas sortir :

— Eh bien ! a-t-elle ajouté, vous n’aurez pas besoin de moi, et, si vous restez, je vous confierai la garde de la maison.

— Vous allez donc sortir, Mariuccia ?

— Eh ! n’est-ce pas aujourd’hui le jeudi saint ? Il faut que je m’occupe de mes dévotions.

— Dites-moi à qui je dois ouvrir si l’on sonne.

— Personne ne sonnera.

— Pas même la Daniella ?

— Elle moins que tout autre.

— Pourquoi ça ?

— Parce qu’elle a fait un vœu hier, en sortant du sermon. Oh ! le beau sermon ! Jamais je n’ai entendu mieux prêcher ! Vous avez eu grand tort de ne pas venir entendre cela. La Daniella a tant pleuré, qu’elle a juré de faire ses pâques plus chrétiennement qu’elle ne les a encore faites, et, pour s’y disposer, elle a été mettre des fours à la madone de Lucullo.

— Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Qu’elle faisait un vœu.

— Lequel ?

— Ah ! dame ! vous êtes curieux ?

— Très-curieux, vous voyez !

— Eh bien ! voici ce que je leur ai conseillé à toutes, à la Daniella et à une douzaine d’autres jeunes filles, qui me demandaient par quel vœu elles devaient se sanctifier avant le jour de Pâques : « Portez des fleurs à la Vierge, leur ai-je dit, et promettez-lui de ne pas parler à vos amants avant d’avoir reçu l’absolution et la communion.»

— Vous avez eu là une belle idée, Mariuccia !

— Elles l’ont trouvée belle, puisqu’elles l’ont suivie. Ainsi, vous ne verrez ma nièce ni aujourd’hui, ni demain, ni samedi.

— Votre nièce a donc un amant dans la maison ?

— Eh ! chi lo sà ? dit la vieille fille en me regardant avec malice.

Puis elle rangea son balai et courut se faire belle pour aller entendre les offices à l’église des Capucins. Je pensai que la Daniella l’y rejoindrait, et je guettai sa sortie pour la suivre à distance.

Elle traversa l’enclos et en sortit par le petit chemin rapide qui sépare les villas Piccolomini et Aldobrandini. Quand on a grimpé un quart d’heure, on tourne à gauche et on grimpe encore l’avenue du couvent, qui est vaste et ombragée. L’édifice est à mi-côte, tapi comme un nid sous la verdure. Quand M. de Lamennais vint demeurer ici en 1832, il demeura chez ces capucins, dont il pensait beaucoup de bien. Il aimait aussi, m’a-t-on dit, cette retraite cachée dans la riche végétation de la montagne, thébaïde charmante, entourée de villas désertes et silencieuses.

Je regardai dans toute l’église ; la Daniella n’y était pas, et, comme les petits yeux malins de la Mariuccia m’observaient, je fus forcé de me retirer. J’attendis un peu sur le chemin ; ce fut en vain. Rien ne prouvait que Daniella dût venir là. Je montai au-dessus du couvent et vis ouverte la porte d’une villa que je n’avais pas encore explorée. C’est la Rumnella, qui successivement appartenu à Lucien Bonaparte, aux jésuites et à la reine de Sardaigne. Les jardins sont vastes et dominent, de plus haut que tous les autres, la belle vue que j’ai déjà de ma fenêtre de Piccolomini, à une demi-lieue plus bas. Le palais n’est qu’une grande vilaine maison de plaisance, où la, reine de Sardaigne n’est, je crois, jamais venue. Cependant elle, a fait faire des fouilles aux environs, et, comme ce palais se nomme aussi villa Tusculana, je pensai que les ruines de Tusculum devaient être par-là quelque part, et je les cherchai, sans demander de renseignements aux jardiniers, voulant garder le plaisir d’aller seul à la découverte.

J’escaladai le jardin, qui monte toujours, par une allée fort extraordinaire. C’est encore un de ces caprices italiens dont en n’a point d’idée chez nous. Sur un terrain en pente semi-verticale, on a écrit, c’est-à-dire planté en buis, nain et en caractères d’un mètre de haut, cent noms de poëtes et d’écrivains illustres. Cela commence vers Hésiode et Homère, et finit vers Chateaubriand et Byron. Voltaire et Rousseau n’ont pas été oubliés sur cette liste, qui a été dressée avec goût et sans partialité, par Lucien probablement. Les jésuites l’ont respectée. Un petit sentier passe transversalement entre chaque nom, et, au milieu de l’abandon général des choses de luxe de ce jardin, cette fantaisie est encore entretenue avec soin.

Je parvins au sommet de la montagne, en m’égarant dans de superbes bosquets. Puis je me trouvai sur un long plateau dont le versant est aussi nu et aussi désert que celui que l’on monte depuis Frascati est ombragé et habité. Devant moi se présentait une petite voie antique, bordée d’arbres, qui, suivant à plat la crête douce de la montagne, devait me conduire à Tusculum.

J’arrivai bientôt en vue d’un petit cirque de fin gazon, bordé de vestiges de constructions romaines. Un peu au-dessous, je pénétrai, à travers les ronces, dans la galerie, souterraine par laquelle, au moyen de trappes, les animaux féroces, destinés aux combats, surgissaient tout à coup dans l’arène, aux yeux des spectateurs impatients. Ce cirque n’a de remarquable que sa situation. Assis sur le roc, au bout le plus élevé d’une étroite gorge en pente, qui s’en va rejoindre, en sauts gracieux et verdoyants les collines plus basses de Frascati et ensuite la plaine, il est là comme un beau siège de gazon, installé pour offrir au voyageur le plaisir de contempler à l’aise cette triste vue de la campagne de Rome, qui devient magnifique, encadrée ainsi. Le renflement de la colline autour du cirque le préserve des vents maritimes. Ce serait un emplacement délicieux pour une villa d’hiver.

J’y pris quelques moments de repos. Pour la première fois depuis que j’ai quitté Gènes, il faisait un temps clair. Les montagnes lointaines étaient d’un ton superbe, et Rome se voyait distinctement au fond de la plaine. Je fus étonné de l’emplacement énorme qu’elle occupe, et de l’importance du dôme de Saint-Pierre, qui, tout le monde vous l’a dit, ne fait pas grand effet, vu de plus près.

Un bruit, mystérieux s’empara de ma rêverie. C’était comme une plainte, ou plutôt comme un soupir harmonieux et plaintif de la voix humaine. Comme tout était désert autour de moi, j’eus quelque peine à découvrir la cause de ce bruit intermittent, toujours répète et toujours le même. Enfin, je m’assurai qu’il sortait de la galerie souterraine, où le bruit de mes pas m’avait empêché de, l’entendre quand j’y avais pénétré. J’y retournai. Ce n’était que le murmure d’une goutte d’eau filtrant de la voûte et tombant dans une petite flaque perdue dans les ténèbres. L’écho, du souterrain, lui donnait cette rare sonorité, qui ressemblait au gémissement d’une divinité captive et mourante, ou plutôt à l’âme de quelque vierge martyre s’exhalant sous l’horrible étreinte des bêtes du cirque.

En quittant cet amphithéâtre, je suivis, dans le désert, un chemin jonché de mosaïques des marbres les plus précieux, de verroteries, de tessons de vases étrusques et de gravats de plâtre encore revêtus des tons de la fresque antique. Je ramassai un assez beau fragment de terre cuite, représentant le combat d’un lion et d’un dragon. Je dédaignai de remplir mes poches d’autres débris ; il y en avait trop pour me tenter. La colline n’est qu’un amas de ces débris, et la pluie qui lave les chemins en met chaque jour à nu de nouvelles couches. Ce sol, quoique souvent fouillé en divers endroits, doit cacher encore des richesses.

Le plateau supérieur est une vaste bruyère. C’était jadis, probablement, le beau quartier de la ville, car ce steppe est semé de dalles on de moellons de marbre blanc. Le chemin était, sans doute, la belle rue patricienne. Des fondations de maisons des deux côtés attestent qu’elle était étroite, comme toutes celles des villes antiques. Au bout de cette plaine, le chemin aboutit au théâtre. Il est petit, mais d’une jolie coupe romaine. L’orchestre, les degrés de l’hémicycle sont entiers, ainsi que la base des constructions de la scène et les marches latérales pour y monter. L’avant-scène et les voies de dégagement nécessaires à l’action scénique sont sur place et suffisamment indiquées par leurs bases, pour faire comprendre l’usage de ces théâtres, la place des chœurs et même celle du décor.

Derrière le théâtre est une piscine parfaitement entière, sauf la voûte. On est là en pleine ville romaine. On n’a plus qu’à atteindre le faîte de la montagne pour trouver la partie pélagique, la ville de Télégone, fils d’Ulysse et de Circé.

Là, ces ruines prennent un autre caractère, un autre intérêt. C’est la cité primitive, c’est-à-dire la citadelle escarpée, repaire d’une bande d’aventuriers, berceau d’une société future. Les temples et les tombeaux des ancêtres y étaient sous la protection du fort. La montagne, semée de bases de colonnes qui indiquent l’emplacement des édifices sacrés, et bordée de blocs brute dont l’arrangement dessine encore des remparts, des poternes et des portes, s’incline rapidement vers d’autres gorges bientôt relevées en collines et en montagnes plus hautes. Ce sont les monts Albains. Dans une de ces prairies humides où paissent les troupeaux, était le lac Régille, on ne sait pas où précisément. Le sort de la jeune Rome, aux prises avec celui des antiques nationalités du Latium, a été décidé là, quelque part, dans ces agrestes solitudes. Soixante et dix mille hommes ont combattu pour être ou n’être pas, et le destin de Rome, qui, en ce terrible jour, écrasa les forces de trente cités latines, a passé sur l’agro Tusculan, comme l’orage, dont la trace est vite effacée par l’herbe et les fleurs nouvelles.

Vous savez l’histoire de Tusculum ? Elle se résume en quelques mots comme celles de toutes les petites sociétés antiques du Latium : établissements hasardeux, quelquefois à main armée, sur des terres mal défendues, puis fortifiées par l’esprit d’association civique, par la fertilité du sol, et souvent par la situation inexpugnable ; extension de l’association par la ligue avec les établissements voisins ; affermissement de l’existence et commencements de civilisation, aussitôt que cessent le pillage et l’hostilité entre les membres de cette race d’aventuriers fondateurs de villes ; puis, les grandes luttes contre l’ennemi commun, Rome, qui, née la dernière, grandit à pas de géant, comme un fléau vengeur des premières spoliations du sol antique ; défaites tantôt partielles, tantôt générales de la confédération latine ; alliances subies plutôt qu’acceptées avec le vainqueur ; conspirations et révoltes, toujours écrasées par l’implacable droit du plus fort ; effacement final des nationalités partielles, et fusion politique dans la grande nationalité romaine.

Mais c’est ici que l’histoire très-confuse de ces nationalités vaincues prendrait de l’intérêt si elle avait de plus grandes proportions, et si elle n’était bouleversée à chaque instant par le flot des invasions barbares. Ces peuples d’origines différentes, qui, tantôt, faisaient alliance avec les Romains contre leurs voisins, et tantôt revenaient à l’alliance naturelle contre Rome, conservèrent toujours un sentiment de patriotisme étroit, ou plutôt un secret orgueil de race qui leur fit même préférer le joug de l’étranger à celui de Home. Tusculum persista, jusqu’au XIIe siècle, à trahir en toute occasion la cause romaine, aimant mieux épouser celle des Allemands que celle des papes, comme si l’affront subi au lac de Régule n’eût pas été effacé après un millier d’années d’apparentes réconciliations. Enfin, les haine» du moyen âge rallumèrent, dans toute sa rudesse barbare, l’antique inimitié. Les Romains fondirent sur Tusculum, la pillèrent et la détruisirent de fond en comble sous le pontificat du pape Célestin III. Une circonstance caractéristique, c’est que le pape avait fait de l’abandon de la citadelle de Tusculum la condition du couronnement de l’empereur, et qu’à peine les Allemands étaient-ils sortis par une porte, les Romains entrèrent par l’autre, livrant cette pauvre ville à toutes les horreurs de la guerre. Et pourtant, Jésus avait passé dans l’histoire des hommes ; ses autels avaient remplacé ceux des Némésis païennes. Le vainqueur ne s’appelait plus Furius, mais Célestin.

La société tusculane disparut avec sa ville, avec sa citadelle ses temples et ses théâtres. Les fugitifs se dispersèrent. Quelques-uns se groupèrent autour d’une chapelle située dans des bosquets naturels, sur les gradins inférieurs de leur montagne, et qu’on appelait la Madone des Feuillages (Frasche). De là le nom, de là la ville de Frascati ; de là le dédain et l’aversion de tout véritable Frascatino pour Rome et ses habitants.

Tutti ladri ! tutti birbanti ! s’écrie à chaque instant la Tusculane Mariuccia, quand, on réveille le levain de, ses passions latines.

Et pourtant, la Mariuccia sait si peu l’histoire de son pays, qu’elle prend Lucullus pour un pape, et la villa Piccolomini pour le berceau de la race pélagique. Elle n’est jamais allée jusqu’à Tusculum, bien qu’il n’y ait guère plus d’une lieue de distance ; mais elle a des dictons flétrissants pour toutes les autres villes du Latium, dictons qui semblent le reflet d’antiques traditions de rivalité, au temps où les Èques, les Sabins, les Albains, les Erniques et les Tusculans ravageaient, à tour de rôle, leurs établissements naissants, et s’enlevaient leurs troupeaux errants sur des terrains en litige.

La vue que l’on embrasse du sommet de l’arx de Tusculum est des plus romantiques. Là, on tourne le dos à l’éternelle Rome. Quand les bois de châtaigniers sont feuillus, cette vue doit être plus belle encore ; mais, alors, des caravanes de peintres et de touristes envahissent ces solitudes, et je m’applaudis d’être venu ici avant le beau temps, puisque je possède ces lieux célèbres dans tout leur caractère de mélancolique austérité. Les dévotions de la semaine sainte concentrent la population indigène, déjà si clairsemée, dans les couvents et dans les églises. Aussi loin que ma vue pouvait s’étendre, il n’y avait sous le ciel d’autre créature humaine que moi et un berger assis sur la bruyère entre ses deux chiens.

Je m’approchai de lui et lui offris de partager mon repas, c’est-à-dire mon morceau de pain, et quelques amandes de pin grillées, que la Mariuccia avait mises dans ma gibecière de promenade.

— Non, merci, me dit-il ; c’est jour de jeûne, et je ne peux accepter ; mais je causerai avec vous, si vous vous ennuyez d’être seul.

C’était un robuste paysan de la marche d’Ancone, d’une quarantaine d’années et d’une figure douce et sérieuse. Son grand nez aquilin ne manquait pas de race ; mais sa haute taille, ses cheveux blonds, ses manières calmes, son parler lent et judicieux ne répondaient pas à l’idée que je me serais faite d’un type de pâtre dans la campagne de Rome. Des pieds à la tête, il était vêtu de cuir et de peaux comme un Mohican. Il fait ses habits lui-même et les porte un an sans les quitter. Alors ils sont usés et il s’en fabrique d’autres.

Après m’avoir donné quelques détails sur son genre de vie, il me parla du lieu où nous étions.

— Il n’y a pas, dans tout Rome, me dit-il, un théâtre aussi entier et aussi intéressant que celui de Tusculum. Et puis c’est plus agréable, n’est-ce pas, de regarder des ruines dans un endroit comme celui-ci, où personne ne vous gène, et où il n’y a pas de maisons nouvelles pour vous déranger vos souvenirs ?

J’étais fort de son avis. C’étaient là, en effet, les premières ruines qui m’avaient ému réellement. À des vestiges illustres, à des souvenirs historiques, il faut un cadre austère, des montagnes, du ciel, de la solitude surtout. Ce berger est érudit ; c’est à l’occasion, une espèce de cicérone ; mais il est discret, sobre de paroles, et bienveillant sans familiarité importune et sans mendicité. Il passe sa vie à gratter la terre, et il a chez lui, dans une cabane qu’il me montra au fond du vallon, un petit musée d’antiquités ramassées à Tusculum. Je montai avec lui sur la roche la plus élevée, et il me décrivit la vaste étendue déployée autour de nous comme une carte géographique. Grâce à lui, je sais maintenant mon Latium sur le bout du doigt, et je pourrai aller partout sans guide. Rien n’est plus facile, aussitôt que l’on connaît les principales montagnes par leur nom et par leur forme.

Je me suis donc promené avec les yeux et j’ai parcouru, en désir et en espérance, des sites ravissants ou sévères. J’ai oublié, dans ce voyage, mes préoccupations de ce matin. La locomotion, l’amour des découvertes, ce je ne sais quoi d’enivrant dans la solitude inexplorée, ce sont là d’exquises jouissances, et je me demande quelle société de femme m’en donnerait de plus vraies.

Oui ! voilà ce qu’on se dit tant que la femme est loin !

— Où est la maison où Cicéron composa ses Tusculanes ? demandai-je au pâtre, pour voir jusqu’où allait son érudition.

Chi lo sà ? répondit-il en me montrant, non loin du cirque où j’avais fait ma première station, un édifice assez bien conservé. Les uns disent que c’est ici ; d’autres disent que c’est le jardin où est maintenant la Ruffinella. Toutes les fois qu’on déterre une nouvelle ruine, les savants décident que c’est la chose tant cherchée, et que toutes les anciennes ne valent plus rien. Mais qu’est-ce que cela vous fait ? Il n’y a pas, sur toute cette montagne, un endroit où Annibal, Pompée, Camille, Pline, Cicéron et cent autres personnages puissants, rois, empereurs, généraux, consuls, savants on papes, n’aient foulé la bruyère où voilà vos pieds, et respiré l’air que vous respirez maintenant.

— Je ne crois pas, répondis-je ; la bruyère est jeune, l’air est vieux et corrompu. Il était pur et salubre quand Rome était puissante. Croyez-vous qu’un État pareil eût pu avoir son siège dans ce marécage empesté qui est là-bas derrière nous ?

— Eh bien, du moins, les gens célèbres que vous savez ont regardé les montagnes que vous regardez, et, quand ils vinrent ici pour la première fois, ils demandèrent peut-être les noms des cimes et des vallées à quelque pauvre diable comme moi, de même que vous me le demandez maintenant. Vous me direz qu’ils ont aussi regardé le même soleil et la même lune que vous pouvez regarder à toute heure du jour et de la nuit. C’est ce que je me suis dit souvent.

— Il y a cette différence entre eux et moi que je ne suis qu’un pauvre diable comme vous.

— Eh ! chi lo sà ? Il parait qu’il vient ici, tous les ans, des personnes célèbres qui aiment à voir Tusculum, et dont on m’a dit les noms ; mais je n’en ai pas retenu un seul. Dans mille ans d’ici, les bergers de Tusculum les auront appris par la tradition et les diront comme je vous dirais ceux de Galba, de Mamilius on de Sulpicius.

— Vous en concluez donc que les hommes célèbres ne font pas tant d’effet de près que de loin ?

— Toutes choses sont ainsi. Voyez, ce pays est assez beau ; mais j’en connais bien qui sont plus beaux, et où personne ne va. Cependant on dit qu’il vient ici des voyageurs du fond de l’Amérique, le plus éloigné de tous les pays, si je ne me trompe, pour voir ces morceaux de marbre que je retourne avec mon pied. Ils y ramassent des briques, des cassures de verre et des mosaïques, et les emportent chez eux. On dit qu’il n’y a pas un coin sur la terre où quelqu’un ne conserve précieusement un petit morceau de ce qui traîne à terre dans la campagne de Rome. Vous voyez donc bien que ce qui est ancien et lointain paraît plus précieux que ce qui est nouveau et proche.

— Vous dites vrai ; mais la raison de cela ?

Il haussa les épaules, et je vis qu’il allait, encore une fois, se tirer d’affaire par l’éternel chi lo sà, si commode à la paresse italienne.

Chi lo sà, lui dis-je bien vite, n’est pas une réponse qui convienne à un homme de réflexion comme vous. Cherchez-en une meilleure, et, quelle qu’elle soit, dites-la-moi.

— Eh bien ! reprit-il, voilà ce que je m’imagine : quand nous vivons, nous vivons ; c’est-à-dire que, grands ou petits, nous sommes sujets ans mêmes besoins, et les grands ne peuvent pas se faire passer pour des dieux. Quand ils n’y sont plus depuis longtemps, on s’imagine qu’ils étaient faits autrement que les autres ; mais, moi, je ne m’imagine pas cela, et je dis qu’un vivant que personne ne connaît est plus heureux qu’un mort dont tout le monde parle.

— Vivre vous paraît donc bien doux ?

— Eh ! la vie est dure, et cependant on la trouve toujours trop courte. Elle pèse, mais on l’aime. C’est comme l’amour, on donne la femme au diable, mais on ne peut se passer d’elle.

— Êtes-vous donc marié ?

— Quant à moi, non. Un pâtre ne peut guère se marier tant qu’il court les pâturages. Mais vous, vous devez avoir femme et enfants ?

— Mais non ! Je n’ai que vingt-quatre ans !

— Eh bien ! voulez-vous attendre que vous soyez vieux ? Quel est le plus grand bonheur de l’homme ? C’est la femme qui lui plaît, et, quand on est riche, je ne comprends pas qu’on vive seul.

— Je vous ai dit que j’étais pauvre.

— Pauvre avec des habits de drap, de bons souliers et des chemises fines ? Si j’avais de quoi acheter ce que vous avez là sur le corps, je garderais mon argent pour avoir un lit. Quand on a le lit, on est vite marié. Si vous couchiez, comme moi, en toute saison sur la paille, je vous permettrais de dire que vous êtes forcé de rester garçon. Tenez, regardez ce désert, nous n’y sommes que trois, et deux de nous sont forcés à la solitude !

Je suivis la direction de mon regard, et je vis un moine noir et blanc qui traversait le théâtre de Tusculum.

— Celui-ci, reprit le pâtre, est esclave de son vœu, comme je suis esclave de ma pauvreté. Vous, vous êtes libre, et ce n’est ni au moine ni à moi de vous plaindre. Mais voilà que le soleil baisse. La bergerie est loin ; il faut que je vous quitte. Reviendrez-vous ici ?

— Certainement, quand ce ne serait que pour causer avec vous. Comment vous nommez-vous, pour que je vous appelle, si vous êtes dans une de ces gorges ?

— Je m’appelle Onofrio. Et vous ?

— Valreg. Au revoir !

Nous nous serrâmes la main et je redescendis vers le théâtre, regardant l’attitude pensive du moine qui s’était arrêté au milieu des ruines. Le coucher du soleil était admirable. Ces terrains, à coupures brusques et à plateaux superposés couverts de verdure, prenaient des tons éblouissants éclairés ainsi de reflets obliques. Les courts gazons brillaient tantôt comme l’émeraude et tantôt comme la topaze. Au loin, la mer était une zone d’or pâle sous un ciel de feu clair et doux. Les montagnes lointaines étaient d’un ton si fin, qu’on les eût prises pour des nuages, tandis que les déchirures et les ruines des premiers plans accusaient nettement leurs masses noires sur le sol brillant. Le moine, immobile comme une colonne, projetait une ombre gigantesque.

Je passai tout près de lui, comptant qu’il me tendrait la main, et que, pour un sou, j’aurais de lui quelque parole qui serait le résultat de sa méditation. Mais, soit qu’il n’appartint pas à un ordre mendiant, soit qu’il eût peur de se trouver seul avec un inconnu dans ce lieu désert, il me regarda avec méfiance et appuya la main sur son bâton. Ce geste m’étonna, et je le saluai pour le tranquilliser. Il me rendit mon salut, mais se détourna de manière à me cacher sa figure, qui m’avait paru belle et fortement caractérisée.

Je passai outre, non sans me retourner pour me rendre compte de l’inquiétude de cet homme, dont le vœu de pauvreté devrait être au moins une source d’insouciance et de sécurité. Il avait disparu précipitamment vers les gradins de l’hémicycle.

Je m’en allai, pensant aux paroles naïves et sensées du pâtre philosophe : « Le plus grand bonheur de l’homme, c’est la liberté d’aimer».

En effet, tout le monde n’a pas cette liberté. Et moi qui la possède, j’ai déjà laissé passer des années qui eussent pu être pleines de bonheur. À quoi les ai-je employées ? À interroger mes forces, mon intelligence, mon avenir, et à sacrifier à cette attente de l’inconnu les plus beaux jours de ma jeunesse. Moi qui me croyais parfois un peu plus sage que mon siècle, j’ai fait comme lui : j’ai lâché la proie pour l’ombre, le certain pour le douteux, le temps qui s’écoulait pour un temps qui ne sera peut-être pas. Qu’est-ce que cette chimère du travail, ce besoin de développer l’intelligence au détriment des forces du cœur ? Ne les use-t-on pas à les laisser dans l’inaction ? Et pourquoi, pour qui cette tension de la volonté vers un but aussi incertain que le talent ? Comment se fait-il que je n’aie pas encore rencontré l’amour sur mon chemin ? Est-ce parce que je suis plus difficile, plus exigeant qu’un autre ? Non, car mon idéal a toujours été vague en moi-même. Je ne me suis jamais fait le portrait de la femme à qui je dois me livrer sans réserve. Je me promettais de la reconnaître en la rencontrant ; mais je ne me disais pas qu’elle dût être grande ou petite, blonde ou brune.

— Elle viendra, me disais-je, quand je serai digne d’être aimé ; c’est-à-dire quand j’aurai fait de grands efforts de courage, de patience et de sobriété pour être tout ce que je puis être en ce monde.

Il me semblait suivre un bon raisonnement, cultiver ma vie comme un jardin d’espérance ; mais n’était-ce pas là une suggestion de l’orgueil ? Apparemment je comptais, comme Brumières, trouver une des merveilles de ce monde, puisque je m’appliquais à faire une merveille de moi-même. Ne pouvais-je me contenter d’une humble fille de ma classe, qui m’eût accepté tel que je suis, et qui m’eût aimé naïvement, saintement, et sans rien concevoir de mieux que mon amour ?

Et j’aurais été heureux ! tandis que je n’ai été que prudent et raisonnable ; vous aviez mille fois raison de le penser. J’ai, mille fois peut-être, étouffé le cri de mon cœur, peut-être ai-je passé mille fois auprès de la femme qui m’eût révélé le vrai de la vie. Je me suis acharné à voir les dangers d’une passion prématurée ; je n’ai pas compris l’ivresse de ces dangers, et ce vaillant, ce généreux sacrifice de la raison qui accepte la grande folie de l’amour, telle que Dieu nous l’a donnée.

Je songeais ainsi en descendant de Tusculum, et travers les taillis de chênes. Le rapide sentier, tout pavé en polygones de lave, était encore une rue de la ville antique, et, sous les racines des arbres, je voyais apparaître des restes de constructions enfouies. Je passai devant le couvent des Camaldules et devant la villa Mondragone, qui était fermée, et je rentrai à Piccolomini par des chemins étroits, encaissés, où je devins tout rêveur, tout agité de mon problème personnel.

Les objets extérieurs agissent sur moi d’une manière, souveraine. Devant un beau site, je m’oublie, je m’absente pour ainsi dire de moi-même ; mais, quand je marche dans un endroit sombre et monotone, je m’interroge et me querelle. Cela m’arrive, du moins, depuis quelque temps. Je n’avais jamais tant pensé à moi. Sera-ce un bien ou un mal ? La solitude que je suis venu chercher me rendra-t-elle sage ou insensé ? C’est-à-dire, étais-je insensé ou sage avant cette épreuve ? Je crois que nous nous acclimatons rapidement, au moral comme au physique, et que je deviens déjà Romain, c’est-à-dire porté à la vie de sensation plus qu’à la vie de réflexion. Quand j’ai fait un effort pour savoir si j’appartiendrai à l’une ou à l’autre, je suis bien tente de me tranquilliser avec le chi lo sà de la Mariuccia et du berger de Tusculum.