La Czarine noire et autres contes sur la flagellation/Préface

PRÉFACE

Depuis la publication en français de l’œuvre maîtresse de l’illustre romancier galicien Léopold de Sacher-Mazoch, Mme  Wanda de Sacher-Masoch, femme divorcée du génial écrivain, a fait paraître ses Mémoires en vue de répondre aux accusations que formulent contre elle les biographes de son ex et feu mari, sous l’inspiration de la seconde épouse de celui-ci.

S’il est difficile de prendre parti entre « Elle et Lui » lorsque les deux héros du drame sont des personnalités d’égale valeur, comme il arriva pour les amants de Venise, dans le cas présent, le lecteur se trouve porté à absoudre un homme dont le talent confinait au génie et dont l’impressionnabilité presque enfantine éveille notre sensibilité.

Mme de Sacher-Mazoch d’ailleurs, au cours de ses confessions, rend malgré elle justice à son époux et nous place sous un charme qu’elle ne ressent plus : l’éternelle séduction exercée par l’artiste, parce qu’en tout artiste demeure l’enfant — et la froide raison ne prévaudra point contre lui.

Les Mémoires nous montrent, à chaque page, les côtés gracieux, délicats et élevés de cette nature : son ardeur joyeuse au travail, son inclination à rendre service, son amour de la nature et des bêtes, — allant jusqu’à apprivoiser une mouche et à subir tous les caprices de l’insupportable bestiole, — et sa patience inaltérable avec les enfants, dont la présence ne l’énervait jamais et à qui il se plaisait à faire de poétiques récits que le petit monde écoutait émerveillé.

En 1871, Sacher-Mazoch, dont les succès amoureux étaient aussi notoires que ses écrits, s’éprit par correspondance, d’une jeune fille à laquelle il suggéra de s’essayer dans la littérature et qu’il poussa dans cette voie, la tirant sans le savoir, de la plus affreuse misère. Mlle Rumelin, qui ne conservait d’espoir que dans la mort, s’épanouit, autant que sa sombre nature pouvait s’épanouir, au chaud rayon d’affection dont vinrent l’éclairer le dévouement et l’enthousiasme du poète, et, en un élan de reconnaissance, se donna librement à son bienfaiteur, qui la croyait mariée et séparée, mais non divorcée, de son mari. Wanda entretint cette illusion, la croyant nécessaire au bonheur sentimental de son romanesque amoureux et, plus tard seulement, devant le cercueil de leur premier enfant, lui révéla la vérité : son enfance malheureuse et sa vie de misère.

Sacher-Mazoch répondit à ces confidences par un cri de joie et les plus nobles, les plus généreuses paroles qui puissent couler des lèvres d’un amant. Peu de temps après, un mariage religieux unit légalement le fils du patricien polonais, ancien directeur de la police de la ville de Gratz, à la pauvre fille qui n’avait pas toujours mangé à sa faim, et qui ne sut pas apprécier cet acte d’amour et de loyauté. Autant son union libre lui avait paru quelque chose de beau, autant la cérémonie officielle lui fait l’effet d’une laide grimace — désormais le don d’elle-même ne sera plus qu’un devoir ! — tandis que l’âme toujours religieuse du poète en demeure profondément émue.

La naissance d’un chérubin aux boucles blondes, qui reçut le joli nom de Sacha (diminutif russe d’Alexandre) et devint l’idole de son père, vint jeter son rayon dans le ménage.

La célébrité de Sacher-Mazoch commençait à percer en France, tandis qu’en Allemagne quelques critiques élevaient la voix. On reprochait à Sacher-Mazoch de ne pas varier le type de ses héroïnes. Cet incident insignifiant eut de funestes conséquences.

— Si tu ne veux pas que Je mette dans mes ouvrages, des femmes impérieuses et cruelles, répondit Masoch aux remarques de sa femme, il faut que tu le sois avec moi.

Et, avec les meilleures intentions du monde — les meilleures intentions font quelquefois commettre les pires actions — Wanda consent à brandir le fouet sur son maladif époux. L’idée qu’en encourageant sa passion elle se fait complice du mal, et qu’il serait, à tout le moins, prudent de consulter un médecin compétent, ne vient pas à cette femme forte qui ne prend conseil que d’elle-même. Elle ne voit point que c’est folie d’incarner l’idéal d’un poète et de contrarier la pente naturelle de son inspiration. Folie et sacrilège.

Quelque temps après, Sacher-Mazoch, poussant plus loin ses exigences, supplie sa femme de le tromper pour lui faire revivre les torturantes et intenses jouissances de la jalousie, décrites dans son œuvre de prédilection, La Vénus en fourrure.

On se demande pourquoi Wanda qui, jeune fille, avait si parfaitement joué son rôle de femme mal mariée, n’essaya pas de répondre encore par l’illusion au rêve, en faisant au névropathe la charité de ce « mensonge vital » qu’Hendrik Ibsen signale d’une manière si saisissante dans son drame du Canard Sauvage. La malheureuse eût conservé le respect d’elle-même et l’affection maternelle due au père de ses enfants.

L’âme puritaine que Wanda tenait, par atavisme, de son père wurtembergeois, n’eût point cette bonne inspiration. Ce qui ne l’empêche pas, à son retour d’un pénible rendez-vous accepté neuf jours après la naissance de son deuxième fils, de recourir au mensonge pour expliquer l’échec de l’entreprise. Que ne mentait-elle un peu plus, ou plutôt un peu mieux, en donnant au malade l’illusion d’avoir été trompé ? C’eût été le salut pour tous.

Mais Wanda a la passion de la vérité. Pour cet être de raison, le poète illusionné, comme plus tard le journaliste vaniteux, sont des menteurs. Elle recule devant le mensonge, mais non devant le fait brutal, la profanation d’elle-même. Et elle nous l’avoue ! elle, la mère d’un fils de trente ans !

Qui ne se déguise pas, révolte, a dit le grand Nietzsche, le plus français des penseurs allemands, dans son chapitre sur l’Ami. Aussi Mme de Sacher-Mazoch révolte-t-elle, en dépit de la pitié qu’elle peut et doit inspirer, et son livre, d’un intérêt psychologique incontestable, est loin d’être un appoint aux théories qu’elle soutient.

Le bizarre sacrifice aboutit à ce que le médecin, que Wanda s’était enfin décidée à consulter, avait prédit à la jeune femme. L’épouse tombée ne se reproche point son aveugle faiblesse ; elle ne se prend pas en grippe, corps et âme, pour s’être laissée séduire par un mirage. Non, dans son cœur s’amoncelle une sourde rancune, une haine profonde contre le mari qui eut sur elle cet empire.

Le détachement du cœur va en augmentant ; un abîme se creuse. Bientôt l’amour maternel lui-même n’est plus assez fort pour soutenir l’épouse dans sa tâche, qui lui semble de plus en plus lourde, et, le jour où, pour la première fois, son cœur parle, elle abandonne son fils Sacha, le plus délicat de ses enfants, qui ne tarde pas à mourir de la typhoïde. C’est là ce que Mme de Sacher-Mazoch appelle devenir soi-même, être fort et s’aimer de la bonne façon.

Elle ne parut point aussi bonne aux yeux de l’ami platonique, Armand Rosenthal, qui se révéla aux Parisiens sous le nom de Jacques Saint-Cère, et qui, ne trouvant pas dans sa compagne, pourtant adorée, le soutien voulu, la laissa repartir. Pas plus que Sacher-Mazoch, Wanda ne sut retenir Jacques Saint-Cère sur la pente d’une dangereuse folie.

Saint-Cère sombre dans un éclatant scandale et Wanda va lui dire un dernier merci ! à son cercueil. Mais elle reste muette sur la mort de l’époux dont L’amour magnanime l’avait tirée de la misère et qui lui avait laissé, avec ce fils, sa dernière consolation, le talent littéraire qui lui permit de l’élever. Bien au contraire, elle ne cesse de réclamer contre les lois qu’elle a pourtant foulées aux pieds.

Nature étrange, à qui la vie paraît sans raison et sans but, pleine de terreur, d’énigmes et de pressentiments ; atteinte au plus haut point de cet esprit de pesanteur que Nietzsche nomme le plus grand et puissant de nos mauvais génies. Reproche qui ne saurait être adressé à Sacher-Mazoch, qui fut un merveilleux danseur et pour qui les plus capricieuses des danses slaves n’avaient point de secrets.

Les mémoires de Mme de Sacher-Mazoch sont ornés d’un portrait assez brutal de l’auteur et d’une image du romancier, où on le retrouve tout entier, délicat comme une femme, au front élevé, au regard clair et à la bouche maladive.

Sacher-Mazoch fut le dernier des romantiques, poètes ivres de beauté et dont la sensibilité surexcitée tendait à transporter dans la vie, les émotions intenses et les événements héroïques de l’art. Quant à son idéal féminin, qui lui valut de donner son nom à un état morbide connu de tous temps, il fut le produit naturel de la race dont il était issu et de cette Pologne où le culte chevaleresque de la femme s’alliait à une ardeur guerrière non moins chevaleresque et à des mœurs orientales à la fois sauvages et efféminées. L’œuvre de Sacher-Mazoch, cependant, est loin d’être immorale. L’amour tel qu’il le dépeint, s’entoure toujours d’idéal et de beauté.

Mais l’épisode le plus curieux de sa vie, féconde en évènements étranges et surprenants, est sa correspondance avec un inconnu qui n’était rien moins qu’un roi, le beau et romanesque Louis II de Bavière.

Un jour, Sacher-Mazoch reçoit un billet tracé d’une belle et aristocratique écriture, et signé du nom d’Anatole. Le signataire demande, en termes exaltés, au poète, s’il est encore le même que du temps où il écrivit Le nouveau Platon.

Sur la réponse affirmative s’ensuit un échange de lettres d’un romantisme échevelé dont quelques-unes seraient à leur place dans le nébuleux « Raphaël » de notre Lamartine. Mais bientôt Sacher-Mazoch, persuadé qu’une femme de la haute noblesse se cache derrière le pseudonyme masculin, demande à connaître son enthousiaste adorateur. Les lettres d’Anatole portaient tour à tour le timbre de toutes les résidences d’Europe.

Après mille hésitations, avec mille réticences, et en laissant percer un singulier effroi, Anatole consent à une rencontre dans des conditions spéciales ; il rejoindra son ami à onze heures du soir, dans une chambre d’hôtel de la ville de Bruck ; la chambre sera obscure et Léopold aura les yeux bandés.

À l’heure dite, le romancier, qui s’était conformé en tous points aux instructions reçues et qui, en face des terreurs exprimées en de longues pages pleines de la joie tremblante de l’entrevue et de la pâle terreur des conséquences possibles, était prêt à y renoncer, perçut un bruit de pas lourds, et un homme, qui lui parut grand et fort et dont la voix était remarquablement chaude et mélodieuse, vint prendre place à ses côtés.

— Avoue, dit-il, que tu attendais une femme ?

Sacher-Mazoch s’en tire avec beaucoup de présence d’esprit :

— Je le craignais.

Sur sa demande s’il est beau, l’inconnu répond qu’il ressemble à lord Byron.

— Tu es beau, affirme Masoch, je le sens. Qui possède une voix comme la tienne, doit être beau.

L’entretien dure deux heures, Anatole ne parlant que d’amour idéal et immatériel et confiant au romancier qu’il n’a jamais connu de femme, qu’il est pur « d’âme et de corps ».

En prenant congé, il presse ses lèvres brûlantes sur les mains de l’ami.

Mais Sacher-Mazoch, occupé à gagner le pain de ses enfants, n’était point d’humeur à perdre son temps en rêves. Il met Anatole au pied du mur, lui demandant une amitié franche et confiante, à ciel ouvert.

Sur quoi son mystique et insaisissable amant se décide à la rupture, en une lettre caractéristique que nous reproduisons :

« ANATOLE !…

«… Ton désir de m’avoir auprès de toi est irréalisable. Cela te créerait un incessant tourment. Pour ne point me faire souffrir, tu te tairais. À cause de moi ! Il se pourrait, après tout, que je ne le méritasse point. Peut-être aussi finirais-tu par t’arracher de moi ? Tandis que si moi je romps, je conserve la certitude, la pleine assurance que tu m’aimeras toujours comme je t’aimerai. Oui, Léopold, comme je t’aimerai ! Je suis à toi, à jamais. Et notre court bonheur ? Considère-le comme un rêve, un songe céleste, une splendide et magnifique promesse de béatitude sans fin.

« En ce monde des corps, il n’est point d’amour des âmes… Toi-même, tu ne le supporterais pas et, peut-être, moi non plus.

« Je veux être homme. Le monde peut faire valoir les droits qu’il a sur moi, je remplirai ma tâche, mon devoir… et cette vie passera. Et alors rien ne m’empêchera plus de jouir auprès de toi, d’une béatitude éternelle. Ne me prends pas pour un rêveur maladif. Je ne le suis point. Mais puis-je te quitter sans un rayon d’espoir ? Sans un regard vers l’infini ?

« J’aurais tant encore à te dire pour me faire comprendre, car c’est la dernière fois. Mais tout est à toi : ma pensée, mes sentiments, les douces paroles d’amour qui désormais reposeront dans mon cœur, trésor que ta main seule pourrait lever. J’ai la force et le courage, mais je suis si sensible, beaucoup trop sensible pour un homme, et pour un tel renoncement.

« Tu ne peux pas, tu ne dois pas m’oublier, Léopold, oublier que tu m’appartiens, que tu es ma propriété. Mais, je t’en supplie, ne laisse pas la douleur de la séparation envahir et obscurcir ton âme si grande et magnifique, afin que je n’aie point souffert et lutté pour rien.

« C’est pour te conserver que je renonce.

« Et maintenant, que Dieu te garde ! Sois heureux. Tu le peux. N’as-tu pas Wanda ? tes enfants ?… Moi je suis seul… et pourtant douloureusement heureux de t’avoir trouvé, de te posséder et de l’espoir de jouir dans l’au delà, de ton amour.

« Si, parfois, tu te sens joyeux, et qu’une douce tristesse, une sainte nostalgie te pénètre, pense qu’auprès de toi se trouve, en éternel amour,

« Ton
« Anatole. »

Cependant, après un silence de quelques mois, la correspondance reprend, pour aboutir à une nouvelle rencontre et à des adieux définitifs. Anatole demande à voir la famille Sacher-Mazoch dans une loge du théâtre de Gratz. Il put facilement la reconnaître d’après des photographies ; mais lui-même ne se découvrit pas.

Après la représentation, nouvelle entrevue à l’hôtel. Cette fois Wanda était de la partie ; mais quand elle pénétra dans le salon obscur, le grand et bel homme, sosie de Lord Byron, avait fait place à un petit être malingre et chétif, à la voix faible et ténue. Le lendemain, en plein jour, Wanda recevait la visite du malheureux qui la suppliait de lui pardonner et de revenir le soir au théâtre, pour un dernier adieu.

Dans le carrosse, arrêté au coin de la rue, un homme masqué se pencha. Il embrassa Sacher-Mazoch, baisa les mains de sa femme et disparut. Était-ce le beau misogyne ? ou le petit homme bossu ? On n’eut pas le temps de s’en rendre, compte.

Plus tard, Sacher-Mazoch reçut un manuscrit contenant le récit de toute l’aventure. L’ouvrage serait intéressant à connaître, ainsi que toute la royale correspondance, qui jette une vive lumière sur ce roi tourmenté d’idéal, dont la vie et la mort sont également un mystère. Quant au petit bossu, il a pu être identifié avec l’ami de Louis II, le prince d’Orange, connu des Parisiens sous le nom de prince Citron.

L’œuvre de Léopold de Sacher-Mazoch est intéressante non seulement par l’éclat du style et la beauté des descriptions, mais par son intéressante documentation, qu’il décrive les mœurs et les coutumes du présent, ou celles du passé. Les nouvelles que nous présentons au public révèlent en lui l’érudit et l’historien. On y retrouve avec plaisir de grandes figures connues évoquées dans leur intimité, tandis que d’autres personnages, non moins illustres mais moins connus, nous familiarisent avec la Russie byzantine des czars de Kiew, les cosaques, et la Hongrie du temps de Racoczy.

Marguerite Lambrun, Marie Setzi, Hemelnizki le cosaque et jusqu’à cette triste czarine Olga, condamnée à venger sur l’homme qu’elle eût pu aimer, son mari assassiné, et qui, pour avoir introduit le Christianisme en Russie, mérita d’être nommée La Sainte, sont d’inoubliables figures que l’art et l’imagination du conteur a entourées d’héroïque splendeur.

D. DOLORES.
Paris, le 22 novembre 1906.