Projet d'une dixme royale qui, supprimant la taille, les aydes, les doüanes d'une province à l'autre, les décimes du Clergé, les affaires extraordinaires et tous autres impôts onéreux et non volontaires et diminuant le prix du sel de moitié et plus, produiroit au Roy un revenu certain et suffisant, sans frais, et sans être à charge à l'un de ses sujets plus qu'à l'autre, qui s'augmenteroit considérablement par la meilleure culture des terres
1707

Sommaire - Préface - Maximes fondamentales de ce système - Partie 1 - Partie 2



DIXME ROYALE


PREFACE
QUI EXPLIQUE LE DESSEIN
de l'Auteur, & donne l'Abregé de l'Ouvrage.


Quoy que le systême que je dois proposer, renferme à peu prés en soy ce qu’on peut dire de mieux sur ce sujet y contenu ; je me sens obligé d’y ajoûter certains éclaircissemens qui n’y seront pas inutils, vû la prévention où l’on est contre tout ce qui a l’air de nouveauté.

Je dis donc de la meilleure foy du monde, que ce n’a été ni l’envie de m’en faire accroire, ni de m’attirer de nouvelles conſiderations, qui m’ont fait entreprendre cet Ouvrage. Je ne suis ni lettré, ni homme de finances ; & j’aurois mauvaiſe grace de chercher de la gloire & des avantages, par des choses qui ne sont pas de ma profeſſion. Mais je suis François trés-affectionné à ma patrie, et trés-reconnoiſſant des graces & des bontez, avec leſquelles il a plû au Roy de me distinguer depuis si long-temps. Reconnoiſſance d’autant mieux fondée, que c’eſt à luy, aprés Dieu, à qui je dois tout l’honneur que je me ſuis acquis par les Emplois dont il luy a plû m’honorer, & par les bienfaits que j’ay tant de fois reçûs de ſa liberalité. C’est donc cet esprit de devoir et de reconnoiſſance qui m’anime, & me donne une attention trés-vive pour tout ce qui peut avoir rapport à luy & au bien de ſon État. Et comme il y a déja long-temps que je suis en droit de reſſentir cette obligation, je puis dire qu’elle m’a donné lieu de faire une infinité d’obſervations ſur tout ce qui pouvoit contribuer à la ſûreté de ſon Royaume, à l’augmentation de ſa Gloire et de ſes Revenus, et au bonheur de ſes Peuples, qui luy doit être d’autant plus cher, que plus ils auront de Bien, moins il ſera en état d’en manquer.
Cette Préface & le gros de cet Ouvrage, ont été faits en l’année 1698, immediatemẽt aprés le Traité de Riſwick. La vie errante que je mene depuis quarante ans & plus, m’ayant donné occaſion de voir & visiter pluſieurs fois, & de pluſieurs façons, la plus grande partie des Provinces de ce Royaume, tantôt ſeul avec mes domestiques, & tantôt en compagnie de quelques Ingénieurs ; j’ay souvent eu occaſion de donner carriere à mes Réflexions, & de remarquer le bon et le mauvais des Païs ; d’en examiner l’état et la ſituation, & celuy des peuples, dont la pauvreté ayant ſouvent excité ma compaſſion, m’a donné lieu d’en rechercher la cauſe. Ce qu’ayant fait avec beaucoup de ſoin, j’ay trouvé qu’elle répondoit parfaitement à ce qu’en a écrit l’Auteur du Détail de la France, qui a dévelopé & mis au jour fort naturellement les abus et mal-façons qui ſe pratiquent dans l’imposition et la levée des Tailles, des Aydes et des Doüanes Provinciales. Il ſeroit à ſouhaiter qu’il en eût autant fait des Affaires extraordinaires, de la Capitation, & du prodigieux nombre d’Exempts qu’il y a preſentement dans le Royaume, qui ne luy ont guéres moins cauſé de mal, que les trois autres, qu’il nous a ſi bien dépeints. Il eſt certain que ce mal eſt pouſſé à l’excés, & que ſi on n’y remedie, le menu Peuple tombera dans une extrêmité dont il ne ſe relevera jamais ; les grands chemins de la Campagne, & les ruës des Villes & des Bourgs étans pleins de Mandians, que la faim et la nudité chaſſent de chez eux.

Par toutes les recherches que j’ay pû faire, depuis pluſieurs années que je m’y applique, j’ay fort bien remarqué que dans ces derniers temps, prés de la dixiéme partie du Peuple eſt réduite à la mandicité, & mandie effectivement ; que des neuf autres parties, il y en a cinq qui ne ſont pas en état de faire l'aumône à celle-là, parce qu’eux-mêmes sont réduits, à trés-peu de choſe prés, à cette malheureuse condition ; que des quatre autres parties qui reſtent, les trois ſont fort mal-aiſées, et embaraſſées de dettes et de procés ; et que dans la dixiéme, où je mets tous les Gens d’Epée, de Robe, Eccleſiaſtiques & Laïques, toute la Nobleſſe haute, la Nobleſſe diſtinguée, & les Gens en Charge militaire et civile, les bons Marchands, les Bourgeois rentez & les plus accommodez, on ne peut pas compter ſur cent mille Familles ; & je ne croirois pas mentir, quand je dirois qu’il n’y en a pas dix mille petites ou grandes, qu’on puiſſe dire être fort à leur aiſe ; & qui en ôteroit les Gens d’affaires, leurs alliez & adherans couverts & découverts, & ceux que le Roy ſoûtient par ſes bienfaits, quelques Marchands, &c. je m’aſſure que le reſte ſeroit en petit nombre.

Les cauſes de la miſere des Peuples de cet État sont aſſez connuës, je ne laiſſe pas néanmoins d’en repreſenter en gros les principales ; mais il importe beaucoup de chercher un moyen ſolide qui arrête ce deſordre, pendant que nous jouïſſons d’une Paix,C'eſt la Paix de Riſwick, concluë en 1697. dont les apparences nous promettent une longue durée.

Bien que je n’aye aucune Miſſion pour chercher ce moyen, & que je ſois peut-être l’homme du Royaume le moins pourvû des qualitez neceſſaires à le trouver ; je n’ay pas laiſſé d’y travailler, perſuadé qu’il n’y a rien dont une vive & longue application ne puiſſe venir à bout.

J’ay donc premierement examiné la Taille dans ſon principe & dans ſon origine ; je l’ay ſuivie dans ſa pratique, dans ſon état d’innocence, & dans ſa corruption ; & aprés en avoir découvert les deſordres, j’ay cherché s’il n’y auroit pas moyen de la remettre dans la pureté de ſon ancien établiſſement, en luy ôtant les défauts & abus qui s’y ſont introduits par la maniere arbitraire de l’impoſer, qui l’ont renduë ſi odieuſe.

J’ay trouvé que dés le temps de Charles VII on avoit pris toutes les précautions qui avoient parû neceſſaires pour prévenir les abus qui pourroient s’y gliſſer dans les ſuites, & que ces précautions ont été bonnes, ou du moins que le mal n’a été que peu ſenſible, tant que le fardeau a été leger, & que d’autres Impoſitions n’ont point augmenté les charges ; mais dés qu’elles ont commencé à ſe faire un peu trop ſentir, tout le monde a fait ce qu’il a pû pour les éviter ; ce qui ayant donné lieu au deſordre, & à la mauvaiſe foy de s’introduire dans le détail de la Taille, elle eſt devenuë arbitraire, corruptible, & en toute maniere accablante à un point qui ne ſe peut exprimer. Ce qui s’eſt tellement compliqué & enraciné, que quand même on viendroit à bout de le ramener à ſon premier établiſſement, ce ne ſeroit tout au plus qu’un remede paliatif qui ne dureroit pas long-temps ; car les chemins de la corruption ſont tellement frayez, qu’on y reviendroit inceſſamment ; & c’eſt ce qu’il faut ſur toute choſe éviter.

La taille réelle fondée ſur les Arpentages & ſur les eſtimations des revenus des Heritages, eſt bien moins ſujette à corruption, il faut l’avouër ; mais elle n’en eſt pas exempte, ſoit par le défaut des Arpenteurs, ou par celuy des Eſtimateurs qui peuvent être corrompus, intereſſez ou ignorans : ou par le défaut du Syſtême en sa ſubſtance, étant trés-naturel d’eſtimer un heritage ce qu’il vaut, & de le taxer à proportion de la valeur preſente de ſon revenu ; ce qui n’empêche pas que dans les ſuites, l’eſtimation ne ſe puiſſe trouver défectueuſe. C’eſt ce que l’exemple ſuivant rendra manifeſte.

Un bon ménager possede un heritage, dans lequel il fait toute la dépenſe neceſſaire à une bonne culture ; cet heritage répond aux ſoins de son maître, & rend à proportion. Si dans ce temps-là on fait le Tarif ou Cadaſtre du Païs, ou qu’on le renouvelle, l’heritage ſera taxé sur le pied de ſon revenu preſent ; mais ſi par les ſuites cet heritage tombe entre les mains d’un mauvais ménager, ou d’un homme ruiné, qui n’ait pas moyen d’y faire de la dépenſe ; ou qu’il soit decreté ; ou qu’il tombe à des Mineurs ; tout cela arrive ſouvent & fort naturellement : en un mot, qu’il soit negligé par impuiſſance ou autrement, pour lors il déchoira de sa bonté, & ne rapportera plus tant ; auquel cas le Proprietaire ne manquera pas de ſe plaindre, & de dire que ſon Champ a été trop taxé, & il aura raiſon par rapport au revenu preſent : ce qui n’empêche cependant pas que les premiers Eſtimateurs n’ayent fait leur devoir. Qui donc aura tort ? Ce sera bien ſûrement le Syſtême qui eſt défectueux, pour ne pouvoir pas ſoûtenir à perpetuité la juſteſſe de son eſtimation. Et c’eſt de ce défaut d’où procede la plus grande partie des plaintes qui ſe font dans les païs où la taille est réelle, bien qu’il ne ſoit pas impoſſible qu’il ne s’y gliſſe d’autres défauts de negligence ou de malice pour favoriſer quelqu’un.

Il arrive la même choſe dans le Syſtême des Vingtiémes & Centiémes qui réüſſiſſent assez bien dans les Païs-Bas ; parce que le Païs étant plat, il ne s’y trouve que trois ou quatre differences au plus dans les eſtimations. Mais dans les Païs boſſillez, par exemple, dans le mien frontiere de Morvand païs montagneux, faiſant partie de la Bourgogne et du Nivernois, preſque par tout mauvais ; quand j’en ay voulu faire un eſſay, il s’eſt trouvé que dans une Terre qui ne contient pas plus d’une demie lieuë quarrée, il a falu la diviſer en quatorze ou quinze Cantons, pour en faire autant d’eſtimations differentes ; & que dans chacun de ces cantons, il y avoit preſque autant de differences que de pieces de terre. Ce qui fait voir, qu’outre les erreurs auſquelles la Taille réelle eſt ſujette, auſſi-bien que des Vingtiémes & Centiémes, elle ſeroit encore d’une diſcuſſion dont on ne verroit jamais la fin, s’il faloit l’étendre par toute la France.

Il en eſt de même des Répartitions qui ſe font par feux ou foüages, comme en Bretagne, Provence & Dauphiné, où quelque ſoin qu’on ait pris de les bien égaler, la ſuite des temps les a dérangez & diſproportionnez comme les autres.

Il y a des Païs où l’on met toutes les Impoſitions ſur les Denrées qui s’y conſomment, même ſur le Pain, le Vin, & les Viandes ; mais cela en rend les conſommations plus cheres, & par conſequent plus rares. En un mot, cette methode nuit à la ſubſiſtance & nourriture des hommes, & au commerce, & ne peut ſatiſfaire aux beſoins extraordinaires d’un Etat, parce qu’on ne peut pas la pouſſer aſſez loin. D’autres ont penſé à tout mettre ſur le Sel ; mais cela le rendroit ſi cher, qu’il faudroit tout forcer pour obliger le menu Peuple à s’en ſervir. Outre que ce qu’on en tireroit ne pourroit jamais ſatisfaire aux deux tiers des beſoins communs de l’Etat, loin de pouvoir ſuffire aux extraordinaires. Sur quoy il eſt à remarquer, que les gens qui ont fait de telles propoſitions, ſe ſont lourdement trompez ſur le nombre des Peuples, qu’ils ont eſtimé de moitié plus grand qu’il n’est en effet.

Tous ces moyens étant défectueux, il en faut chercher d’autres qui ſoient exempts de tous les défauts qui leur ſont imputez, & qui puiſſent en avoir avoir toutes les bonnes qualitez, et même celles qui leur manquent. Ces moyens sont tous trouvez ; ce sera la Dixme Royale, ſi le Roy l’a pour agréable, priſe proportionellement sur tout ce qui porte revenu. Ce Syſtême n’est pas nouveau, il y a plus de trois mil ans que l’Ecriture Sainte en a parlé, & l’Hiſtoire profane nous apprend que les plus grands Etats s’en ſont heureusement ſervis. Les Empereurs Grecs & Romains l’ont employé ; nos Rois de la premiere & seconde race l’ont fait auſſi, & beaucoup d’autres s’en ſervent encore en pluſieurs parties du Monde, au grand bien de leur Païs. On prétend que le Roy d’Eſpagne s’en ſert dans l’Amerique & dans les Iſles ; & que le grand Mogol, & le Roy de la Chine, s’en ſervent auſſi dans l’étenduë de leurs Empires.

Excellence de la Dixme Royale.En effet, l’établiſſement de la Dixme Royale impoſée ſur tous les fruits de la terre, d’une part, & ſur tout ce qui fait du Revenu aux hommes, de l’autre ; me paroît le moyen le mieux proportionné de tous ; parce que l’une ſuit toûjours son heritage qui rend à proportion de ſa fertilité, & que l’autre se conforme au Revenu notoire & non conteſté. C’eſt le Syſtême le moins ſuſceptible de corruption de tous, parce qu’il n’eſt ſoûmis qu’à ſon Tarif, et nullement à l’arbitrage des hommes.

La Dixme Ecclesiastique que nous conſiderons comme le modéle de celle-cy, ne fait aucun Procés, elle n’excite aucune plainte ; & depuis et depuis qu’elle eſt établie, nous n’apprenons pas qu’il s’y ſoit fait aucune corruption ; auſſi n’a-t-elle pas eu beſoin d’être corrigée.

C’eſt celuy de tous les Revenus qui employe le moins de gens à ſa perception, qui cauſe le moins de frais, & qui s’execute avec le plus de facilité & de douceur.

C'eſt celuy qui fait le moins de non-valeur, ou pour mieux dire, qui n’en fait point du tout. Les Dixmeurs ſe payent toûjours comptant de ce qui ſe trouve ſur le champ, dont on ne peut rien lever qu’ils n’ayent pris leur droit. Et pour ce qui eſt des autres revenus differens des fruits de la terre, dont on propoſe auſſi la Dixme, le Roy pourra ſe payer de la plus grande partie par ſes Receveurs ; & le reſte une fois réglé, ne ſouffrira aucune difficulté.

C’eſt la plus ſimple et la moins incommode de toutes les Impoſitions, parce que quand ſon Tarif ſera une fois arrêté, il n’y aura qu’à le faire publier au Prône des Paroisses, & le faire afficher aux portes des Egliſes : chacun ſçaura à quoy s’en tenir, ſans qu’il puiſſe y avoir lieu de ſe plaindre que ſon voiſin l’a trop chargé.

C’eſt la maniere de lever les Deniers Royaux la plus pacifique de toutes, & qui excitera le moins de bruit & de haine parmy les Peuples, perſonne ne pouvant avoir lieu de ſe plaindre de ce qu’il aura ou dévra payer, parce qu’il ſera toûjours proportionné à ſon Revenu.

Elle ne mettroit aucune borne à l’autorité Royale qui ſera toûjours la même ; au contraire, elle rendra le Roy tout-à-fait indépendant non ſeulement de ſon Clergé, mais encore de tous les Païs d’Etats, à qui il ne ſera plus obligé de faire aucune Demande : parce que la Dixme Royale dixmant par préference ſur tous les Revenus, ſuppléera à toutes ces Demandes ; & le Roy n’aura qu’à en hauſſer ou baiſſer le Tarif ſelon les beſoins de l’Etat. C’eſt encore un avantage incomparable de cette Dixme, de pouvoir être hauſſée et baiſſée ſans peine & ſans le moindre embarras ; car il n’y aura qu’à faire un Tarif nouveau pour l’année ſuivante ou courante, qui ſera affiché comme il eſt dit cy-devant.

Le Roy ne dépendroit plus des Traitans, il n’auroit plus beſoin d’eux, ni d’établir aucun Impoſt extraordinaire, de quelque nature qu’il puiſſe être ; ni de faire jamais aucun emprunt, parce qu’il trouveroit dans l’établiſſement de cette Dixme & des deux autres fonds qui lui ſeroient joints, dont il ſera parlé cy-aprés, de quoy ſubvenir à toutes les neceſſitez extraordinaires qui pourroient arriver à l’Etat.

Elle ne feroit aucun tort à ceux qui ont des Charges d’ancienne ou de nouvelle création dont l’Etat n’aura plus beſoin, puis qu’en payant les gages & les interêts juſqu’à rembourſement de finances, les Proprietaires qui n’auront rien ou peu de choſe à faire, n’auront aucun ſujet de ſe plaindre.

Ajoûtons à ce que deſſus, que la Dixme Royale jointe aux deux autres fonds que nous prétendons luy aſſocier, sera le plus aſſuré, comme le plus abondant moyen qu’on puiſſe imaginer pour l’acquit des dettes de la Couronne.

L’établiſſement de la Dixme Royale aſſureroit les revenus du Roy ſur les biens certains & réels qui ne pourront jamais luy manquer. Ce ſeroit une rente fonciere ſuffiſante ſur tous les biens du Royaume, la plus belle, la plus noble, & la plus aſſurée qui fût jamais.

Comme il n’y a rien de plus vray que tous ces Attributs de la Dixme Royale, ni rien plus certain que tous les défauts qui ſont imputez aux autres Syſtêmes ; je ne voy point de raiſon qui puiſſe détourner Sa Majeſté d’employer celuy-cy par préference à tous autres, puis qu’il les ſurpaſſe infiniment par ſon abondance, par ſa ſimplicité, par la justeſſe de ſa proportion, & par ſon incorruptibilité.

Je ne dis rien des deux autres fonds, dont l’un eſt le Sel, & l’autre le Revenu fixe, compoſé du Domaine, des Parties Caſuelles, &c. parce que je ſuis perſuadé qu’on entrera facilement dans les expediens que je propoſeray à l’égard du premier ; & que l’autre comprend des Revenus, dont l’établiſſement eſt déja fait & légitimé, à trés-peu de choſe prés.

A l’égard des difficultez qui pourroient s’oppoſer à l’établiſſement de cette Dixme, elles ſeroient peut-être conſiderables, si on entreprenoit de le faire tout d’un coup ; parce que les Peuples étant extrêmement prévenus contre les nouveautez, qui juſques icy leur ont toûjours fait du mal & jamais du bien, ils crieroient bien haut avant qu’ils euſſent démêlé tout le bon & le mauvais de ce Syſtême. Mais il y a long-temps qu’on eſt accoûtumé aux crieries, & qu’on ne laiſſe pas de faire & de réüſſir à ce que l’on entreprend. Ce qu’il y a de certain, c’eſt que n’en entreprenant que peu à la fois, comme il eſt propoſé à la fin de ces Memoires, peu de gens crieront, & ce peu-là s’appaiſera bien-tôt, quand ils auront démêlé ce de quoy il s’agit. Ce ne ſera pas le menu Peuple qui fera le plus de bruit, ce ſeront ceux dont il eſt parlé au Chapitre des Objections & Oppositions ; mais comme pas un d’eux n’aura raiſon d’en faire, il faudra boucher les oreilles, aller ſon chemin, & s’armer de fermeté ; les ſuites feront bien-tôt voir que tout le monde s’en trouvera bien.

L’établissement de la Dixme Royale me paroît enfin le ſeul moyen capable de procurer un vray repos au Royaume, & celuy qui peut le plus ajoûter à la gloire du Roy, & augmenter avec plus de facilité ſes Revenus ; parce qu’il eſt évident qu’à meſure qu’elle s’affermira, ils s’accroîtront de jour en jour, ainſi que ceux des Peuples, car l’un ne ſçauroit faire chemin ſans l’autre.

Plus on examinera ce Syſtême, plus on le trouvera excellent ; outre toutes les belles proprietez proprietez que j’en ay déja fait remarquer, on y en trouvera toûjours de nouvelles. Par exemple, il en a une incomparable qui luy est singuliere, qui est celle d’être également utile au prince et à ses sujets. Mais comme ce même systême est fondé sur des maximes qui ne conviennent qu’à luy seul, quoy qu’elles soient trés-justes et trés-naturelles ; aussi est-il incompatible dans son execution avec tout autre. C’est pourquoy ce seroit tout gâter, que d’en vouloir prendre une partie pour l’inserer dans une autre, et laisser le reste : par exemple, la dixme des fruits de la terre, avec la taille ou les aydes ; parce que cette dixme étant poussée dans ces memoires aussi loin qu’elle peut aller, on ne pourroit la mêler avec d’autres impositions de la nature de celles qui se levent aujourd’huy, sans tout déranger, et la rendre absolument insupportable. Il faut donc prendre ce systême tout entier, ou le rejetter tout-à-fait.

Je voudrois bien finir, mais je me sens encore obligé de prendre la liberté de representer à sa majesté, que cet ouvrage étant uniquement fait pour elle et pour son royaume, sans aucune autre consideration ; il est necessaire qu’elle ait la bonté d’en commettre l’examen à de veritables gens de bien, et absolument desinteressez. Car le défaut le plus commun de la nation, est de se mettre peu en peine des besoins de l’état. Et rarement en verra-t-on qui soient d’un sentiment avantageux au public, quand ils auront un interest contraire ; les miseres d’autruy les touchent peu quand ils en sont à couvert, et j’ay vû souvent que beaucoup d’affaires publiques ont mal réüssi, parce que des particuliers y ayant leurs interêts mêlez, ils ont sçû trouver le moyen de faire pancher la balance de leur côté. Il est donc du service de sa majesté d’y prendre garde de prés, en ce rencontre particulierement, et de faire un bon choix de gens à qui elle donnera le soin d’examiner cet ouvrage.

Je me sens encore obligé d’honneur et de conscience, de representer à sa majesté, qu’il m’a parû que de tout temps, on n’avoit pas eu assez d’égard en France pour le menu peuple, et qu’on en avoit fait trop peu de cas ; aussi c’est la partie la plus ruinée et la plus miserable du royaume ; c’est elle cependant qui est la plus considerable par son nombre, et par les services réels et effectifs qu’elle luy rend. Car c’est elle qui porte toutes les charges, qui a toûjours le plus souffert, et qui souffre encore le plus ; et c’est sur elle aussi que tombe toute la diminution des hommes qui arrive dans le royaume. Voicy ce que l’application que je me suis donnée pour apprendre jusqu’où cela pourroit aller, m’en a découvert.

Par un mesurage fait sur les meilleures cartes de ce royaume, je trouve que la France de l’étenduë qu’elle est aujourd’huy, contient trente mil lieuës quarrées ou environ, de 25 au degré, la lieuë de 2282 toises trois pieds. Que chacune de ces lieuës contient 4688 Arpens 82 perches & demie de terre de toutes eſpeces,Nous avons pris la perche de vingt pieds, qui eſt la moyẽne entre celle du Châtelet de Paris qui eſt de dix-huit pieds, & celle dont on meſure les Bois, qui eſt de vingt-deux pieds. l’arpent de cent perches quarrées, & la perche de vingt pieds de long, & de 400 pieds quarrez. Ces 4688 arpens 82 perches 1/2 diviſez proportionnellement en terres vagues & vaines, Places à bâtir, Chemins, Hayes & Foſſez, Étangs, Rivieres & Ruisseaux ; en Terres labourables, Prez, Jardins, Vignes, Bois, & en toutes les parties qui peuvent compoſer un petit Païs habitable de cette étenduë, la fertilité de même Païs ſuppoſée un peu au deſſous du mediocre : ces terres enfin cultivées, enſemencées, & la récolte faite, doivent produire par commune année de quoy nourrir sept ou huit cens perſonnes de tous âges & de tous ſexes, ſur le pied de trois ſeptiers de bled meſure de Paris par tête, le ſeptier peſant net cent quarante livres, le poids du ſac défalqué.

De sorte que ſi la France étoit peuplée d’autant d’habitans qu’elle en pourroit nourrir de ſon crû, elle en contiendroit ſur le pied de 700 par lieuë quarrée, vingt-un million : & ſur le pied de 800, vingt-quatre millions. Et par les dénombrement que j’ay ſupputé de quelques Provinces du Royaume, & de pluſieurs autres petites parties, il ſe trouve que la lieuë quarrée commune de ces Provinces ne revient qu’à 627 personnes & demy, de tous âges & de tous ſexes ; encore ay-je lieu de me défier que cette quantité puiſſe ſe ſoûtenir dans toute l’étenduë du Royaume ; car il y a bien de Gens fort éclairez, & d'employ à le devoir ſçavoir, m'ont aſſuré qu'avant la derniere Guerre, il y avoit quinze millions d'Ames dans le Royaume, & plus : & que preſentement il n'y en a pas plus de treize millions, ce qui ne reviendroit qu'à 433 perſonnes par lieuë quarrée ; cependant il s'en eſt trouvé plus de ſept cens dans la Bretagne, Normandie, Picardie, Artois et Generalité de Tours ; mais non tant en Alſace, Dauphiné et Comté de Bourgogne. Et m'étant mieux éclairci depuis par les Dénombremens que j'ay ramaſſé de toutes les Provinces du Royaume, dont on trouvera cy-après l'abregé ; j'ay trouvé qu'aprés la derniere Guerre, la France contenoit dix-neuf millions 94. mil tant d'Ames, ce qui ſe rapporte, à peu de choſe prés, à l'eſtimation énoncée en la page précedente, qui donne 627 perſonnes & demy de tous âges & de tous ſexes par lieuë quarrée ; ce qui eſt cependant fort au deſſous de ce qu'elle en pourroit nourrir, ſi elle étoit bien cultivée.de mauvais Païs dont je n’ay pas les Dénombremens. Je trouve donc au premier cas, c’eſt-à-dire de ſept cens personnes à la lieuë quarrée, qu’il manque 721/2 perſonnes par lieuë quarrée ; & au ſecond, de huit cens à la même lieuë, qu’il en manque 1721/2 ; ce qui revient au premier, à deux millions cent ſoixante-quinze mil Ames de difference par tout le Royaume ; & dans l’autre, à cinq millions cent ſoixante-quinze mil, qui eſt à peu prés autant qu’il y en peut avoir dans l’Angleterre, l’Ecosse & l’Irlande ; & tout cela en diminution de la partie baſſe du Peuple, qui remplit encore à ſes dépens les vuides qui ſe font dans la Haute, par les gens qui s’élevent & font fortune.

C’eſt encore la partie baſſe du Peuple, qui par ſon travail & ſon Commerce, et par ce qu’elle paye au Roy, l’enrichit & tout ſon Royaume. C’eſt elle qui fournit tous les Soldats & Matelots de ſes Armées de Terre et de Mer, & grand nombre d’Officiers ; tous les marchands, & les petits Officiers de Judicature. C’eſt elle qui exerce, & qui remplit tous les Arts et Métiers : c’eſt elle qui fait tout le Commerce & les Manufactures de ce Royaume ; qui fournit tous les Laboureurs, Vignerons et Manœuvriers de la Campagne ; qui garde et nourrit les Beſtiaux ; qui ſeme les Bleds, & les recueille ; qui façonne les vignes, et fait le vin : et pour achever de le dire en peu de mots, c’est elle qui fait tous les gros et menus ouvrages de la campagne et des villes.

Voila en quoy consiste cette partie du peuple si utile et si méprisée, qui a tant souffert, et qui souffre tant de l’heure que j’écris cecy. On peut esperer que l’établissement de la dixme royale pourra réparer tout cela en moins de quinze années de temps, et remettre le royaume dans une abondance parfaite d’hommes et de biens. Car quand les peuples ne seront pas si oppressez, ils se marieront plus hardiment ; ils se vêtiront et nourriront mieux ; leurs enfans seront plus robustes et mieux élevez ; ils prendront un plus grand soin de leurs affaires. Enfin ils travailleront avec plus de force et de courage, quand ils verront que la principale partie du profit qu’ils y feront, leur demeurera.

Il est constant que la grandeur des rois se mesure par le nombre de leurs sujets ; c’est en quoy consiste leur bien, leur bonheur, leurs richesses, leurs forces, leur fortune, et toute la consideration qu’ils ont dans le monde. On ne sçauroit donc rien faire de mieux pour leur service et pour leur gloire, que de leur remettre souvent cette maxime devant les yeux : car puisque c’est en cela que consiste tout leur bonheur, ils ne sçauroient trop se donner de soin pour la conservation et augmentation de ce peuple qui leur doit être si cher.

Il y a long-temps que je m’apperçois que cette préface est trop longue. Je ne sçaurois cependant me resoudre à la finir, que je n’aye encore dit ce que je pense sur les bornes qu’on peut donner à la dixme royale, que je crois avoir suffisamment étudiée, pour en pouvoir dire mon sentiment.

Il m’a donc parû qu’on ne la doit jamais pousser plus haut que le dixiéme, ni la mettre plus bas que le vingtiéme ; l’excés du premier chargeroit trop, et la mediocrité du dernier ne fourniroit pas assez pour satisfaire au courant.

On se peut joüer entre ces deux termes par rapport aux besoins de l’état, et jamais autrement ; parce qu’il est constant que plus on tire des peuples, plus on ôte d’argent du commerce ; et que celuy du royaume le mieux employé, est celuy qui demeure entre leurs mains, où il n’est jamais inutile ni oisif.