Le Siècle (p. 140-142).


CHAPITRE LII.

VENTRE-SAINT-GRIS.


Resté seul, le duc d’Anjou, sachant qu’il avait au moins une heure de tranquillité devant lui, tira son échelle de cordes de dessous son coussin, la déroula, en examina chaque nœud, en sonda chaque échelon, tout cela avec la plus minutieuse prudence.

— L’échelle est bonne, dit-il, et, en ce qui dépend d’elle, on ne me l’offre point comme un moyen de me briser les côtes.

Alors il la déploya toute, compta trente-huit échelons distants de quinze pouces chacun.

— Allons, la longueur est suffisante, pensa-t-il ; rien à craindre encore de ce côté.

Il resta un instant pensif.

— Ah ! j’y songe, dit-il, ce sont ces damnés mignons qui m’envoient cette échelle : je l’attacherai au balcon, ils me laisseront faire, et tandis que je descendrai, ils viendront couper les liens, voilà le piège.

Puis, réfléchissant encore :

— Eh ! non, dit-il, ce n’est pas possible ; ils ne sont point assez niais pour croire que je m’exposerai à descendre sans barricader la porte, et, la porte barricadée, ils ont dû calculer que j’aurai le temps de fuir avant qu’ils l’aient enfoncée.

— Ainsi ferai-je, dit-il en regardant autour de lui, ainsi ferais-je certainement si je me décidais à fuir.

Cependant, comment supposer que je croirai à l’innocence de cette échelle trouvée dans une armoire de la reine de Navarre ? Car, enfin, quelle personne au monde, excepte ma sœur Marguerite, pourrait connaître l’existence de cette échelle ?

Voyons, répéta-t-il, quel est l’ami ? Le billet est signé : Un ami. Quel est l’ami du duc d’Anjou qui connaît si bien le fond des armoires de mon appartement ou de celui de ma sœur ?

Le duc achevait à peine de formuler cet argument, qui lui semblait victorieux, que, relisant le billet pour en reconnaître l’écriture, si la chose était possible, il fut pris d’une idée soudaine.

— Bussy ! s’écria-t-il.

En effet, Bussy, que tant de dames adoraient, Bussy qui semblait un héros à la reine de Navarre, laquelle poussait, elle l’avoue elle-même dans ses Mémoires, des cris d’effroi chaque fois qu’il se battait en duel ; Bussy discret, Bussy versé dans la science des armoires, n’était-ce pas, selon toute probabilité, Bussy, le seul de tous ses amis sur lequel le duc pouvait véritablement compter, n’était-ce pas Bussy qui avait envoyé le billet ?

Et la perplexité du prince s’augmenta encore.

Tout se réunissait cependant pour persuader au duc d’Anjou que l’auteur du billet était Bussy. Le duc ne connaissait pas tous les motifs que le gentilhomme avait de lui en vouloir, puisqu’il ignorait son amour pour Diane de Méridor ; il est vrai qu’il s’en doutait quelque peu ; comme le duc avait aimé Diane, il devait comprendre la difficulté qu’il y avait pour Bussy à voir cette belle jeune femme sans l’aimer ; mais ce léger soupçon ne s’effaçait pas moins devant les probabilités. La loyauté de Bussy ne lui avait pas permis de demeurer oisif tandis qu’on enchaînait son maître ; Bussy avait été séduit par les dehors aventureux de cette expédition ; il avait voulu se venger du duc à sa façon, c’est-à-dire en lui rendant la liberté. Plus de doute, c’était Bussy qui avait écrit, c’était Bussy qui attendait.

Pour achever de s’éclaircir, le prince s’approcha de la fenêtre, il vit, dans le brouillard qui montait de la rivière, trois silhouettes oblongues qui devaient être des chevaux, et deux espèces de pieux qui semblaient plantés sur la grève : ce devait être deux hommes.

Deux hommes, c’était bien cela : Bussy et son fidèle le Haudoin.

— La tentation est dévorante, murmura le duc, et le piège, si piège il y a, est tendu trop artistement pour qu’il y ait honte à moi de m’y laisser prendre.

François alla regarder au trou de la serrure du salon ; il vit ses quatre gardiens ; deux dormaient, deux autres avaient hérité de l’échiquier de Chicot et jouaient aux échecs.

Il éteignit sa lumière.

Puis il alla ouvrir sa fenêtre et se pencha en dehors de son balcon.

Le gouffre, qu’il essayait de sonder du regard, était rendu plus effrayant encore par l’obscurité. Il recula.

Mais c’est un attrait si irrésistible que l’air et l’espace pour un prisonnier, que François, en rentrant dans sa chambre, se figura qu’il étouffait. Ce sentiment fut tellement ressenti par lui, que quelque chose comme le dégoût de la vie et l’indifférence de la mort passa dans son esprit.

Le prince, étonné, se figura que le courage lui venait.

Alors, profitant de ce moment d’exaltation, il saisit l’échelle de soie, la fixa à son balcon par les crochets de fer qu’elle présentait à l’une de ses extrémités, puis il retourna à la porte qu’il barricada de son mieux, et, bien persuadé que, pour vaincre l’obstacle qu’il venait de créer, on serait forcé de perdre dix minutes, c’est-à-dire plus de temps qu’il ne lui en fallait pour atteindre le bas de son échelle, il revint à la fenêtre.

Il chercha alors à revoir au loin les chevaux et les hommes, mais il n’aperçut plus rien.

— J’aimerais mieux cela, murmura-t-il, fuir seul vaut mieux que fuir avec l’ami le mieux connu ; à plus forte raison avec un ami inconnu.

En ce moment, l’obscurité était complète, et les premiers grondements de l’orage qui menaçait depuis une heure commençaient à faire retentir le ciel, un gros nuage aux franges argentées s’étendait comme un éléphant couché d’un côté à l’autre de la rivière, sa croupe s’appuyant au palais, sa trompe indéfiniment recourbée dépassant la tour de Nesle et se perdant à l’extrémité sud de la ville.

Un éclair lézarda pour un instant le nuage immense, et il sembla au prince apercevoir dans le fossé, au-dessous de lui, ceux qu’il avait cherchés inutilement sur la grève.

Un cheval hennit ; il n’y avait pas de doute, il était attendu.

Le duc secoua l’échelle pour s’assurer qu’elle était solidement attachée, puis il enjamba la balustrade et posa le pied sur le premier échelon.

Nul ne pourrait rendre l’angoisse terrible qui étreignait en ce moment le cœur du prisonnier, placé entre un frêle cordonnet de soie pour tout appui, et les menaces mortelles de son frère.

Mais à peine eut-il posé le pied sur la première traverse de bois, qu’il lui sembla que l’échelle, au lieu de vaciller comme il s’y était attendu, se raidissait au contraire, et que le second échelon se présentait à son second pied sans que l’échelle eût fait ou paru faire le mouvement de rotation bien naturel en pareil cas.

Était-ce un ami ou un ennemi qui tenait le bas de l’échelle ; étaient-ce des bras ouverts ou des bras armés qui l’attendaient au dernier échelon ?

Une terreur irrésistible s’empara de François ; il tenait encore le balcon de la main gauche, il fit un mouvement pour remonter.

On eût dit que la personne invisible qui attendait le prince au pied de la muraille devinait tout se qui se passait dans son cœur, car, au moment même, un petit tiraillement, bien doux et bien égal, une sorte de sollicitation de la soie, arriva jusqu’au pied du prince.

— Voilà qu’on tient l’échelle par en bas, dit-il, on ne veut donc pas que je tombe. Allons, du courage. Et il continua de descendre ; les deux montants de l’échelle étaient tendus comme des bâtons. François remarqua que l’on avait soin d’écarter les échelons du mur pour faciliter l’appui de son pied. Dès lors il se laissa glisser comme une flèche, coulant sur les mains plutôt que sur les échelons, et sacrifiant à cette rapide descente le pan doublé de son manteau.

Tout à coup, au lieu de toucher la terre, qu’il sentait instinctivement être proche de ses pieds, il se sentit enlevé dans les bras d’un homme qui lui glissa à l’oreille ces trois mots :

— Vous êtes sauvé.

Alors on le porta jusqu’au revers du fossé, et là on le poussa le long d’un chemin pratiqué entre des éboulements de terre et de pierre ; il parvint enfin à la crête ; à la crête, un autre homme attendait, qui le saisit par le collet et le tira à lui ; puis, ayant aidé de même son compagnon, courut, courbé comme un vieillard, jusqu’à la rivière. Les chevaux étaient bien où François les avait vus d’abord.

Le prince comprit qu’il n’y avait plus à reculer ; il était complètement à la merci de ses sauveurs. Il courut à l’un des trois chevaux, sauta dessus ; ses deux compagnons en firent autant. La même voix qui lui avait déjà parlé tout bas à l’oreille lui dit avec le même laconisme et le même mystère :

— Piquez.

Et tous trois partirent au galop.

— Cela va bien jusqu’à présent, pensait tout bas le prince, espérons que la suite de l’aventure ne démentira point le commencement.

— Merci, merci, mon brave Bussy, murmurait tout bas le prince à son camarade de droite, enveloppé jusqu’au nez dans un grand manteau brun.

— Piquez, répondait celui-ci du fond de son manteau.

Et, lui-même donnant l’exemple, les trois chevaux et les trois cavaliers passaient comme des ombres.

On arriva ainsi au grand fossé de la Bastille, que l’on traversa sur un pont improvisé la veille par les ligueurs, qui, ne voulant pas que leurs communications fussent interrompues avec leurs amis, avaient avisé à ce moyen, qui facilitait, comme on le voit, les relations.

Les trois cavaliers se dirigèrent vers Charenton. Le cheval du prince semblait avoir des ailes.

Tout à coup le compagnon de droite sauta le fossé, et se lança dans la forêt de Vincennes, en disant avec son laconisme ordinaire ce seul mot au prince :

— Venez.

Le compagnon de gauche en fit autant, mais sans parler. Depuis le moment du départ, pas une parole n’était sortie de la bouche de celui-ci.

Le prince n’eut pas même besoin de faire sentir la bride ou les genoux à sa monture, le noble animal sauta le fossé avec la même ardeur qu’avaient montré les deux autres chevaux ; et, au hennissement avec lequel il franchit l’obstacle, plusieurs hennissements répondirent des profondeurs de la forêt.

Le prince voulut arrêter son cheval, car il craignait qu’on ne le conduisît à quelque embuscade.

Mais il était trop tard ; l’animal était lancé de façon à ne plus sentir le mors ; cependant, en voyant ses deux compagnons ralentir sa course, il ralentit aussi la sienne, et François se trouva dans une sorte de clairière où huit ou dix hommes à cheval, rangés militairement, se révélaient aux yeux par le reflet de la lune qui argentait leur cuirasse.

— Oh ! oh ! fit le prince, que veut dire ceci, monsieur ?

— Ventre-saint-gris ! s’écria celui auquel s’adressait la question, cela veut dire que nous sommes saufs.

— Vous, Henri, s’écria le duc d’Anjou stupéfait, vous, mon libérateur ?

— Eh ! dit le Béarnais, en quoi cela peut-il vous étonner, ne sommes-nous point alliés ?

Puis, jetant les yeux autour de lui pour chercher un second compagnon.

— Agrippa, dit-il, où diable es-tu ?

— Me voilà, dit d’Aubigné, qui n’avait pas encore desserré les dents ; bon ! si c’est comme cela que vous arrangez vos chevaux… Avec cela que vous en avez tant !

— Bon ! bon ! dit le roi de Navarre. Ne gronde pas, pourvu qu’il en reste deux, reposés et frais, avec lesquels nous puissions faire une douzaine de lieues d’une seule traite, c’est tout ce qu’il me faut.

— Mais où me menez-vous donc, mon cousin ? demanda François avec inquiétude.

— Où vous voudrez, dit Henri ; seulement allons-y vite, car d’Aubigné a raison ; le roi de France a des écuries mieux montées que les miennes, et il est assez riche pour crever une vingtaine de chevaux, s’il a mis dans sa tête de nous rejoindre.

— En vérité, je suis libre d’aller où je veux ? demanda François.

— Certainement, et j’attends vos ordres, dit Henri.

— Eh bien, alors, à Angers.

— Vous voulez aller à Angers ? À Angers, soit : c’est vrai, là vous êtes chez vous.

— Mais vous, mon cousin ?

— Moi, en vue d’Angers, je vous quitte, et je pique vers la Navarre, où ma bonne Margot m’attend ; elle doit même fort s’ennuyer de moi !

— Mais personne ne vous savait ici ? dit François.

— J’y suis venu vendre trois diamants de ma femme.

— Ah ! fort bien.

— Et puis savoir un peu, en même temps, si décidément la Ligue m’allait ruiner.

— Vous voyez qu’il n’en est rien.

— Grâce à vous, oui.

— Comment ! grâce à moi ?

— Eh ! oui, sans doute : si au lieu de refuser d’être chef de la Ligue, quand vous avez su qu’elle était dirigée contre moi, vous eussiez accepté et fait cause commune avec mes ennemis, j’étais perdu. Aussi, quand j’ai appris que le roi avait puni votre refus de la prison, j’ai juré que je vous en tirerais, et je vous en ai tiré.

— Toujours aussi simple, se dit en lui-même le duc d’Anjou ; en vérité, c’est conscience que de le tromper.

— Va, mon cousin, dit en souriant le Béarnais, va dans l’Anjou. Ah ! monsieur de Guise, vous croyez avoir ville gagnée ! mais je vous envoie là un compagnon un peu bien gênant ; gare à vous !

Et comme on leur amenait les chevaux frais que Henri avait demandés, tous deux sautèrent en selle et partirent au galop, accompagnés d’Agrippa d’Aubigné, qui les suivait en grondant.