Le Siècle (p. 138-140).


CHAPITRE LI.

COMMENT ON NE PERD PAS TOUJOURS SON TEMPS EN FOUILLANT DANS LES ARMOIRES VIDES.


La scène que venait d’avoir le duc d’Anjou avec le roi lui avait fait considérer sa position comme tout à fait désespérée. Les mignons ne lui avaient rien laissé ignorer de ce qui s’était passé au Louvre : ils lui avaient montré la défaite de MM. de Guise et le triomphe de Henri plus grands encore qu’ils n’étaient en réalité ; il avait entendu la voix du peuple criant, chose qui lui avait paru incompréhensible d’abord, vive le roi et vive la Ligue ! Il se sentait abandonné des principaux chefs, qui, eux aussi, avaient à défendre leurs personnes. Abandonné de sa famille, décimée par les empoisonnements et par les assassinats, divisée par les ressentiments et les discordes, il soupirait en tournant les yeux vers ce passé que lui avait rappelé le roi, et en songeant que, dans sa lutte contre Charles IX, il avait au moins pour confidents, ou plutôt pour dupes, ces deux âmes dévouées, ces deux épées flamboyantes qu’on appelait Coconnas et La Mole.

Le regret de certains avantages perdus est le remords pour beaucoup de consciences.

Pour la première fois de sa vie, en se sentant seul et isolé, M. d’Anjou éprouva comme une espèce de remords d’avoir sacrifié La Mole et Coconnas.

Dans ce temps-là, sa sœur Marguerite l’aimait, le consolait. Comment avait-il récompensé sa sœur Marguerite ?

Restait sa mère, la reine Catherine. Mais sa mère ne l’avait jamais aimé. Elle ne s’était jamais servie de lui que comme il se serait servi des autres, c’est-à-dire à titre d’instrument ; et François se rendait justice. Une fois aux mains de sa mère, il sentait qu’il ne s’appartenait pas plus que le vaisseau ne s’appartient au milieu de l’Océan lorsque souffle la tempête.

Il songea que récemment encore il avait près de lui un cœur qui valait tous les cœurs, une épée qui valait toutes les épées.

Bussy, le brave Bussy lui revint tout entier à la mémoire.

Ah ! pour le coup, ce fut alors que le sentiment qu’éprouva François ressembla à du remords, car il avait désobligé Bussy pour plaire à Monsoreau ; il avait voulu plaire à Monsoreau, parce que Monsoreau savait son secret, et voilà tout à coup que ce secret, dont menaçait toujours Monsoreau, était parvenu à la connaissance du roi, de sorte que Monsoreau n’était plus à craindre.

Il s’était donc brouillé avec Bussy inutilement et surtout gratuitement, action qui, comme l’a dit depuis un grand politique, était bien plus qu’un crime : c’était une faute.

Or quel avantage c’eût été pour le prince, dans la situation où il se trouvait, que de savoir que Bussy, Bussy reconnaissant, et par conséquent fidèle, veillait sur lui ; Bussy l’invincible ; Bussy le cœur loyal ; Bussy le favori de tout le monde, tant un cœur loyal et une lourde main font d’amis à quiconque a reçu l’un de Dieu et l’autre du hasard !

Bussy veillant sur lui, c’était la liberté probable, c’était la vengeance certaine.

Mais, comme nous l’avons dit, Bussy, blessé au cœur, boudait le prince et s’était retiré sous sa tente, et le prisonnier restait avec cinquante pieds de hauteur à franchir pour descendre dans les fossés, et quatre mignons à mettre hors de combat pour pénétrer jusqu’au corridor.

Sans compter que les cours étaient pleines de Suisses et de soldats.

Aussi de temps en temps il revenait à la fenêtre et plongeait son regard jusqu’au fond des fossés ; mais une pareille hauteur était capable de donner le vertige aux plus braves, et M. d’Anjou était loin d’être à l’épreuve des vertiges.

Outre cela, d’heure en heure, un des gardiens du prince, soit Schomberg, soit Maugiron, tantôt d’Épernon, tantôt Quélus, entrait, et sans s’inquiéter de la présence du prince, quelquefois même sans le saluer, faisait sa tournée, ouvrant les portes et les fenêtres, fouillant les armoires et les bahuts, regardant sous les lits et sous les tables, s’assurant même que les rideaux étaient à leur place, et que les draps n’étaient point découpés en lanières.

De temps en temps, ils se penchaient en dehors du balcon, et les quarante-cinq pieds de hauteur les rassuraient.

— Ma foi, dit Maugiron en rentrant de faire sa perquisition, moi j’y renonce ; je demande à ne plus bouger du salon, où le jour nos amis viennent nous voir, et à ne plus me réveiller, la nuit, de quatre heures en quatre heures, pour aller faire visite à M. le duc d’Anjou.

— C’est qu’aussi, dit d’Épernon, on voit bien que nous sommes de grands enfants, et que nous avons toujours été capitaines, et jamais soldats : nous ne savons pas, en vérité, interpréter une consigne.

— Comment cela ? demanda Quélus.

— Sans doute ; que veut le roi ? c’est que nous gardions M. d’Anjou, et non pas que nous le regardions.

— D’autant mieux, dit Maugiron, qu’il est bon à garder, mais qu’il n’est pas beau à regarder.

— Fort bien, dit Schomberg ; mais songeons à ne point nous relâcher de notre surveillance, car le diable est fin.

— Soit, dit d’Épernon, mais il ne suffit pas d’être fin, ce me semble, pour passer sur le corps à quatre gaillards comme nous.

Et d’Épernon, se redressant, frisa superbement sa moustache.

— Il a raison, dit Quélus.

— Bon ! répondit Schomberg, crois-tu donc M. le duc d’Anjou assez niais pour essayer de s’enfuir précisément par notre galerie ? S’il tient absolument à se sauver, il fera un trou dans le mur.

— Avec quoi ? il n’a pas d’armes.

— Il a les fenêtres, dit assez timidement Schomberg, qui se rappelait avoir lui-même mesuré la profondeur des fossés.

— Ah ! les fenêtres ! il est charmant, sur ma parole, s’écria d’Épernon ; bravo, Schomberg, les fenêtres ! c’est-à-dire que tu sauterais quarante-cinq pieds de hauteur ?

— J’avoue que quarante-cinq pieds…

— Eh bien, lui qui boite, lui qui est lourd, lui qui est peureux comme…

— Toi, dit Schomberg.

— Mon cher, dit d’Épernon, tu sais bien que je n’ai peur que des fantômes ; ça, c’est une affaire de nerfs.

— C’est, dit gravement Quélus, que tous ceux qu’il a tués en duel lui sont apparus la même nuit.

— Ne rions pas, dit Maugiron ; j’ai lu une foule d’évasions miraculeuses… avec les draps, par exemple.

— Ah ! pour ceci, l’observation de Maugiron est des plus sensées, dit d’Épernon. Moi, j’ai vu, à Bordeaux, un prisonnier qui s’était sauvé avec ses draps.

— Tu vois ! dit Schomberg.

— Oui, reprit d’Épernon ; mais il avait les reins cassés et la tête fendue ; son drap s’était trouvé d’une trentaine de pieds trop court, il avait été forcé de sauter, de sorte que l’évasion était complète : son corps s’était sauvé de sa prison, et son âme s’était sauvée de son corps.

— Eh bien ! d’ailleurs, s’il s’échappe, dit Quélus, cela nous fera une chasse au prince du sang ; nous le poursuivrons, nous le traquerons, et, en le traquant, sans faire semblant de rien, nous tâcherons de lui casser quelque chose.

— Et alors, mordieu ! nous rentrerons dans notre rôle, s’écria Maugiron : nous sommes des chasseurs et non des geôliers.

La péroraison parut concluante, et l’on parla d’autre chose, tout en décidant néanmoins que, d’heure en heure, on continuerait de faire une visite dans la chambre de M. d’Anjou.

Les mignons avaient parfaitement raison en ceci : que le duc d’Anjou ne tenterait jamais de fuir de vive force, et que, d’un autre côté, il ne se déciderait jamais à une évasion périlleuse ou difficile.

Ce n’est pas qu’il manquât d’imagination, le digne prince, et, nous devons même le dire, son imagination se livrait à un furieux travail, tout en se promenant de son lit au fameux cabinet occupé, pendant deux ou trois nuits, par La Mole, quand Marguerite l’avait recueilli pendant la soirée de la Saint-Barthélemy.

De temps en temps la figure pâle du prince allait se coller aux carreaux de la fenêtre donnant dans les fossés du Louvre. Au delà des fossés s’étendait une grève d’une quinzaine de pieds de large, et, au delà de cette grève, on voyait, au milieu de l’obscurité, se dérouler la Seine, calme comme un miroir.

De l’autre côté, au milieu des ténèbres, se dressait comme un géant immobile : c’était la tour de Nesle.

Le duc d’Anjou avait suivi le coucher du soleil dans toutes ses phases ; il avait suivi, avec l’intérêt qu’accorde le prisonnier à ces sortes de spectacles, la dégradation de la lumière et les progrès de l’obscurité. Il avait contemplé cet admirable spectacle du vieux Paris, avec ses toits dorés, à une heure de distance, par les derniers feux du soleil, et argentés par les premiers rayons de la lune ; puis, peu à peu, il s’était senti saisi d’une grande terreur en voyant d’immenses nuages rouler au ciel et annoncer, en s’accumulant au-dessus du Louvre, un orage pour la nuit.

Entre autres faiblesses, le duc d’Anjou avait celle de trembler au bruit de la foudre.

Alors il eût donné bien des choses pour que les mignons le gardassent encore à vue, dussent-ils l’insulter en le gardant.

Cependant, il n’y avait pas moyen de les rappeler : c’était donner trop beau jeu à leurs railleries.

Il essaya de se jeter sur son lit, impossible de dormir ; il voulut lire, les caractères tourbillonnaient devant ses yeux comme des diables noirs ; il tenta de boire, le vin lui parut amer ; il frôla du bout des doigts le luth d’Aurilly resté suspendu à la muraille, mais il sentit que la vibration des cordes agissait sur ses nerfs de telle façon qu’il avait envie de pleurer.

Alors il se mit à jurer comme un païen et à briser tout ce qu’il trouva à la portée de sa main. C’était un défaut de famille, et l’on y était habitué dans le Louvre.

Les mignons entr’ouvrirent la porte pour voir d’où venait cet horrible sabbat ; puis, ayant reconnu que c’était le prince qui se distrayait, ils avaient refermé la porte, ce qui avait doublé la colère du prisonnier.

Il venait justement de briser une chaise, quand un cliquetis au son duquel on ne se méprend jamais, un cliquetis cristallin retentit du côté de la fenêtre, et en même temps M. d’Anjou ressentit une douleur assez aiguë à la hanche.

Sa première idée fut qu’il était blessé d’un coup d’arquebuse, et que ce coup lui était tiré par un émissaire du roi.

— Ah ! traître ! ah ! lâche ! s’écria le prisonnier, tu me fais arquebuser comme tu me l’avais promis. Ah ! je suis mort !

Et il se laissa aller sur le tapis.

Mais, en tombant, il posa la main sur un objet assez dur, plus inégal et surtout plus gros que ne l’est la balle d’une arquebuse.

— Oh ! une pierre, dit-il, c’est donc un coup de fauconneau ? mais encore j’eusse entendu l’explosion.

Et en même temps il retira et allongea la jambe ; quoique la douleur eût été assez vive, le prince n’avait évidemment rien de cassé.

Il ramassa la pierre et examina le carreau.

La pierre avait été lancée si rudement, qu’elle avait plutôt troué que brisé la vitre.

La pierre paraissait enveloppée dans un papier.

Alors les idées du duc commencèrent à changer de direction. Cette pierre, au lieu de lui être lancée par quelque ennemi, ne lui venait-elle pas, au contraire, de quelque ami ?

La sueur lui monta au front ; l’espérance, comme l’effroi, a ses angoisses.

Le duc s’approcha de la lumière.

En effet, autour de la pierre, un papier était roulé et maintenu avec une soie nouée de plusieurs nœuds. Le papier avait naturellement amorti la dureté du silex, qui, sans cette enveloppe, eût certes causé au prince une douleur plus vive que celle qu’il avait ressentie.

Briser la soie, dérouler le papier et le lire fut pour le duc l’affaire d’une seconde : il était complètement ressuscité.

Une lettre, murmura-t-il en jetant autour de lui un regard furtif.

Et il lut :

« Êtes-vous las de garder la chambre ? aimez-vous le grand air et la liberté ? Entrez dans le cabinet où la reine de Navarre avait caché votre pauvre ami, M. de La Mole ; ouvrez l’armoire, et en déplaçant le tasseau du bas, vous trouverez un double fond : dans ce double fond, il y a une échelle de soie ; attachez-la vous-même au balcon, deux bras vigoureux vous roidiront l’échelle au bas du fossé. Un cheval, vite comme la pensée, vous mènera en lieu sûr.

» UN AMI. »

— Un ami ! s’écria le prince ; un ami ! oh ! je ne savais pas avoir un ami. Quel est donc cet ami qui songe à moi ?

Et le duc réfléchit un moment ; mais, ne sachant sur qui arrêter sa pensée, il courut regarder à la fenêtre ; il ne vit personne.

— Serait-ce un piège ? murmura le prince, chez lequel la peur s’éveillait, le premier de tous les sentiments.

— Mais d’abord, ajouta-t-il, on peut savoir si cette armoire a un double fond, et si dans ce double fond il y a une échelle.

Le duc alors, sans changer la lumière de place, et résolu, pour plus de précaution, au simple témoignage de ses mains, se dirigea vers ce cabinet dont tant de fois jadis il avait poussé la porte avec un cœur palpitant, alors qu’il s’attendait à y trouver madame la reine de Navarre, éblouissante de cette beauté que François appréciait plus qu’il ne convenait peut-être à un frère.

Cette fois encore, il faut l’avouer, le cœur battait au duc avec violence.

Il ouvrit l’armoire à tâtons, explora toutes les planches, et, arrivé à celle d’en bas, après avoir pesé au fond et pesé sur le devant, il pesa sur un des côtés et sentit la planche qui faisait la bascule.

Aussitôt il introduisit sa main dans la cavité et sentit au bout de ses doigts le contact d’une échelle de soie.

Comme un voleur qui s’enfuit avec sa proie, le duc se sauva dans sa chambre emportant son trésor.

Dix heures sonnèrent, le duc songea aussitôt à la visite qui avait lieu toutes les heures ; il se hâta de cacher son échelle sous le coussin d’un fauteuil et s’assit dessus.

Elle était si artistement faite, qu’elle tenait parfaitement cachée dans l’étroit espace où le duc l’avait enfouie.

En effet, cinq minutes ne s’étaient pas écoulées, que Maugiron parut en robe de chambre, tenant une épée nue sous son bras gauche et un bougeoir de la main droite.

Tout en entrant chez le duc, il continuait de parler à ses amis.

— L’ours est en fureur, dit une voix, il cassait tout il n’y a qu’un instant ; prends garde qu’il ne te dévore, Maugiron.

— Insolent ! murmura le duc.

— Je crois que Votre Altesse m’a fait l’honneur de m’adresser la parole, dit Maugiron de son air le plus impertinent.

Le duc, prêt à éclater, se contint en réfléchissant qu’une querelle entraînerait une perte de temps et ferait peut-être manquer son évasion.

Il dévora son ressentiment et fit pivoter son fauteuil de manière à tourner le dos au jeune homme.

Maugiron, suivant les données traditionnelles, s’approcha du lit pour examiner les draps, et de la fenêtre pour reconnaître la présence des rideaux ; il vit bien une vitre cassée, mais il songea que c’était le duc qui, dans sa colère, l’avait brisée ainsi.

— Ouais, Maugiron, cria Schomberg, es-tu déjà mangé, que tu ne dis mot ? Dans ce cas, soupire, au moins, qu’on sache à quoi s’en tenir et qu’on te venge.

Le duc faisait craquer ses doigts d’impatience.

— Non pas, dit Maugiron. Au contraire, mon ours est fort doux et tout à fait dompté.

Le duc sourit silencieusement au milieu des ténèbres.

Quant à Maugiron, sans même saluer le prince, ce qui était la moindre politesse qu’il dût à un si haut seigneur, il sortit, et, en sortant, il ferma la porte à double tour.

Le prince le laissa faire, puis, lorsque la clef eut cessé de grincer dans la serrure :

— Messieurs, murmura-t-il, prenez garde à vous, c’est un animal très fin qu’un ours.