Librairie Nouvelle (1p. 150-163).
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XV


Frascati, 1er avril.

J’étais gris, vous dis-je, et je sentis cela en courant, après miss Medora. Dans le peu d’instants qui s’écoulèrent avant que je fusse près d’elle, j’éprouvai une surexcitation qui développa dans ma tête un degré de lucidité extraordinaire. « Cette fille est riche et belle, me disais-je à moi-même. Elle se jette de gaieté de cœur dans un système de provocations qui pourrait la perdre si tu étais un lâche, ou l’unir à toi si tu étais un ambitieux. Tout cela n’est rien ; il n’y a ici de danger ni pour toi ni pour elle, si tu as la conscience de tes paroles et la netteté de tes idées ; mais te voilà gris, c’est-à-dire fou, porté violemment à l’audace vis-à-vis de la destinée, à l’enthousiasme pour la beauté, à l’enivrement de la gaieté, de la jeunesse et de la poésie devant cette scène grandiose de ta plus chère maîtresse, la nature ! Te voilà disposé à l’expansion délirante quand il faut que tu veilles, même sur tes regards, et que tu pèses tous les mots que tu vas dire pour n’être ni sot, ni méchant, ni fourbe, ni léger !

Comment toutes ces réflexions se pressèrent en moi dans l’espace de deux ou trois minutes tout au plus, c’est ce qu’il m’est impossible de vous expliquer ; mais elles s’y formulèrent si nettement, que je sentis la nécessité d’un violent effort sur moi-même pour me dégriser. Vous avez rêvé souvent, n’est-ce pas, que vous rêviez, et vous êtes venu à bout de vous arracher à des images pénibles et de vous réveiller par le seul fait de votre volonté ? Voilà précisément ce qui se passa en moi ; mais je ne saurais vous dire combien fut énergique et par conséquent douloureux ce combat contre les fumées du vin. J’en sortis vainqueur cependant, car, après m’être arrêté court à un tournant à angle vif qui me cachait Medora, je pris seulement le temps de me dire :

— Où est-elle ? Je ne la vois plus. Peut-être est-elle tombée dans quelque précipice. Eh bien, pourquoi pas ? Cela vaudrait beaucoup mieux pour elle que d’être le jouet d’un engouement déplacé et passager de sa part et de la mienne.

Après m’être dit ces sages paroles, je me sentis complètement rendu à mon état naturel, et seulement fatigué comme si j’eusse fait une longue course. Je rejoignis Medora, je l’abordai avec calme, et, au lieu des véhéments reproches que j’avais été tenté de lui adresser sur son imprudence, je lui dis, en souriant, que je courais après elle pour l’accompagner, par ordre de lady Harriet.

— Je n’en doute pas, répondit-elle. Certes, vous n’y seriez pas venu de vous-même.

— Non, en vérité, lui dis-je. Pourquoi vous aurais-je importunée de ma présence, quand ce sentier est le plus joli et le plus commode qui se puisse imaginer dans un lieu semblable ? On peut courir ici comme dans sa chambre, et, pour tomber, il faudrait être d’une maladresse ridicule ou d’une présomption stupide.

Cette observation lui fit tout à coup ralentir son allure.

— Vous pensiez donc, me dit-elle avec un regard pénétrant, que je voulais vous éblouir par mon audace, que vous prenez ces précautions oratoires pour me dire…

— Pour vous dire quoi ?

— Que mon effet serait manqué ! C’est fort inutile : je sais que je ne pourrais même pas avoir un moment de gaieté bien naturelle, me sentir enfant et oublier que vous êtes là à m’épiloguer, sans être accusée de poser l’Atalante ou la Diana Vernon. Vous avouerez que vous êtes un compagnon de promenade fort incommode, et qu’autant vaudrait être sous une cloche que sous votre regard éplucheur et malveillant.

— Puisque nous voilà aux injures, je vous dirai que j’aimerais bien autant que vous me trouver seul ici, pour admirer à mon aise et sans préoccupation une des plus belles choses que j’aie jamais vues ; mais comment faire pour nous délivrer du tête-à-tête qu’on nous impose ? Voulez-vous que nous descendions jusqu’en bas sans nous dire un seul mot ?

— Soit, dit-elle ; passez devant pour que ma tante, qui nous regarde de là-haut, en venant tout doucement, voie bien que vous faites votre office de garde-fou ! Si j’ai la ridicule maladresse ou l’absurde présomption de tomber, vous m’empêcherez de rouler jusqu’en bas ; hormis ce cas invraisemblable, je vous défends de vous retourner.

— C’est fort bien ; mais, si vous roulez par le coté du précipice, si je ne vous entends pas marcher sur mes talons, il faudra que je me retourne ou que je sois inquiet, ce qui me dérangera dans ma contemplation, et m’ennuiera beaucoup, je vous en avertis.

— Voyons, dit-elle en riant, il y a moyen de s’arranger.

Elle détacha le long ruban de son chapeau de paille et m’en donna un bout pendant qu’elle prenait l’autre. Il fut convenu que, quand je ne la sentirais plus au bout du ruban, j’aurais le droit et le devoir de me retourner.

Cet arrangement facétieux était bien facile à prendre sur le délicieux sentier qui conduit au fond de l’entonnoir. S’il est parfois rapide et escarpé, nulle part il n’offre le moindre péril pour qui ne cherche pas le péril. C’est l’ouvrage de soldats français, sous la direction du général Miollis, et, grâce à ce travail ingénieux, l’abîme est devenu un adorable jardin anglais où l’on court avec sérénité au milieu d’épais massifs de myrtes et d’arbustes variés et vigoureux. Cette belle végétation vous fait perdre souvent de vue l’ensemble de la scène, mais c’est pour le retrouver à chaque instant avec plus de plaisir.

Puisque vous me dites que vous avez sous les yeux tous les guides et itinéraires de l’Italie pour suivre mon humble pérégrination, je dois vous prévenir que, dans aucun, vous ne trouverez une description exacte de ces grottes, par la raison que les éboulements, les tremblements de terre et les travaux indispensables à la sécurité de la ville, menacée de s’écrouler aussi, ou d’être emportée par l’Anio, ont souvent changé leur aspect. Je vais tâcher de vous en donner succinctement une idée exacte ; car, en dépit des nouveaux itinéraires qui prétendent que ces lieux ont perdu leur principal intérêt, ils sont encore une des plus ravissantes merveilles de la terre[1].

Je vous ai parlé d’un puits de verdure ; c’est ce bocage, d’environ un mille de tour à son sommet, que l’on a arrangé dans l’entonnoir d’un ancien cratère. L’abîme est donc tapissé de plantations vigoureuses, bien libres et bien sauvages, descendant sur des flancs de montagne presque à pic, au moyen des zigzags d’un sentier doux aux pieds, tout bordé d’herbes et de fleurs rustiques, soutenu par les terrasses naturelles du roc pittoresque, et se dégageant à chaque instant des bosquets qui l’ombragent pour vous laisser regarder le torrent sous vos pieds, le rocher perpendiculaire à votre droite et le joli temple de la Sybille au-dessus de votre tête. C’est à la fois d’une grâce et d’une majesté, d’une âpreté et d’une fraîcheur qui résument bien les caractères de la nature italienne. Il me semble qu’il n’y a ici rien d’austère et de terrible qui ne soit tout à coup tempéré ou dissimulé par des voluptés souriantes.

Quand on a descendu environ les deux tiers du sentier, il vous conduit à l’entrée d’une grotte latérale complètement inaperçue jusque-là. Cette grotte est un couloir, une galerie naturelle que le torrent a rencontrée dans la roche, et qui semble avoir été une des bouches du cratère dont le puits de verdure tout entier aurait été le foyer principal. On s’explique plus difficilement la cause première des gigantesques macaroni (je ne puis les appeler autrement) qui se tordent sous les voûtes et sur les parois de cette galerie souterraine. C’est exactement, en grand, les mêmes formes et les mêmes attitudes que les prétendues herbes pétrifiées de la petite solfatare de l’étang des tartres. Les gens du pays affirment que ces entrelacements et ces enroulements de pierres sont, dans les grottes de Tivoli, comme à la solfatare, des pétrifications de plantes inconnues. Je ne demanderais pas mieux ; mais, comme elles sont percées, dans toute leur étendue, d’un tube intérieur parfaitement rond et lisse, cette perforation me fait bien l’effet d’être le résultat d’un dégagement de gaz et de souffles impétueux partant de l’abîme et se faisant des tuyaux de flûte de toutes ces matières en fusion. Ce travail a pu être régulier d’abord comme le crible ignivome de la solfatare ; mais une convulsion subséquente de la masse volcanique les a tordues, embrouillées et déjetées en tous sens, avant qu’elles fussent entièrement refroidies. Voilà mon explication. Prenez-la pour celle d’un rêveur et d’un ignorant ; je n’y tiens pas ; mais elle a satisfait au besoin que j’éprouve toujours de me rendre compte des bizarreries géologiques, bizarreries pures dans la solfatare à fleur de terre que j’avais vue le matin, mais mystères grandioses dans la grotte de Tivoli, comme sur le chemin de Marseille à Roquefavour.

De quelles scènes effroyables, de quelles dévorantes éjaculations, de quels craquements, de quels rugissements, de quels bouillonnements affreux cette ravissante cavité de Tivoli a dû être le théâtre ! Il me semblait qu’elle devait son charme actuel à la pensée, j’allais presque dire au souvenir évoqué en moi, des ténébreuses horreurs de sa formation première. C’est là une ruine du passé autrement imposante que les débris des temples et des aqueducs ; mais les ruines de la nature ont encore sur celles de nos œuvres cette supériorité que le temps bâtit sur elles, comme des monuments nouveaux, les merveilles de la végétation, les frais édifices de la forme et de la couleur, les véritables temples de la vie.

Par cette caverne, un bras de l’Anio se précipite et roule, avec un bruit magnifique, sur des lames de rocher qu’il s’est chargé d’aplanir et de creuser à son usage. À deux cents pieds plus haut, il traverse tranquillement la ville et met en mouvement plusieurs usines ; mais, tout au beau milieu des maisons et des jardins, il rencontre cette coulée volcanique, s’y engouffre, et vient se briser au bas du grand rocher, sur les débris de son couronnement détaché, qui gisent là dans un désordre grandiose.

Il me fallut, en cet endroit, me retourner, comme Orphée à la porte de l’enfer, pour regarder mon Eurydice, car elle avait malicieusement lâché le ruban et s’était vivement aventurée sot une planche jetée au flanc du sentier par-dessus le vide, et appuyée sur une faible saillie du grand rocher. C’était une pure forfanterie, car cette planche ne conduisait à rien, ne tenait à rien, et présentait le plus épouvantable danger. Je vis qu’en effet ma princesse était brave et affrontait le vertige avec une surprenante tranquillité. Mais quoi ! c’est une Anglaise, et je me persuade toujours qu’il y a plus de fer et de bois que de sentiment et de volonté dans ces belles machines qui se donnent pour des femmes. Je crois bien que, si elle était tombée, elle aurait pu se casser, mais qu’on eût pu la raccommoder, et qu’elle eût été miss Medora comme devant.

Néanmoins, mon premier mouvement fut une grande terreur et puis un accès de colère irréfrénable. Je courus à elle, je la pris, très-rudement par le bras et je l’entraînai sous la voûte de la caverne, où je la forçai de s’asseoir, pour l’empêcher de recommencer quelque inutile expérience de son courage insensé.

Pour que vous compreniez comment je pouvais entrer dans une caverne où coule un bras de rivière impétueuse, il faut vous représenter la large ouverture de cette caverne, dont une moitié seulement sert de lit à la course des eaux, cette moitié est nécessairement la plus creuse ; l’autre également pavée de grands feuillets ondulés et bosselés par les soulèvements volcaniques, vous permet de monter, en tournant, jusque vers l’ouverture supérieure par laquelle le flot s’engage sous la voûte. Ainsi vous remontez, aisément et à couvert, la pente fortement inclinée et tourmentée d’un cours d’eau qui forme une cascade devant vous, et une autre cascade derrière vous. Cela m’expliquait la formidable basse continue que, du temple de la Sibylle, nous entendions monter de l’abîme invisible, tandis que la claire nappe argentée, qui léchait la perpendiculaire du grand rocher, dominait la sauvage harmonie par un chant plus frais et plus élevé.

L’endroit où j’avais fait asseoir, bon gré mal gré, Medora, forme une imposante et bizarre excavation, où pénètre, de l’issue supérieure invisible encore, une lueur bleue d’un effet fantastique. Les voûtes de la caverne où s’enroulent furieusement ces étranges formations minérales dont je vous ai parlé ces prétendues plantes d’un monde antérieur colossal, prennent là le dessin et l’apparence d’un ciel de pierre labouré de ces lourdes nuées moutonneuses qu’imitèrent les statuaires italiens du XVIIe siècle, dans les gloires dont ils entourèrent leurs Madones ou leurs saints équestres. En sculpture, c’est fort laid et fort bête ; mais, dans ce jeu de la nature, dans ce plafond de caverne éclairé d’un jour frisant et blafard qui en dessine les groupes fuyants et insensés, c’est étrange au point d’être sublime ; et, comme si la matière, dans ses transformations successives, se plaisait à conserver les apparences de couleur et de forme de ses premières opérations, on peut très bien se figurer là, au lieu d’un fleuve d’eau qui descend, un fleuve de lave qui monte, et, au lieu d’une voûte de rochers, une voûte de lourdes vapeurs tordues et dispersées par les vents de l’enfer volcanique.

Je fus tellement saisi par l’aspect et le bruit de ce cercle dantesque, qu’à peine eus-je fait asseoir Medora, je l’oubliai complètement. Ma main, crispée par l’émotion qu’elle m’avait causée, tenait pourtant encore la sienne ; mais c’était une sollicitude toute machinale, et je restai pétrifié comme le ciel de la grotte, curieux d’abord de comprendre à ma manière la scène étrange qui m’environnait, et puis ravi, pénétré, transporté dans le rêve d’un monde inconnu, enchaîné comme on l’est quand on n’a pas une parole pour formuler ce que l’on éprouve, et que l’on n’a pas auprès de soi un être vraiment sympathique, avec qui l’on puisse échanger le regard qui dit tout ce que l’on peut se dire.

Je ne sais pas si son examen extatique dura une minute ou un quart d’heure. Lorsque je retrouvai la notion de moi-même, je vis que je tenais toujours la main de Medora, et qu’à force d’être comprimée dans la mienne, cette pauvre belle main, un vrai modèle de forme et de tissu, était devenue bleuâtre. Je fus honteux de ma préoccupation, et, me retournant vers ma victime, je voulus lui demander pardon. Je ne sais ce que je lui dis ni ce qu’elle me répondit. Le bruit du torrent roulant devant nous, ne nous permettait pas d’entendre le son de notre propre voix ; mais je fus frappé de l’expression froide et hautaine de ces grands yeux d’un bleu sombre attachés sur les miens. Je ne pouvais exprimer mon repentir que par une pantomime, et je pliai un genou pour me faire comprendre. Elle sourit et se leva. Sa figure avait encore une expression ironique et courroucée, du moins à ce qu’il me sembla. Elle ne retira pourtant pas sa main, que je tenais toujours, mais non plus de manière à la meurtrir, et, comme son regard se portait vers le torrent, le mien s’y reporta aussi. On a beau se dire qu’on reviendra voir à loisir ces belles choses ; on se dit aussi qu’on sera peut-être empêché d’y revenir jamais, et qu’on ne retrouvera pas l’instant qu’on possède.

J’étais resté tombé sur mes genoux, non plus pour faire amende honorable à la beauté, mais pour regarder le dessous de l’excavation plus à mon aise. Comment vous dire ma surprise, lorsqu’au bout d’un instant, je sentis sur mon front, glacé par la vapeur du torrent, quelque chose de doux et de chaud comme un baiser ? Effaré, je retournai la tête, et je vis, à l’attitude de Medora, que ce n’était pas une hallucination.

Un cri de surprise, de colère réelle et de plaisir stupide tout à fait involontaire, sortit de moi et se perdit dans le vacarme du torrent. Je me reculai précipitamment, averti par ma conscience que tout élan de joie et de reconnaissance serait un mensonge de la vanité ou de la sensualité. La victoire eut peu de mérite : cette belle créature parlait médiocrement à mes sens, et nullement à mon cœur. Je ne saurais m’éprendre d’elle que par l’imagination, et j’en suis défendu par la certitude que son imagination seule s’est follement éprise de moi.

Eh quoi ! pas même son imagination ; je devrais dire son amour-propre, son dépit de mon indifférence, sa puérile jalousie de jolie femme contre la Daniella. Je me souvins, en cet instant, que celle-ci m’avait provoqué plus singulièrement encore en me baisant la main ; mais, de sa part, c’était l’action d’une servante qui croit, à tort, devoir s’humilier devant une supériorité sociale, et cette caresse, naïvement servile, m’avait donné envie de lui rendre la pareille pour rétablir la logique des choses. Rien de semblable ne me fut suggéré par la provocation de Medora.

C’était pourtant une provocation chaste à force d’être hardie. Je la crois même aussi froide qu’exaltée, cette Anglaise à passions de parti pris. Il n’y a place en elle, je l’ai senti à première vue, ni pour l’amitié tendre, ni pour l’amour ardent. Elle procède par coups de tête ; elle veut, ou vaincre ma résistance pour se moquer de moi ensuite, on se persuader à elle-même qu’elle éprouve les émotions violentes d’un amour irrésistible. Elle veut peut-être recommencer le roman d’amour de sa tante Harriet, sauf à me mépriser le lendemain comme on méprise le pauvre lord B***.

— Ah ! grand merci ! me disais-je. Je ne serai pas si faible que lui. Je garderai ma liberté et ma fierté. Je ne deviendrai pas amoureux de cette beauté dangereuse et décevante, à qui ses millions persuaderaient bientôt qu’elle a le droit de m’avilir.

Je me disais tout cela, dégrisé de tout vin et de toute vanité, comme vous voyez ; et, malgré tout cela, j’étais tremblant de la tête aux pieds, comme on l’est à la suite d’une commotion violente ; car tout appel à l’amour remue en nous la source profonde, sinon des plus vives émotions de l’animal, du moins celle des plus hautes aspirations de l’âme.

Sottement troublé, follement éperdu, j’entraînai Medora hors, de la caverne. J’avais besoin de l’air plein et du jour brillant pour me retrouver tout entier. À l’entrée de la grotte, nous vîmes lady Harriet et le guide qui faisaient une pause. Lady Harriet savait son Tivoli par cœur et ne daigna pas entrer dans la caverne, dont elle craignait la fraîcheur, ce qui ne l’empêcha pas de m’en parler avec enthousiasme, en phrases toutes faites, et en si beau style, que rien n’y manquait pour dégoûter à jamais de l’expansion admirative.

Comme tout danger était franchi, à ce que nous assura le guide, je feignis de vouloir aller au-devant de lord B***, qui n’arrivait pas, et je me mis à courir, résolu à ne plus échanger un mot ni un regard avec Medora. Je vis lord B*** beaucoup au-dessous de nous. Il nous avait dépassés et devisait avec Tartaglia, trop familièrement sans doute au gré de sa femme.

Pour les atteindre, je n’avais qu’à suivre le sentier qui s’enfonce en long corridor, taillé de main d’homme dans la roche. Cette galerie, percée de jours carrés comme des fenêtres, ne gâte rien dans le tableau. Elle vous fait tourner de plain-pied une face abrupte de la montagne, et, quand on la voit du dehors, ses ouvertures ombragées de lianes ressemblent à une suite d’ermitages abandonnés et devenus inaccessibles. Elle est propre et sèche dans toute son étendue ; c’est là dedans qu’on voudrait demeurer si on pouvait choisir son gîte à Tivoli. On nous a dit que ce travail était beaucoup plus ancien que celui du général Miollis, et qu’il avait été fait pour les plaisirs d’un pape amoureux des grottes de Neptune.

J’allais sortir de ce défilé lorsqu’un frôlement de robe m’avertit que j’étais suivi. Je fis la sottise de me retourner, et je vis Medora, pâle et comme désespérée, qui courait littéralement après moi.

— Laissez-moi, lui dis-je résolument, vous êtes folle !

— Oui, je le sais, répondit-elle avec énergie ; c’est même pour vous en convaincre tout à fait que me voilà encore près de vous. Si vous trouvez là quelque chose de plaisant, vous pouvez en rire avec M. Brumières et tous ses amis de l’école de Rome…

— Vous me prenez pour un lâche ou pour un sot ! Vous voyez donc bien que vous étiez folle de vous confier à ce point à un homme que vous ne connaissez pas.

— Si ! je vous connais, s’écria-t-elle. Ce n’est pas votre méchanceté ni votre indiscrétion que je crains ; c’est votre fierté puritaine. Vous savez que je vous aime, et moi, je sais que vous m’aimez ; mais vous avez peur de mes millions, et vous croiriez vous abaisser en faisant la cour a une femme riche. Eh bien, moi, je suis lasse d’être le but des ambitieux et l’effroi des hommes désintéresses. Je me suis dit que, le jour où je me sentirais aimée pour moi-même par un homme délicat, je l’aimerais aussi et le lui dirais sans détour. Vous êtes celui que j’ai résolu d’aimer et que je choisis. Il y a assez longtemps que vous résistez à vos sentiments et que vous vous faites souffrir vous-même en me tourmentant de votre prétendue antipathie. Finissons-en ; dites-moi la vérité, puisque je désire l’entendre, puisque je le veux.

J’espère, mon ami, que vous riez en vous représentant la figure ébahie de votre serviteur. Je me sentis l’air si bête, que j’en fus honteux ; mais il me fut impossible de dire autre chose que ceci :

— En vérité !… je jure, sur l’honneur mademoiselle, que je ne me savais pas amoureux de vous !

— Mais, à présent, vous le savez, s’écria-t-elle ; vous le sentez, vous ne vous en défendez plus ? Est-ce là ce que vous voulez dire ?

— Non, non ! répondis-je avec effroi ; je ne dis pas cela.

— Non ? vous dites non ? Alors je vous hais et vous méprise ?

Elle était si belle, avec ses yeux secs enflammés, ses lèvres pâles et cette sorte de puissance que donne la douleur ou l’indignation, que je me sentis redevenir ivre. La beauté a un prestige contre lequel échouent tous les raisonnements, et, en ce moment, celle de Medora réalisait tout ce que peut rêver, tout ce qui peut faire battre un cœur de jeune homme ! car enfin, je suis homme, je suis jeune, et j’ai un cœur comme un autre ! Je la contemplais tout éperdu, et il me semblait qu’elle avait raison d’être furieuse ; que je n’étais qu’un sot, un poltron, un butor, un petit esprit, un cœur glacé. Je ne pouvais lui répondre. J’entendais, au fond de la galerie, la voix de lady Harriet qui s’approchait.

— Continuez la promenade sans moi, je vous en supplie, lui dis-je. Je suis trop troublé, je deviens fou ; laissez-moi me remettre, me recueillir, avant de vous répondre… Tenez, on vient, nous causerons plus tard…

— Oui, oui, j’entends, dit-elle ; vous ferez vos réflexions, et vous nous quitterez sans me dire seulement adieu !

— De grâce, baissez la voix, votre tante… cet homme qui l’accompagne…

— Que m’importe ! s’écria-t-elle, comme décidée à tenter on effort suprême pour vaincre ma résistance. Ma tante sait que je vous aime ; je suis libre d’aimer, je suis libre de me perdre, je suis libre de mourir !…

En disant ces derniers mots, elle pâlit. Ses yeux se voilèrent ; il me sembla qu’elle allait tomber évanouie ; je la retins dans mes bras. Sa belle tête se pencha sur mon épaule, sa chevelure de soie inonda, enveloppa mon visage. Le sang gronda dans ma tête et reflua vers mon cœur ; je ne sais ce que je lui dis ; je ne sais si ma bouche rencontra ses lèvres : ce fut un délire rapide comme l’éclair. Lady Harriet, arrivant à l’angle du chemin couvert, n’avait plus qu’un pas à faire pour nous surprendre. Saisi de honte et de terreur, je pris la fuite, seul, cette fois, et j’aurais été me cacher je ne sais au fond de quel antre, si je n’eusse rencontré, au bas du sentier, lord B***, qui, redevenu le plus sage de nous deux, m’arrêta au passage.

  1. Un itinéraire sans défauts, c’est la pierre philosophale, et il faut dire aux personnes éprises de voyages que l’exactitude absolue des renseignements sur les localités intéressantes est absolument impossible. Ces ouvrages se font généralement à coups de ciseaux, vu que le rédacteur ne peut aller partout lui-même. Il le ferait en vain. L’aspect des lieux change d’une année à l’autre. J’ai sous les yeux une relation qui déplore l’écroulement complet et la complète sécheresse des grottes de Tivoli, que je viens de voir telles que les décrit Jean Valreg. Parmi les meilleurs guides, je recommande ceux de MM. Adolphe Jonanne et À.-J. Dupays, en Suisse et en Italie. Ce sont de véritables manuels d’art et de savoir encyclopédique, sont une forme excellente.