CHAPITRE IX.

COMMENT LA VOIX DU SEIGNEUR SE TROMPA ET PARLA À CHICOT, CROYANT PARLER AU ROI.


Le roi et Chicot restèrent pendant l’espace de dix minutes à peu près immobiles et silencieux. Tout à coup le roi se leva comme en sursaut et se mit sur son séant.

Au mouvement et au bruit qui le tiraient de cette douce somnolence qui précède le sommeil, Chicot en fit autant.

Tous deux se regardèrent avec des yeux flamboyants.

— Quoi ? demanda Chicot à voix basse.

— Le souffle ! dit le roi à voix plus basse encore, le souffle !

Au même instant une des bougies que tenait dans sa main le satyre d’or s’éteignit ; puis une seconde, puis une troisième, puis enfin la dernière.

— Oh ! oh ! dit Chicot, quel souffle !

Chicot n’avait pas prononcé la dernière de ces syllabes, que la lampe s’éteignit à son tour, et que la chambre demeura éclairée seulement par les dernières lueurs du foyer.

— Casse-cou ! dit Chicot en se levant tout debout.

— Il va parler, dit le roi en se courbant dans son lit ; il va parler.

— Alors, dit Chicot, écoute.

En effet, au même instant on entendit une voix creuse et sifflante par intervalle qui disait dans la ruelle du lit :

— Pécheur endurci, es-tu là ?

— Oui, oui, Seigneur ; dit Henri, dont les dents claquaient.

— Oh ! oh ! dit Chicot, voilà une voix bien enrhumée pour venir du ciel ! n’importe, c’est effrayant.

— M’entends-tu ? demanda la voix.

— Oui, Seigneur, balbutia Henri, et j’écoute courbé sous votre colère.

— Crois-tu donc m’avoir obéi, continua la voix, en faisant toutes les momeries extérieures que tu as faites aujourd’hui, sans que le fond de ton cœur ait été sérieusement atteint ?

— Bien dit ! s’écria Chicot, oh ! bien touché !

Les mains du roi se choquaient en se joignant. Chicot s’approcha de lui.

— Eh bien, murmura Henri, eh bien, crois-tu maintenant, malheureux ?

— Attendez, dit Chicot.

— Que veux-tu ?

— Silence donc ! Écoute : tire-toi tout doucement de ton lit et laisse-moi m’y mettre à ta place.

— Pourquoi cela ?

— Afin que la colère du Seigneur tombe d’abord sur moi.

— Penses-tu qu’il m’épargnera pour cela ?

— Essayons toujours.

Et, avec une affectueuse insistance, il poussa tout doucement le roi hors du lit et se mit en son lieu.

— Maintenant, Henri, dit-il, va t’asseoir dans mon fauteuil et laisse-moi faire.

Henri obéit ; il commençait à deviner.

— Tu ne réponds pas, reprit la voix, preuve que tu es endurci dans le péché.

— Oh ! pardon, pardon, Seigneur ! dit Chicot en nasillant comme le roi.

Puis, s’allongeant vers Henri :

— C’est drôle, dit-il, comprends-tu, mon fils, le bon Dieu qui ne reconnaît pas Chicot ?

— Ouais ! fit Henri, que veut dire cela ?

— Attends, attends, tu vas en voir bien d’autres !

— Malheureux ! dit la voix.

— Oui, Seigneur, oui, répondit Chicot, oui, je suis un pécheur endurci, un affreux pécheur.

— Alors reconnais tes crimes, et repens-toi.

— Je reconnais, dit Chicot, avoir été un grand traître vis-à-vis de mon cousin de Condé, dont j’ai séduit la femme ; et je me repens.

— Mais que dis-tu donc là ? murmura le roi. Veux-tu bien te taire ? Il y a longtemps qu’il n’est plus question de cela.

— Ah ! vraiment, dit Chicot ; passons à autre chose.

— Parle, dit la voix.

— Je reconnais, continua le faux Henri, avoir été un grand larron vis-à-vis des Polonais qui m’avaient élu roi, que j’ai abandonnés une belle nuit, emportant tous les diamants de la couronne ; et je me repens.

— Eh ! bélître ! dit Henri, que rappelles-tu là ? c’est oublié.

— Il faut bien que je continue de le tromper, reprit Chicot. Laissez-moi faire.

— Parle, dit la voix.

— Je reconnais, dit Chicot, avoir soustrait le trône de France à mon frère d’Alençon, à qui il revenait de droit, puisque j’y avais formellement renoncé en acceptant le trône de Pologne, et je me repens.

— Coquin ! dit le roi.

— Ce n’est pas encore cela, reprit la voix.

— Je reconnais m’être entendu avec ma bonne mère Catherine de Médicis pour chasser de France mon beau-frère le roi de Navarre, après avoir détruit tous ses amis, et ma sœur la reine Marguerite, après avoir détruit tous ses amants, de quoi j’ai un repentir bien sincère.

— Ah ! brigand que tu es ! murmura le roi, les dents serrées de colère.

— Sire, n’offensons pas Dieu en essayant de lui cacher ce qu’il sait aussi bien que nous.

— Il ne s’agit pas de politique, poursuivit la voix.

— Ah ! nous y voilà, poursuivit Chicot avec un accent lamentable. Il s’agit de mes mœurs, n’est-ce pas ?

— À la bonne heure ! dit la voix.

— Il est vrai, mon Dieu, continua Chicot, parlant toujours au nom du roi, que je suis bien efféminé, bien paresseux, bien mol, bien niais et bien hypocrite.

— C’est vrai, fit la voix avec un son caverneux.

— J’ai maltraité les femmes, la mienne surtout, une si digne femme !

— On doit aimer sa femme comme soi-même, et la préférer à toutes choses, dit la voix furieuse.

— Ah ! s’écria Chicot d’un ton désespéré, j’ai bien péché alors.

— Et tu as fait pécher les autres en donnant l’exemple.

— C’est vrai, c’est encore vrai.

— Tu as failli damner ce pauvre Saint-Luc.

— Bah ! fit Chicot, êtes-vous bien sûr, mon Dieu, que je ne l’aie pas damné tout à fait ?

— Non ; mais cela pourra bien lui arriver, et à toi aussi, si tu ne le renvoies demain matin, au plus tard, dans sa famille.

— Ah ! ah ! dit Chicot au roi, la voix me paraît amie de la maison de Cossé.

— Et si tu ne le fais duc et sa femme duchesse, continua la voix, pour indemnité de ses jours de veuvage anticipé.

— Et si je n’obéis pas ? dit Chicot, laissant percer dans sa voix un soupçon de résistance.

— Si tu n’obéis pas, reprit la voix en grossissant d’une façon terrible, tu cuiras pendant l’éternité dans la grande chaudière où cuisent en t’attendant Sardanapale, Nabuchodonosor et le maréchal de Retz.

Henri III poussa un gémissement. La peur, à cette menace, le reprenait plus poignante que jamais.

— Peste ! dit Chicot, remarques-tu, Henri, comme le ciel s’intéresse à M. de Saint-Luc ? On dirait, le diable m’emporte, qu’il a le bon Dieu dans sa manche.

Mais Henri n’entendait pas les bouffonneries de Chicot, ou, s’il les entendait, elles ne pouvaient le rassurer.

— Je suis perdu, disait-il avec égarement, je suis perdu ! et cette voix d’en haut me fera mourir.

— Voix d’en haut ! reprit Chicot, ah ! pour cette fois, tu te trompes. Voix d’à côté, tout au plus.

— Comment ! voix d’à côté ? demanda Henri.

— Eh ! oui, n’entends-tu donc pas, mon fils, que la voix vient de ce mur-là ? Henri, le bon Dieu loge au Louvre. Probablement que comme l’empereur Charles-Quint, il passe par la France pour descendre en enfer.

— Athée ! blasphémateur !

— C’est honorable pour toi, Henri. Aussi je te fais mon compliment. Mais, je te l’avouerai, je te trouve bien froid à l’honneur que tu reçois. Comment ! le bon Dieu est au Louvre, et n’est séparé de toi que par une cloison, et tu ne vas pas lui faire une visite ? Allons donc, Valois ; je ne te reconnais point là, et tu n’es pas poli.

En ce moment une branche perdue dans un coin de la cheminée s’enflamma, et, jetant une lueur dans la chambre, illumina le visage de Chicot.

Ce visage avait une telle expression de gaîté, de raillerie, que le roi s’en étonna.

— Eh quoi ! dit-il, tu as le cœur de railler ? tu oses…

— Eh ! oui, j’ose, dit Chicot, et tu oseras toi-même tout à l’heure, ou la peste me crève ! Mais raisonne donc, mon fils, et fais ce que je te dis.

— Que j’aille voir…

— Si le bon Dieu est bien effectivement dans la chambre à côté.

— Mais si la voix parle encore ?

— Est-ce que je ne suis pas là pour répondre ? Il est même très bon que je continue de parler en ton nom, cela fera croire à la voix qui me prend pour toi que tu y es toujours ; car elle est noblement crédule, la voix divine, et ne connaît guère son monde. Comment ! depuis un quart d’heure que je brais, elle ne m’a pas reconnu ? C’est humiliant pour une intelligence.

Henri fronça le sourcil. Chicot venait d’en dire tant, que son incroyable crédulité était entamée.

— Je croîs que tu as raison, Chicot, dit-il, et j’ai bien envie…

— Mais va donc ! dit Chicot en le poussant.

Henri ouvrit doucement la porte du corridor qui donnait dans la chambre voisine, qui était, on se le rappelle, l’ancienne chambre de la nourrice de Charles IX, habitée pour le moment par Saint-Luc. Mais il n’eut pas plutôt fait quatre pas dans le couloir, qu’il entendit la voix redoubler de reproches. Chicot y répondait par les plus lamentables doléances.

— Oui, disait la voix, tu es inconstant comme une femme, mou comme un sybarite, corrompu comme un païen.

— Hé ! pleurnichait Chicot ! hé ! hé ! est-ce ma faute, grand Dieu ! si tu m’as fait la peau si douce, les mains si blanches, le nez si fin, l’esprit si changeant ? Mais c’est fini, mon Dieu ! à partir d’aujourd’hui, je ne veux plus porter que des chemises de grosse toile. Je m’enterrerai dans le fumier comme Job, et je mangerai de la bouse de vache comme Ézéchiel.

Cependant Henri continuait d’avancer dans le corridor, remarquant avec admiration qu’à mesure que la voix de Chicot diminuait, la voix de son interlocuteur augmentait, et que cette voix semblait sortir effectivement de la chambre de Saint-Luc.

Henri allait frapper à la porte, quand il aperçut un rayon de lumière qui filtrait à travers le large trou de la serrure ciselée.

Il se baissa au niveau de cette serrure et regarda.

Tout à coup Henri, qui était fort pâle, rougit de colère, se releva et se frotta les yeux comme pour mieux voir ce qu’il ne pouvait croire tout on le voyant.

— Par la mordieu ! murmura-t-il, est-ce possible qu’on ait osé me jouer à ce point-là ?

En effet, voici ce qu’il voyait par le trou de la serrure.

Dans un coin de cette chambre, Saint-Luc, en caleçon de soie et en robe de chambre, soufflait dans une sarbacane les paroles menaçantes que le roi prenait pour des paroles divines, et près de lui, appuyée à son épaule, une jeune femme en costume blanc et diaphane, arrachant de temps en temps la sarbacane de ses mains, y soufflait en grossissant sa voix toutes les fantaisies qui naissaient d’abord dans ses yeux malins et sur ses lèvres rieuses. Puis c’étaient des éclats de folle joie à chaque reprise de sarbacane, attendu que Chicot se lamentait et pleurait à faire croire au roi, tant l’imitation était parfaite et le nasillement naturel, que c’était lui-même qu’il entendait pleurer et se lamenter de ce corridor.

— Jeanne de Cossé dans la chambre de Saint-Luc ! un trou dans la muraille ! une mystification à moi ! gronda sourdement Henri. Oh ! les misérables ! ils me le paieront cher !

Et sur une phrase plus injurieuse que les autres soufflée par madame de Saint-Luc dans la sarbacane, Henri se recula d’un pas, et d’un coup de pied fort viril pour un efféminé, enfonça la porte, dont les gonds se descellèrent à moitié et dont la serrure sauta.

Jeanne, demi-nue, se cacha avec un cri terrible sous les rideaux, dans lesquels elle s’enveloppa.

Saint-Luc, la sarbacane à la main, pâle de terreur, tomba à deux genoux devant le roi, pâle de colère.

— Ah ! criait Chicot du fond de la chambre royale, ah ! miséricorde ! J’en appelle à la Vierge Marie, à tous les saints… Je m’affaiblis, je me meurs !

Mais dans la chambre à côté, nul des acteurs de la scène burlesque que nous venons de raconter n’avait encore eu la force de parler, tant la situation avait rapidement tourné au dramatique.

Henri rompit le silence par un mot, et cette immobilité par un geste.

— Sortez ! dit-il en étendant le bras.

Et, cédant à un mouvement de rage indigne d’un roi, il arracha la sarbacane des mains de Saint-Luc et la leva comme pour l’en frapper. Mais alors ce fut Saint-Luc qui se redressa, comme si un ressort d’acier l’eût mis sur ses jambes.

— Sire, dit-il, vous n’avez le droit de me frapper qu’à la tête, je suis gentilhomme.

Henri jeta violemment la sarbacane sur le plancher. Quelqu’un la ramassa, c’était Chicot, qui, ayant entendu le bruit de la porte brisée et jugeant que la présence d’un médiateur ne serait pas inutile, était accouru à l’instant même.

Il laissa Henri et Saint-Luc se démêler comme ils l’entendaient, et, courant droit au rideau sous lequel il devinait quelqu’un, il en tira la pauvre femme toute frémissante.

— Tiens ! tiens ! dit-il, Adam et Ève après le péché ! et tu les chasses, Henri ? demanda-t-il en interrogeant le roi du regard.

— Oui, dit Henri.

— Attends alors, je vais faire l’ange exterminateur.

Et, se jetant entre le roi et Saint-Luc, il tendit sa sarbacane en guise d’épée flamboyante sur la tête des deux coupables, et dit :

— Ceci est mon paradis que vous avez perdu par votre désobéissance. Je vous défends d’y rentrer.

Puis, se penchant à l’oreille de Saint-Luc, qui, pour la protéger, s’il était besoin, contre la colère du roi, enveloppait le corps de sa femme de son bras :

— Si vous avez un bon cheval, dit-il, crevez-le ; mais faites vingt lieues d’ici à demain.