La Découverte du passage nord-est par l’océan glacial asiatique

La Découverte du passage nord-est par l’océan glacial asiatique
Revue des Deux Mondes3e période, tome 37 (p. 892-921).
LA
DECOUVERTE DU PASSAGE NORD-EST
PAR
.
L'OCEAN GLACIAL ASIATIQUE

I. Lettres de M. Nordenskjöld. — II. Les Abords de la région inconnue, par M. Clément R. Markham, traduction de M. Henri Gaidoz. — III. Les Grandes Entreprises géographiques, par le vicomte de Bizemont. — IV. Un Voyage à la Mer polaire, par le capitaine Nares, traduction de M. Frédéric Bernard. — V. Petermann’s Mittheilungen, fascicules V et IX, 1879.

Toucher aux limites extrêmes de l’Océan-Glacial, voir tomber perpendiculairement sur sa tête les froids rayons de l’étoile polaire, est un beau rêve qu’ont toujours caressé et que caresseront encore longtemps les émules des Parry, des Ross, des Mac-Clure, des Franklin, des Bellot et de bien d’autres navigateurs célèbres. Et pourtant, plus les tentatives se renouvellent, plus, il faut bien le reconnaître, ce rêve paraît impossible à réaliser, et l’on est tenté de croire avec le capitaine Nares, de l’Alert, qu’une expédition au pôle arctique ne donnera plus jamais que des résultats à peu près insignifians pour la science et nuls pour le commerce.

Quant à parvenir en traîneau ou autrement jusqu’à la dernière limite du pôle mystérieux, on sait que le second de l’Alert, M. le commandant Albert Markham, a pu s’en approcher à une distance de 400 milles. Mais à quelles conditions ? En mettant une journée pour franchir en moyenne un mille et quart. Dans sa marche pénible vers le nord, le commandant Markhara n’a presque nulle part trouvé une surface lisse. On eût dit, suivant sa pittoresque expression, une mer houleuse soudainement congelée. Entre les banquises s’élevaient des amas de débris de glace concassée, débris décomposés l’été précédent, puis gelés de nouveau pendant l’hiver ; c’étaient des remparts de blocs angulaires d’une hauteur de 40 à 50 pieds entre lesquels on ne pouvait trouver aucun passage. Tout le long de ces barrières abruptes s’étalaient des talus de neige hauts de 100 mètres environ et descendant au niveau du champ de glace. Comme le vent dominant pendant l’hiver était lèvent d’ouest et que la route des traîneaux courait vers le nord, il fallait renoncer à marcher le long de ces talus et les franchir, l’un après l’autre, à angles droits. Ce voyage fut une lutte continuelle contre des difficultés sans cesse renaissantes, car, à chaque obstacle qui était surmonté, il en surgissait un nouveau. On ne se figure pas quelle lassitude éprouvent les hommes qui, pendant de longues journées, ne peuvent jamais marcher d’un pas égal et délibéré ; c’est pis encore lorsqu’ils sont contraints, après s’être attelés à des traîneaux, de hisser ces traîneaux sur des blocs de glace abrupts, et pour arriver après des efforts inouïs à n’avancer que de quelques pieds ! Comme on s’en doute bien, au 83° 20’ de latitude nord, le commandant Albert Markham dut s’arrêter, convaincu que les glaces qui s’étendaient devant lui et ses compagnons à bout de forces, couvraient une étendue immense, des espaces qu’il n’était possible à aucun être humain de franchir.

Il est bien loin de notre pensée d’envisager avec indifférence tant d’efforts et de contester ce que leur doivent la science et la navigation ; nul plus que nous ne voudrait couvrir pieusement de lauriers les tombes où gisent les corps glacés des intrépides explorateurs des régions arctiques, mais nous touchons forcément à la fin de ces trop douloureuses tentatives. Ces expéditions seront abandonnées comme ont été abandonnées les expéditions au pôle austral. M. le professeur Nordenskjöld vient, du reste, de leur porter un coup dont il sera difficile d’atténuer la portée, en faisant passer un bateau, la Vega, — pour la première fois après trois siècles d’efforts infructueux, — des eaux de l’Atlantique dans les eaux du Pacifique, par l’Océan-Glacial. C’est ce hardi voyage que nous nous proposons de résumer. L’heureux explorateur n’a pu donner, jusqu’à ce jour, une relation officielle de ses observations, et, au moment où nous écrivons ces lignes, il est encore éloigné de quelques centaines de lieues de son point de départ. Notre travail n’en sera pas moins intéressant, — nous l’espérons, du moins, — grâce à des documens communiqués par des officiers de la Vega à quelques-uns de nos amis de Yokohama, grâce aussi à des lettres inédites adressées par l’illustre voyageur à MM. Dickson et Sibiriakof, deux hommes généreux, dévoués aux sciences géographiques et qui, hautement secondés par sa majesté le roi de Suède et de Norvège, ont été les promoteurs de l’expédition.

La traduction en français des Lettres de M. Nordenskjöld, écrites en suédois, nous avait été réservée par M, e la comtesse Marie de Lowendal. Nous ne pouvons nous défendre d’un sentiment de tristesse en songeant qu’à peine avions-nous eu l’honneur de recevoir de Mlle de Lowendal la dernière de ces lettres, elle s’éteignait, toute jeune encore, emportée par une de ces maladies qui ne pardonnent pas.


I

La façon jalouse dont les Espagnols et les Portugais se partagèrent au XVIe siècle l’empire des Indes, le soin que ces deux peuples mirent à cacher les routes maritimes qui conduisaient aux iles mystérieuses des épices, éveillèrent de bonne heure chez les na-lions du nord-ouest l’idée d’arriver à ces régions fortunées par un chemin différent de ceux que suivaient leurs rivaux. Trois voies furent tentées tour à tour : le passage polaire, le passage nord-ouest et le passage nord-est. Le premier devait traverser audacieusement le pôle, le second avait son point de départ au nord de l’Amérique, le troisième, celui que vient de prendre avec succès le professeur Nordenskjöld, consistait à louvoyer le long des côtes de la Sibérie pour aller sortir au détroit de Behring, dans le Pacifique.

Pendant trois cents ans, de nombreuses expéditions essayèrent de trouver l’un des trois passages : pas une ne réussit. La première, une des plus importantes, et qui se termina aussi fatalement que celle désir Franklin, eut lieu en 1553[1]. Elle était commandée par sir Hugh Willoughby, qui comptait atteindre l’empire de Cathay, comme on appelait alors la Chine, par le nord-est, c’est-à-dire par la même voie que vient de parcourir heureusement l’expédition suédoise. Willoughby, après avoir reconnu Senjen, une île de la côte septentrionale de la Norvège, située par 70° de latitude boréale, s’avança avec Durforth, l’un de ses lieutenans, à 160 lieues plus au nord-est. On suppose qu’ils atterrirent à la Nouvelle-Zemble. Les glaces et les froids les forcèrent à retourner au sud-ouest. Il est vraisemblable que les brumes les empêchèrent de voir la terre avant d’arriver à l’embouchure de l’Arzina, rivière de la Laponie orientale, à peu de distance du port de Kégor. Les deux équipages y périrent de froid et de faim. Leurs cadavres et les débris de leurs bâtimens ne furent découverts par des pêcheurs russes que quelques années plus tard.

La même compagnie commerciale qui avait préparé cette expédition envoya les années suivantes plusieurs autres navires dans la même direction. Stephen Burrough, alors « le premier pilote de l’Angleterre, » atteignit en 1556 l’entrée de la mer de Kara et laissa son nom au détroit qui y conduit. Il revint sans autre résultat à son point de départ pour trois raisons d’une simplicité naïve : « la première, parce qu’il avait rencontré trop de glaces, la seconde parce que les vents du nord soufflaient d’une façon trop continue, et, la troisième, parce que les nuits devenaient par trop longues. » En 1580, Pett et Jackman entrèrent aussi dans la mer de Kara en passant par Jugor Shar ; les glaces leur barrèrent la route. Pett put rentrer en Angleterre sain et sauf, mais Jackman, moins heureux, périt en effectuant son voyage de retour. L’insuccès de ces expéditions découragea les Anglais, gens tenaces pourtant, et, pendant longtemps, ils ne voulurent plus s’occuper de la recherche d’un passage. Les Hollandais, conseillés par leur célèbre cosmographe Pierre Plancius, songèrent alors à s’ouvrir un chemin par l’extrémité septentrionale de la Nouvelle-Zemble. Il y eut trois expéditions : en 1594, en 1595 et en 1596 ; toutes les trois commandées par Guillaume Barents, un marin hardi et d’un courage à toute épreuve ; malheureusement, les deux premières ne purent dépasser la Nouvelle-Zemble, et la troisième fut contrainte d’hiverner dans la région nord-est de cette terre de désolation. Au printemps, Barents voulut revenir sur ses pas à l’aide de ses embarcations, mais, comme tant d’autres, il mourut dans la traversée. Ses compagnons plus heureux atteignirent les côtes de la Hollande. En 1608 et en 1609, un marin anglais, d’une trempe peu commune, Henry Hudson, avec un brick que montaient douze hommes et un mousse, résolut, en partant de Greenwich de faire voile par le nord-est jusqu’au Japon. Se figure-t-on aisément cette coquille de noix flottant sur l’Océan-Glacial, ballottée de banquise en banquise au risque d’y être mille fois broyée, se lançant à la voile avec un pareil équipage dans les sombres brouillards et les tempêtes de neige du pôle ! Et quelle nourriture Henry Hudson donnait-il à ses hommes ? Des viandes salées, du biscuit de mer ; pour toute boisson, une eau puante. Le scorbut, l’anémie, la nostalgie, frappaient tour à tour ces infortunés. Quel changement aujourd’hui et que nous sommes loin de ces misères ! Les états mettent à la disposition des explorateurs, hommes de science en général, les meilleurs vaisseaux de leurs flottes, des hommes triés soigneusement entre les plus robustes et les plus expérimentés de leur marine ; rien ne leur manque : vêtemens qui défient la rigueur des plus basses températures, vivres admirablement conservés, bibliothèques, jeux de toutes sortes, jusqu’à des orgues de Barbarie, en un mot, tout ce qui peut entretenir l’esprit en haleine, et le corps dans un état parfait de santé.

La plus haute latitude à laquelle Henry Hudson atteignit fut celle de 80° 23’. Grâce à ses récits, les Anglais établirent dans les mers du Spitzberg des pêcheries qui, pendant deux siècles, enrichirent leurs possesseurs. Quant à Hudson, sa fin fut des plus tragiques. Son équipage révolté l’embarqua de force sur une chaloupe, avec son fils, — un enfant encore, — Woodhouse, un mathématicien qui faisait avec Hudson volontairement le voyage, le charpentier du bord, et cinq matelots, ne leur donnant qu’un fusil, quelques épées et une très petite quantité de provisions. On n’a plus entendu parler de ces infortunés, qui, sans doute, moururent de faim ou furent massacrés sur quelque côte inhospitalière.

Il nous semble inutile de relater ici les expéditions de Jones Pôles, de Marmaduke, qui atteignirent au 82e degré nord, comme aussi de parler de celles de Baffin, de Folkerby et du capitaine Wood. Rappelons seulement qu’en 1625 les Hollandais, sous la conduite de Cornelis Bosman, voulurent eux aussi forcer le passage du nord-est ; mais Bosman ne pénétra qu’à peine dans l’intérieur de la mer de Kara. Nous pourrions mentionner encore vers cette époque une expédition danoise dans ces mêmes eaux, mais elle aussi ne parvint qu’à l’île de Waigatz, d’où quelques pauvres Samoyèdes furent comme des merveilles curieuses à contempler, emmenés jusqu’en Danemark.

La tentative ne fut reprise qu’en 1778, par Cook, qui pénétra dans l’Océan-Glacial par le détroit de Behring, s’avança jusqu’au cap Nord, et revint sans autre résultat. Toutefois, pendant tout le XVIIe siècle et depuis, les mers, celles qui baignent de leurs flots à l’est et à l’ouest le Groenland, celles qui s’étendent de la baie de Badin jusqu’à la terre de Hall par le détroit de Smith, le bassin de Byam Martin, celui de Melville, le détroit de Mac-Clure, et bien d’autres contrées polaires, furent visités par de nombreux navigateurs, surtout par un nombre considérable de pêcheurs suédois, norvégiens, et par des baleiniers qui, vu leur audace, n’eussent pas manqué d’aller jusqu’au pôle nord, si l’immuable et éternelle barrière de glaces qui en défend les approches s’était accidentellement ouverte devant eux.

II

Arrivons à l’expédition suédoise.

Le bateau à vapeur la Vega, équipé aux frais de sa majesté le roi de Suède, de M. Dickson et de M. Sibiriakof, quitta le 4 juillet la rade de Gothembourg, sur la Gœtha. A Tromsoe, il s’adjoignit un petit steamer, la Lena, et le 30 juillet les deux navires arrivaient à Jugor Shar, où la barque l’Express et le bateau le Fraser attendaient avec mission d’accompagner l’expédition à l’embouchure du Yenissei. Le 7 août, l’escadrille atteignit ce dernier point au port Dickson.

Indépendamment de M. le professeur A. -E. Nordenskjöld, chef de l’expédition, il y avait à bord de la Vega, M. le capitaine de vaisseau Pallander, second commandant, déjà célèbre par ses voyages au pôle dans les années 1872 et 1873 ; le professeur Kjellmann, botaniste, le docteur Almquist, médecin et botaniste ; le docteur Stutberg, zoologiste ; le lieutenant Bove, de la marine italienne, hydrographe, le lieutenant Hoogard, de la marine royale danoise, météorologiste ; le lieutenant Nordquist, de la garde impériale russe, enfin le lieutenant Brusevitz, de la marine royale de Suède. L’équipage se composait de vingt et un matelots choisis entre les plus robustes de la flotte suédoise et norvégienne. On aura sans doute remarqué avec une surprise pénible que, pas un officier français de notre marine, que pas un savant de nos académies, que pas un délégué de notre Société de géographie, n’accompagnait M. Nordenskjöld, dans son exploration. C’est une lacune déplorable, regrettable surtout pour notre marine, car nos ports fourmillent d’officiers qui eussent certainement accepté avec joie une mission à bord de la Vega, en compagnie des hommes de science dont nous avons cité plus haut les noms désormais célèbres. Pourquoi ne pas le dire ? le régime d’interpellation à outrance auquel nos gouvernans sont soumis est cause du peu d’attention que les ministres de la marine et du commerce ont accordé aux tentatives qui se faisaient à Stockholm pour arriver à découverte d’un passage au nord-est.

Le voyage de la flottille suédoise dans la mer karienne fut des plus heureux ; à peine fit-elle la rencontre de quelques glaçons ; il n’avait fallu qu’un faible effort pour briser ceux qui faisaient mine de résistance. C’était bien ce qu’espéraient le commandant Pallander et son illustre compagnon. Ce dernier était allé déjà deux fois, en 1875 et 1876, à l’embouchure du Yenissei, et, chaque fois, il s’était assuré que les eaux puissantes de ce fleuve, unies à celles de l’Obi, maintenaient libre de glace la mer de Kara. C’est cette importante observation qui, depuis longtemps constatée le décida à tenter, en 1878, le passage complet. L’Express et le Fraser, après avoir transporté leurs charbons dans les soutes de la Vega et de la Lena, reprirent le chemin de l’Europe. Le 10 août, l’expédition se remit en route et, pour naviguer, cette fois, dans une région qui lui était complètement inconnue. En passant derrière les îles qui se trouvent placées près de l’embouchure du Piässina, elle trouva le passage libre le long de la côte ; mais, dès le lendemain matin, en raison d’un épais brouillard, il fallut jeter l’ancre dans la baie d’une petite île placée près du cap Sterlegov, par 74° 51’ latitude nord. M. Nordenskjöld donna à cet îlot le nom d’un intrépide lieutenant de vaisseau russe, M. Minnin, lequel était arrivé là, en 1840, monté sur un tout petit bateau. Dans l’après-midi, le temps s’éclaircit, et la Vega et la Lena prirent à toute vapeur la direction de l’est. Dans la nuit, de grands blocs de glace flottante passèrent tout près d’elles, heureusement sans les heurter. Le 13 août, au moment où la Vega marchait prudemment en avant de la Lena, on aperçut une terre à l’avant, éloignée à peine de 50 mètres du vaisseau, et que le brouillard avait tenue masquée jusque-là. On se trouvait dans l’intérieur d’une presqu’île derrière laquelle il était facile de distinguer d’immenses monceaux de glace. On continua à marcher de l’avant, mais, après une heure de navigation, il fallut amarrer les vaisseaux à une banquise qui les remorqua complaisamment vers l’est. Cette excursion à la dérive dura vingt-quatre heures, après quoi, les bâtimens reprirent leur liberté de navigation et se dirigèrent dans le détroit qui se trouve placé entre le continent et l’île de Taïmour. Le 14 août, l’expédition s’arrêta dans une petite baie à laquelle les savans naturalistes du bord donnèrent le joli nom d’Actinia, qui est celui d’une anémone de mer facile à trouver dans ces hautes régions.

La chaloupe à vapeur fut mise à flot afin d’explorer le détroit de Taïmour ; il était libre de glace, mais il n’avait pas assez d’eau en certains endroits pour laisser passer la Vega. La glace rompit heureusement au nord, et les navires en profitèrent, dès le 18, pour continuer leur route. Le 19, au matin, lorsqu’on croyait que la mer deviendrait impraticable, on trouva heureusement, tout le long de la côte, un véritable canal, parfaitement navigable, au moyen duquel les bateaux atteignirent une petite baie située au nord, bien près du point extrême de notre monde, du terrible cap de Tcheliuskin. Lorsque la Vega avait quitté Gothembourg et Tromsoe, de nombreux amis avaient crié à nos voyageurs : « Vous n’arriverez jamais au cap Tcheliuskin ! » Ils y étaient pourtant vingt jours après avoir quitté Jugor Shar, et. cela sans une avarie, sans un homme malade. Quand l’ancre du vaisseau déroula à grand bruit sa chaîne dans la petite baie solitaire, une salve d’artillerie éveilla les échos d’alentour. La joie de l’équipage était grande d’avoir si heureusement atteint la première et la plus difficile des étapes. Le lendemain, à la pointe extrême du cap, sur une plate langue de terre, au milieu d’un grand amoncellement de pierres, on planta un mât ; là fut déposée une boîte en fer-blanc contenant une relation du voyage et indiquant ce que l’exploration se proposait de faire par la suite. Disons, en passant, que la pointe du cap n’avait été visitée jusqu’à l’arrivée de la Vega que par un seul homme, Tcheliuskin, qui, en 1742, lui laissa son nom.

Dès le lendemain, 20 août, la Vega et la Lena reprenaient leur voyage, sans pouvoir se diriger directement vers l’est, comme le chef de l’expédition avait espéré pouvoir le faire, mais en suivant un canal naturel libre de glace, tout le long de la côte est de la péninsule de Taïmour. le deuxième jour, il commença à neiger, ce qui n’empêcha pas, avec un gréement couvert de givre, de naviguer à la voile et à la vapeur. Le 24 août, la baie de Khatanga fut atteinte. A son entrée se trouve l’îlot de Preobratchenie, qu’on ne manqua point d’explorer. Au nord, cette petite terre s’élève verticalement à une hauteur de 250 pieds ; le gibier à plumes s’y trouve en grande abondance, et les mess des états-majors et des équipages en furent garnis pendant quelques jours. Après avoir continué leur voyage dans une mer parfaitement ouverte, les navires atteignirent l’embouchure du fleuve Lena, le 27 août. Là, les deux vaisseaux se séparèrent l’un de l’autre ; conformément à ses instructions, la Lena reprenait la route d’Europe : la Vega restait seule pour affronter les périls et conquérir la gloire du voyage.

L’expédition eût bien désiré atteindre le sud des îles de la Nouvelle-Sibérie, les mauvais temps ou plutôt des brouillards épais s’y opposèrent. Le 30, elle laissait derrière elle Sviatoï-Noss ou le cap Sacré. C’est le nom d’un promontoire granitique qui s’élance de la mer à une hauteur de 46 mètres, et dont la base est presque toujours entourée d’énormes glaces. Son approche a été toujours des plus difficiles, et ni Lassénius, ni Laptieff n’avaient pu l’atteindre. Toujours favorisée par la mer, la Vega trouva, au pied du Sviatoï-Noss, et plus loin, le long de la côte, un canal libre, ce qui lui permit de naviguer pendant deux jours sans un seul temps d’arrêt. Le 8 septembre, elle s’approcha très près des îles des Ours, mais gênée par un immense banc de glace d’une épaisseur peu commune, elle dut redescendre vers la côte, dans la direction de la montagne de Baranov, à l’est de l’embouchure du Kolyma.

Les côtes de la Sibérie, du détroit de Behring à l’embouchure de la Lena, sont plates et basses. Mais parfois, baignant presque dans la mer, s’élèvent des rochers de granit entièrement isolés. Les plus remarquables de ces rochers sont ceux que l’on voit au cap Baranov. Il y en a deux qui s’élèvent presque parallèlement ; l’un, celui qui est à l’ouest, est de granit blanc ; l’autre, à l’est, est composé d’ardoise d’un bleu noir. Nos voyageurs purent observer ce dernier. Ce ne fut qu’après avoir dépassé l’embouchure du Kolyma et les rochers de Baranow que commencèrent les sérieuses difficultés du voyage. Plus on avançait vers l’est, et plus les glaces se présentaient nombreuses et resserrées. Désormais, l’expédition ne devait plus compter sur un seul de ces grands fleuves qui, comme le Yenissei, la Lena et le Kolyma fondaient ou dissipaient, en se jetant avec force dans la mer, les glaces du pôle. La lutte devint donc incessante ; tantôt la Vega, enveloppée d’un épais brouillard, n’osait plus avancer ; tantôt, entourée de banquises immobiles dont les bases touchaient au fond de la mer, elle était contrainte de s’y cramponner pour n’être point broyée entre d’autres banquises mobiles qui l’environnaient. Pour éviter ce danger, M. Nordenskjöld conseille de pourvoir de dynamite les futures expéditions polaires. En arrivant au cap Jakan, la Vega jouit, pendant quelques heures encore, d’un passage libre. Les voyageurs cherchèrent à apercevoir, de ce point, les fameuses terres que Wrangel lui-même ne parvint pas à distinguer et qui existent pourtant, mais, pas plus que l’infatigable Russe, nos voyageurs ne purent les voir. La Vega resta au cap Jakan du 8 au 14 septembre, puis elle réussit à atteindre le cap Nord de Cook ; mais, là encore, entre deux promontoires élevés, le Irr-Kajpij et l’Ammon, il fallut de nouveau s’arrêter. Le 18, la glace paraissant plus mince, on chercha, en se faisant précéder par la chaloupe lancée à toute vapeur, à briser l’obstacle. On y réussit, mais non sans faire courir au petit bateau de grands dangers ainsi qu’à la Vega. Enfin, du 20 au 23 septembre, le navire se trouve à l’ouest du cap Wankarema. Le 27, au matin, il traverse la baie de Kolioutchin et, le soir venu, il jette l’ancre près du cap qui forme le point oriental de la baie. Dans la nuit, un courant violent y amené des glaces en quantités innombrables ainsi que dans la partie nord de la péninsule Tchouktchisse. C’était l’avant-coureur des entraves qui devaient retenir l’expédition prisonnière dans ces parages pendant deux cent quatre-vingt-quatorze jours.

Le 28 septembre, la Vega jetait définitivement l’ancre en vue du village de Pitlekaj, à 3 ou 4 milles à l’est du cap, à 120 milles seulement du détroit de Behring ! Un vent constant du nord et une ceinture de glaçons que nulle force humaine ne pouvait briser, contraignirent le malheureux bateau à ce long hivernage. Ne nous en plaignons pas ; car, grâce à cette circonstance, nous aurons de la plume même du professeur Nordenskjöld, sur la péninsule Tchouktchisse et sur ses habitans, une étude dont l’intérêt ne peut être mis en doute.


III

Deux promontoires élevés, l’Irr-Kajpij, le cap Nord de Cook, — et l’Ammon, enserraient le golfe où la Vega se trouvait prise. Ce golfe, ouvert au nord, était plein de glaçons tellement épais que, le navire adossé à ces murailles de cristal pouvait s’y croire abrité comme dans un port des plus sûrs. Le promontoire de l’Irr-Kajpij a 300 pieds d’élévation ; il descend, vers l’ouest, perpendiculairement dans la mer ; au sud et au sud-ouest, il s’unit au continent par une langue de terre basse et étroite. L’autre promontoire, l’Ammon, situé à l’est, descend considérablement dans la mer malgré son peu d’élévation, 200 pieds. Au fond du golfe, sur une plage sablonneuse, s’élève Pitlekaj, un village tchouktchis, composé de dix-huit tentes, adossée à une montagne appelée Hamnong-Ammon, de 500 pieds de haut. Les explorateurs se trouvant bloqués, ils se hâtèrent de faire connaissance avec des indigènes dont les usages et le genre de vie ouvraient un large champ à leurs observations. En outre, l’Irr-Kajpij avait une importance historique qu’elle doit aux vestiges qu’ont laissés là des habitans antérieurs aux Tchouktchis, les Onkilons, un peuple marin qui occupait jadis toute la côte, du cap Schelagskoï jusqu’à l’Anadyr, et qu’on ne rencontre plus aujourd’hui, de ce dernier point au cap oriental, que dans quelques rares villages. Voici ce que Wrangel[2] raconte de l’expulsion de ces peuples d’une terre qui, de tous les temps, avait dû leur appartenir. Au commencement du XVIe siècle, Krœchoj, chef des Onkilons, ayant tué un errim ou chef tchouktchis, fut poursuivi par le fils de celui-ci. Krœchoj, après avoir erré pendant quelques jours au bord de la mer, chercha un refuge sur l’Irr-Kajpij, qu’il fortifia. On y distingue encore, vers le sud, des abris souterrains et des retranchemens qui n’ont pas d’autre origine. Le fils du chef assassiné trouva moyen d’arriver jusqu’au sommet de l’Irr-Kajpij ; il y tua le fils de son ennemi. Selon la coutume, cette mort devait terminer la querelle ; mais Krœchoj craignant pour lui-même une fin semblable, descendit de l’Irr-Kajpij en se laissant glisser à l’aide de courroies jusqu’à sa base. Là, il trouva un bateau qui le porta jusqu’à l’île de Schalanrov, où il se retrancha dans une hutte de terre qui était encore debout du temps de Wrangel. Les gens de Krœchoj, qui appartenaient à sa tribu, le rejoignirent sur quinze barques, et tous ensemble ils partirent dans la direction du nord pour le pays que l’on aperçoit du cap Jakan les jours de soleil. L’hiver suivant, une autre tribu, alliée à celle de Krœchoj, disparut avec ses rennes. D’autres tribus prirent la même direction que celle suivie par les Onkilons.

Les Yakoutes, qui vivent sur les berges du Kolyma, ne sont donc pas plus originaires de la côte que ne le sont les Tchouktchis, car il paraît certain que quatre peuples se partageaient autrefois le pays : les Omokis, les Schelagis, les Tungusis et les Yukagivis. Les deux premiers ont disparu, tués par les immigrans ou par des maladies ; les deux autres vivent en nomades et voient leur nombre diminuer tous les jours.

Un des amis indigènes du professeur Nordenskjöld lui présenta un ancien chef qui prétendait descendre des Omokis. Cet homme était fort orgueilleux d’avoir conservé le langage de cette tribu dans sa famille ; il s’en servait pour raconter les hauts faits de ses ancêtres. D’après son dire, le long des rives du Kolyma, au nord de l’Omolon, vivaient il y a bon nombre d’années ces Omokis, peuple paisible et si nombreux que, selon un dicton populaire, il y avait plus de foyers omokis que d’étoiles au ciel. Ils se nourrissaient des produits de leur chasse et de leur pêche ; ils avaient connu cependant l’usage du fer bien avant l’apparition des Russes dans leur pays. Mais l’arrivée de ces derniers causa leur perte ; ils furent assaillis par des maladies inconnues jusqu’à ce moment. Alors ces peuplades se décidèrent à émigrer ; formées en deux camps, elles partirent avec leurs troupeaux sans qu’on ait jamais su ce qu’elles étaient devenues. A l’embouchure de l’Indigirka, on trouve encore des traces d’habitations que les vieillards les plus âgés ne virent jamais occupées, quoique, selon Wrangel, le lieu où elles s’élèvent ait gardé le nom primitif de ville des Omokis. On suppose aujourd’hui que ces émigrans auraient atteint le Groenland par les nouvelles îles sibériennes, en traversant la terre de Wrangel et les îles de l’Archipel arctique, en Amérique. Les habitans actuels du Groenland, les Esquimaux, seraient donc les descendans des Omokis et des autres peuplades de cette partie de l’Asie qui ont fui à l’approche des Russes.

Il est du reste à remarquer que le similitude des usages domestiques entre les Tchouktchis et les Groënlandais se manifeste jusque dans les plus petits détails. On comprend avec quel intérêt tout particulier la forteresse de Krœchoj, au sommet de l’Irr-Kajpij, fut visitée par les voyageurs. Ils y virent les restes de dix maisons onkilonnes : elles étaient en grande partie sous terre et recouvertes de tourbe reposant sur des côtes de baleines. Chaque maison contenait trois ou quatre chambres faisant face au nord ; au sud se trouvait un corridor bas et étroit dont les parois comme celles des chambres étaient en ossemens de baleines rangés verticalement et soutenant les poutres du plafond. Près de ces demeures, il fut pratiqué des fouilles ; on trouva sur une éminence une mâchoire de baleine longue de 20 pieds et remplie d’os de différens animaux, ainsi que de bois de rennes. Les explorateurs visitèrent aussi quelques anciennes demeures au sud de la montagne, à l’endroit où Krœchoj se défendit contre l’errim vengeur. Ayant entrevu des ossemens mêlés à des crânes d’ours et de morses, ils voulurent s’en approcher, mais ils en furent empêchés par les Tchouktchis ; c’était là le lieu sacré où la tribu déposait ses morts ; ceux-ci ne sont pas ensevelis, et des bandes de loups les dévorent. Le survivans, néanmoins, déposent à côté des cadavres, pour honorer leur mémoire, des bois de rennes, des crânes d’ours et de morses.

Comme dès le commencement d’octobre, la glace fut résistante, les rapports devinrent presque journaliers entre les passagers de la Vega et les indigènes. Si les premiers cherchaient à voir ce qui se passait sous les tentes de Tchouktchis, les seconds étaient fort curieux de connaître les usages européens ; ils ne manquaient jamais de venir à bord pour demander à tout instant du pain ou du tabac. Les tentes de ces peuplades ont la forme d’un chaudron couché dont l’entrée serait à l’est ; elles sont faites de peau et spécialement de peau de renne ; elles sont doubles. La tente extérieure entoure une tente plus petite, de forme cubique, qui, pendant la saison froide, sert de demeure. Lorsque les deux abris sont bien conditionnés, on jouit dans le plus petit des deux d’une température fort élevée, pendant que, sous la plus grande, il fait parfois un froid de 40 degrés centigrades. Les Tchouktchis couchent généralement tout nus sous la tente intérieure ; les chiens avec les provisions sont relégués dans la seconde. Comme, au moment où la Vega commençait son hivernage, l’été arctique durait toujours, les Tchouktchis ne se renfermaient point encore dans leur refuge d’hiver. Sous la tente extérieure pétillait presque toujours un bon feu sur lequel se fait la cuisine au moyen d’une énorme marmite en fer. Autour du brasier, toute la famille est couchée. La fumée enveloppant la partie inférieure de la tente et ne s’échappant que lentement par l’entrée, il fallait absolument s’étendre sur le sol si l’on voulait y respirer. Autour des tentes, sur des échafaudages, étaient posés des bateaux ressemblant aux kadjacs ou légères embarcations des Groënlandais.

Nous avons dit qu’aussitôt après l’arrivée de la Vega, les Asiatiques étaient venus la visiter ; l’attention des explorateurs se porta sur un personnage que ses compagnons appelaient Tcheporin et qui leur parut être le plus riche et le plus influent d’entre eux. On crut avoir affaire à un chef ; il n’en était rien, les Tchouktchis qui vivent le long des côtes n’en ayant pas. Il n’en est pas de même de ceux qui vivent loin de la mer et qui ont des troupeaux de rennes ; chaque tribu a son chef ou errim. En outre, ils ont deux grands chefs nommés par les Russes et qui se partagent le pays de l’est à l’ouest. Pendant les foires, ces chefs, dont nous présenterons plus loin un type à nos lecteurs, rassemblent les tributs qui doivent être versés dans leurs mains avant l’ouverture des transactions qui ont lieu dans ces assemblées de marchands. Les Tchouktchis des rennes mènent une vie nomade ; après les foires, au printemps, ils errent avec leurs grands troupeaux dans la direction de l’est dans l’espoir de faire quelque commerce sur les côtes du détroit de Behring ; à l’automne, ils reviennent dans l’intérieur des terres. Leur territoire s’étend au sud de l’Anadyr et à l’ouest de la Kolyma, mais les Russes leur ont permis de parcourir les espaces situés à l’est et à l’ouest de ces fleuves. Mais revenons à Tcheporin. Un orgue qui se trouvait à bord fît ses délices : il s’en montra tellement heureux qu’il se mit à danser de façon à être bientôt en nage, grâce au vêtement en peau de renne dont il était vêtu. Pour corriger l’atmosphère que cette danse empestait, on l’arrosa d’eau de Cologne ; mais sa joie n’eut plus de bornes lorsqu’il entendit les accords d’une boîte à musique qui jouait sans qu’on y touchât ! A dater de ce jour, Tcheporin fut très dévoué aux voyageurs, et il les accueillit dans sa demeure avec une grande cordialité. Il se montra aussi très satisfait de la permission qu’on lui donna d’amener à bord son épouse favorite. Quoique les Tchouktchis soient chrétiens, ils n’ont point renoncé à la polygamie, et tout indigène aisé a deux femmes. Pour lui, le baptême n’est qu’une simple cérémonie qui lui procure une certaine quantité de tabac et d’eau-de-vie ; c’est ce qu’ils ont de commun avec les Chinois, et, de même que les Chinois, ils n’obéissent aux commandemens du christianisme qu’autant que les commandemens ne contrarient ni leurs goûts, ni leurs usages, ni les superstitions léguées par leurs aïeux.

L’habillement des hommes, en peaux de rennes, ressemble à celui des Lapons ; en cas de pluie ou de neige, ils portent un surtout en peau de boyaux ; pour se parer, ils mettent un vêtement de coton et un bonnet orné de verroteries. En septembre, la plupart allaient nu-tête, mais en hiver leur couvre-chef, en fourrure, s’attachait sous le menton et descendait sur les épaules sous la première pelisse. Quant à la chaussure, elle se compose de mocassins avec semelles de peau de morse et d’ours. Plusieurs indigènes portaient au cou des amulettes dont à aucun prix ils ne voulurent se défaire ; l’un d’eux possédait une croix grecque, ce qui ne l’empêchait pas de se signer à l’aspect du soleil. A quel autre Dieu peut-on croire dans ces régions désolées ? Le costume des femmes se rapproche beaucoup de celui des hommes ; dans leur intérieur, elles seraient complètement nues, sans une petite ceinture qui fait le tour de leur taille. N’est-ce pas un reste du costume primitif de ce peuple alors qu’il vivait sous un ciel plus clément ? Leur chevelure est longue et nattée ; celle des hommes est courte par derrière, longue et bien peignée sur le devant, identique par la coupe à celle que les Indiens de l’Amérique centrale du Nord portaient il y a deux cents ans. Presque tous les hommes décorent leurs oreilles de boucles en verroterie. Les femmes ont le visage tatoué, et celui du sexe fort est souvent orné d’une croix à angles droits, posée de biais sur les pommettes, d’une couleur rouge ou noire.

Grâce à la chaloupe à vapeur, les voyageurs faisaient tous les jours des reconnaissances autour du navire pour examiner la ceinture de glace qui les bloquait ; mais cette ceinture ne rompait point, et, pendant dix mois, aucune chance d’échapper à ses étreintes ne s’offrit. C’est alors que M. Nordenskjöld se décida à explorer (la côte en traîneau, et, à cet effet, il s’adressa à son nouvel ami, le mélomane Tcheporin ; celui-ci lui procura un attelage de huit chiens conduits par son frère Harat. « Au commencement, le voyage fut difficile, écrit M. Nordenskjöld à son ami M. Dickson, car il nous fallait gravir les hauteurs situées entre l’Ammon et l’Hamnong-Ammon. La tundra[3] était crevassée et remplie d’eau en plusieurs endroits, ce qui nous obligeait à de grands détours, mais je ne me plaignais pas de cette lenteur ; le temps était superbe et, à mesure que nous nous élevions au-dessus du niveau de la mer, la vue s’étendait sur un splendide horizon. Le soleil qui brillait sur les montagnes du sud couvertes de neige en éclairait également les pics qui se détachaient étincelans sur un ciel d’azur. Au nord-ouest, au-dessus d’une mer éblouissante, l’Irr-Kajpij dressait son orgueilleuse flèche ardoisée ; à l’horizon s’étendait un épais brouillard, pendant que, sur les pentes argentées de l’Ammon se détachaient les mâts noirs et immobiles de la Vega. Lorsque je fus arrivé au point le plus élevé du littoral, je pus distinguer, à l’est, la longue et étroite langue de sable qui porte le nom de Tep-Kaioukiou ; elle s’avançait dans la mer, toute bordée d’énormes glaçons, et blanche d’une neige sur laquelle quelques taches noires, des blocs d’ardoises, sans doute, se remarquaient.

« La descente fut rapide, quoique nous fussions deux dans le traîneau ; les Tchouktchis sont très habiles dans l’art de fabriquer ces voitures légères ; elles sont en bois de bouleau, et il n’entre pas un clou dans leur confection. Rien de plus aisé à réparer, car les traîneaux ne sont pas faits d’une seule pièce de bois, mais composés de fragmens de bouleau dont en voyage on répare instantanément les cassures à l’aide d’une lanière de morse. Les seuls animaux domestiques employés par les Tchouktchis des côtes sont les chiens, encore n’a-t-on aucun soin de ces pauvres animaux bien inférieurs, du reste, à leurs congénères de Terre-Neuve. Pendant notre long séjour dans ces contrées, je n’ai jamais vu les Tchouktchis donner de la nourriture à ces dociles serviteurs, qui, tout en courant, déterraient sous la neige des détritus qu’ils dévoraient.

« Nous n’avions pas habité assez longtemps ce pays pour comprendre de sitôt la langue des habitans, et cependant ma conversation avec Harat ne tarissait pas, ce qui me permettait d’augmenter mon vocabulaire. Harat me fit entendre les chants monotones de sa race, en échange desquels je dus lui apprendre des airs suédois ; aussi, n’est-il pas impossible que le prochain explorateur s’arrêtant à l’Irr-Kajpij y soit reçu par quelque air national des Scandinaves. Tant que dura notre course, les yeux de Harat ne quittèrent guère mes poches, d’où pointaient certains flacons alléchans ; je dus le rappeler quelquefois à la surveillance des chiens qu’il menait aux cris de Zuda ! pour les faire tourner adroite et de Da ! pour les faire tourner à gauche. Ces cris étaient généralement accompagnés d’un bon coup de fouet qu’il donnait du côté où il voulait aller. Nous revînmes à l’Irr-Kajpij par une pluie battante et j’entrai chez Tcheporin pendant qu’on préparait le bateau qui devait me ramener à bord de la Vega. Les deux femmes de mon hôte me réchauffèrent en se hâtant de me frotter les mains, puis elles me firent entrer sous la tente intérieure, où brûlait une grande lampe. Les lampes des Tchouktchis consistent en une sorte de cruche en terre ou en bois, remplie d’huile de baleine, où nagent des mèches de mousse ramenées sur le bord ; la flamme en est très haute et aussi mince que celle de nos lampes. En hiver, la cuisine se fait sur ces lampes, qui jettent beaucoup de clarté ; elles donnent une grande chaleur. Étendus sur des peaux de renne, nous nous mîmes tous les trois à fumer une pipe, mais au grand désappointement de Tcheporin, je ne pus offrir du cognac à ses femmes, Harat ayant mis à sec ma provision. »


IV

Les indigènes de la côte orientale de la Sibérie ne font aucun cas de l’argent monnayé ; 25 roubles russes en papier dans le parcours qui mène au détroit de Behring valent moins qu’un pain de savon, et un bouton de cuivre ou d’étain y est mieux reçu qu’une monnaie d’or et d’argent à moins qu’elle n’ait été percée de manière à servir de pendeloque. M. Nordenskjöld conseille à ceux qui feront comme lui ce voyage de se munir de grosses aiguilles à coudre ou à repriser, de grands couteaux, d’outils, de jupons de coton ou de laine aux couleurs éclatantes et de tabac. Mais ce qui allumera le plus la convoitise de ces pauvres peuplades, c’est l’eau-de-vie. Le professeur suédois, dans un sentiment de haute philanthropie, s’est abstenu d’en donner aux Tchouktchis toutes les fois qu’il a pu leur en refuser. Ces Asiatiques, habitués aux échanges dès leur plus tendre enfance sont fort au courant du commerce qui se fait entre l’Amérique septentrionale et la Sibérie. Bon nombre des peaux de castor qui se vendent sur le marché d’Irbit, venant du territoire d’Alaska, ont passé bien souvent par les mains des sauvages esquimaux et sibériens avant d’arriver dans celles des marchands russes.

Le tabac est aussi un article très recherché. Dans certaines localités de l’Amérique du Nord, on a une belle peau de castor pour une simple feuille de tabac. Du reste, dans ces froids parages, sur l’un et sur l’autre continent, hommes et femmes fument la pipe. Les hommes portent toujours sur eux leur blague à tabac, un briquet composé d’un fragment d’agate et d’acier, et de l’amadou tiré d’un cèpe préparé d’une certaine manière. Ils ont un succédané de ce champignon dont le professeur a pris divers échantillons. Ils l’emploient aussi sous forme de chique et font sécher derrière l’oreille celui dont ils veulent se servir pour fumer. Ils ne font pas usage de sel, mais il est probable qu’ils ont une autre manière d’absorber le chlorure de sodium indispensable à l’organisme humain. Ils aiment le sucre, n’apprécient le café que très sucré ; ils boivent volontiers du thé.

A l’exception de quelques couteaux et de quelques vieux fusils qu’ils ont dû faire acheter à des baleiniers, les Tchouktchis se servent encore de leurs armes primitives ; contre les ours ils emploient de longues lances à pointe d’os ou de fer, et contre les morses, le harpon et le javelot à trois crampons. Pour chasser des oiseaux, ils usent d’un genre de fronde composée de très minces lanières, quelques-unes réunies par une touffe de plumes, d’autres terminées par une petite boule en bois ou en dent de morse. Grande est leur adresse à lancer cette fronde, à l’aide de laquelle plusieurs oiseaux peuvent être pris à la fois, enchevêtrés pêle-mêle dans les lanières. L’occupation principale de cette peuplade est la pêche du phoque ; on prend cet amphibie dans un filet tendu l’été sur des blocs de glace et enfoncé, l’hiver, dans des crevasses. La peau du phoque fournit aux Tchouktchis des vêtemens et surtout des pantalons, puis des outres, où ils enferment l’huile de baleine, l’eau-de-vie et autres liquides. Leur manière de préparer ces peaux est des plus simples ; ils les rendent imperméables en faisant une ouverture au cou ou au ventre du phoque et en retirant toute la chair et tous les os. Ils échangent avec leurs frères les Tchouktchis des rennes, ces peaux de morse contre des peaux de rennes dont ils se servent pour recouvrir leurs tentes.

« Le 18 août, la chaloupe à vapeur vint apporter à bord la nouvelle que la glace commençait à s’épaissir du côté de l’Ammon. On décida qu’il fallait essayer de la rompre par la force. « La Vega, dit M. Nordenskjöld, prit la tête, bousculant dans sa marche les glaçons qui se présentaient devant elle ; mais comme ils se reformaient presque aussitôt à l’arrière, la chaloupe fut souvent en danger d’être broyée. Malgré tous nos efforts, nous fûmes arrêtés le jour suivant par un énorme bloc de glace échoué devant le cap Wankarema ; nous ne pûmes en sortir empêchés par un épais brouillard et des eaux basses. Un navire à voiles de même qu’un bâtiment en fer eussent été brisés s’ils avaient reçu des chocs comme ceux qui nous ébranlèrent. Un fort navire à vapeur en bois, comme notre Vega, pouvait seul résister.

Le 26 septembre, nous visitâmes le cap Onman, promontoire qui s’élève perpendiculairement sur le golfe de Kolioutchin à une hauteur de 300 pieds, et à la base duquel deux rochers abrupts émergent de l’eau. Aussitôt après avoir contourné le cap Onman, nous vîmes la montagne de l’île de Kolioutchin, haute, arrondie, s’élevant majestueusement au-dessus des glaces. Elle disparut bientôt dans la nuit qui tombait, et, c’est en ce moment qu’il nous fut donné de contempler l’un de ces radieux spectacles dont ces contrées abandonnées du soleil jouissent parfois au sein même de la nuit. Le soir, vers les dix heures, s’éleva à l’horizon un jet de flammes ayant son centre au nord, bientôt suivi d’autres jets moins intenses à mesure qu’ils se rapprochaient du zénith, toutefois plus brillans en s’abaissant vers l’horizon du sud. Cette lueur était d’une blancheur éclatante, et bientôt le ciel fut comme entouré d’arcs entre lesquels le firmament sombre, mais étoilé, offrait un coup d’œil splendide. Plus avant dans la nuit, le ciel prit un autre aspect. Au zénith apparut une bande lumineuse, dont les lueurs ondulaient en forme de vagues de feu, ayant toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, mais sans qu’il fût possible d’en préciser la direction. La partie est de la bande éclatante devint bientôt plus agitée et, soudain, de ce côté, s’éleva au-dessus de l’horizon une immense torche flamboyante laissant échapper de puissantes ondes lumineuses. Puis la bande pâlit, tandis que la torche lançant des gerbes enflammées prit de plus grandes dimensions, en même temps que du zénith partaient dans tous les sens des rayons d’or. Un quart d’heure après, tout s’apaisa ; les arcs lumineux reparurent un instant, mais pour s’abaisser lentement vers le nord, où ils s’éteignirent. Le spectacle grandiose de cette aurore boréale s’était déroulé au milieu d’un grand silence, à peine troublé par le clapotement de l’eau contre la glace qui couvrait la mer d’un voile d’argent.

« Le lendemain, nous fîmes un nouvel essai pour sortir en longeant la côte ouest du golfe. Pour la première fois, depuis longtemps, le ciel était magnifique ; le soleil avait la chaleur d’un jour de printemps en Europe. En traversant le golfe, nous atteignîmes le soir même le cap Jinredlen. Ce cap, avec une élévation moindre, ressemble au cap Onman ; à quelques pas du rivage seulement, la mer avait une grande profondeur. Pendant la nuit, des masses de glace s’étaient entassées autour de nous, et, après nous être avancés de quelques milles vers l’est, nous fûmes de nouveau bloqués. Mais, comme à plusieurs reprises, depuis quelques jours, nous nous étions trouvés dans une situation identique, nous étions bien loin de croire encore au séjour de dix mois que nous allions faire dans ces parages. Comment nous l’imaginer lorsque en deux mois, depuis notre départ de Tromsoe, nous avions déjà heureusement parcouru 4,200 milles et qu’il ne nous restait plus que 120 à franchir pour toucher au but ? Avec ces illusions, nous laissâmes passer tout le mois d’octobre sans faire nos apprêts d’hivernage… »

Il fallut bien pourtant qu’à la longue, M. Nordenskjöld et ses amis se rendissent à l’évidence, et ils durent se préparer, avec beaucoup de philosophie, du reste, à passer ce long hiver polaire le mieux possible. La glace avait fini par prendre une telle consistance qu’elle fut employée à construire sur la plage une maison destinée à servir d’abri à ceux des officiers qui, nuit et jour, devaient s’y livrer à des observations magnétiques. Le chemin qui y conduisait du bateau, long d’un kilomètre, fut marqué par des blocs de glace d’une hauteur de 4 à 5 pieds, distancés à 20 pas l’un de l’autre, et reliés entre eux par une corde qu’il fallait bien souvent sortir de la neige sous laquelle elle était ensevelie. Dès que cet observatoire fut terminé, on s’occupa du navire ; on coucha le mât de perroquet et ses agrès sur le pont, une tente fut dressée à la proue, et l’on couvrit la Vega d’une épaisse couche de neige. Rien ne fut plus aisé, car les rafales des vents d’automne en avaient amoncelé de grandes quantités aux flancs du vaisseau, ne laissant au centre qu’un étroit passage. L’entrepont fut ensuite déblayé et l’on y établit une cheminée ; ce lieu agrandi devint le salon de réunion de l’équipage, soit pour les jours destinés aux services religieux, soit pour les conférences qui, durant l’hiver, se firent chaque samedi soir sur différens sujets : histoire naturelle, voyages polaires et autres. D’ailleurs, l’expédition était munie d’une bonne bibliothèque. Il y avait à bord la collection d’un journal suédois des années 1877 et 1878. Chaque matin on faisait à l’équipage la distribution d’un numéro de ce journal et, quoique les nouvelles de la guerre turco-russe qu’on y trouvait eussent un an de date, elles n’en étaient pas moins lues avec un grand plaisir. On célébra la fête de Noël très joyeusement, car on dansa autour de tables richement servies. Un arbre de Noël fut simulé au moyen de branches de sapin liées ensembles par des rubans de couleur dont on laissa flotter les bouts ; de grandes caisses, tenues jusqu’alors soigneusement cachées, s’ouvrirent comme par enchantement, à minuit ; elles se trouvèrent pleines de cadeaux de toute espèce. On se chauffait également pendant la journée dans la chambre de la machine, où une cheminée avait été installée ; grâce à elle, il régnait à bord une chaleur suffisante variant de 15. à 18 degrés. Pour distraire l’équipage, un banc de tourneur fut établi dans l’entrepont, et bien des heures agréables se passèrent à travailler du bois. Grâce à toutes ces précautions, le séjour de la Vega devint très supportable ; il l’eût été tout à fait sans un peu d’humidité qui entrait par les sabords, inconvénient minime en regard de ceux que d’autres expéditions eurent à supporter.

N’omettons pas un détail important : la chaloupe à vapeur fut transportée par-dessus bord et garantie ainsi de toute fâcheuse avarie.

Quand vinrent les ouragans de neige de l’hiver, les promenades en plein air durent cesser, et alors on arpenta sans relâche le pont que recouvrait la tente ; d’autres fois, on réussissait à faire de longues excursions aux campemens des Tchouktchis. Puis, lorsque les journées devinrent excessivement courtes, les explorateurs durent se borner à visiter de nouveau la petite bourgade de Pitlekaj, devant laquelle, si l’on s’en souvient, la Vega avait jeté l’ancre ; là aussi se trouvait placé l’observatoire. Hélas ! cette distraction fit bientôt défaut. La pêche venant à manquer dans les premiers jours de l’année, les Tchouktchis de cette bourgade levèrent leur campement et allèrent s’établir vers Najkaj, à 12 milles à l’est de la Vega.

« Comme presque tous les peuples sauvages, raconte le professeur Nordenskjöld, nos amis, faute de songer au lendemain, n’avaient fait aucune provision pour l’hiver. Le peu de lard de phoque que les habitans de Pitlekaj avaient mis en réserve était épuisé avant le nouvel an, quoiqu’ils eussent tous reçu journellement leur nourriture à bord de la Vega et vécu pendant un mois de nos dons. Quand, par hasard, ils prenaient un phoque dans une crevasse, ils en mangeaient largement, mais, la dernière bouchée avalée, ils venaient mendier en nous criant : « Oinga murgin Kaukau ! Je n’ai rien à mettre sous la dent ! » Outre les restes de notre cuisine, ils reçurent pendant notre séjour dans leur voisinage 2,000 livres de pain frais. Ils étaient sans montres, mais personne mieux qu’eux ne savait l’heure de nos repas. Il faut reconnaître, toutefois, qu’ils nous ont rendu de grands services, car ces pauvres gens, toujours gais et alertes, ont passé de bien longues heures, sur le pont de notre bateau à scier du bois, et cela, par une température de 40° au-dessous de zéro. Ils mirent également leurs traîneaux à notre disposition ; ils nous donnèrent aussi bon nombre de spécimens ethnographiques qui nous serviront puissamment à établir le degré d’industrie et d’art de ce peuple, qui en est encore presque à l’âge de pierre. Les Tchouktchis ne sont pas voleurs, mais ils sont fort rusés, et bien souvent ils nous ont vendu pour des lièvres des renards écorchés auxquels ils avaient coupé la tête et les pattes. Dans les courses en traîneaux que nous faisions avec eux, ils n’étaient préoccupés que d’une idée, celle de savoir si, au retour, la récompense serait du tabac ou un verre d’eau-de-vie, qu’ils appellent ram. Ce sont les deux produits de notre civilisation qu’ils préfèrent. Cependant, j’ai vu un jour un Tchouktchis refuser de l’eau-de-vie pour rapporter du pain à ses enfans, dévoûment bien rare chez eux. »

Quoique la présence à bord des indigènes fût souvent importune, le commerce journalier qu’ils entretenaient avec M. Nordenskjöld et les passagers de la Vega, fut pour ces derniers un long adoucissement à leur captivité. Le scorbut, cet implacable ennemi des expéditions polaires, épargna nos voyageurs. Ils attribuent ce fait à ce que pas une seule journée ne fut entièrement obscure, la plus courte ayant été de deux heures. Cette heureuse circonstance, le contentement de se voir tous sains et robustes, leur fit envisager l’hiver sans crainte ; bien plus, ils se réjouissaient d’être parvenus aussi loin, d’autant mieux que, l’été arrivant, ils étaient sûrs d’atteindre, sans beaucoup de difficultés, le détroit de Behring. Par crainte qu’il n’arrivât quelque accident au navire, on avait déposé sur la côte pour quatre mois de vivres, et si l’expédition eût été obligée d’arriver par terre du point où elle eût-il était au cap Oriental, les Tchouktchis l’eussent à coup sûr aidée, fallu même, comme dernière ressource, se rendre à Anadyrk.

Pendant la saison où la clarté du jour ne durait que quelques heures, on ne s’occupa guère que d’observations météorologiques et magnétiques sous la direction du lieutenant Hoogard, de la marine royale danoise. Le nombre des officiers et savans chargés de ces travaux était de onze ; quoique les observations ne se fissent que d’heure en heure, la faction de six heures que chacun d’eux montait à la maison de glace était fort pénible. La distance d’un kilomètre qui séparait le navire de l’observatoire empêchait les officiers, lorsqu’ils n’étaient pas en observation, de retourner à la Vega pour s’y réconforter. Il ne leur restait autre chose à faire qu’à bien s’envelopper de pelisses de peau de rennes, ou d’arpenter de long en large les six pas de leur maison transparente. Par un froid de 20 degrés, on comprend que nul ne se sentait disposé à un travail sédentaire, et, cependant, lorsque les nuits étaient splendidement étoilées, quand l’arc de l’aurore boréale brillait à l’horizon caressant d’un doux reflet la neige et la glace, bien souvent plusieurs des passagers de la Vega, M. Nordenskjöld un des premiers, allaient tenir compagnie à l’observateur isolé.

On peut supposer que les amateurs de chasse eurent de fréquentes occasions de satisfaire leur passion ; il n’en fut rien jusqu’au jour de la débâcle, par la simple raison qu’il était impossible de distinguer sur la neige le lièvre au poil blanc et la gelinotte au plumage également blanc. Quant aux ours, ils s’aventurent rarement sur les points habités de la côte, se tenant de préférence dans les crevasses où les Tchouktchis ont une façon bien particulière de les surprendre. Les chasseurs agitent de la main gauche et au-dessus de la crevasse, où ils savent que se tient l’animal, une moufle ; au moment où la bête sort la tête de son refuge pour s’en saisir, ils lui tranchent la gorge avec un couteau. Il arrive bien parfois que l’ours attrape la main du chasseur en même temps que la moufle, mais cela arrive rarement.

En octobre, la température descendit jusqu’à 20° 8′, mais le mercure ne dépassa ce point qu’à la fin de novembre, et au commencement de décembre il atteignit 37° 1′. Si l’on ajoute à ce froid rigoureux un vent du nord faisant à l’heure de 30 à 40 milles, on peut juger du piquant de la situation des explorateurs. Le plus grand froid qu’ils eurent à supporter se produisit le 25 janvier ; ce jour-là ils purent constater jusqu’à 46° 5′, au-dessous de zéro. Grâce à quelques tempêtes du sud, la température de janvier et de février fut en moyenne de 25 degrés[4]. Quand arriva la fin de mai, le soleil devint circumpolaire, de sorte que les heures de jour ne manquèrent plus pour travailler. À cette époque, les courses en traîneaux devinrent plus longues malgré le froid qu’il faisait encore. Pour s’en garantir, les voyageurs portaient des bottes en toile à voiles sous lesquelles leurs pieds étaient entourés d’épaisses flanelles. Quoique ce genre de chaussures laissât libres les mouvemens du pied, il fallait cependant descendre de temps à autre des traîneaux pour marcher afin d’éviter la congélation des membres. M. Nordenskjöld eut à se louer particulièrement d’un vêtement de peau de cerf doublé d’édredon, qu’il s’était fait faire à Copenhague. C’est, paraît-il, plus agréable à porter que les peaux de rennes dont les hommes de la Vega étaient munis et sous lesquelles ils souffraient d’un excès de chaleur. Pendant la plus grande rigueur du froid, on se-couvrait le nez et les pommettes des joues d’un mouchoir attaché sous le baschlik, sorte de capuchon en poil de chameau.

Dans ses lettres, le professeur Nordenskjöld parle d’un personnage qui, dans ces hautes régions, était en quelque sorte le représentant de l’autorité russe. « Dès le mois d’octobre, dit M. Nordenskjöld, nous avons reçu la visite d’un Tchouktchis du nom de Wassili Menka, auquel les Russes ont donné une sorte de juridiction sur tous les habitans de la presqu’île. Ce chef, de petite taille, au teint basané, portait une belle peau de renne blanc sur une chemise de flanelle bleue. Il ne savait ni lire, ni écrire, et il parlait un russe incompréhensible. Ce haut fonctionnaire des confins de l’empire ignorait même l’existence du tsar, mais il savait qu’à Irkoutsk demeurait un homme très puissant, évidemment un des hauts fonctionnaires russes de la Sibérie. Pendant les premières visites qu’il nous fit à bord, il se signait devant chaque gravure ou photographie qu’il voyait ; mais il faut reconnaître qu’il ne tarda pas à s’apercevoir qu’il prêtait à rire. Wassili Menka était accompagné de deux personnages très simplement mis et qui, avec une certaine solennité, nous présentèrent le don de bienvenue sous la forme de deux rôtis de renne ; en échange, nous les régalâmes d’une chemise de flanelle et de tabac. Un jour, nous lui confiâmes une lettre ouverte pour le gouverneur d’Irkoutsk ; mais Wassili Menka considéra ce document comme un plein pouvoir que nous lui donnions, et, de retour à terre, il feignit de le lire à ses subordonnés respectueusement accourus autour de lui. Une quinzaine de jours après, lorsque Menka revint nous voir, il nous dit qu’il n’avait pu faire parvenir notre message ; nous le reçûmes assez mal. Il s’excusa en disant qu’il n’avait pas osé se présenter devant le gouverneur d’Irkoutsk faute d’eau-de-vie à lui offrir. » M. Nordenskjöld put cependant, le 25 novembre 1878, envoyer de Serdze-Kamen, par 67°6’ de latitude nord et 173°15’ de longitude est, une lettre à M. Orner Dickson, dans laquelle il lui disait : « Tout va bien à bord de la Vega, arrêtée par la glace dans le détroit de Behring ; nous espérons opérer notre retour dans le courant du mois de mai par le canal de Suez. Il n’est donc pas nécessaire d’envoyer des secours. » Le gouverneur russe d’Irkoutsk reçut cette missive le 3 mai 1879. Elle ne parvint à M. Dickson que le 5 août de la même année.

M. Nordenskjöld écrivit aussi en Suède, à cette époque, que, lorsque la Vega fut prise par les glaces, il vit, à quelques kilomètres vers l’est, la mer ouverte… Une seule heure de navigation à toute vapeur, possible encore la veille, et la Vega évitait le blocus ! « Être prisonnier si près du but, s’écrie-t-il, a été pour moi dans toutes mes expéditions arctiques le contre-temps le plus sensible à supporter ; mais je dois m’en consoler par le résultat atteint, sans précédent dans les voyages polaires, ayant de plus un bon port d’hivernage et la perspective de pouvoir atteindre le Japon l’été suivant. »

Quand l’époque arriva où les Tchouktchis levèrent leurs tentes pour aller chercher une meilleure contrée de pêche, ils vinrent en masse prendre congé de la Vega, sachant bien qu’ils ne s’en retourneraient pas les mains vides. « Je voulus aussi, raconte M. Nordenskjöld, profiter de cette occasion pour aller visiter Naskaj, cet eldorado vers lequel se rendaient en masse nos voisins de Pitlekaj. En compagnie de Ratschilen, un de mes amis de cette bourgade, je quittai la Vega, à cinq heures du soir, sur un petit traîneau tiré par six chiens seulement ; il était si bien conduit que nous pûmes dépasser, en route, d’autres traîneaux fortement chargés, il est vrai, mais attelés de vingt chiens.

« Les grands traîneaux ne sont employés que pour les voyages d’une longue durée, spécialement au printemps, lorsque des Tchouktchis se rendent aux foires de Maskowa, d’Anadyr et d’Anijuisk, près de Kolyma. Là, ils échangent des peaux et des dents de morse contre du tabac et du genièvre, que les Américains apportent tous les ans en venant visiter la péninsule Tchouktchisse.

« Deux femmes venant de la Vega, où, à leur grande joie, elles avaient reçu, entre autres choses, des bouteilles et des boîtes de conserves vides qu’elles utilisent en guise d’assiettes et de cuillères, passèrent d’un façon allègre à côté de nous, ayant encore à parcourir à pied 16 milles anglais avant de rentrer chez elles. Le lendemain, nous les vîmes dans leur demeure à Téjapka, où elles étaient arrivées à quatre heures du matin. Nous fûmes très étonnés de les voir travaillant comme si elles ne venaient pas de passer deux nuits à marcher. Les Tchouktchis, à vrai dire, ne connaissent pas la fatigue ; durant un voyage, je vis mon guide, conducteur de rennes, faire, en courant au-devant de mon traîneau, 60 milles anglais. »

En passant devant Irgonouk, le professeur Nordenskjöld voulut serrer la main à quelques amis Tchouktchis qu’il y connaissait. Ces derniers l’accueillirent parfaitement, et pendant le repas auquel il fut convié, l’explorateur reçut la visite de plusieurs autres braves gens de sa connaissance. Comme c’était le moment de la chasse des phoques et que leur chair rôtie est pour les Tchouktchis un mets friand, M. Nordenskjöld put s’en régaler. Il lui trouva un goût de renne grillé. On fait aussi avec le phoque une soupe aussi fade que de l’eau de vaisselle. La maîtresse de la maison sert cette soupe et cette viande à toute la famille, le matin, au lever, et le soir, au coucher ; en dehors de cette nourriture, les Tchouktchis n’ont guère que des poissons, qu’ils mangent cuits, crus ou gelés.

Après le dîner, M. Nordenskjöld, sur l’invitation de l’un de ses hôtes, dut aller s’étendre sur des peaux de rennes, et, à la lueur d’une lampe, y fumer la pipe qui lui fut cordialement offerte. On causa même, et le voyageur européen fut surpris de la facilité avec laquelle ses auditeurs comprirent la description qu’il leur fit d’un chemin de fer. « C’est un traîneau sans chiens, dit l’un d’eux, et les chiens sont remplacés par une cheminée. » Après cette explication, il dessina sur le sol un traîneau au centre duquel figurait une cheminée avec un panache de fumée. Chose singulière, ces Asiatiques aimaient à entendre parler les Européens de leur pays, de leur beau soleil, de leurs chaudes habitations ; ils paraissaient désireux de les suivre. Il serait bien intéressant de savoir si cette race déshéritée, transportée au milieu de nos climats tempérés et de notre bien-être, en viendrait un jour à regretter ses solitudes glacées et la chair des phoques. Pourquoi pas ? Le négrito des Philippines ne retourne-t-il pas invariablement à ses montagnes ?

Sur un espace de 4 milles anglais, M. le professeur Nordenskjöld ne vit pas moins de cinq villages tchouktchis, dans chacun desquels il avait su déjà se créer des amitiés. De Najikaj, notre voyageur, poussa jusqu’à Tjapka, le point le plus oriental des excursions qui furent faites à 16 milles du navire ; Tjapka est composé de quatorze tentes. A 1 mille de Tjapka était située une petite île rocheuse du nom de Idlidlja. M. Nordenskjöld s’y rendit en traîneau ; il y trouva des vestiges d’habitations onkilonnes, antérieures en apparence à celles d’Irr-Kajpij. Près d’une crevasse se tenaient des mouettes et des « moineaux de neige » en quantités innombrables. Sauf les corbeaux qui pullulaient sur les ruines de Pitlekaj, c’était la première fois, depuis longtemps, que des cris d’oiseaux frappaient les oreilles du voyageur.

C’est pendant le cours de ces excursions souvent renouvelées, qu’un des lieutenans de la Vega, M. Nordquist, a pu rassembler un vocabulaire de mille mots tchouktchis ; un jour, il faut l’espérer, ce patient officier sera en mesure de publier un dictionnaire d’une langue si peu connue, et de donner des explications sur sa construction grammaticale. Pour acquérir ces connaissances, il fallait passer de longues heures sous les abris des indigènes, supporter en compagnie d’une douzaine de Tchouktchis entièrement nus une température empestée de 30 degrés au-dessus de zéro. Ce qu’il y avait surtout d’intolérable, c’était la fumée que plusieurs lampes, trois ordinairement par abri, répandaient dans une enceinte de 300 pieds cubiques. Bien souvent, les voyageurs, suffoqués, étaient contraints de fuir, la nuit, hors des tentes, pour aller respirer un air pur malgré le danger qu’il y avait à s’exposer sans transition à une température de 46 degrés de froid.


V

Ce ne fut qu’à la fin de mai que la glace devint moins persistante. Dès qu’on s’aperçut de sa friabilité, on la brisa de manière à établir plusieurs bassins autour du vaisseau. Les trous que les phoques maintiennent ouverts pendant l’hiver et par lesquels ils viennent fréquemment respirer, s’agrandirent et, en s’élargissant, contribuèrent beaucoup au dégagement de la Vega. Au commencement de juillet, il devint dangereux de se rendre à terre en se fiant à la solidité des glaces. Lorsque, parfois, le vent soufflait du sud, on voyait se former presque aussitôt, au nord, des espaces ouverts de 3 à 4 milles. Au printemps, ces espaces devinrent plus considérables, et quand vint le solstice d’été, la mer, le long des côtes, apparut à peu près libre. La Vega heureusement ne se trouvait qu’à une faible distance de la terre ferme, et le 18 juillet, à trois heures et demie du soir, elle se dirigeait à toute vapeur vers l’est.

L’heure de la délivrance était donc arrivée, si bien arrivée, que deux jours après le vaillant bateau, pavoisé comme en un jour de fête, passait le cap est de l’Asie ; il le saluait de toute son artillerie, pendant que son équipage faisait la plus joyeuse des entrées dans les eaux de l’océan Pacifique en poussant de frénétiques hurrahs.

Le soir du même jour, 20 juillet, l’expédition atteignit les abords de la baie de Saint-Laurent. La Vega jeta l’ancre en vue d’un village tchouktchis du nom de Nuniagmo ; on passa la journée du lendemain à terre pour faire des recherches scientifiques, mais, au grand désespoir des savans, elles durent être interrompues, car il était de toute importance de toucher à un port d’où l’on pût envoyer en Europe des nouvelles. Le port Clarence, sur la côte américaine du détroit de Behring, était le plus rapproché ; on mit le cap dans cette direction.

Pendant la traversée, les hommes de science se dédommagèrent de leur trop court séjour à Nuniagmo en étudiant la température de la mer à diverses profondeurs, et en draguant le fond du détroit pour augmenter leurs collections de zoologie et de botanique. Le lendemain, le cap York, sur le côté nord du port Clarence, était passé, et la Vega jetait l’ancre dans ce refuge, où autrefois tant de navires anglais vinrent en station, à l’époque des recherches de l’expédition de sir John Franklin dans le nord-ouest.

« Dès notre arrivée à Port-Clarence, rapporte M. Nordenskjöld, nous eûmes la visite d’Esquimaux que nous revîmes ensuite à terre fréquemment. Ils n’y sont que peu nombreux en hiver, ayant établi leur campement plus loin, vers la mer, pour chasser les phoques ; en été, ils quittent les environs du cap du Prince-de-Galles, ainsi que la côte entre Port-Clarence et la baie de Norton, pour se rapprocher du fleuve Konirak, qui se jette dans Grantley Harbour, où ils pêchent le saumon. Des deux côtés de l’entrée du Grantley Harbour étaient plantées un nombre considérable de tentes d’été en toiles à voile. Nous fûmes frappés de la propreté de ces abris, souvent d’une blancheur éblouissante ; sur le gravier qui en formait le sol étaient étendues des nattes rapportées sans doute jusque-là par des baleiniers venus de Honolulu ou de San Francisco. En général, ces peuplades semblaient présenter plus de rapports avec les Américains du Nord que leurs congénères du littoral opposé, ce qui s’explique par la proximité des stations de la compagnie d’Alaska. Plusieurs de ces Esquimaux parlaient l’anglais, et nous en vîmes armés de fusils Remington. Leur langage est presque semblable à celui des Esquimaux groënlandais, et, comme ceux-ci, ils se donnent entre eux le nom d’Innuit. Aidés par notre connaissance de la langue anglaise et par un dictionnaire groënlandais, nous nous fîmes très bien comprendre. Leur habillement est celui des Esquimaux de l’est, et leur pelisse est souvent faite en peaux d’oiseaux non déplumés, bien entendu. La lèvre inférieure des hommes est percée et ornée d’un gros bouton de verre ; les femmes, heureusement, n’ont pas cet appendice barbare. Leurs bateaux, de même que ceux des Tchouktchis, sont grands ; nous en avons vu contenant trente hommes.

« Désormais, nous étions en plein été, mais, comme il n’y a pas de médaille sans revers, il ne nous fut pas donné d’en jouir sans souffrir énormément des piqûres des cousins. Nous revenions de nos excursions les pieds et les mains si bien enflés que nous en étions méconnaissables. Nous fîmes diverses excursions en bateau sur les fleuves Konirad et Imaurak, dont les rives étaient couvertes de bois épais, mais ne s’élevant jamais à plus d’une hauteur d’homme. Quelle jouissance, malgré les souffrances que nous causaient des moustiques, pour des voyageurs venant d’être bloqués pendant de longs mois, n’ayant eu devant les yeux que des solitudes couvertes de neige, que de longer ainsi un fleuve dont les rives escarpées, verdoyantes et émaillées de fleurs, s’élevaient au-dessus de nos têtes à une hauteur de 5 à 600 pieds I De temps à autre s’avançaient des langues de terres couvertes de tentes auprès desquelles les pêcheurs préparaient leurs filets pour la pêche au saumon. Nous voyions aussi surgir, çà et là, les dos luisans des dauphins, tandis qu’effrayés par notre chaloupe à vapeur les eiders s’envolaient au loin. »

Après un séjour des plus agréables dans ces parages, la Vega quitta Port-Clarence, mais non sans avoir visité le détroit de Seniavine, où se trouve au sud-ouest de l’île de Ka-y-ne un bon ancrage du nom de Glasenap-Harbour. De là elle se rendit dans la baie de Kougani. A l’embouchure d’un fleuve se trouvait un promontoire, bas et plat, où les voyageurs espéraient voir des Onkilonnes ; ils n’y virent que des Tchouktchis de rennes, dont les troupeaux paissaient le long des rives. Pendant plusieurs jours, ils firent des excursions dans les environs ; ils gravirent des montagnes sur les flancs desquelles les naturalistes recueillirent de riches collections zoologiques et botaniques. Mais, la glace survenant, il fallut partir au plus vite et se diriger vers l’île Saint-Laurent, où l’ancre fut jetée à la pointe nord-ouest.

Les habitans de cette île sont Esquimaux d’aspect et de langage, mais leur costume est celui des Tchouktchis ; ils parlent la langue de ces derniers. Cette ressemblance tient aux rapports fréquens que ces peuplades ont entre elles à Port-Providence. D’un autre côté, les Tchouktchis étant sans relations avec les Esquimaux de Port-Clarence, ces derniers ne les comprennent pas. Dans l’île Saint-Laurent, les tentes sont rectangulaires à leur base, à côtés droits, et à toitures plates ; les peaux de rennes qui les recouvrent sont préparées. Une poutre épaisse de deux pieds partage en deux la pièce principale de ses habitations ; une autre partie de l’intérieur de la tente, dont le sol est recouvert de peaux, sert de chambre à coucher.

Au grand désespoir de nos voyageurs, ils ne purent, là non plus, rencontrer des Onkilonnes, quoique, d’après les rapports de plusieurs explorateurs, il y en ait encore à l’embouchure de l’Anadyr. Les Tchouktchis prétendent aussi qu’il en existe encore au sud du cap Oriental, mais quand on voit et qu’on entend les Esquimaux, il est aisé de s’apercevoir aussitôt qu’il n’y a aucune affinité de race entre eux et les Tchouktchis.

Le 2 août, la Vega leva l’ancre de nouveau ; après un assez long voyage retardé par des vents contraires, elle atteignit l’île de Behring où elle mouilla, le 14 août, devant une bourgade à la pointe ouest de l’île. Les habitans, au nombre de trois cents, sont des métis et forment un mélange de Russes et d’Aléoutes. Cette ville en miniature est une des stations de la compagnie américaine de pêche. Ce fut là que les voyageurs reçurent les premières nouvelles de la mère patrie. On devine avec quelle ardeur elles furent dévorées !

On sait que l’île de Behring est possession russe, mais une société américaine s’est acquis, moyennant une redevance de 2 roubles par peau, le droit d’acheter aux habitans toutes les fourrures qu’ils pourront se procurer, non-seulement dans l’Ile de Behring, mais encore dans celles de Kobber-Island et de Robben-Island, près de Sackalin. Dans celle-ci, on prend les lions de mer ; dans les deux autres des ours de mer également. « Nous vîmes, raconte M. Nordenskjöld, tuer quelques-uns de ces animaux sous nos yeux. Après avoir traversé l’île en traîneau, avec le lieutenant Bove, nous descendîmes sur une plage où ces amphibies se trouvaient en nombre considérable. Les chasseurs, armés de bâtons, poussèrent les plus proches vers la terre, puis, le chef de l’équipe ayant fait choix d’une victime, il lui asséna sur la tête un fort coup. Elle s’affaissa, et c’est alors qu’un second chasseur lui enfonça son bâton dans la gueule en lui maintenant la tête contre terre, tandis que d’autres bouchers, retournant l’ours sur le dos, l’achevaient d’un coup de couteau au cœur ». On en tua six ainsi ; leurs peaux furent apportées sur la Véga, qui, le 19 août, levait l’ancre, se dirigeant au sud, c’est-à-dire vers le Japon. Le voyage se fit relativement assez vite, un vent égal et continu ayant soufflé jusqu’à la fin du mois. Le temps changea pourtant, et, le 31, de fortes nuées orageuses passèrent sur le vaisseau ; la foudre tomba sur le mât de perroquet, mais sans faire de grands dommages. Enfin, vers le soir du 2 septembre 1879, la Véga jetait l’ancre dans la baie de Yokohama. Le Japon était la terre promise de l’expédition ; on peut se figurer avec quelle joie elle en aperçut, se détachant sur un ciel d’azur, les pittoresques montagnes.

Dès le 3 septembre, M. Nordenskjöld envoyait de Yokohama le télégramme suivant au roi Oscar de Suède : « L’expédition suédoise offre ses félicitations à son auguste protecteur ; le but de son voyage est atteint : le passage nord-est est trouvé, un nouvel océan est ouvert sans perte d’un seul homme, sans aucune maladie et sans une avarie pour le navire. »

Ainsi s’est terminé ce voyage surprenant, vainement tenté déjà seize fois. Quel sera le résultat pratique qui couronnera cette expédition ? Nul ne le sait encore, mais nous savons que des bateaux à vapeur sont en construction déjà pour établir un échange régulier de marchandises entre la Chine et la Sibérie. Bientôt une flotte, allant de l’est à l’ouest et de l’ouest à l’est, touchera à chaque printemps aux bouches de la Lena afin de répandre sur les marchés d’Europe les plus riches productions de la Sibérie, c’est-à-dire ses pelleteries et ses ivoires fossiles.

Lorsqu’il y a trois cent cinquante ans, l’infortuné Hugh Willoughby quitta la Tamise, en présence de la reine Elisabeth et d’une cour brillante, avec l’espoir d’atteindre par le nord-est l’empire du Cathay, nul ne pensait que ce voyage serait le prélude des grandes relations commerciales qui, jusqu’à la guerre de Crimée, n’ont cessé d’avoir lieu entre la Russie et l’Angleterre. Qui oserait avancer que le voyage de la Vega ne donnera pas également l’idée aux riches contrées que baigne le Pacifique d’entrer en rapports suivis avec les côtes de la Sibérie ?

Quoi qu’il en soit, la noble nation suédoise, celle qui fut le berceau des Berzelius, des Linné, des Thunberg, des Fries, et de tant d’autres hommes célèbres, doit être fière non-seulement du professeur Nordenskjöld, du capitaine Pallander, des officiers de la Vega, mais encore du plus humble matelot de cette expédition, puisque c’est à leur courage à tous, à leur persévérance, qu’elle doit la pure gloire qui rejaillit sur elle. Que les peuples qui cherchent leur grandeur dans de semblables entreprises soient bénis des hommes de paix ! Comment ne le seraient-ils pas, puisqu’ils apportent le flambeau de la civilisation là où les ténèbres règnent, et qu’à leur marche en avant ne se mêlent ni les cris sauvages qui suivent les triomphes de la guerre, ni les plaintes douloureuses que la force brutale arrache aux opprimés !


EDMOND PLAUCHUT.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er juillet et du 1er août 1876, les Marins du XVIe siècle, par M. l’amiral Jurien de la Gravière.
  2. Wrangel, Narrative of an expedition to the polar sea in the years 1820, 1821, 1823 ; London, 1840. — Le Nord de la Sibérie ; Paris, Amyot, 1843, 2 vol.
  3. Plaine couverte de glaces.
  4. La température de ces régions mérite une mention spéciale : détail caractéristique, le vent y souffle presque toujours du nord ; il n’a tourné qu’une fois dans un mois, et alors, il souffla très visiblement du sud pendant deux ou trois jours. La température s’éleva rapidement, mais retomba au retour du vent du nord. Le tableau ci-après donne les températures durant les douze mois de l’année :
    Mois Moyenne Maximum Minimum
    Août + 3°92 + 12°4 - 0°9
    Septembre - 0.14 +6.2 - 4.4
    Octobre - 5.21 + 9.8 - 20.8
    Novembre - 16.59 - 6.3 - 27.2
    Décembre - 22.810 + 1.2 - 37.1
    Janvier - 25.06 + 0.2 - 46.5
    Février - 25.08 + 4.2 - 43.8
    Mars - 21.65 - 4.2 - 39.8
    Avril - 18.93 - 4.0 - 38.0
    Mai - 6.69 + 1.8 - 26.8
    Juin - 0.60 + 6.8 - 14.3
    Juillet + 4.63 + 15.6 - 1.0


    Les degrés sont centigrades. Ajoutons qu’au mois de mars 1876, le capitaine Nares avait observé des minima de - 57 et - 59° centigrades.