Le Siècle (p. 222-224).


CHAPITRE XCIV.

LE MATIN DU COMBAT.


Un beau jour se levait sur Paris ; aucun bourgeois ne savait la nouvelle ; mais les gentilshommes royalistes et ceux du parti de Guise, ces derniers encore dans la stupeur, s’attendaient à l’événement et prenaient des mesures de prudence pour complimenter à temps le vainqueur.

Ainsi qu’on l’a vu dans le chapitre précédent, le roi ne dormit point de toute la nuit, il pria et pleura ; et comme après tout c’était un homme brave et expérimenté, surtout en matière de duel, il sortit vers trois heures du matin avec Chicot, pour aller rendre à ses amis le seul office qu’il fût en son pouvoir de leur rendre.

Il alla visiter le terrain où devait avoir lieu le combat.

Ce fut une scène bien remarquable, et, disons-le sans raillerie, bien peu remarquée.

Le roi, vêtu d’habits de couleur sombre, enveloppé d’un large manteau, l’épée au côté, les cheveux et les yeux cachés sous les bords de son chapeau, suivit la rue Saint-Antoine jusqu’à trois cents pas en avant de la Bastille ; mais, arrivé là, voyant un grand rassemblement de monde un peu au-dessus de la rue Saint-Paul, il ne voulut point se hasarder dans cette foule, prit la rue Sainte-Catherine, et gagna par derrière l’enclos des Tournelles.

Cette foule, on devine ce qu’elle faisait là : elle comptait les morts de la nuit.

Le roi l’évita, et, en conséquence, ne sut rien de ce qui s’était passé.

Chicot, qui avait assisté à la querelle ou plutôt à l’accord qui avait eu lieu huit jours auparavant, expliquait au roi, sur l’emplacement même où l’affaire allait se passer, la place que devaient occuper les combattants, et les conditions du combat.

À peine renseigné, Henri se mit à mesurer l’espace, regarda entre les arbres, calcula la réflexion du soleil, et dit :

— Quélus se trouvera bien exposé : il aura le soleil à droite, juste dans l’œil qui lui reste[1], tandis que Maugiron aura toute l’ombre. Quélus aurait dû prendre la place de Maugiron, et Maugiron, qui a des yeux excellents, celle de Quélus. Voilà qui est bien mal réglé jusqu’à présent. Quant à Schomberg, qui a le jarret faible, il a un arbre pour lui servir de retraite en cas de besoin. Voilà qui me rassure pour lui ; mais Quélus, mon pauvre Quélus !

Et il secoua tristement la tête.

— Tu me fais peine, mon roi, dit Chicot. Voyons, ne te tourmente pas ainsi, que diable ! ils auront ce qu’ils auront.

Le roi leva les yeux au ciel et soupira.

— Voyez, mon Dieu ! comme il blasphème, murmura-t-il ; mais heureusement vous savez que c’est un fou.

Chicot leva les épaules.

— Et d’Épernon, reprit le roi ; je suis, par ma foi, injuste, je ne pensais pas à lui ; d’Épernon, qui aura affaire à Bussy ; comme il va être exposé !… Regarde la disposition du terrain, mon brave Chicot : à gauche, une barrière ; à droite, un arbre ; derrière, un fossé ; d’Épernon, qui aura besoin de rompre à tout moment, car Bussy, c’est un tigre, un lion, un serpent ; Bussy, c’est une épée vivante, qui bondit, qui se développe, qui se replie.

— Bah ! dit Chicot, je ne suis pas inquiet de d’Épernon, moi.

— Tu as tort, il se fera tuer.

— Lui ! pas si bête ; il aura pris ses précautions, va !

— Comment l’entends-tu ?

— J’entends qu’il ne se battra pas, mordieu !

— Allons donc ! ne l’as-tu pas entendu tout à l’heure ?

— Justement.

— Eh bien ?

— Eh bien, c’est pour cela que je te répète qu’il ne se battra point.

— Homme incrédule et méprisant.

— Je connais mon Gascon, Henri ; mais, si tu m’en crois, retirons-nous, cher Sire ; voilà le grand jour venu, retournons au Louvre.

— Peux-tu croire que je resterai au Louvre pendant le combat ?

— Ventre de biche ! tu y resteras, car si l’on te voyait ici, chacun dirait, au cas où tes amis seraient vainqueurs, que tu as forcé la victoire par quelque sortilège, et, au cas où ils seraient vaincus, que tu leur as porté malheur.

— Et que me font les bruits et les interprétations ? Je les aimerai jusqu’au bout.

— Je veux bien que tu sois esprit fort, Henri ; je te fais même mon compliment d’aimer tes amis ; c’est une vertu rare chez les princes ; mais je ne veux pas que tu laisses M. d’Anjou seul au Louvre.

— Crillon n’est-il pas là ?

— Eh ! Crillon n’est qu’un buffle, un rhinocéros, un sanglier, tout ce que tu voudras de brave et d’indomptable, tandis que ton frère, c’est la vipère, c’est le serpent à sonnettes, c’est tout animal dont la puissance est moins dans sa force que dans son venin.

— Tu as raison, j’aurais dû le faire jeter à la Bastille.

— Je t’avais bien dit que tu avais tort de le voir.

— Oui, j’ai été vaincu par son assurance, par son aplomb, par ce service qu’il prétend m’avoir rendu.

— Raison de plus pour que tu t’en défies. Rentrons, mon fils, crois-moi.

Henri suivit le conseil de Chicot et reprit avec lui le chemin du Louvre, après avoir jeté un dernier regard sur le futur champ du combat.

Déjà tout le monde était sur pied dans le Louvre, lorsque le roi et Chicot y entrèrent. Les jeunes gens s’y étaient éveillés des premiers et se faisaient habiller par leurs laquais.

Le roi demanda à quelle chose ils s’occupaient.

Schomberg faisait des pliés, Quélus se bassinait les yeux avec de l’eau de vigne, Maugiron buvait un verre de vin d’Espagne, d’Épernon aiguisait son épée sur une pierre.

On pouvait le voir d’ailleurs, car il s’était, pour cette opération, fait apporter un grès à la porte de la chambre commune.

— Et tu dis que cet homme n’est pas un Bayard ? fit Henri en le regardant avec amour.

— Non, je dis que c’est un rémouleur, voilà tout, reprit Chicot.

D’Épernon le vit et cria :

— Le roi !

Alors, malgré la résolution qu’il avait prise, et que même, sans cette circonstance, il n’eût pas eu la force de maintenir, Henri entra dans leur chambre.

Nous l’avons déjà dit, c’était un roi plein de majesté et qui avait une grande puissance sur lui-même.

Son visage, tranquille et presque souriant, ne trahissait donc aucun sentiment de son cœur.

— Bonjour, messieurs, dit-il ; je vous trouve en excellentes dispositions, ce me semble.

— Dieu merci ! oui, sire, répliqua Quélus.

— Vous avez l’air sombre, Maugiron.

— Sire, je suis très superstitieux, comme le sait Votre Majesté ; et, comme j’ai fait de mauvais rêves, je me remets le cœur avec un doigt de vin d’Espagne.

— Mon ami, dit le roi, il faut se rappeler, et je parle d’après Miron, qui est un grand docteur, il faut se rappeler, dis-je, que les rêves dépendent des impressions de la veille, mais n’influent jamais sur les actions du lendemain, sauf toutefois la volonté de Dieu.

— Aussi, sire, dit d’Épernon, me voyez-vous aguerri. J’ai aussi fort mal songé cette nuit ; mais, malgré le songe, le bras est bon et le coup d’œil perçant.

Et il se fendit contre le mur, auquel il fit une entaille avec son épée fraîche émoulue.

— Oui, dit Chicot, vous avez rêvé que vous aviez du sang à vos bottes ; ce rêve-là n’est pas mauvais : il signifie que l’on sera un jour un triomphateur dans le genre d’Alexandre et de César.

— Mes braves, dit Henri, vous savez que l’honneur de votre prince est en question, puisque c’est sa cause, en quelque sorte, que vous défendez ; mais l’honneur seulement, entendez-vous bien ; ne vous préoccupez donc pas de la sécurité de ma personne. Cette nuit j’ai assis mon trône de manière que, d’ici à quelque temps du moins, aucune secousse ne le puisse ébranler. Battez-vous donc pour l’honneur.

— Sire, soyez tranquille ; nous perdrons peut-être la vie, dit Quélus, mais en tout cas l’honneur sera sauf.

— Messieurs, continua le roi, je vous aime tendrement, et je vous estime aussi. Laissez-moi donc vous donner un conseil : pas de fausse bravoure ; ce n’est pas en mourant que vous me donnerez raison, mais en tuant vos ennemis.

— Oh ! quant à moi, dit d’Épernon, je ne fais pas de quartier.

— Moi, dit Quélus, je ne réponds de rien ; je ferai ce que je pourrai, voilà tout.

— Et moi, dit Maugiron, je réponds à Sa Majesté que, si je meurs, je tuerai mon homme coup pour coup.

— Vous vous battez à l’épée seule ?

— À l’épée et à la dague, dit Schomberg.

Le roi tenait sa main sur sa poitrine.

Peut-être cette main et ce cœur, qui se touchaient, se parlaient-ils l’un à l’autre de leurs craintes par leurs frémissements et leurs pulsations ; mais, à l’extérieur, fier, l’œil sec, la lèvre hautaine, il était bien le roi, c’est-à-dire qu’il envoyait bien des soldats au combat, et non des amis à la mort.

— En vérité, mon roi, lui dit Chicot, tu es vraiment beau en ce moment.

Les gentilshommes étaient prêts, il ne leur restait plus qu’à faire la révérence à leur maître.

— Allez-vous à cheval ? dit Henri.

— Non pas, sire, dit Quélus, nous marcherons ; c’est un salutaire exercice, il dégage la tête, et Votre Majesté l’a dit mille fois, c’est la tête plus que le bras qui dirige l’épée.

— Vous avez raison, mon fils. Votre main.

Quélus s’inclina et baisa la main du roi : les autres l’imitèrent.

D’Épernon s’agenouilla en disant :

— Sire, bénissez mon épée.

— Non pas d’Épernon, fit le roi ; rendez votre épée à votre page. Je vous réserve des épées meilleures que les vôtres. Apporte les épées, Chicot.

— Non pas, dit le Gascon ; donne cette commission au capitaine des gardes, mon fils ; je ne suis qu’un fou, moi, qu’un païen même ; et les bénédictions du ciel pourraient se changer en sortilèges funestes, si le diable, mon ami, s’avisait de regarder à mes mains, et s’apercevait de ce que je porte.

— Quelles sont donc ces épées, sire ? demanda Schomberg en jetant un coup d’œil sur la caisse qu’un officier venait d’apporter.

— Des épées d’Italie, mon fils, des épées forgées à Milan : les coquilles en sont bonnes, vous le voyez ; et comme, à l’exception de Schomberg, vous avez tous les mains délicates, le premier coup de fouet vous désarmerait, si vos mains n’étaient bien emboîtées.

— Merci, merci, Majesté, dirent ensemble et d’une seule voix les quatre jeunes gens.

— Allez, il est temps, dit le roi, qui ne pouvait dominer plus longtemps son émotion.

— Sire, demanda Quélus, n’aurons-nous point, pour nous encourager, les regards de Votre Majesté ?

— Non, cela ne serait pas convenable ; vous vous battrez sans qu’on le sache, vous vous battrez sans mon autorisation, ne donnons pas de solennité au combat ; qu’on le croie surtout le résultat d’une querelle particulière.

Et il les congédia d’un geste vraiment majestueux.

Lorsqu’ils furent hors de sa présence, que les derniers valets eurent franchi le seuil du Louvre, et qu’on n’entendit plus le bruit ni des éperons ni des cuirasses que portaient les écuyers armés en guerre :

— Ah ! je me meurs ! dit le roi en tombant sur une estrade.

— Et moi, dit Chicot, je veux voir ce duel ; j’ai l’idée, je ne sais pourquoi, mais je l’ai, qu’il s’y passera quelque chose de curieux à l’endroit de d’Épernon.

— Tu me quittes, Chicot ? dit le roi d’une voix lamentable.

— Oui, dit Chicot, car, si quelqu’un d’entre eux faisait mal son devoir, je serais là pour le remplacer et soutenir l’honneur de mon roi.

— Va donc, dit Henri.

À peine le Gascon eut-il congé, qu’il partit, rapide comme l’éclair.

Le roi alors rentra dans sa chambre, en fit fermer les volets, défendit à qui que ce fût, dans le Louvre, de pousser un cri ou de proférer une parole, et dit seulement à Crillon, qui savait tout ce qui allait se passer :

— Si nous sommes vainqueurs, Crillon, tu me le diras ; si, au contraire, nous sommes vaincus, tu frapperas trois coups à ma porte.

— Oui, sire, répondit Crillon en secouant la tête.



  1. Quélus avait eu, dans un duel précédent, l’œil gauche crevé d’un coup d’épée.