La Démocratie en Amérique par M. Alexis de Tocqueville



DE LA DÉMOCRATIE
EN AMÉRIQUE,
PAR M. A. DE TOCQUEVILLE.[1]

De tous les faits généraux de notre époque, il n’en est pas de plus puissant et de plus fécond que l’envahissement général de la démocratie. Si elle ne coule à pleins bords qu’en Amérique, en France, en Suisse, elle s’infiltre dans le monde entier : partout elle mine le privilége dans ses bases, partout elle dissout les fondemens de la vieille société et prépare les élémens d’une société nouvelle. Désormais, rien ne peut lui résister. Le despotisme, l’aristocratie, reculent devant elle, perdent tous les jours du terrain et s’estiment trop heureux lorsqu’une transaction temporaire leur donne le temps de respirer et vient les bercer de quelque vaine espérance. À ceux qui douteraient encore de ce fait, nous ne voulons en citer qu’une seule preuve ; mais cette preuve irrécusable et complète ; c’est le signe du temps. Il n’y a plus aujourd’hui un pouvoir, quels qu’en soient le nom, la forme, l’antiquité et la nature, qui ne se trouve obligé de plaider sa cause devant les peuples, qui ne sente la nécessité d’avoir raison dans l’esprit des masses. Il est, dans le monde moderne, un tribunal qu’on n’aperçoit nulle part, et qui existe cependant en permanence et partout, un tribunal inexorable devant lequel paraissent, bon gré, mal gré, l’ame pleine de crainte et d’amertume, ayant à la bouche d’adroites paroles et d’ingénieux sophismes, tous les puissans de la terre. Le sultan voudrait faire oublier aux Turcs leurs défaites et leur abaissement par des réformes libérales et la rhétorique de ses édits ; le czar ordonne à ses journalistes de persuader à l’Europe qu’il n’est pas l’oppresseur des Polonais et le persécuteur des catholiques ; l’Autriche elle-même, l’habile et taciturne Autriche est forcée de rompre le silence et de plaider sa cause devant le public, dans des articles de journaux où percent quelquefois, d’une manière si plaisante, sa morgue et son dépit : on dirait un de ces jeunes lords anglais qu’on voit de temps à autre paraître devant le bureau de police pour s’excuser de quelque tapage nocturne.

C’est le droit d’examen qui envahit le monde, c’est le principe d’autorité qui s’en va, malgré les efforts qu’on a faits, même tout récemment, pour le réhabiliter et lui conserver quelques parties de son empire. Vaines et contradictoires tentatives ! Les moyens contrastaient avec le but. Le principe d’autorité peut s’imposer à la foi, à la foi politique comme à la foi religieuse, aux peuples dans l’état comme aux enfans dans la famille. Mais lorsque, impuissant pour s’imposer, il cherche à se faire accepter et en est réduit à discuter ses titres, c’en est fait de lui : il n’est déjà plus. Il en est des principes comme des hommes ; ils ne plaident que devant un supérieur. Le principe d’autorité, en cherchant à se légitimer, a reconnu qu’il avait un juge, la raison individuelle. Dès-lors il faut lui appliquer ce que l’Arioste disait de ce guerrier qui combattait encore après qu’un coup d’épée lui avait tranché la tête : Credeva d’esser vivo, ed era morto. Qu’on y songe : la raison individuelle dans le plein et libre exercice de sa puissance, c’est la démocratie à sa plus haute expression. Aussi, redisons-le, rien ne constate mieux l’envahissement général du principe démocratique que le triomphe du droit d’examen.

Cependant le fait matériel ne se met jamais, du premier coup, en parfait accord avec le fait moral : les institutions résistent plus ou moins long-temps à l’action d’un nouveau principe ; c’est ainsi que le principe démocratique ne circule en Angleterre que sous les masses toujours imposantes, et, dit-on, solides encore de l’antique féodalité, tandis qu’en France, après avoir tout renversé, il a tout reconstruit à sa guise et n’a fait au principe historique que de faibles et dédaigneuses concessions. L’influence de la démocratie se proportionne ainsi aux circonstances particulières de chaque pays, et le monde dans ses diverses transformations offre aujourd’hui à l’observateur un sujet tout nouveau et très varié de recherches et d’analyse.

Il ne faut pas s’y tromper : si le mot de démocratie est ancien, les sociétés vraiment démocratiques sont un fait tout moderne ; elles ne datent, à vrai dire, que de 1789, car la démocratie, c’est l’égalité civile, la même loi pour tous, pour tous la même protection et la même sécurité. Dans le monde ancien où la force laissait si peu de place au droit, où l’esclavage et toutes les sortes d’assujettissement de l’homme à l’homme formaient le droit commun des peuples, le principe de l’égalité civile était également méconnu dans la pratique et dans la théorie, dans les lois de l’état et dans les écrits des philosophes. Le privilége régnait sans partage, dans l’école comme au sénat : il n’y avait pas de désaccord entre les faits et les idées.

Ce désaccord n’a commencé que le jour où la loi chrétienne est sortie du sanctuaire pour se substituer au droit ancien dans l’ordre civil, le jour où elle a pris possession des personnes et des choses, des faits et des esprits, et rendu vulgaires les notions du bien et du mal, du juste et de l’injuste ; l’égalité civile n’est qu’une application des principes éternels de la justice. C’est dans ce sens qu’un pontife, de vénérable mémoire, avait dit que tout sectateur sincère et zélé de l’évangile était un démocrate.

L’humanité ne pouvant pas se reposer indéfiniment dans une contradiction, force était à la civilisation chrétienne d’abattre le privilége ou de lui abandonner de nouveau, en s’annihilant elle-même, l’empire du monde.

Ce qui prouve, pour le dire en passant, combien les hommes du XVIIIe siècle, qui par leurs écrits préludaient à la naissance de l’ère nouvelle, méconnaissaient les origines de leur grande mission, lorsque, non contens de flétrir les vices d’un sacerdoce dégénéré pactisant avec le privilége, ils attaquaient le christianisme lui-même, et voulaient, en déchirant l’Évangile, nous enlever le fondement moral de nos libertés.

Dieu en soit loué ! le christianisme est impérissable ; c’est donc au privilége de succomber. C’est là l’histoire présente ou future, mais également certaine, de tous les pays chrétiens. Le travail de régénération peut être, selon les circonstances et les lieux, plus ou moins long et pénible ; le résultat, partiel et incomplet d’abord : car, les voies de l’humanité sont lentes ; l’homme, dans sa liberté et sa faiblesse, ne les parcourt pas sans haltes ni détours. Mais, s’il est donné aux individus de retarder leur marche, de s’écarter du but et de rehausser ainsi, par la comparaison, le mérite de ceux qui l’atteignent les premiers, il n’est pas donné à l’humanité de trahir ses destinées, de ne pas accomplir la carrière que le doigt de la Providence lui a tracée.

Remarquons en même temps que, quelle que soit la puissance d’un principe nouveau, il ne détruit jamais complètement, dans ses applications, l’œuvre des temps passés. La vie des nations est comme un travail incessant et complexe qui paraît ne s’achever jamais ; son unité, réelle cependant, échappe souvent à nos faibles lumières. Tous les actes de ce grand drame s’enchaînent les uns aux autres par des liens dont l’histoire forme les nœuds, et dont elle peut seule nous donner l’explication. Par une conséquence nécessaire, plus on avance dans le cours des siècles, plus les grands évènemens se succèdent et se multiplient ; plus sont compliqués et difficiles les problèmes que présente à l’écrivain l’histoire des sociétés humaines.

On admire avec raison les grands historiens de l’antiquité : on ne loue jamais assez la beauté des formes, la majestueuse simplicité, le fini de leurs admirables compositions. Thucydide et Tite-Live se plaçaient en quelque sorte au même point de vue que Phidias et Sophocle, au point de vue de l’art, cherchant avant tout à saisir le beau, à nous en laisser des modèles irréprochables. C’était là le but principal de leurs efforts, leur travail capital. Le vrai, ils le trouvaient sous leur main ; ils le croyaient, du moins, et n’en prenaient pas grand souci. Voulaient-ils raconter les origines de leur nation ? Les historiens vraiment artistes acceptaient sans scrupule les traditions populaires, et croyaient avoir rempli toutes les conditions de la critique historique lorsqu’ils n’avaient pas dissimulé les origines quelque peu fabuleuses de leurs récits. Voulaient-ils faire connaître les évènemens de leur temps, les guerres, les conspirations, les intrigues, les révolutions, dont ils avaient été témoins ou complices ? Ils n’apercevaient rien d’obscur, rien de compliqué dans le sujet qu’ils prenaient à développer. Qu’étaient, en effet, chez eux, la politique, la diplomatie, la police, comparées à ce qu’elles sont de nos jours ? Que de mémoires, que de volumes sur la politique de Louis XIV ! Et cependant, tout récemment encore, on nous a fait connaître de curieux détails ; on nous a présenté, sous un jour assez nouveau, quelques-uns des grands faits de son règne. Aujourd’hui même, tous les avis ne sont pas unanimes sur le génie politique du grand roi ; il est encore sur l’histoire de son règne des incertitudes et des doutes que les anciens n’ont jamais éprouvés en nous racontant les faits d’Alexandre et de César.

Le mécanisme des sociétés anciennes était simple : les ressorts n’en étaient ni compliqués, ni nombreux, ni cachés. L’esclavage, en augmentant le nombre des choses et en diminuant d’autant celui des personnes, supprimait en quelque sorte l’histoire pour une grande partie de l’humanité. Les institutions, les lois, la vie sociale, la vie politique, n’appartenaient qu’à une faible minorité. Ajoutons que, dans les républiques, à Rome comme à Athènes, les affaires de l’état se faisaient, je dirai presque sub dio, sur la place publique, et que, dans les vastes monarchies de l’Asie, les ressorts de la machine politique n’offraient à l’observateur aucune de ces complications qui distinguent les pays où le gouvernement ne se résume pas dans la volonté absolue d’un seul homme.

Dans les sociétés modernes, au contraire, tout est complexe. Des croisemens successifs de races ; des civilisations diverses superposées, mêlées, combinées les unes aux autres ; des religions différentes ; des législations très compliquées ; un commerce étendu ; une diplomatie qui embrasse dans ses vastes combinaisons l’univers ; des systèmes politiques mettant en jeu des forces sociales très variées, qui ne se coordonnent qu’avec peine et ne réalisent l’unité d’action qu’à l’aide de subtils artifices et de combinaisons laborieuses, tout devient pour l’observateur une cause d’embarras et de difficultés. Tout objet se présente à lui sous mille faces diverses ; tout problème historique lui laisse entrevoir des profondeurs où le courage le plus persévérant et l’investigation la plus habile peuvent seuls faire pénétrer un rayon de lumière.

Ces remarques ne nous écartent point du but que nous nous sommes proposé. Parler de la démocratie, de la puissance de ce fait social, de la difficulté de le suivre et de le bien observer à travers toutes les complications des sociétés modernes, c’est parler du livre de M. de Tocqueville, et, en particulier, de la seconde partie de sa grande monographie, des deux volumes qu’il vient d’ajouter à ce bel ouvrage qui le plaça, lui si jeune encore, au rang des écrivains consommés et des penseurs éminens de notre temps.

C’est l’honneur de M. de Tocqueville d’avoir, au début de sa carrière de penseur et d’écrivain, compris nettement que le monde allait se transformant par la diffusion d’un principe nouveau, puissant, irrésistible, et que presque tous les problèmes moraux et politiques des sociétés modernes seraient insolubles pour celui qui ne chercherait pas dans ce principe le moyen de solution.

Ces vérités étaient dans son esprit un germe fécond qu’a promptement développé l’influence du climat américain. En passant de France en Amérique, M. de Tocqueville passait de la démocratie contestée et militante à la démocratie triomphante et souveraine maîtresse du pays, de la démocratie déguisée sous les pompes fanées du privilége à la démocratie toute simple, tout unie du nouveau monde ; de la démocratie quelque peu honteuse d’elle-même et cherchant à imiter les manières et à balbutier le dialecte de l’aristocratie, à une démocratie fière de ses œuvres, de son droit, et imposant à tout ce qui en approche ses formes, sa langue, son maintien. Les vérités qu’il avait entrevues en France lui apparurent, en Amérique, dégagées de tout nuage ; le nouveau fait social brillait à ses yeux d’une vive et pure lumière qui dissipait tous les doutes. Désormais à ses yeux la démocratie était le fait dominant des sociétés modernes ; le fait qui transforme le présent et prépare l’avenir ; une cause dont les effets sont inévitables ; une force toujours prête à écraser tous ceux qui refusent de l’accepter et de s’associer à sa puissance.

Il fut évident pour lui que les esprits sérieux devaient s’appliquer à l’étude de la démocratie, de cette transformation sociale que le christianisme avait lentement préparée et que le XVIIIe siècle avait commencée.

M. de Tocqueville se voua lui-même tout entier à l’étude de la démocratie. Il se mit à l’observer dans tous ses développemens, dans toutes ses manifestations, sous toutes ses faces. Il ne se prit pour elle ni d’amour ni de haine ; il fit mieux, il se laissa aller aux impressions diverses qu’il en recevait : blessé aujourd’hui, charmé demain, M. de Tocqueville, dans la mesure de son esprit contenu, réservé, a tout laissé entrevoir, ses sympathies comme ses répugnances, ses espérances comme ses craintes. Tout en préférant parler des faits et des idées qu’il observe, plus encore que des sentimens qu’il éprouve, M. de Tocqueville n’a pas affecté une impassibilité, une indifférence qui serait à peine concevable dans l’observateur d’un nouveau minerai. Devant les faits qu’il observait, il est resté homme et citoyen et n’a rien caché de ses impressions successives et diverses.

Cette sincérité de l’écrivain qui laissait ainsi se réfléchir dans son livre, non-seulement le travail de son esprit, mais les sentimens de son ame, a fait dire à quelques personnes, en parlant de son premier ouvrage, que l’auteur avait, sur le compte de la démocratie, changé d’avis, chemin faisant ; que son livre avait été commencé et achevé sous l’empire de deux sentimens opposés. Nous ne saurions partager cette opinion ; ce n’est pas l’auteur qui change, c’est la démocratie qui, comme toutes les choses humaines, est loin d’être la même dans toutes ses manifestations et dans tous ses effets.

Les deux parties de l’ouvrage de M. de Tocqueville, celle qu’il a publiée il y a cinq ans et celle qui vient de paraître, se complètent l’une par l’autre et ne forment qu’une seule œuvre. Dans la première, l’auteur a étudié l’influence de la démocratie sur les lois, les institutions et les mœurs politiques de la société américaine ; dans la seconde, il cherche à nous faire connaître les changemens que l’esprit démocratique a introduits dans tous les autres rapports sociaux, les opinions et les sentimens auxquels il a donné naissance ; bref, l’aspect de la société civile qu’il a créée.

Cette division de son sujet, irréprochable en soi et complète, puisque l’organisation sociale et l’organisation politique, le but et le moyen, embrassent tout ce que la société civile peut offrir aux méditations du philosophe, ne laisse pas d’introduire, entre les deux parties de l’ouvrage, des différences notables. On chercherait en vain dans la seconde ces contours exacts et bien tracés, ces résultats positifs, ces démonstrations irrécusables qui distinguent la première. M. de Tocqueville ne pouvait pas changer la nature des choses et faire l’impossible. L’organisation politique d’un pays est un champ nettement circonscrit ; quelle qu’elle soit, bonne ou mauvaise, simple ou complexe, il n’est pas très difficile d’en saisir les principes, d’en apprécier les résultats. Les sciences politiques ont fait de tels progrès, que les instrumens ne manquent pas aujourd’hui à l’observateur. S’il est, en pareille matière, des travaux mal faits, des analyses incomplètes, on peut, sans crainte d’injustice, affirmer qu’on n’a pas apporté, dans les recherches, toute l’attention, toute la sagacité nécessaire.

Mais, lorsqu’on se propose d’étudier la société tout entière, sous toutes ses formes, dans toutes ses manifestations, lorsqu’on veut en sonder toutes les profondeurs, en pénétrer tous les replis à l’effet de constater en toute chose l’influence d’un certain principe, les modifications dont il est la cause, on s’impose une tâche effrayante. C’est là un champ immense, et j’oserais presque dire sans limites ; elles sont du moins peu certaines, mal déterminées, et ce qui reste de vague dans le sujet ôte nécessairement au travail de l’observateur, même le plus habile, quelque peu de précision et de netteté.

Un coup d’œil jeté sur la table des matières de la première et de la seconde partie du livre de M. de Tocqueville fera comprendre nettement notre pensée. De quoi traitaient essentiellement les deux premiers volumes ? du principe de la souveraineté du peuple en Amérique, du système communal, des trois pouvoirs législatif, exécutif, judiciaire, de la constitution fédérale, des partis, de la liberté de la presse, du vote universel, de l’omnipotence de la majorité aux États-Unis, et ainsi de suite ; vastes et importans sujets, sans doute, mais où tout est connu, défini, les idées comme le langage. On peut admettre ou repousser la souveraineté du peuple, le vote universel, l’omnipotence de la majorité, la séparation des pouvoirs ; mais il n’est pas deux manières d’entendre ces principes et ces faits. Tout homme doué de quelque instruction a une idée nette du sens de ces expressions ; il ne conçoit, en les entendant, ni plus, ni moins qu’un autre homme.

Dans la seconde partie, M. de Tocqueville traite premièrement de l’influence de la démocratie sur le mouvement intellectuel, puis de son influence sur les sentimens ; troisièmement, de son influence sur les mœurs proprement dites ; enfin il traite, dans une dernière division, de l’influence qu’exercent les idées et les sentimens démocratiques sur la société politique. Pourrait-on affirmer que ces titres de section, que ces étiquettes présentent à l’esprit du lecteur un champ parfaitement délimité, des idées aussi nettes que celles que lui présentaient les titres de la première partie ? Évidemment non : la limite entre le mouvement intellectuel et les sentimens, entre les sentimens et les mœurs, est réelle sans doute, mais elle est difficile à saisir. Demandez à dix personnes le détail par chapitre de chacune de ces sections, vous obtiendrez probablement dix plans différens. Demandez à dix personnes les subdivisions d’un traité sur la séparation des pouvoirs, probablement vous ne remarquerez dans les détails que de légères différences. Encore une fois, cette diversité tient à la nature même des choses, et nous ne reprochons point à M. de Tocqueville ce qu’il peut y avoir de vague dans ses grandes divisions.

Loin de là ; notre remarque n’a d’autre but que d’expliquer à plus d’un lecteur la cause réelle d’une sorte de mécompte qu’ils ont éprouvé en lisant un livre qu’ils attendaient avec une juste impatience et dont ils se sont avidement emparés. C’est qu’ils y cherchaient ce qui ne devait pas s’y trouver, je veux dire une véritable continuation, et pour la forme et pour le fond, du premier ouvrage. Dans la première partie, l’auteur a appliqué la méthode de Montesquieu à une organisation politique toute nouvelle ; dans la seconde partie, il s’est plutôt mis sur les traces de Pascal et de La Bruyère. Dans ce vaste tableau des passions et des mœurs, des grandeurs et des faiblesses de la démocratie, il est des peintures que l’auteur des Caractères n’aurait pas désavouées.

Mais en général l’ouvrage de M. de Tocqueville, c’est le livre d’un penseur qui ne craint pas d’aborder en peu de lignes les questions les plus ardues de la philosophie, du droit, de l’art, de l’économie politique, la société qu’il observe et qu’il analyse lui présentant ou le germe, ou le développement, ou l’application de toutes choses.

La méthode philosophique, les croyances religieuses, l’éloquence, la poésie, le théâtre, l’éducation, l’individualisme, le goût du bien-être matériel, les rapports de société, la famille, l’esprit d’association, la question des salaires, les armées et leur discipline, tout, en un mot, est pour M. de Tocqueville un sujet d’analyse et d’étude, toujours dans le but de reconnaître l’influence de l’esprit démocratique.

Dans cette grande variété de sujets, d’opinions, de jugemens, il est sans doute impossible que plus d’un lecteur ne se trouve sur plus d’un point en désaccord avec l’auteur ; mais il n’est pas de lecteur impartial qui n’admire à chaque page cette pureté de formes, cette finesse d’observation, cette sagacité de jugement, ces traits ingénieux, ce style simple et vif, ferme et gracieux qui caractérisent la manière de M. de Tocqueville. Son livre est d’un travail exquis, d’un fini qui ne laisse rien à désirer, si ce n’est peut-être quelque négligence.

Quant au fond, l’auteur, dans cette seconde partie de son ouvrage, avait à lutter avec d’immenses difficultés. Nous avons essayé de le faire comprendre. Il devait, pour ainsi dire, tout connaître ; analyser, comparer, résumer toutes choses. Comment nous expliquer sans cela les influences du principe démocratique sur toutes les parties d’un être aussi varié, aussi complexe, aussi mobile que la société civile ? Comment reconnaître ce qui est et ce qui n’est pas, ce qui est ancien et ce qui est nouveau, ce qui est l’effet de la cause nouvelle et ce qui est dû aux causes préexistantes ? Comment, dans l’étude des effets, attribuer à chaque cause sa juste part, si on ne connaît pas exactement et l’étendue des effets et la puissance relative de toutes les causes ? M. de Tocqueville nous a dit qu’en traitant l’immense sujet qu’il a voulu embrasser, il n’est point parvenu à se satisfaire. Qu’il se console : il n’est pas d’homme qui puisse suffire à toutes les conditions d’un semblable problème ; il est beaucoup d’hommes qui seraient facilement parvenus à se satisfaire.

M. de Tocqueville est du petit nombre de ces écrivains d’élite qui ont droit à la vérité tout entière : c’est le moyen de leur rendre tout l’honneur qui leur appartient. Aussi, dirons-nous sans détour que M. de Tocqueville ne nous semble pas avoir toujours évité tous les écueils qui se cachaient dans les profondeurs de son sujet.

On ne se livre pas, sans en être fortement préoccupé, à l’étude exclusive d’un principe, à l’investigation minutieuse de toutes ses influences et de tous ses effets. Pour qu’un esprit éminent consacre pendant long-temps ses veilles et ses travaux à l’observation des mêmes phénomènes, à l’étude de la même cause, il faut qu’une intuition puissante, qu’une sorte de foi le lui commande. C’est ainsi que naissent les systèmes, Dieu merci ; car, c’est au fond des systèmes qu’est la science, c’est aux systèmes que nous en devons les progrès. Que saurions-nous sans les systèmes ? Les esprits systématiques, je parle de ceux qui le sont par nature et non par imitation et servilité de disciples, ne pèchent que par excès. C’est le péché de la force ; aussi les hommes de génie n’y ont-ils jamais échappé. Tout ramener au principe dont on est en quelque sorte le révélateur et l’apôtre ; apercevoir partout les traces de son influence, en agrandir les effets, atténuer ou méconnaître l’efficacité des causes concomitantes, ce sont là les tentations dont l’esprit humain, dans l’ardeur de ses conquêtes, se défend avec peine. M. de Tocqueville est-il parvenu à s’en défendre toujours ? A-t-il pu lutter en toute occasion avec le même bonheur contre cette pente naturelle de notre esprit ? « En me voyant (dit-il) attribuer tant d’effets divers à l’égalité, le lecteur pourrait en conclure que je considère l’égalité comme la cause unique de tout ce qui arrive de nos jours. Ce serait me supposer une vue bien étroite. » M. de Tocqueville ne saurait craindre une pareille supposition. L’homme qui pourrait se la permettre ne serait pas au nombre de ceux dont le jugement peut avoir quelque poids aux yeux de l’auteur. M. de Tocqueville « sait qu’il y a, de notre temps, une foule d’opinions, de sentimens différens qui ont dû la naissance à des faits étrangers ou même contraires à l’égalité. » — « Il reconnaît l’existence de toutes ces différentes causes et leur puissance, mais son sujet n’est point d’en parler. Il n’a pas entrepris de montrer la raison de tous nos sentimens et de toutes nos idées, il a seulement voulu faire voir en quelles parties l’égalité avait modifié les uns et les autres. »

Tout cela est irréprochable. Mais l’exécution a-t-elle toujours répondu à la pensée ? Dans ce partage si difficile, l’auteur n’a-t-il pas ouvert un peu trop la main au profit de son principe ? Et pouvait-il s’en défendre, lorsque précisément la démocratie, l’objet de ses travaux, le sujet de son livre, était, pour ainsi dire, là, devant lui, réclamant sa part, et que toutes les autres causes se tenaient dans l’ombre, en silence, l’écrivain leur ayant fait entendre qu’il n’y avait pas de place pour elles dans son livre ? Enfin, peut-on assurer qu’en observant les pays démocratiques, l’auteur, qui ne voulait rien omettre, qui, dans ce but, cherchait dans son esprit tout ce qu’un peuple peut avoir d’idées, de sentimens, de tendances, pour les soumettre à la même question : — Quelle a été sur cela l’influence de la démocratie ? — peut-on, dis-je, assurer qu’il n’a jamais laissé de côté l’observation des faits pour nous donner à la place les conceptions de son esprit ?

Un exemple fera mieux comprendre le doute que nous indiquons ici. Dans un des chapitres de son livre (Ire partie, chap. VII), l’auteur se propose de rechercher ce qui fait pencher l’esprit des peuples démocratiques vers le panthéisme. Qu’on nous permette de transcrire ce court chapitre. Ceux de nos lecteurs qui ne connaissent pas encore l’ouvrage de M. de Tocqueville, verront par là qu’il n’y avait pas l’ombre d’exagération dans tout ce que nous avons dit de la beauté et du fini de son travail. Cependant le chapitre que nous transcrivons n’est pas des plus remarquables.

« Je montrerai plus tard comment le goût prédominant des peuples démocratiques pour les idées très générales se retrouve dans la politique ; mais je veux indiquer, dès à présent, son principal effet en philosophie.

« On ne saurait nier que le panthéisme n’ait fait de grands progrès de nos jours. Les écrits d’une partie de l’Europe en portent visiblement l’empreinte. Les Allemands l’introduisent dans la philosophie, et les Français dans la littérature. Parmi les ouvrages d’imagination qui se publient en France, la plupart renferment quelques opinions ou quelques peintures empruntées aux doctrines panthéistiques, ou laissent apercevoir chez leurs auteurs une sorte de tendance vers ces doctrines. Ceci ne me paraît pas venir seulement d’un accident, mais tenir à une cause durable.

« À mesure que, les conditions devenant plus égales, chaque homme en particulier devient plus semblable à tous les autres, plus faible et plus petit, on s’habitue à ne plus envisager les citoyens pour ne considérer que le peuple ; on oublie les individus pour ne songer qu’à l’espèce.

« Dans ces temps, l’esprit humain aime à embrasser à la fois une foule d’objets divers ; il aspire sans cesse à pouvoir rattacher une foule de conséquences à une seule cause.

« L’idée de l’unité l’obsède, il la cherche de tous côtés, et, quand il croit l’avoir trouvée, il s’étend volontiers dans son sein et s’y repose. Non-seulement il en vient à ne découvrir dans le monde qu’une création et un créateur ; cette première division des choses le gêne encore, et il cherche volontiers à grandir et à simplifier sa pensée en renfermant Dieu et l’univers dans un seul tout. Si je rencontre un système philosophique suivant lequel les choses matérielles et immatérielles, visibles et invisibles, que renferme le monde, ne sont plus considérées que comme les parties diverses d’un être immense qui seul reste éternel au milieu du changement continuel et de la transformation incessante de tout ce qui le compose, je n’aurai pas de peine à conclure qu’un pareil système, quoiqu’il détruise l’individualité humaine, ou plutôt parce qu’il la détruit, aura des charmes secrets pour les hommes qui vivent dans les démocraties ; toutes leurs habitudes intellectuelles les préparent à le concevoir et les mettent sur la voie de l’adopter. Il attire naturellement leur imagination et la fixe ; il nourrit l’orgueil de leur esprit et flatte sa paresse.

« Parmi les différens systèmes à l’aide desquels la philosophie cherche à expliquer l’univers, le panthéisme me paraît l’un des plus propres à séduire l’esprit humain dans les siècles démocratiques ; c’est contre lui que tous ceux qui restent épris de la véritable grandeur de l’homme doivent se réunir et combattre. »

Évidemment c’est là une conjecture plutôt qu’une observation. Il n’y a peut-être pas dix personnes en Amérique qui sachent d’une manière un peu exacte ce que c’est que le panthéisme, il n’y en a peut-être pas une seule qui l’ait adopté comme doctrine religieuse et philosophique. En France même, où sont les panthéistes ? Nulle part. Une secte éphémère avait montré dans ses rêves quelques tendances panthéistiques. Tout cela n’est plus. C’était une de ces ébullitions passagères qui ne sont qu’un symptôme de l’inquiétude, de l’agitation des esprits. Ce ne sont pas là des tendances sérieuses, permanentes, moins encore des croyances établies, des doctrines reçues. Que reste-t-il hors de là ? Quelques poésies, quelques romans où des imaginations vagabondes ont jeté quelques aperçus de panthéisme, uniquement dans le but de parler de toutes choses, et surtout des choses qu’on sait le moins, et pour oser dire ce que nul ne pense. Encore une fois ce n’est pas là, ce nous semble, un fait assez général, un fait pouvant servir de base à une induction.

Reste l’Allemagne, où les doctrines du panthéisme paraissent en effet avoir acquis un certain nombre de prosélytes parmi les croyans en philosophie. Mais quelle que soit l’importance de ce fait qui probablement est aussi moins sérieux qu’on ne le pense, il est impossible de ne pas faire remarquer que l’Allemagne est, de tous les pays qu’embrasse la civilisation européenne, précisément celui où la démocratie, et comme idée et comme fait social, est le moins avancée.

Nous ne voulons pas faire ici, à notre tour, des conjectures ambitieuses et des rapprochemens hasardés. Nous pourrions sans cela soutenir d’une manière plausible que rien n’éloigne du panthéisme comme la démocratie, et que les doctrines panthéistiques ne prennent racine et ne se développent que dans les pays où règne la théocratie, l’aristocratie, le despotisme. Au fait de l’Allemagne, qui est encore le pays le plus aristocratique et le plus immobile de l’Europe, nous pourrions ajouter le fait de l’Égypte ancienne, de l’Inde moderne, et le Thibet, et la Chine et le Tonquin, pays où le panthéisme s’est développé sous des formes et avec des modifications diverses, et là, certes, il n’a pas été secondé par l’esprit démocratique.

Le panthéisme, dirions-nous, est la consolation de ceux que l’inégalité opprime ici-bas. Ils se reposent dans leur abjection, en pensant qu’ils ne sont responsables de rien, que tout ce qui les afflige n’est qu’un phénomène passager, une apparence après laquelle oppresseurs et opprimés se trouveront également absorbés dans la grande unité. Cette doctrine de résignation, d’immobilité et d’irresponsabilité convient également à ceux qui oppriment et à ceux qui ne se sentent pas l’énergie nécessaire pour résister à l’oppression.

Nous pourrions ajouter, et nous serions de plus en plus dans le vrai, que le panthéisme est le terme auquel aboutissent souvent le mysticisme religieux et l’abstraction philosophique.

D’où il résulte que la démocratie et le panthéisme sont choses à peu près incompatibles. D’un côté, l’esprit démocratique c’est la puissance individuelle et la responsabilité personnelle à leur plus haute expression. De l’autre, les religions des peuples démocratiques n’affectent guère le mysticisme, et leur philosophie, loin de se jeter dans le champ indéfini des abstractions, se rapproche tellement du positif et de l’utile, qu’il y a une sorte de courtoisie à lui conserver le nom de philosophie.

Mais c’est trop s’arrêter sur une petite question particulière, sur un des points les moins importans de l’ouvrage de M. de Tocqueville. Il était, on peut dire impossible, d’échapper à tous les dangers qu’offrait naturellement le sujet. En cherchant à saisir toutes les questions qu’il présente, un esprit subtil et fécond pouvait-il éviter d’y mettre quelque chose du sien, et ne pas attribuer à la démocratie un peu plus d’efficacité qu’elle n’en a réellement ? Est-il facile, dans les matières morales et politiques, de suivre rigoureusement la méthode inductive, de ne rien admettre qui ne soit le résultat direct et positif de l’observation ?

M. de Tocqueville aurait pu traiter son sujet plutôt en historien qu’en philosophe ; au lieu de ces analyses fines, ingénieuses, de détail, qui vous font pénétrer jusqu’au cœur, jusque dans les derniers replis de la société démocratique, il aurait pu prendre la société américaine par grandes masses, nous la décrire à grands traits, en donnant à son style plus de mouvement, un coloris plus vif, des formes plus variées. Il aurait ainsi échappé complètement aux observations que nous avons entendu faire au sujet de son livre : Il n’y a chose au monde, grande ou petite, importante ou non, à laquelle M. de Tocqueville ne mêle la démocratie ; la forme du livre est quelque peu monotone ; la lecture ne laisse pas que d’en être fatigante.

Nous n’avons pas dissimulé ce qu’il peut y avoir de fondé dans la première observation ; mais il est juste d’ajouter qu’elle ne peut s’appliquer qu’à un très petit nombre de pages et à des points secondaires. Partout ailleurs M. de Tocqueville est dans le vrai, et si quelques-uns des effets qu’il attribue à l’influence démocratique paraissent de prime-abord contestables, c’est que le lien de cause à effet en pareille matière n’est pas facile à saisir.

Aussi reconnaissons-nous que la lecture du livre de M. de Tocqueville n’est pas de celles qu’ont coutume de faire les hommes d’aujourd’hui. Elle n’exige pas seulement des yeux, mais de la réflexion. Elle n’est pas un amusement, elle est un travail. Elle intéresse fortement, mais elle n’est pas une distraction.

C’est dire que M. de Tocqueville a fait le livre qu’il voulait faire, et que nous le remercions d’avoir fait un livre de haute philosophie politique, une analyse profonde et consciencieuse d’un état social très complexe, mais d’autant plus digne d’être étudié, qu’il recèle dans ses profondeurs l’avenir du monde.

Qu’on ne se méprenne pas sur le sens de nos paroles. Nous ne voulons pas dire que tôt ou tard tous les états des deux mondes seront jetés, pour ainsi dire, dans le moule américain. Loin de là ; nous croyons, au contraire, que tôt ou tard les États-Unis subiront des transformations qui les rapprocheront de nos sociétés européennes. Nous voulions dire seulement que l’avenir du monde, sous une forme ou sous une autre, c’est la démocratie, c’est-à-dire l’abolition du privilége, l’établissement de l’égalité civile.

Quoi qu’il en soit, nous regrettons de ne pouvoir entrer ici dans les détails de l’ouvrage. D’ailleurs, nous serions embarrassé pour le choix. Le nombre des questions à la fois importantes et curieuses que M. de Tocqueville a soulevées est si grand, qu’on n’a pas plutôt mis le doigt sur l’une d’elles, qu’on éprouve le regret de ne pas avoir choisi l’autre.

Qu’on nous permette seulement de rappeler ici une question qui nous semble des plus propres à faire connaître l’ingénieuse sagacité, et je voudrais pouvoir dire la curiosité, des recherches de M. de Tocqueville. Cette question, la voici : Pourquoi l’étude de la littérature grecque et latine est particulièrement utile dans les sociétés démocratiques ? La solution que le lecteur trouvera dans le chap. XV du premier volume peut se résumer en ces mots : Les écrivains de l’antiquité n’ont écrit que pour les connaisseurs ; rien dans leurs œuvres ne semble fait à la hâte ni au hasard ; la recherche de la beauté idéale s’y montre sans cesse. Les littératures démocratiques, au contraire, fourmillent toujours (dit M. de Tocqueville) de ces auteurs qui n’aperçoivent dans les lettres qu’une industrie, et, pour quelques grands écrivains qu’on y voit, on y compte par milliers des vendeurs d’idées. Prise dans son ensemble (dit-il ailleurs), la littérature des siècles démocratiques ne saurait présenter, ainsi que dans les temps d’aristocratie, l’image de l’ordre, de la régularité, de la science et de l’art ; les formes s’y trouvent d’ordinaire négligées et parfois méprisées. Le style s’y montre souvent bizarre, incorrect, peu soigné et mou, et presque toujours hardi et véhément. Les auteurs y viseront à la rapidité de l’exécution plus qu’à la perfection des détails. On tâchera d’étonner plutôt que de plaire, et l’on s’efforcera d’entraîner les passions plutôt que de charmer le goût.

Je ne veux pas demander à l’auteur d’où lui sont venues toutes ses observations si judicieuses, si spirituelles, sur la littérature des peuples démocratiques. Ce n’est pas, à coup sûr, d’Amérique. « Les habitans des États-Unis n’ont point encore, à proprement parler, de littérature. Les seuls auteurs qu’il reconnaisse aux Américains, sont des journalistes. » Nous pourrions bien soupçonner M. de Tocqueville d’avoir, en écrivant plusieurs de ses chapitres, regardé du coin de l’œil ailleurs qu’en Amérique. Il ne procède pas autant qu’il en a l’air, à priori, et par voie de divination. La démocratie américaine n’est pas la seule qui ait fourni des couleurs à sa palette. Aussi aurions-nous pu, sans crainte d’erreur, lorsque la lecture de certains chapitres excitait chez nous un sourire qui n’était pas sans quelque malice, dire à certains Européens : de te fabula narratur. Mais nous ne voulons pas trahir les secrets de l’auteur. Au dire de M. de Tocqueville, les littératures démocratiques manquent de sagesse, de goût, de beauté idéale ; l’étude des chefs-d’œuvre de l’antiquité est la plus propre à combattre ces défauts littéraires. C’est là un point de vue ingénieux, nouveau ; nous le recommandons à ces idolâtres des temps modernes qui voudraient arracher des mains de nos enfans Homère et Virgile, et renouveler contre le grec et le latin le décret solennel de proscription dont s’empressa de les frapper une de ces républiques éphémères que la révolution française fit éclore en Italie.

Rien de semblable n’est à craindre aujourd’hui. Aussi ce n’est pas pour rassurer les amis des études classiques que nous avons rappelé l’ingénieuse observation de M. de Tocqueville. Nous voulions préparer par là quelques considérations générales qui s’appliquent à l’ensemble, aux tendances, à l’esprit de son ouvrage.

M. de Tocqueville n’a rien dissimulé sur la démocratie, ni le bien ni le mal, qui, comme dans toutes les choses humaines, s’y trouvent mélangés, et qui ont donné naissance à tant d’hymnes et à tant de satires, les uns et les autres également éloignés de la vérité. Avec une ame noble, un caractère élevé, un goût exquis, M. de Tocqueville ne se résigne pas facilement à ce que la démocratie lui a laissé voir de vulgaire, de désordonné, de trop individuel ; ami sincère, éclairé, de la liberté et du progrès de l’humanité, il ne voudrait certes pas, en eût-il le pouvoir, nous ramener au privilége, et acheter l’élégance, le luxe, la haute culture d’esprit, la puissance morale d’une caste, par la pauvreté, l’ignorance et l’asservissement des masses. Il accepte la démocratie, non-seulement comme un fait nécessaire, comme le développement naturel des nations, il l’accepte aussi comme un progrès, comme un bien, mais comme un bien qui n’est pas sans mélange et qui laisse quelque chose à désirer.

Dès-lors il ne s’est pas seulement appliqué à nous faire connaître l’influence naturelle de la démocratie sur le mouvement intellectuel, sur les sentimens et les mœurs ; il n’a pas mis sous nos yeux avec une sorte d’indifférence philosophique les conséquences fâcheuses de certaines tendances démocratiques, comme un naturaliste parlerait des épines et des poisons de certaines plantes. M. de Tocqueville, partout où il a été frappé d’un inconvénient, a cherché avec soin le correctif, soit dans la démocratie elle-même, soit dans d’autres institutions, qui, loin d’être incompatibles avec elle, peuvent au contraire s’y rattacher et la modifier utilement.

C’est ainsi qu’il demande aux études classiques de corriger ce qu’elle a d’incorrect et de vulgaire dans ses productions.

C’est ainsi qu’il demande à la liberté politique de tirer par des institutions larges les hommes de leurs intérêts individuels, de les arracher de temps à autre à la vue d’eux-mêmes, et de les forcer à s’oublier en quelque sorte eux-mêmes et à songer à leurs semblables, ne fût-ce que par ambition. « Quand le public gouverne, il n’y a pas d’hommes qui ne sache le prix de la bienveillance publique et qui ne cherche à la captiver en s’attirant l’estime et l’affection de ceux au milieu desquels il doit vivre. Plusieurs des passions qui glacent les cœurs et les divisent sont alors obligées de se retirer au fond de l’ame et de s’y cacher. L’orgueil se dissimule, le mépris n’ose se faire jour ; l’égoïsme a peur de lui-même. »

C’est ainsi encore qu’il demande aux journaux de rendre la possibilité de s’entendre et d’agir en commun à des hommes qui ne sont plus liés entre eux d’une manière solide et permanente, comme dans les aristocraties. « Les principaux citoyens qui habitent un pays aristocratique s’aperçoivent de loin ; et s’ils veulent réunir leurs forces, ils marchent les uns vers les autres, entraînant une multitude à leur suite. » Dans les démocraties, « cela ne peut se faire habituellement et commodément qu’à l’aide d’un journal ; il n’y a qu’un journal qui puisse venir déposer au même moment dans mille esprits la même pensée. Les journaux deviennent donc plus nécessaires à mesure que les hommes sont plus égaux, et l’individualisme plus à craindre. Ce serait diminuer leur importance que de croire qu’ils ne servent qu’à garantir la liberté ; ils maintiennent la civilisation. »

Enfin, c’est à l’esprit d’association qu’il demande de corriger ce que l’individualisme met de décousu et par-là de faiblesse, d’impuissance chez les peuples démocratiques. Ainsi qu’il le fait observer, « il existe un rapport nécessaire entre les associations et les journaux : les journaux font les associations, et les associations font les journaux ; et, s’il a été vrai de dire que les associations doivent se multiplier à mesure que les conditions s’égalisent, il n’est pas moins certain que le nombre des journaux s’accroît à mesure que les associations se multiplient. »

Cette partie de son travail où M. de Tocqueville s’applique à mettre en lumière tout ce qui peut atténuer et faire disparaître les inconvéniens de la démocratie, donne à son livre je dirai presque un parfum de haute moralité, et attache singulièrement le lecteur à l’écrivain, le lecteur demeurant de plus en plus convaincu que l’esprit et l’ame de l’écrivain ont également contribué à son ouvrage.

Au surplus nous ne voulons pas dissimuler en terminant que nous n’éprouvons pas les craintes que la démocratie paraît inspirer, même à plusieurs de ses amis. Ces craintes sont dues, nous le croyons, à une confusion de deux idées que M. de Tocqueville lui-même n’a peut-être pas suffisamment distinguées et séparées : je veux dire l’égalité civile et l’égalité des conditions.

C’est l’égalité civile, en d’autres termes l’abolition du privilége et l’établissement du droit commun qui constitue la véritable démocratie, ce principe dont la France du XVIIIe siècle a été l’apôtre, et qui, grace à elle, se trouve aujourd’hui réalisé dans une partie des deux mondes. C’est là le principe dont les conquêtes sont certaines ; c’est la loi qui prendra tôt ou tard possession de l’univers ; car l’égalité civile, c’est la justice.

Quant à l’égalité des conditions, à l’égalité de fait, à l’égalité matérielle (peu importe le nom), elle n’existe nulle part, elle n’a jamais existé, elle n’existera jamais, parce qu’elle est contraire à la nature humaine, contraire au droit : c’est l’injustice.

L’injustice opposée, c’est-à-dire le privilége, a pu exister long-temps, parce qu’elle avait pour elle les faits extérieurs, l’apparence, et qu’on a pu conclure à tort de l’apparence au droit. Aristote lui-même s’y est trompé. Mais l’égalité des conditions, voulant s’ériger en principe, n’aurait pour elle ni le fait ni le droit, ni la réalité ni l’apparence.

Dès-lors la plupart des inconvéniens qu’on signale dans les démocraties ont peu d’importance. Si on veut y réfléchir, on pourra facilement se convaincre qu’ils ne seraient à redouter que dans un pays où le sol ne serait pas approprié. Aussi, ceux qui demandent l’abolition de la propriété foncière sont dans leur système parfaitement fondés et conséquens.

Avec l’inégalité inévitable des conditions et l’appropriation du sol, les pays démocratiques n’ont rien de sérieux à craindre de l’excès de l’individualisme. L’édifice social ne manque ni de base ni de ciment.

À cet égard nous persistons à croire que les États-Unis présentent à l’observateur des faits qui, généralisés, conduiraient à de fausses inductions. Pays neuf, sans antécédens, sans histoire, et placé dans des circonstances économiques toutes particulières, l’Amérique offre entre l’égalité civile et l’égalité de fait un rapprochement qui n’appartient qu’à elle, qui n’existe pas et n’existera jamais dans nos vieilles sociétés, et qui cessera d’exister en Amérique à mesure que ce pays vieillira, que la population en deviendra de plus en plus dense, lorsqu’il n’y aura plus de terres fertiles vacantes, et qu’un nombre plus ou moins considérable d’Américains, gorgés enfin de richesses, deviendront des hommes de loisir et commenceront à éprouver d’autres besoins que celui de gagner de l’argent.

Tout cela existe depuis long-temps chez nous, et on se tromperait fort si on imaginait que cela va disparaître. Les hommes faits ne reviennent pas à l’enfance ; c’est l’enfance qui marche vers la virilité. C’est l’Amérique qui, à sa manière, marche vers l’Europe ; l’Europe ne peut se faire américaine.


Rossi.
  1. Tomes III et IV chez Gosselin, Paris, 1840.