La Dame de Monsoreau/58
CHAPITRE LVIII.
UNE VOLÉE D’ANGEVINS.
Bussy parvint à occuper si bien le duc d’Anjou de ses préparatifs de guerre que pendant deux jours il ne trouva ni le temps d’aller à Méridor ni le temps de faire venir le baron à Angers.
Quelquefois cependant le duc revenait à ses idées de visite. Mais aussitôt Bussy faisait l’empressé, visitait les mousquets de toute la garde, faisait équiper les chevaux en guerre, roulait les canons, les affûts, comme s’il s’agissait de conquérir une cinquième partie du monde.
Ce que voyant Remy, il se mettait à faire de la charpie, à repasser ses instruments, à confectionner ses baumes, comme s’il s’agissait de soigner la moitié du genre humain.
Le duc alors reculait devant l’énormité de pareils préparatifs.
Il va sans dire que, de temps en temps, Bussy, sous prétexte de faire le tour des fortifications extérieures, sautait sur Roland, et, en quarante minutes, arrivait à certain mur, qu’il enjambait d’autant plus lestement qu’à chaque enjambement il faisait tomber quelque pierre, et que le chaperon, croulant sous son poids, devenait peu à peu une brèche.
Quant à Roland, il n’était plus besoin de lui dire où l’on allait, Bussy n’avait qu’à lui lâcher la bride et fermer les yeux.
— Voilà déjà deux jours de gagnés, disait Bussy, j’aurai bien du malheur si d’ici à deux autres jours il ne m’arrive pas un petit bonheur.
Bussy n’avait pas tort de compter sur sa bonne fortune.
Vers le soir du troisième jour, comme on faisait entrer dans la ville un énorme convoi de vivres, produit d’une réquisition frappée par le duc sur ses bons et féaux Angevins ; comme M. d’Anjou, pour faire le bon prince, goûtait le pain noir des soldats et déchirait à belles dents les harengs salés et la morue sèche, on entendit une grande rumeur vers une des portes de la ville.
M. d’Anjou s’informa d’où venait cette rumeur ; mais personne ne put le lui dire.
Il se faisait par là une distribution de coups de manche de pertuisane et de coups de crosse de mousquet à bon nombre de bourgeois attirés par la nouveauté d’un spectacle curieux.
Un homme, monté sur un cheval blanc ruisselant de sueur, s’était présenté à la barrière de la porte de Paris.
Or Bussy, par suite de son système d’intimidation, s’était fait nommer capitaine général du pays d’Anjou, grand-maître de toutes les places, et avait établi la plus sévère discipline, notamment dans Angers. Nul ne pouvait sortir de la ville sans un mot d’ordre, nul ne pouvait y entrer sans ce même mot d’ordre, une lettre d’appel ou un signe de ralliement quelconque.
Toute cette discipline n’avait d’autre but que d’empêcher le duc d’envoyer quelqu’un à Diane sans qu’il le sût, et d’empêcher Diane d’entrer à Angers sans qu’il en fût averti.
Cela paraîtra peut-être un peu exagéré ; mais cinquante ans plus tard Buckingham faisait bien d’autres folies pour Anne d’Autriche.
L’homme et le cheval blanc étaient donc, comme nous l’avons dit, arrivés d’un galop furieux, et ils avaient été donner droit dans le poste.
Mais le poste avait sa consigne. La consigne avait été donnée à la sentinelle ; la sentinelle avait croisé la pertuisane ; le cavalier avait paru s’en inquiéter médiocrement ; mais la sentinelle avait crié : Aux armes ! le poste était sorti, et force avait été d’entrer en explication.
— Je suis Antraguet, avait dit le cavalier, et je veux parler au duc d’Anjou.
— Nous ne connaissons pas Antraguet, avait répondu le chef du poste ; quant à parler au duc d’Anjou, votre désir sera satisfait, car nous allons vous arrêter et vous conduire à Son Altesse.
— M’arrêter ! répondit le cavalier, voilà encore un plaisant maroufle pour arrêter Charles de Balzac d’Entragues, baron de Cuneo et comte de Graville.
— Ce sera pourtant comme cela, dit en ajustant son hausse-col le bourgeois qui avait vingt hommes derrière lui, et qui n’en voyait qu’un seul en face.
— Attendez un peu, mes bons amis, dit Antraguet. Vous ne connaissez pas encore les Parisiens, n’est-ce pas ? eh bien ! je vais vous montrer un échantillon de ce qu’ils savent taire.
— Arrêtons-le ! conduisons-le à monseigneur ! crièrent les miliciens furieux.
— Tout doux, mes petits agneaux, d’Anjou, dit Antraguet, c’est moi qui aurai ce plaisir.
— Que dit-il donc là ? se demandèrent les bourgeois.
— Il dit que son cheval n’a encore fait que dix lieues, répondit Antraguet, ce qui fait qu’il va vous passer sur le ventre à tous, si vous ne vous rangez pas. Rangez-vous donc, ou ventre-bœuf…
Et, comme les bourgeois d’Angers avaient l’air de ne pas comprendre le juron parisien, Antraguet avait mis l’épée à la main, et, par un moulinet prestigieux, avait abattu çà et là les hampes les plus rapprochées des hallebardes dont on lui présentait la pointe.
En moins de dix minutes, quinze ou vingt hallebardes furent changées en manches à balais.
Les bourgeois furieux fondirent à coups de bâton sur le nouveau venu, qui parait devant, derrière, à droite et à gauche, avec une adresse prodigieuse, et en riant de tout son cœur.
— Ah ! la belle entrée, disait-il en se tordant sur son cheval ; oh ! les honnêtes bourgeois que les bourgeois d’Angers ! Morbleu, comme on s’amuse ici ! Que le prince a bien eu raison de quitter Paris, et que j’ai bien fait de venir le rejoindre !
Et Antraguet, non seulement parait de plus belle, mais, de temps en temps, quand il se sentait serré de trop près, il taillait, avec sa lame espagnole, le buffle de celui-là, la salade de celui-ci, et quelquefois, choisissant son homme, il étourdissait d’un coup de plat d’épée quelque guerrier imprudent qui se jetait dans la mêlée, le chef protégé par le simple bonnet de laine angevin.
Les bourgeois ameutés frappaient à l’envi, s’estropiant les uns les autres, puis revenaient à la charge ; comme les soldats de Cadmus, on eût dit qu’ils sortaient de terre.
Antraguet sentit qu’il commençait à se fatiguer.
— Allons, dit-il, voyant que les rangs devenaient de plus en plus compacts, c’est bon ; vous êtes braves comme des lions, c’est convenu, et j’en rendrai témoignage. Mais vous voyez qu’il ne vous reste plus que vos manches de hallebardes, et que vous ne savez pas charger vos mousquets. J’avais résolu d’entrer dans la ville, mais j’ignorais qu’elle était gardée par une armée de Césars. Je renonce à vous vaincre ; adieu, bonsoir, je m’en vais. Dites seulement au prince que j’étais venu exprès de Paris pour le voir.
Cependant le capitaine était parvenu à communiquer le feu à la mèche de son mousquet ; mais, au moment où il appuyait la crosse à son épaule, Antraguet lui cingla de si furieux coups de sa canne flexible sur les doigts, qu’il lâcha son arme et qu’il se mit à sauter alternativement sur le pied droit et sur le pied gauche.
— À mort ! à mort ! crièrent les miliciens meurtris et enragés, ne le laissons pas fuir ! qu’il ne puisse pas s’échapper !
— Ah ! dit Antraguet, vous ne vouliez pas me laisser entrer tout à l’heure, et voilà maintenant que vous ne voulez plus me laisser sortir ; prenez garde ! cela va changer ma tactique : au lieu d’user du plat, j’userai de la pointe ; au lieu d’abattre les hallebardes, j’abattrai les poignets. Çà, voyons, mes agneaux d’Anjou, me laisse-t-on partir ?
— Non ! à mort ! à mort ! il se lasse ! assommons-le !
— Fort bien ! c’est pour tout de bon alors !
— Oui ! oui !
— Eh bien ! gare les doigts, je coupe les mains !
Il achevait à peine, et se mettait en mesure de mettre sa menace à exécution, quand un second cavalier apparut à l’horizon, accourant avec la même frénésie, entra dans la barrière au triple galop, et tomba comme la foudre au milieu de la mêlée, qui tournait peu à peu en véritable combat.
— Antraguet, cria le nouveau venu, Antraguet ! eh ! que diable fais-tu au milieu de tous ces bourgeois ?
— Livarot ! s’écria Antraguet en se retournant, ah ! mordieu, tu es le bienvenu, Montjoie et Saint-Denis, à la rescousse !
— Je savais bien que je te rattraperais ; il y a quatre heures que j’ai eu de tes nouvelles, et, depuis ce moment, je te suis. Mais où t’es-tu donc fourré ? on te massacre, Dieu me pardonne.
— Oui, ce sont nos amis d’Anjou, qui ne veulent ni me laisser entrer ni me laisser sortir.
— Messieurs, dit Livarot en mettant le chapeau à la main, vous plairait-il de vous ranger à droite ou à gauche, afin que nous passions ?
— Ils nous insultent ! crièrent les bourgeois ; à mort ! à mort !
— Ah ! voilà comme ils sont à Angers ! fit Livarot en remettant d’une main son chapeau sur sa tête, et en tirant de l’autre son épée.
— Oui, tu vois, dit Antraguet ; malheureusement ils sont beaucoup.
— Bah ! à nous trois nous en viendrons bien à bout.
— Oui, à nous trois, si nous étions trois ; mais nous ne sommes que nous deux.
— Voici Ribérac qui arrive.
— Lui aussi ?
— L’entends-tu ?
— Je le vois. Eh ! Ribérac ! eh ! ici ! ici !
En effet, au moment même, Ribérac, non moins pressé que ses compagnons, à ce qu’il paraissait, faisait la même entrée qu’eux dans la ville d’Angers.
— Tiens ! on se bat, dit Ribérac, voilà une chance ! Bonjour, Antraguet ; bonjour, Livarot.
— Chargeons, répondit Antraguet.
Les miliciens regardaient, assez étourdis, le nouveau renfort qui venait d’arriver aux deux amis, lesquels, de l’état d’assaillis, se préparaient à passer à celui d’assaillants.
— Ah çà ! mais ils sont donc un régiment, dit le capitaine de la milice à ces hommes ; messieurs, notre ordre de bataille me paraît vicieux, et je propose que nous fassions demi-tour à gauche.
Les bourgeois, avec cette habileté qui les caractérise dans l’exécution des mouvements militaires, commencèrent aussitôt un demi-tour à droite.
C’est qu’outre l’invitation de leur capitaine qui les ramenait naturellement à la prudence, ils voyaient les trois cavaliers se ranger de front avec une contenance martiale qui faisait frémir les plus intrépides.
— C’est leur avant-garde, crièrent les bourgeois qui voulaient se donner à eux-mêmes un prétexte pour fuir. Alarme ! alarme !
— Au feu ! crièrent les autres, au feu !
— L’ennemi ! l’ennemi ! dirent la plupart.
— Nous sommes des pères de famille ; nous nous devons à nos femmes et à nos enfants. Sauve qui peut ! hurla le capitaine.
Et en raison de ces cris divers, qui tous cependant, comme on le voit, avaient le même but, un effroyable tumulte se fit dans la rue, et les coups de bâton commencèrent à tomber comme la grêle sur les curieux, dont le cercle pressé empêchait les peureux de fuir.
Ce fut alors que le bruit de la bagarre arriva jusqu’à la place du Château, où, comme nous l’avons dit, le prince goûtait le pain noir, les harengs saurs et la morue sèche de ses partisans.
Bussy et le prince s’informèrent ; on leur dit que c’étaient trois hommes, ou plutôt trois diables incarnés arrivant de Paris, qui faisaient tout ce tapage.
— Trois hommes ? dit le prince ; va donc voir ce que c’est, Bussy.
— Trois hommes ? dit Bussy ; venez, monseigneur.
Et tous deux partirent : Bussy en avant, le prince le suivant prudemment, accompagné d’une vingtaine de cavaliers.
Ils arrivèrent comme les bourgeois commençaient d’exécuter la manœuvre que nous avons dite, au grand détriment des épaules et des crâne des curieux.
Bussy se dressa sur ses étriers, et son œil d’aigle plongeant dans la mêlée, il reconnut Livarot à sa longue figure.
— Mort de ma vie ! cria-t-il au prince d’une voix tonnante, accourez donc, monseigneur, ce sont nos amis de Paris qui nous assiègent.
— Eh non ! répondit Livarot d’une voix qui dominait le bruit de la bataille, ce sont, au contraire, les amis d’Anjou qui nous écharpent.
— Bas les armes ! cria le duc ; bas les armes, marauds, ce sont des amis.
— Des amis ! s’écrièrent les bourgeois contusionnés, écorchés, rendus. Des amis ! il fallait donc leur donner le mot d’ordre alors ; depuis une bonne heure, nous les traitons comme des païens, et ils nous traitent comme des Turcs.
Et le mouvement rétrograde acheva de se faire.
Livarot, Antraguet et Ribérac s’avancèrent en triomphateurs dans l’espace laissé libre par la retraite des bourgeois, et tous s’empressèrent d’aller baiser la main de Son Altesse ; après quoi, chacun, à son tour, se jeta dans les bras de Bussy.
— Il paraît, dit philosophiquement le capitaine, que c’est une volée d’Angevins que nous prenions pour un vol de vautours.
— Monseigneur, glissa Bussy à l’oreille du duc, comptez vos miliciens, je vous prie.
— Pour quoi faire ?
— Comptez toujours, à peu près, en gros ; je ne dis pas un à un.
— Ils sont au moins cent cinquante.
— Au moins, oui.
— Eh bien ! que veux-tu dire ?
— Je veux dire que vous n’avez point là de fameux soldats, puisque trois hommes les ont battus.
— C’est vrai, dit le duc. Après ?
— Après ! sortez donc de la ville avec des gaillards comme ceux-là !
— Oui, dit le duc ; mais j’en sortirai avec les trois hommes qui ont battu les autres, répliqua le duc.
— Ouais ! fit tout bas Bussy, je n’avais pas songé à celle-là. Vivent les poltrons pour être logiques !