La Czarine noire et autres contes sur la flagellation/Hemelnizki le Cosaque (1648)

HEMELNIZKI LE COSAQUE

(1648)

« La douceur sied à la femme,
À l’homme, la vengeance ! »
Mirza Schaffi.

C’était en l’an 1648. En Allemagne, la guerre de trente ans touchait à sa fin. En Orient, la lutte entre Polonais et Russes, pour la domination du monde slave, avait commencé. Un hiver très rigoureux avait sévèrement éprouvé les campagnes petites-russiennes, entourant les rares villages et les fermes seigneuriales d’un rempart de neige.

Les habitants d’Hemelin étaient, eux aussi, terrés comme des blaireaux. Les huttes construites avec des branches de bouleaux mêlées d’argile et couvertes de chaume, du misérable petit hameau, se serraient autour de la seigneurie, de l’église et de l’auberge. La première se distinguait des demeures des paysans, par sa charpente en bois, couverte en bois et crépie intérieurement et extérieurement à la chaux, de même que les granges, les écuries et les étables, le tout, entouré d’une haie imposante.

L’église, aussi, était en bois, avec ses trois tours grecques et le petit presbytère se collant à elle. En face l’église, l’auberge rivalisait de luxe et de confort avec la seigneurie.

Le soir tombait. Le ciel était clair et scintillant d’innombrables étoiles, l’air, tranquille. Un silence profond régnait dans le village et sur l’immense plaine de neige, d’où émergeaient quelques saules rabougris et, à l’horizon, les bandes obscures des petits bois de sapins. Ce silence n’était que rarement interrompu par l’appel rauque d’un corbeau ou l’aboiement d’un chien.

Les spectres tristes des paysans glissaient sans bruit, vêtus de toile, plus rarement couverts de peaux de bêtes, sur leurs souliers de feutre, jusqu’à l’auberge où une sordide petite servante juive leur versait l’eau-de-vie empoisonnée, tandis que l’aubergiste paresseux, enveloppé d’une longue pelisse en renard, se tenait adossé au rond poêle en grès, et que sa belle jeune femme, assise au comptoir, vêtue d’une confortable jaquette doublée de peau d’Iltis, donnait le sein à un enfant et promenait son noir regard du plafond aux dalles recouvertes de nattes, et de celles-ci aux paysans frileux et tremblants, qui se frottaient activement les mains et frappaient leurs deux pieds alternativement contre le sol.

Le juif Chaim Pintchew et sa jeune femme pouvaient jeter un regard de dédain non seulement sur les paysans petits-russiens grelottants et affamés, mais sur le seigneur lui-même, dont l’aisance, voire la simple existence, dépendait d’une bonne récolte. Son bien-être à lui, Pintchew, reposait sur des assises solides ! Le juif possédait en fermage tout ce qui à Hemlin et dans les environs, pouvait être pris à ferme.

Le gouvernement polonais d’alors, le roi et tous ses fonctionnaires, woiwodes, starostes et castellans, semblaient n’avoir d’autre tâche que de mettre au pillage leurs propres nationaux et, en particulier, le peuple petit-russien appartenant à l’Église grecque. Ils avaient élevé ce pillage à la hauteur d’un système bien organisé, tout ce qui était imposable était imposé, et tous les impôts et les droits, jusqu’au droit de justice, affermés aux juifs.

Ainsi Chaim Pintchew était devenu le premier personnage d’Hemelin et, sous le respect apparent qu’il témoignait au seigneur, perçait une pointe d’ironie.

Cependant, Bogdan Hemelnizki n’était pas un homme qui prêtât à rire, passant dans les environs, à Cracovie et à la cour, pour un brave soldat, un homme d’une loyauté et d’une droiture sans exemple.

Les gentilshommes campagnards, les paysans, les fermiers juifs et ses propres domestiques le considéraient avec un respect mêlé de crainte. Sa demeure était remplie de serviteurs et de cosaques ; car, si le seigneur Hemelnizki ne possédait que peu d’écus sonnants, il ne manquait, à la ferme, ni nourriture ni boisson pour hommes et chevaux. En ces temps troublés, la considération d’un homme était en raison du nombre de cosaques qu’il pouvait entretenir. Hemelnizki en comptait cinquante, tous bien armés et bien montés. Ils s’exerçaient journellement au maniement de leurs armes, galopant sur de petits chevaux fringants, et, le soir venu, se couchaient dans la paille auprès de leurs montures, ou bien, assis dans l’auberge, buvaient de l’eau-de-vie ou chantaient des refrains tristes et lents.

Ce soir, profitant de l’absence du maître, ils s’étaient rassemblés dans la longue salle de la seigneurie où les domestiques avaient coutume de prendre leurs repas, et devisaient avec les gens de la maison et quelques paysans du village, sur la persécution de la foi et les exactions des gentilshommes polonais et des fermiers juifs.

— Une maison à soi, quelque petite qu’elle puisse être, vaut mieux qu’une plus grande qu’on partage avec autrui, se lamenta un vieux cultivateur au front chauve et à la longue moustache blanche. Nous étions plus heureux quand nous n’étions pas chez des Polonais.

— Pour sûr que cela allait mieux, repartit une belle vieillarde, bien soignée dans sa jupe en toile multicolore et sa courte jaquette de peau de mouton.

C’était Barbara, la nourrice du seigneur, actuellement chargée de la surveillance de la boulangerie.

— Que Dieu nous soit propice, si cela continue. Déjà, l’on traite le paysan comme du bétail, oui, et pis encore. Et comment tient-on les contrats ? comment respecte-t-on les droits de notre Église ?

— Oui, nous pouvons nous étonner, nous Grecs petits-russiens et cosaques, qu’ils ne nous aient pas encore imposé l’eau, le feu et l’air. Ne payons-nous pas déjà des droits de baptême, de chasse, de pêche et jusqu’au droit de justice ?

— Et tout cela est affermé aux juifs, qui se prélassent dans de confortables fourrures, tandis que nous tremblons de froid, s’écria un paysan en crachant avec fureur.

— Chaque dimanche, on nous marchande les clés de l’église, si nous voulons entendre la messe, compléta un jeune cosaque.

— On devrait se plaindre au roi, suggérèrent plusieurs voix.

— Quoi ! à ce gros débauché, qui ne s’occupe que de femmes, de chasse et de vin de Tokai ? s’écria le portier, qui jouissait de la faveur du maître.

— Eh bien, qu’on aille chez le staroste, opina un cosaque.

Le portier partit d’un formidable éclat de rire.

— Notre staroste de Tschérin ? C’est le pire de tous, brutal, violent et sans pitié comme un Tartare. Un vrai Turc !

— Cela ne peut pas continuer ainsi, fit, à voix basse, un cosaque arrivé depuis peu de l’Ukraine. Cela bout, croyez ce que je vous dis, vous verrez quelque chose. Nous autres cosaques n’avons d’autres devoirs envers les Polonais, que de défendre leurs frontières contre les Tartares et les Turcs. Nous avons toujours été un peuple libre, et nous le resterons, si Dieu le permet. Ces impôts qu’on exige de nous sans aucun droit, font mûrir le fruit. Faites attention ! de grands événements se préparent. On a vu, il y a quelques jours, une épée flamboyante au ciel, dans la direction de l’Ukraine.

— Ce que vous dites ! murmura la vieille.

— C’est exact, moi aussi, je l’ai vu, confirma un paysan.

— Notre pauvre peuple n’a, de toutes façons, que la vie à perdre, ajouta un autre, et quand les cosaques viendront, tout le pays ira à eux.

— Contre les Polonais, il n’y a de remède que la guerre, opina le portier.

— Il n’y en a qu’un qui pourrait nous venir en aide, fit la nourrice après quelques instants de réflexion. Un seul !

— Qui cela ? questionnèrent plusieurs voix ensemble.

— Notre maître.

— Oui, celui-là, murmura-t-on de tous les côtés.

— Celui-là, reprit le portier avec un sourire, a autre chose en tête. Croyez-vous qu’il ait pris une jeune et belle femme, pour s’arracher de ses bras et partir en guerre après un mois ?

— Pourvu que les choses aillent bien à la maison, grommela la vieille servante. Notre maître a dépassé la quarantaine — je le sais bien, moi qui l’ai élevé, — le fils de sa première femme est déjà grand, et il prend chez lui une femme de vingt ans à peine, et donne à son fils une belle-mère plus jeune que lui ! Que Dieu le préserve de malheur !

La vieille se tut. Les autres poursuivirent l’entretien à voix basse, car on attendait le maître, qui pouvait revenir de chasse à tout moment.

Pendant ce temps, Lidwine, sa jeune épouse, se tenait dans la chaude salle du château, occupée à filer.

Comme toute la seigneurie, cette pièce était d’une installation à la fois rustique et martiale, confortable mais dépourvue de tout luxe.

Le plafond en caissons et les murailles à panneaux étaient en bois de chêne ; les armoires, tables et sièges, en bois blanc décoré de fleurs peintes. Dans les panneaux, pendaient quelques saintes images, un grand crucifix devant lequel brûlait une lampe, des cuirasses, des cottes de maille, des haches de combat, des sabres courbes, de petits boucliers ronds et des lances, une paire de pistolets et deux énormes arquebuses, des bois de cerfs, des peaux de bêtes, des cornes pour boire et des trophées turcs.

Le côté le plus long était occupé par le manteau d’une gigantesque cheminée de pierre. C’est là que se tenait la châtelaine, les pieds posés sur une éclatante peau d’ours.

Le reflet des flammes se jouait autour de son noble et charmant visage, à qui un nez aquilin et une bouche aux lèvres bien arquées, d’un rouge vif, donnaient une expression à la fois volontaire et finement sensuelle.

Sa taille moyenne, de forme élancée, était mise en valeur par le costume national épousant étroitement les formes, et dont la jupe de laine bleue n’atteignant que les chevilles, découvrait les pieds mignons, chaussés de hautes bottines en maroquin rouge. La kasabaïka de cuir bistre doublé d’une peau d’agneau noir, enveloppait le buste et, sous le fichu de soie rouge qui entourait la tête comme un turban, la soyeuse chevelure châtain clair s’échappait, caressant les tempes et retombant en larges nattes le long du dos.

Une grande chatte, d’un blanc de lait, était accroupie sur le dossier du fauteuil de sa maîtresse et, les yeux fermés, ronronnait confortablement. À part ce ronronnement et le pétillement du feu, aucun bruit n’était perceptible. La jeune femme était absorbée dans le mouvement de son fuseau, ses grands yeux bleus, vides de pensées.

Tout à coup, des pas résonnèrent dans le couloir longeant la salle.

Lidwine prêta l’oreille, puis se dressa et d’un bond à la fois sauvage et gracieux, rejoignit les deux hommes qui paraissaient sur le seuil. Le chat, fuyant devant les grands danois qui précédaient leurs maîtres, avait sauté sur le rebord de la cheminée et suivait, avec une apparente tranquillité, les aboiements de ses ennemis naturels.

Les deux hommes étaient Bogdan Hemelnizki et son fils Jan.

Hemelnizki, de taille élevée, aux muscles d’acier, au visage allongé brûlé par les intempéries, à la moustache foncée, à la chevelure abondante et brune, aux yeux profonds mais vifs et étincelants, pouvait passer pour le frère aîné de son fils. Ses mouvements, malgré leur distinction, étaient rapides et remarquablement élastiques. Le trait frappant de sa physionomie était une expression de loyauté et de franchise, unie à de la bonhomie. Avec une indicible tendresse, son regard se posa sur celui de la jeune femme, qu’il attira sur sa poitrine et couvrit de baisers.

Son fils Jan, un vigoureux garçon de 22 ans, était le portrait accompli de sa défunte mère : la peau blanche, les joues colorées, les yeux clairs et rieurs, les cheveux blonds.

— Nous avons eu de la chance, dit enfin le seigneur d’Hemelin. Voici notre butin.

Trois paysans entraient à ce moment, portant sur un bâton le corps d’un gigantesque ours brun.

Sur un signe du maître, ils le déposèrent aux pieds de leur maîtresse.

Lidwine recula effrayée. Jetant les bras autour du cou de son mari, comme pour lui demander protection, elle toucha du bout de son pied le formidable animal.

— N’aie pas peur, la tranquillisa Hemelnizki.

— Je pense au danger que tu as couru, repartit la jeune femme. C’est cela qui me fait trembler, rien que cela.

— Cette fois, tu t’es inquiétée sans raison. Quand le gaillard s’est dirigé sur moi, je l’interpellai. Alors il se dressa sur ses jambes de derrière, Jan s’apprêtait à me venir en aide, mais déjà je lui enfonçais ma pique dans le cœur. Ce fut l’affaire d’un clin d’œil. Tu as maintenant la couverture promise pour ton traîneau.

Les hommes s’assirent à la rustique table couverte de toile fine, et prirent leur souper composé de sarrazin grillé et de viande fumée, arrosés de vin de Hongrie servi dans des verres à anses qu’un juif avait rapportés de la foire de Dantzig.

Hemelnizki causait d’abondance. Jan restait silencieux, rentré en lui-même, ne faisant même pas attention aux chiens qui appuyaient affectueusement leurs grosses têtes sur ses genoux.

Enfin le père se leva pour aller prendre du repos.

Lidwine le suivit et revint quelques instants après, éteindre la lampe devant le crucifié.

Elle trouva Jan toujours dans la même position, appuyé sur ses mains et le regard fixe.

S’approchant de lui, elle posa sa main sur son épaule.

— Qu’as-tu ? demanda-t-elle avec sollicitude.

Jan secoua la tête.

— Tu semblais si gai, si plein de vie, lorsque je suis venue dans la maison, et maintenant…

— Oui, oui, murmura-t-il, lorsque tu es venue…

— Comment ?

La jeune femme effrayée, recula d’un pas.

Il était trop tard, Jan était tombé à genoux, lui baisant les mains, les pieds, le bord de la jupe, et pleurant.

Lidwine se pencha vers lui. Ses lèvres effleurèrent d’un souffle de pitié son front, puis elle disparut comme une biche effarouchée.

Le lendemain matin, — c’était un dimanche — Chaim Pintchew parut à la seigneurie, en talar noir, le haut bonnet de fourrure sous le bras, s’informant en termes affectueux, de très haut et très puissant seigneur et de très haute et très puissante dame ; mais, en réalité, pour se livrer à son trafic habituel avec les clés de l’église.

Mais, ni Hemelnizki ni sa femme ne firent mine de les réclamer.

— Belle journée ! commença le juif. Notre châtelaine aura une belle promenade jusqu’à l’église.

— Mon cher, répondit Hemelnizki, les temps sont durs, les groschen se font rares ; alors il faut voir à s’arranger avec Dieu, sans église.

— Mais, très bienveillant et très puissant Seigneur, s’écria, effrayé, le juif qui s’était promis ce jour-là d’augmenter encore la taxe, — que dira-t-on à Hemelin si l’on n’y va plus dire la messe et si la parole de Dieu n’y retentit plus, éloquente et forte, du haut de la chaire ? Votre Grâce se plaît à rire.

— Bogdan Hemelnizki ne s’est jamais demandé ce qu’on dira. Il a toujours agi d’après son propre jugement, et la suite a prouvé que c’était bien.

Le juif secoua ses petites boucles, luisantes de graisse.

— Alors que donnera Sa Seigneurie ? fit-il avec une douloureuse grimace et en tirant à moitié les clés de sa poche.

— Pas un groschen.

— Donnerez-vous un thaler ?

— Tu n’y penses pas.

— Alors que donnerez-vous ? reprit le juif avec vivacité.

— Tu veux marchander avec moi ? J’ai dit que je ne donnerai pas un groschen. Je te l’ai dit et je m’y tiens. Tu me connais. Je ne fais pas l’usure avec mes paroles. Tu peux t’en aller.

Le juif haussa les épaules et sortit.

— Mon père, commença Jan qui, appuyé à la cheminée, avait gardé le silence, si tu permets, je partirai pour la guerre.

— Quelle guerre ?

— Celle contre les Tartares et les Turcs.

— Quelle folie as-tu en tête ? Tu veux jeter ton sang pour une patrie qui t’a vendu aux juifs ?

— Je n’aime pas les Polonais plus que toi…

— Un demi-thaler, cria tout à coup le juif, en montrant sa tête à travers l’entrebâillement de la porte.

— Pas un groschen ai-je dit, répliqua le Seigneur d’Hemelin, puis se tournant vers son fils : Alors, pourquoi veux-tu partir ?

— Parce que, balbutia Jan en jetant un regard désespéré sur sa belle-mère, parce que je ne puis plus rester ici.

— Et pourquoi ? interrogea Hemelnizki d’un ton grave.

À ce moment, le juif rentra dans la salle, posa les clés sur la table, et s’enfuit en courant.

— Qui t’empêche ? qui te gêne ? redemanda le père, soucieux.

Lidwine se leva brusquement et quitta la chambre sans bruit.

— Tu n’as pas confiance en moi, continua le père en se rapprochant de son fils.

— Je me meurs ici, fit celui-ci avec éclat, car…

— Car ? reprit le père affectueusement.

— Car… ce n’est pas ma faute, murmura Jan, j’aime ma mère.

Hemelnizki attira son fils contre sa poitrine et ils s’embrassèrent longuement.

— C’est un malheur, fit Hemelnizki, mais pour cela, tu n’as besoin ni de mourir ni de partir en guerre.

Son fils s’arracha de l’étreinte, sortit précipitamment, monta à cheval et partit au galop.

Hemelnizki envoya les clés au curé et alla s’habiller pour la messe. La sonnerie des cloches invita les fidèles à se rendre à l’office. De tous les côtés, les campagnards arrivèrent en foule et remplirent l’église.

Bientôt Hemelnizki parut en kontousch — tunique polonaise à larges manches fendues — sur sa tête, le bonnet carré des Tartares, coiffure que la noblesse polonaise d’alors avait universellement adoptée, la karabelle, sabre courbe, au côté. Il donnait le bras à sa femme vêtue de sa plus belle robe, en satin rouge bordé de martre, derrière eux, les cosaques et les domestiques.

La messe était suivie de sermon.

Avant qu’il n’eût pris fin, Jan revenait sur son cheval couvert d’écume, accompagné d’un paysan. Ils s’arrêtèrent devant l’église et demandèrent à parler à Hemelnizki.

— On ne doit pas interrompre l’office divin, répondit le seigneur d’Hemelin.

Le prêtre qui avait remarqué le mouvement, se hâta de finir.

Quand Hemelnizki, sa femme au bras, sortit de l’église, suivi des cosaques et de ses domestiques, Jan, pâle et tremblant d’indignation, cria :

— À cheval ! le staroste de Tschérin a envahi Bobrowka, chassé nos gens et s’est emparé du domaine.

Hemelnizki tourmenta nerveusement sa moustache et donna ordre de seller son cheval.

— En selle, compagnon, aux armes ! cria Jan aux cosaques qui répondirent par un joyeux Hourrah !

— Non pas, repartit Hemelnizki, je pars seul avec toi.

— Et que pouvons-nous à deux ? demanda Jan étonné.

— Un homme seul, avec son bon droit, vaut mieux que toute une armée sans celui-ci, repartit le seigneur de Hemelin. Je ne songe pas à employer la force, je ne veux que ce qui m’appartient devant Dieu et les hommes, dès lors, qu’ai-je besoin d’armes et de cosaques ?

— Que pourront tes raisons contre des violences ? s’écria le jeune homme ; le staroste se rira de nous.

— Il ne rira pas, assura Hemelnizki.

Son fougueux cheval d’Ukraine avait été avancé. Hemelnizki monta en selle, souleva son bonnet et partit au galop. Son fils seul le suivit.

À Bobrowka, ils trouvèrent le staroste, en compagnie de ses nobles amis, attablés à boire, tandis que dans la cave, ses gens étaient fort affairés autour d’un tonneau de vin de Hongrie et à peu près complètement ivres. Personne ne parut remarquer l’arrivée du propriétaire des lieux, ni songer à lui opposer de la résistance.

— Bonjour, messeigneurs, dit Hemelnizki en paraissant soudain au milieu des Polonais. Je vous salue, car, sans être mes invités, vous êtes néanmoins mes hôtes.

Bene dixisti ! s’écria le staroste. Qu’on lui verse un verre de vin. In vino veritas ! Et maintenant, il nous faut considérer que c’est toi notre hôte. Oui, oui, donnez-lui un verre de vin, un verre de son vin !

Le staroste, homme jeune encore, aux cheveux et à la barbe blond pâle et coupés courts, tapa du poing sur la table et éclata en un rire bruyant.

In vino veritas ! répéta Hemelnizki, en s’efforçant de sourire. Vous reconnaissez donc que ce vin est à moi, que cette maison et cette métairie sont mon bien. Je n’en demande pas davantage. Donc, une fois encore : soyez les bienvenus, mes hôtes !

— Je crois qu’il est ivre, fit le staroste en se tournant vers ses amis. Il s’imagine que cette terre de Bobrowka, mon Bobrowka, est à lui !

— Comme tu le vois, cria l’un des gentilshommes à Hemelnizki, c’est nous, maintenant, les propriétaires de Bobrowka.

— Oui… nous… reprit le staroste, moi, moi… Donc si tu ne veux pas de vin, que cherches-tu ici ?

— Mon droit, répondit Hemelnizki.

— Le voici ton droit, repartit le staroste en tapant de la main sur son sabre.

— Plaisantez-vous ou est-ce votre sérieux ? interrogea Hemelnizki avec calme.

— Le staroste a-t-il jamais plaisanté quand il s’emparait d’un bien ? riposta l’un des Polonais.

— Vous êtes donc des brigands, cria Jan.

— Des brigands, qui ? nous ? s’écrièrent tous les Polonais en pâlissant.

— Ils nous attaquent, fit le staroste en dégainant son sabre à moitié. Aux armes !

Mais Hemelnizki lui renfonça le sabre dans le fourreau.

— Je cède à la force, dit-il, mais je proteste hautement contre tes agissements, comme des actes criminels et contraires aux lois, pour lesquels je porterai plainte.

— Auprès de qui ? interrogea le staroste en souriant avec des yeux vitreux.

— Auprès du tribunal.

— Le tribunal, c’est moi, mon très cher, bégaya le staroste.

Il prit un verre et essaya de le porter à ses lèvres, mais il en répandit le contenu sur son kontouch bordé de zibeline.

Hemelnizki ne favorisa l’assemblée d’aucune autre parole. Posant son bonnet sur sa tête, il quitta la salle.

— Je suis le tribunal, cria le staroste en tombant de son siège. Je suis le roi, balbutia-t-il, couché sous la table.

Depuis des mois, Hemelnizki était en procès avec le staroste de Tschérin. Il avait dépensé des sommes considérables et hypothéqué une terre, sans parvenir à aucun résultat.

On ne lui donnait pas tort, mais on ne lui donnait pas raison.

Il espérait encore en l’autorité du roi.

Son fils et sa femme ne partageaient pas cette confiance.

Le premier poussait à des voies de fait, tandis que Lidwine entretenait le projet de profiter de l’absence de son mari qui s’était rendu à la Cour, pour tenter d’obtenir, par voie de conciliation, ce qui lui semblait aussi irréalisable par les armes que par un jugement du tribunal.

Elle comptait plus sur sa jeunesse et sa beauté, que sur le sabre et le vaillant bras de son mari.

Le staroste, au lendemain d’une nuit d’orgie, se trouvait sur le balcon de son palais de pierre, enveloppé d’une longue pelisse de nuit et occupé à railler un juif qu’il avait fait mettre au pilori et que la foule s’amusait à frapper à coups de morceaux de lard et d’os de jambon, lorsqu’un traîneau, attelé de quatre chevaux de l’Ukraine, s’arrêta devant l’entrée. Lidwine rejeta la peau d’ours qui lui servait de couverture, descendit de traîneau et pénétra dans le palais.

Le staroste, sans même s’informer de son nom, donna aussitôt ordre de la recevoir.

Elle était vêtue d’une robe de soie pourpre, d’un kontouch de même nuance bordé de peau de martre, et coiffée d’une toque de martre, ornée d’une plume de vautour.

Quand elle releva son voile, le staroste poussa un cri d’admiration. La jeune femme l’éblouit au point qu’il rougit et s’excusa de la recevoir en négligé du matin. Puis il la pria de s’asseoir.

— Avec qui ai-je l’honneur de parler ? demanda-t-il du ton exquis de la galanterie polonaise.

— Je suis la femme d’Hemelnizki, répondit la visiteuse.

L’embarras du staroste augmenta.

— Et en quoi puis-je vous servir ? fit-il en baissant les yeux.

— Vous nous avez dépouillés d’une terre…

— Vous ? non, contre cela je proteste. Votre époux, je l’avoue ; il y a des circonstances qui… mais nous n’allons pas nous occuper d’affaires, j’imagine. Ce serait un crime, de ma part, en face d’une aussi jolie femme. Permettez-moi de vous faire offrir du thé et des gâteaux…

— Alors vous ne voulez pas m’entendre ? reprit Lidwine.

— Certes, je veux vous entendre, mais pas sur cette affaire.

— C’est pourtant pour cette affaire que je suis ici.

— Oui, je sais tout ce que vous pourriez me dire. Malheureusement, je ne suis pas à même… mais que vous êtes belle !…

Il se rapprocha de Lidwine, à qui le sang monta aux joues.

— Je n’ai donc plus rien à faire ici, fit-elle froidement et se leva.

— … et que vous êtes jeune ! continua le staroste en saisissant sa main, beaucoup trop jeune pour le vieux, je parle d’Hemelnizki.

— C’est de tout mon cœur que je suis l’épouse d’Hemelnizki, s’écria la jeune femme en s’enflammant de colère, et je l’aime précisément parce que c’est un homme et pas un jeune freluquet… excusez-moi…

Elle se dirigea vers la porte.

— Restez, implora le staroste. Je suis prêt à traiter avec vous, à de certaines conditions, mais rien qu’avec vous. La question, pourtant, ne sera pas si facile à résoudre ; il faudra plus que quelques heures et même que quelques jours, et j’espère qu’en vue de la solution désirée, vous daignerez, pour ce temps, accepter l’hospitalité chez moi.

La jeune femme le foudroya d’un regard chargé du plus noble ressentiment féminin, et avant que le staroste se fût rendu compte de ce qui se passait, elle était descendue les marches du perron et montée dans son traîneau, qui disparut.

La même nuit, Hemelin fut attaqué par le staroste et par ses gens. La jeune femme sans défense, fut arrachée de son lit, bâillonnée, enveloppée de fourrures et jetée sur un traîneau, qui repartit en emportant le royal butin. Ce n’est qu’après le départ des ravisseurs, que Jan, rassemblant ses cosaques dispersés, découvrit la cause de l’attaque, l’enlèvement de Lidwine.

Il poursuivit les nobles brigands sans parvenir à les joindre. Arrivé à Tschérin, il en trouva les portes closes et dut s’en retourner, le désespoir au cœur.

De retour à Hemelin, il arma tout le peuple, en vue d’attaquer le staroste.

C’est au milieu de ces préparatifs, que Bogdan Hemelnizki le surprit.

Jan lui fit part du rapt, en versant des larmes, et le supplia d’en tirer une vengeance éclatante. Hemelnizki cacha dans ses mains son visage pâle et crispé ; puis il dit :

— Ne me parle pas de vengeance. En répondant par les armes au tort qu’on nous fait, nous agirions comme ces malfaiteurs. Aussi longtemps qu’il y a un droit et des lois, une Justice et un Monarque, j’ai foi en l’excellence de ma cause plutôt qu’en celle de mon sabre.

— Tu serais capable de la laisser en son pouvoir ? s’écria Jan terrifié. Ne songes-tu pas…

— J’ai songé à tout. Une terrible fatalité s’est appesantie sur nous. Elle ne me fera pas dévier de la voie droite. Tiens-toi à cela. C’est mon dernier mot.

Le jeune homme, plongé dans ses pensées, resta longtemps assis sur sa chaise, tandis qu’Hemelnizki désarmait les paysans et les renvoyait à leurs foyers.

Rentré chez lui, Hemelnizki prit une plume, de l’encre et du papier, et rédigea sa plainte.

Lorsqu’il l’eut achevée, il la relut et la relut encore. Puis il se rendit dans sa chambre à coucher, et quand son fils, inquiet, vint écouter à la porte, il entendit cet homme de fer, pleurer comme un enfant.

Un évanouissement bienfaisant avait enveloppé les sens de la malheureuse jeune femme. Revenant à la vie, elle se vit dans une salle somptueuse du palais du staroste, étendue sur une ottomane. Deux négresses habillées de soie blanche, attendaient ses ordres à genoux, les bras croisés sur leur poitrine.

Lidwine jeta ses regards autour d’elle et palpa à plusieurs reprises la tapisserie, les étoffes de soie et les précieuses fourrures qui la couvraient, avant de se rendre compte de l’endroit où elle était et de tout ce qui s’était passé.

Elle plongea sa figure dans sa chevelure défaite, et se mit à pleurer. Puis elle resta quelque temps dans un état de torpeur.

Une vieille servante entra et lui adressa quelques questions, auxquelles elle ne répondit pas et qu’elle parut ne pas entendre.

Le soleil de midi introduisant ses bienveillants et chauds rayons dans la pièce, la décida à se lever et à demander ses vêtements.

— Ils sont restés à Hemelin, répondit la vieille, on vous en a préparé d’autres. Mais, gracieuse dame, avant de t’habiller, tu voudras sans doute prendre un bain ?

Lidwine se tut.

Sur un signe de la vieille, les négresses la prirent sur leurs bras et la portèrent dans une salle de bains ornée de tapis d’Orient, où elles la dévêtirent et la servirent.

Au sortir de l’eau, les noires et muettes servantes l’essuyèrent avec de la toile fine, lavèrent son corps et ses cheveux avec des essences parfumées, la chaussèrent de pantoufles brodées d’or et l’enveloppèrent d’une pelisse de nuit en velours rouge, doublée et bordée de peaux de zibelines.

Puis elles ramenèrent Lidwine dans la salle où elle s’était réveillée et où un déjeuner succulent l’attendait. Les négresses lui présentèrent tour à tour de la confiture fine, des fruits, du sorbet et du vin, tandis que se faisaient entendre les sons d’une musique invisible, caressante et tendre, comme la jeune femme, élevée dans les solitudes petite-russiennes, n’en avait jamais entendu.

Cette magnificence éblouit Lidwine, et quand le staroste demanda audience, la jeune femme dut sourire malgré elle.

Jetant un rapide coup d’œil sur la glace et se voyant pour la première fois dans toute la splendeur de sa beauté mise en valeur par un costume princier, elle rougit, et, comme si le crime du staroste lui parût plus pardonnable, elle le pria d’entrer.

Le staroste qui, par exception, n’avait ni bu ni veillé cette nuit, parut dans ses habits de fête bordés de zibeline, la karabelle au côté. C’était un homme jeune encore, dont les joues, d’ordinaire pâles s’étaient parées comme par enchantement, des couleurs de la santé.

— Très noble dame, je regrette beaucoup la manière dont je me suis vu forcé de vous renouveler l’invitation que vous aviez si brusquement refusée. Que voulez-vous opposer à un fou, amoureux jusqu’au délire, qui donnerait pour vous son sang, sa vie et tout ce qu’il possède ? Mais, aussi, que vous êtes belle ! Jamais, ni dans nos campagnes, ni à la cour du roi, je n’ai vu de femme comme vous !

Lidwine recommença de rougir.

— Ne croyez pas que vos flatteries…

— Je dis l’entière vérité, repartit le staroste en mettant, en signe de protestation, la main sur son cœur, et si mes hommages vous offensent…

Du moins, n’espérez pas qu’ils me fassent la moindre impression. Je suis femme et incapable de résister à la violence, je ne puis imposer à votre brutalité que des prières et des larmes, mais que sont larmes et prières pour vous ?

— Oh ne redoutez aucune contrainte, repartit le staroste avec un gracieux sourire. À l’intérieur des murailles de Tschérin, vous êtes la souveraine et moi, l’esclave.

Lidwine baissa les yeux sous le regard brûlant qui la fixait et, toute troublée, passa la main sur les poils soyeux de sa pelisse.

— Vous pouvez, en toute liberté, vous mouvoir en ce palais, qui est votre royaume, et dans la ville, qui vous est soumise.

— Voilà de séduisantes paroles. Mais les murailles, où je commande, me retiennent prisonnière.

— Rien que jusqu’au moment où vous ne voudrez plus les quitter.

— Vous voulez dire, jusqu’au moment où mon mari viendra me délivrer, corrigea Lidwine, dont la fierté et la plus noble partie d’elle-même se réveillèrent un instant.

— Le seigneur Bogdan Hemelnizki n’y songe pas, insinua le staroste avec un fin sourire.

— Vous en avez menti.

— Ne vous fâchez pas, ma belle amie. Vous devez connaître Bogdan, au moins aussi bien que le monde le connaît. C’est un homme d’honneur, mais qui se dresse en notre temps, comme un épouvantail au milieu des corbeaux. On se rit de lui. Ce n’est pas de sa part que l’on peut s’attendre à une attaque à main armée. Oui, des plaintes, des répliques, des duplicatas, en un mot de l’encre et du papier, et puis encore du papier ; mais pas un coup de sabre !

— Non, non, ce n’est pas possible, s’écria la malheureuse femme.

— Cependant il y paraît. Le seigneur Bogdan est un homme de paroles et non d’actions.

— S’il ne me délivre pas, s’il ne fait rien pour me reconquérir par les armes, s’écria Lidwine surexcitée au plus haut point, c’est qu’il ne m’aime donc pas.

— Vous l’avez dit, ma belle suzeraine. Il ne vous aime pas. Et comment un homme aussi vieux, pourrait-il aimer ?

Lidwine devint pourpre.

— Mais, moi je vous aime, fit le staroste en manière de conclusion, et se laissant tomber aux pieds de sa prisonnière, il porta à ses lèvres le pan de sa pelisse. L’instant d’après, il avait disparu.

La lourde tenture se referma derrière lui avec un froissement solennel.

Les jours suivants, le maître de Tschérin ne se laissa point voir, et la belle Lidwine eut tout le temps de faire des comparaisons entre sa situation actuelle et celle qu’elle avait perdue, ce qu’elle fit en toute conscience et, quelquefois, contre sa volonté.

Au commencement, elle pensait à Hemelin avec attendrissement ; mais, bientôt, le luxe et le confort exercèrent leur séduction habituelle. Quel contraste entre les salles, l’ameublement et tous les objets qui l’entouraient à Tschérin, les repas qui lui étaient servis, les étoffes dont on la parait, et Hemelin, avec ses tables en bois blanc, ses mets grossiers, presque misérables ! La belle jeune femme glissait ses doigts fuselés entre les pointes dorées de la précieuse zibeline et songeait aux rudes peaux de moutons dont son mari l’avait enveloppée. Elle dut rire involontairement.

Une semaine se passa et Lidwine se plut à Tschérin.

Une deuxième s’écoula, et la jeune femme sentit qu’il ne lui serait plus possible de vivre à Hemelin.

Le staroste lui rendait visite tous les jours.

Aux débuts, il demandait la permission ; puis, ce fut elle qui l’engagea à venir.

Il se passa encore un peu de temps et Lidwine prit place à la table du staroste, joignant sa voix au rire bruyant des convives. Des têtes brillantes, des parties de traîneau, des cavalcades, des bals furent donnés en son honneur.

Une fois, seulement, elle demanda des nouvelles de son époux.

— Il vient encore de m’adresser un duplicata, répondit le staroste avec un sourire de faune.

La femme du meilleur homme de la Pologne éclata d’un rire outrageant.

Toute la noblesse des environs de Tschérin était réunie ce jour-là à la table du staroste. Lidwine, en robe de satin rose et en hermine, présidait la fête. Lorsque la gaîté et l’entrain joyeux furent à leur comble, le staroste, tout à coup, s’agenouilla devant Lidwine, lui enleva l’un de ses petits souliers, l’emplit de vin et le vida à sa santé.

La musique accompagna d’une fanfare cet acte de courtoisie chevaleresque, qui constituait une déclaration d’amour officielle.

Les cavaliers crièrent : « Vivat, kochaime, me ! » « Vivat, aimons-nous ! »

On se félicita, on s’embrassa.

Puis les couples se rangèrent, les musiciens — en Pologne toujours des juifs — en tête, pour la polonaise, et la longue file fit serpenter ses anneaux le long des galeries du palais, jusqu’à la salle de bal, où l’on s’arrêta.

Alors les juifs aux longues barbes et aux boucles grasses, se mirent à jouer les airs nationaux, la mazour, la cosaque, la cracoviaque et la kolomique, accompagnés du trépignement des danseurs tapant le sol de leurs talons et faisant résonner leurs éperons énormes, au milieu des acclamations et des rires des buveurs.

Passé minuit, Lidwine s’était retirée. Elle se laissa déshabiller par les servantes, et enfila sa pelisse de nuit, faisant semblant de rester levée. Mais, à peine seule, elle ferma rapidement la porte, poussa le verrou et respira profondément.

Alors seulement, elle fit lentement glisser sa pelisse, avec un sourire mi-espiègle mi-méchant.

Elle était devenue coquette, la belle Lidwine, mais, jusqu’à ce jour, n’avait pas violé son devoir conjugal.

Vite, elle éteignit les cierges, laissant une petite lampe répandre sa lueur diffuse et rougeâtre dans la chambre, et se coucha.

Elle ne reposa pas longtemps. Un courant d’air effleura ses joues, et le staroste se trouva devant elle, semblant sortir de la muraille. Une porte secrète lui avait livré passage.

Lidwine tressaillit de frayeur. Elle réprima un cri, mais déjà le staroste était à ses pieds et elle… elle lui ouvrit les bras.

Tandis que sa femme succombait, vaincue par le luxe et les hommages, Hemelnizki demandait en vain justice contre le séducteur, à tous les tribunaux de Pologne. Toute la passion et l’impétuosité de son fils n’avaient pu le décider à recourir à la force. Alors Jan, que l’amour et le désespoir menaçaient de rendre fou, résolut d’agir par lui-même.

Toute la noblesse du staroste était rassemblée à Tschérin pour une fête masquée, lorsqu’une fusillade éclata dans la rue et un heiduque couvert de sang pénétra dans le palais, poussant, au milieu des danses, des bavardages et de la musique frivole, le cri : « Surprise ! Trahison ! L’ennemi est dans la ville ! »

Le staroste costumé en sultan, arracha son masque et prit les armes. Ses hôtes suivirent son exemple. Le tocsin sonna, des fanfares éclatèrent et, de tous côtés, les habitants accoururent, vêtus à peine, mais armés de piques et de sabres, à l’encontre des assaillants. En un tour de main, le staroste avait réuni dans la cour de son palais, serviteurs, cosaques, heiduques et invités, et les conduisait à pied dans la rue. Les assaillants arrivaient au pas de charge. Ils avaient enfoncé la porte de la ville à coups de hache, tué les sentinelles et pénétré, sans trouver de résistance, jusqu’au milieu de la ville.

Le staroste embrassa d’un coup d’œil la situation et prit tout aussi rapidement ses mesures. Il jeta les gentilshommes à l’encontre des assaillants ; lui-même sortit avec ses soldats par une porte de derrière et, après quelques détours, se trouva devant la porte de la ville, que les envahisseurs avaient insuffisamment gardée. Il n’eut pas de peine à les en déloger, fit barricader la porte et placer devant elle, la bouche tournée vers la rue, deux gros canons que l’on descendit des remparts.

Il y laissa cosaques et serviteurs, et, suivi des heiduques, tomba de dos sur les envahisseurs, lesquels, cernés de tous côtés, se dispersèrent. Une partie tomba sur place, les autres, poursuivis par le staroste, réussirent à gagner la porte de la ville et furent anéantis par les canons. Tout ceux qui ne gisaient pas morts ou blessés, finirent par se rendre à merci.

Parmi ces derniers, se trouvait leur chef.

Le staroste et les gentilshommes rentrèrent au palais, où les dames les reçurent en vainqueurs en secouant leurs voiles.

Le staroste demanda à voir le chef des rebelles.

Lidwine en sultane, habillée d’une pelisse verte brodée d’or et ornée d’hermine, sa chevelure châtain entourée d’un turban, se tenait à ses côtés.

Soudain elle poussa un cri et se couvrit le visage.

— Qu’avez-vous ? lui demanda le staroste, qui est cet homme ? le connaissez-vous ?

— C’est Jan Hemelnizki, le fils de mon mari, répondit l’infidèle à voix basse, en remettant son masque.

— Et c’est pour cela que vous détournez de nous votre joli visage ? fit en souriant le staroste. Que craignez-vous ? un prisonnier, qui attend, enchaîné, notre sentence ? Vous-même, ravissante Lidwine, allez décider de son sort.

— C’est impossible, balbutia-t-elle.

— Vous pouvez user du droit de grâce, si cela vous plaît, continua le staroste ; puis s’adressant au jeune homme : Jan Hemelnizki, dit-il, qui t’a poussé à pénétrer, comme un brigand, dans notre ville ?

— C’est toi, le brigand, riposta le prisonnier. Je n’ai eu recours aux armes que pour t’arracher l’objet de ton vol.

Le staroste eut un sourire de mépris.

— Tu aurais pu t’épargner cette peine. L’auguste dame que tu veux délivrer, ne réclame pas de toi ce chevaleresque service. Elle est à Tschérin, non prisonnière, mais maîtresse.

— Tu mens.

— Tu pourras t’en convaincre toi-même, c’est elle qui va prononcer ta sentence.

— Non, non, pas moi, cria Lidwine en laissant tomber son masque.

— Toi ici ! clama le jeune homme, et dans ce costume, aux côtés de ce gredin ? que signifie ?

— Cela signifie, reprit le staroste, que Lidwine ne songe pas le moins du monde à retourner au potage de gruau de Hemelin.

Les assistants éclatèrent en un rire insultant.

— Misérable ! cria Jan à Lidwine, et c’est pour toi que je méprise et que j’exècre autant que tout à l’heure encore je t’aimais et te vénérais, que je vais perdre la vie, fou que je suis !

Lidwine, sous l’affront ouvertement infligé, rougit de honte autant que de colère.

— Non, fit-elle d’un ton glacial, tandis que dans ses yeux s’allumait la joie de la vengeance, non, tu ne perdras pas la vie. Mais tu goûteras du fouet et je compterai les coups jusqu’à cent.

— Parfait ! cria le staroste. Oui, il sera fouetté, et cela sur-le-champ.

Sur son ordre, les Cosaques prisonniers au nombre de vingt-deux, furent attachés aux arbres qui entouraient le palais. Un poteau fut dressé au milieu, et Jan, dénudé jusqu’aux hanches, dut, comme un vulgaire criminel, subir le fouet des mains du bourreau, en présence des gentilshommes polonais formant cercle autour de lui, des dames nobles occupant les fenêtres du palais, et de Lidwine appuyée à la balustrade du balcon et comptant les coups à haute voix.

L’énergique jeune homme serra les dents, le sang ruisselait le long de son dos, mais il ne poussa pas un gémissement. À l’avant-dernier coup, il s’évanouissait.

Le bourreau prit un dernier élan.

Lidwine ne l’arrêta point.

L’exécution était terminée.

Les heiduques détachèrent le supplicié et le portèrent dans la salle de garde. Lorsqu’il eut repris connaissance, l’un d’eux vint au palais demander les ordres.

— Eh bien, que faut-il faire encore de votre fils et adorateur ? demanda le staroste.

— Que les heiduques lancent les chiens à ses trousses jusqu’aux portes de la ville et puis le laissent aller, commanda Lidwine.

L’ordre fut aussitôt exécuté. La vindicative femme vit, avec un cruel plaisir, les chiens poursuivre comme un vil gibier, l’homme qui l’avait idolâtrée et qui, peut-être, l’aimait encore. Et elle se pencha, pour suivre de son rire infernal, le malheureux dont la chair avait été mise en lambeaux par le fouet et les crocs des molosses.

Hemelnizki revenait de chez le woïwode, auprès de qui il avait en vain demandé protection contre le staroste. Il était tard dans la nuit, quand il heurta une forme voilée, assise sur une pierre de la cour.

Il reconnut son fils et le questionna sans recevoir de réponse.

Il supplia Jan de ne pas le rendre plus malheureux encore qu’il ne l’était.

— Que pleures-tu ? lui dit-il, est-ce Lidwine ? est-ce notre terre ?

— Je pleure mon honneur, répondit enfin le jeune homme.

— Que s’est-il passé ? s’écria Hemelnizki épouvanté.

Jan cacha, en sanglotant, sa tête contre la poitrine paternelle. Lorsque Hemelnizki sut toute l’horrible vérité, il se sentit pris d’un calme soudain.

— Il faut que tu me venges, père, supplia Jan, toi seul, le peux.

Hemelnizki secoua la tête. Le lendemain matin, il régla toutes ses affaires, puis se rendit à Cracovie, auprès du roi.

L’excellent homme était si pénétré de son bon droit qu’il ne concevait point la pensée que l’arbitraire pût prévaloir contre lui : la vérité et la justice lui donneraient satisfaction, il en était sûr.

Il resta absent un mois, puis deux, puis trois. Lorsqu’il revint enfin, ses nobles traits étaient ravagés, ses cheveux, gris.

Sans prononcer une parole, il baisa son fils sur le front et des larmes roulèrent le long de ses joues.

— Que t’a dit le roi ? demanda le jeune homme.

— Il n’a rien dit, il a caressé sa moustache.

— Tu vois, père, il n’est point de justice.

— Il y a une justice, reprit Hemelnizki sur un ton d’effrayante solennité, et nous irons la chercher où elle est… auprès de Dieu, qui juge les coupables et les innocents.

— Que veux-tu faire ? demanda son fils étonné.

— Chercher mon droit, n’as-tu pas entendu ?

Le même jour, Hemelnizki rédigea une provocation à la République polonaise, provocation constituant en même temps un manifeste en faveur des opprimés. Il y notifiait au gouvernement, qu’ayant vainement cherché auprès des tribunaux ordinaires et extraordinaires et chez le roi lui-même, la justice, il la demandait à Dieu, le sabre au poing, ainsi que le châtiment du coupable, pour le vol de sa femme et de son bien, et le déshonneur de son fils.

Il chargea des gens sûrs d’afficher cette lettre aux portes des tribunaux, starostats, woïwodes et églises de Pologne, ainsi qu’au palais du roi. Puis il mit le feu aux quatre coins d’Hemelin, et commanda à ses gens de se tenir prêts pour le départ.

— Où nous conduis-tu ? demanda son fils.

— Au pays des Cosaques, répondit Hemelnizki, berceau de la guerre et de la liberté.

Hemelnizki et sa petite troupe se dirigèrent avec de grandes précautions, à travers les forêts et les steppes déserts, évitant les routes et s’arrêtant de temps en temps, pour dresser leurs tentes, nourrir leurs chevaux et se refaire eux-mêmes autant que cela était possible.

Parfois, une auberge juive isolée, leur permettait de s’approvisionner sans danger. Après un long et pénible voyage au cours duquel ils avaient été, plus d’une fois, assaillis et poursuivis par des bandes de loups, ils atteignirent les prairies de l’Ukraine.

Le printemps avait rompu ses liens, la neige fondait, les ruisseaux et les rivières mugissaient avec une force renouvelée, à travers la plaine.

Arrivé au premier hameau cosaque, Hemelnizki fît halte. Quand les habitants virent la troupe armée, ils redoutèrent une invasion des Polonais, dont la noblesse turbulente avait coutume de poursuivre ses rapines jusque dans leurs domaines. En conséquence, le tocsin fut sonné et des mâts dressés, supportant des bottes de paille embrasée. Ces signaux transmirent la nouvelle de colline en colline et de hameau en hameau.

Hemelnizki parvint facilement à s’entendre avec les habitants de ces frontières. Il était encore occupé à leur exposer sa situation, lorsque, de tous côtés, des Cosaques arrivèrent au galop. Bientôt, toute une armée se trouva rassemblée, tant ce petit peuple, qui connaissait la perfidie de ses voisins. était toujours prêt à la guerre.

Hemelnizki demanda à parler à leur hetman.

— Nous n’avons de chef qu’au temps de guerre, lui répondit un vieux Cosaque. En temps de paix, nous vivons tous égaux, en terre libre. Pour rendre la justice, chaque commune élit, pour une année, un ataman et des jurés. En dehors de cette autorité à laquelle chacun se soumet parce qu’il l’a lui-même établie, nous n’en connaissons point d’autre que Dieu.

— Eh bien alors, conduisez-moi chez celui qui, parmi vous, jouit de la plus grande considération.

— C’est Nawaleiko, un ataman qui fut notre chef contre les Polonais, il y a cinquante ans. Il est vrai que c’est un vieillard, mais sa tête est lucide et tous s’en tiennent à ses décisions.

— Demeure-t-il loin ?

— À deux jours de marche, sur la montagne du Renard, repartit le vieux Cosaque.

— C’est bien, je m’y rendrai, décida Hemelnizki.

Après s’être accordé, et à ses compagnons, un court repos, il se remit en route, le soir même.

Cet homme qui, il y a si peu de temps, patientait des heures et des jours dans les antichambres des tribunaux, qui reculait devant toute idée de violence comme devant une tentation du démon, était à présent tout action.

Arrivé au mont du Renard, il ne se donna pas le temps de secouer la poussière de ses souliers et se mit tout de suite à la recherche du vieil ataman. On le conduisit à une vaste hutte, construite avec des branches de saule entrelacées et recouvertes de chaume, et formant une seule pièce où bêtes et gens vivaient en paix.

Dans un coin entouré de pieux, se trouvaient le bétail et les chevaux du Cosaque. Sur des bâtons, perchaient des poules. Lui-même avait pris place avec les siens, autour d’un grand feu ouvert. Le vieillard, ses fils, des hommes vigoureux, leurs épouses, de belles et jeunes femmes, et ses petits-enfants, aux joues rouges et aux boucles pâles, prenaient ensemble leur repas du soir, humbles et joyeux, de vrais pâtres.

Le vieux guerrier apercevant Hemelnizki en sa parure martiale, se leva et se découvrit un instant.

— Je viens vous demander hospitalité et secours commença le seigneur d’Hemelin. Chez nous, j’ai Vainement demandé justice pour des torts graves, c’est pourquoi je viens à toi et à ton peuple, vous priant de me recevoir comme un persécuté, un proscrit.

Le vieillard souhaita la bienvenue à son hôte avec du pain et du sel selon la coutume slave. Puis, il l’invita à prendre place.

— Nous te recevons de tout cœur, comme il est de notre devoir, répondit-il. Mais, dis-nous à présent ce qui t’a frappé si cruellement, afin que nous voyions si nous pouvons te venir en aide.

Peu à peu, la hutte de Nawaleiko s’était remplie de Cosaques. Formant demi-cercle autour de l’ataman, tous écoutaient, avec l’intérêt ingénu d’hommes primitifs, le récit d’Hemelnizki. Et comme il décrivait son sort immérité en des couleurs de plus en plus douloureuses et sombres, dépeignant en traits de flamme, la tyrannie de la noblesse et le mépris des lois, tels qu’ils sévissaient dans sa malheureuse patrie, ces hommes, ardents et libres, accompagnèrent ses paroles d’exclamations de colère et de malédictions contre les Polonais détestés. Et lorsqu’enfin, Hemelnizki, en termes émouvants, leur demanda protection et appui, tous crièrent comme un seul homme, qu’ils voulaient l’aider à reprendre ses droits et à punir les coupables, qu’ils étaient prêts à partir en guerre contre la Pologne.

— Réfléchissez bien, reprit le vieillard interrompant leur fureur et leur enthousiasme, réfléchissez avant d’agir. Personne de vous ne hait la Pologne comme je la hais. N’est-ce pas moi qui vous conduisis à l’insurrection, il y a cinquante ans ? Mais nous ne sommes pas en nombre et nous succomberons, comme nous avons succombé.

— Permettez-moi de vous contredire, répondit Hemelnizki. Autrefois n’est pas aujourd’hui, Les temps sont changés. La Pologne est, à l’heure actuelle, un fruit piqué des vers, prêt à tomber dans la main de celui qui voudra le cueillir. Pourquoi ne serions-nous pas celui-là ? Je connais la république et je connais les Cosaques. Là, c’est l’oligarchie, ici, l’égalité. Là, la tyrannie, ici, la liberté. Là, un pays sans foi ni loi et la division des partis, ici, la justice et l’union. Sitôt que vous prendrez les armes, tous les opprimés, les paysans que l’on maltraite, les dissidents dont on persécute la religion, les petits-russiens que l’on veut priver de leur langue et, avec elle, de leur âme, se lèveront et se grouperont autour de votre drapeau. L’orgueilleuse Pologne compte-t-elle un seul ami au delà de ses frontières ? Je ne lui vois de tous côtés que des inimitiés.

« Suédois, Hongrois, Russes, Turcs et Tartares sont prêts, au premier signal, à recommencer la lutte. Nous trouverons des alliés sans en chercher.

« Vous n’avez besoin que d’un guide connaissant les faiblesses du pays, qui vous conduise là où vous pouvez frapper à mort.

« Ce guide, vous l’avez en moi. Je parie ma tête que nous triompherons. La Pologne tombera le jour où vous le voudrez.

Hemelnizki, accompagné de ses gens et des Cosaques les plus belliqueux, parcourut le pays de ce vaillant peuple libre, allumant, en chaque village, en chaque hutte isolée, le désir du combat et de la guerre d’extermination de la Pologne. Il réussit enfin à entraîner le peuple tout entier.

Dans une assemblée de plus de vingt mille hommes, la campagne contre l’aristocratique Pologne écrasant sous son talon tout droit et toute indépendance, fut décidée, et Bogdan Hemelnizki, choisi comme hetman, c’est-à-dire chef.

De toutes parts, on prépara les armes, avec une hâte et une énergie contrastant avec les lents armements des Européens de l’Ouest, comme la constitution démocratique et socialiste du peuple cosaque contrastait avec les États occidentaux.

Aussitôt que les Tartares apprirent la campagne projetée, ils vinrent offrir leur alliance. Hemelnizki reçut leurs envoyés et accepta leur secours, à la condition qu’eux aussi se rangeraient sous ses ordres, ce qui fut consenti.

Au printemps de 1648, l’année même où se terminait la grande guerre allemande, commença le combat des Cosaques contre les Polonais, la lutte de la race polonaise et de la race russe pour la domination du monde slave.

Hemelnizki, au nom de ses Cosaques, notifia à l’orgueilleuse République, la rupture de leur contrat et, simultanément, passa la frontière à la tête de cent mille hommes.

L’impression que produisirent ces nouvelles à la résidence royale de Cracovie et dans toute la Pologne, fut de la stupeur. Mais, bientôt, l’on se secoua : l’esprit ardent et belliqueux de la race fut attisé par des moyens politiques et religieux, une armée imposante, réunie et envoyée contre les « rebelles ».

À Zoltewody, auprès des Eaux-Jaunes, les ennemis se rencontrèrent et, après quelques escarmouches insignifiantes, se rangèrent en ordre de bataille.

Hemelnizki ne perdit pas de vue qu’il se trouvait totalement dépourvu de canons. Il s’agissait donc, pour lui, de s’exposer le moins possible au feu des batteries polonaises, et de s’emparer dès la première rencontre et grâce à un mouvement tournant, de l’artillerie ennemie.

Pour se faciliter cette tâche, il plaça les Tartares, dont la pusillanimité lui était connue, au centre, et les chargea, au grand mécontentement des Cosaques, de l’honneur de la première attaque. Il était assuré qu’à la première décharge des canons, ils prendraient la fuite, et certain aussi que, dans la fougue de la poursuite, les Polonais, dont le manque de discipline était également avéré, emportés par le succès, se laisseraient entraîner à leur suite, s’engageant entre les ailes de son armée formées par les Cosaques dont il était sûr.

Les Polonais avaient établi leurs canons sur une petite colline, devant celle-ci, leur infanterie, des deux côtés, la cavalerie.

Au moment où ils commençaient à faire avancer leurs lignes, Hemelnizki donna le signal de l’attaque.

Les Cosaques avancèrent au petit trot, les Tartares, au galop, lequel se transforma bientôt en charge furieuse, renversant les piétons polonais et les criblant en même temps de flèches empoisonnées.

Les Polonais se partagèrent, découvrant leurs canons qui commencèrent le feu. L’effet fut foudroyant.

Des centaines de chevaux et de cavaliers tombèrent, emportés par les boulets à chaînes. Au même instant, les Tartares firent volte-face, aussi prompts à la fuite qu’à l’attaque, jonchant le champ de bataille de morts et de blessés.

D’autre part, les cavaliers polonais ne furent plus à retenir. Au lieu d’attaquer les ailes, ils se précipitèrent, avec une chevaleresque impétuosité, sur les Tartares, désarçonnant les fuyards du fer de leur lance, et laissant loin derrière eux, leurs fantassins et leurs canons.

Du choc furieux des cavaliers, de leur fuite et de leur poursuite, le sol trembla. Des nuages de poussières tourbillonnèrent, enveloppant le champ de bataille d’un impénétrable nuage. C’est le moment qu’Hemelnizki avait prévu.

Pendant que les Polonais se croyaient vainqueurs, les Cosaques, dissimulés par les nuées de poussière, se précipitèrent sur eux de tous les côtés à la fois. L’aile droite, commandée par Bogdan, l’aile gauche, par son fils Jan, enveloppèrent les batteries, qui furent prises en un clin d’œil.

Dès lors, la supériorité des Polonais était détruite. Leurs piétons, que l’artillerie ne protégeait plus, furent cernés, en partie massacrés et, en partie, faits prisonniers.

Sur ces entrefaites, les Tartares s’étant reformés à l’abri des canons, revenaient à la charge. Un véritable corps à corps en résulta, homme contre homme, avec la pique et le sabre courbe.

Les Polonais avançaient toujours, mais sans parvenir à déloger l’ennemi du champ de bataille.

Les Tartares, en immobilisant la cavalerie, avaient rendu possible la prise des canons et l’anéantissement de l’infanterie, et brillamment rempli leur mandat. À présent, les Cosaques vinrent à leur rescousse.

Jan Hemelnizki, poussé par la soif de la vengeance, avait entraîné ses cavaliers, il cherchait le staroste de Tschérin, avec l’espoir de laver dans son sang, l’affront qu’il en avait subi.

Bientôt entouré de Polonais, il tomba, frappé de plusieurs lances, sous les pieds des chevaux, qui passèrent en tempête sur son corps. Le sort de la bataille était décidé.

Pris entre les Tartares et les Cosaques, les cavaliers polonais durent arrêter leur élan. Une mêlée terrible s’ensuivit, inutile boucherie qui se termina par la fuite des vaincus. Les rangs de la fière noblesse se désorganisèrent complètement, chacun chercha le salut comme il put.

Des milliers trouvèrent la mort dans le combat, des milliers, dans la fuite.

Hemelnizki les poursuivit aussi longtemps qu’il resta un cavalier et un cheval qui ne fussent pas hors d’haleine. La nuit seule l’arrêta.

Les résultats de cette victoire étaient prodigieux. Les canons et les munitions de l’armée ennemie, leurs fourgons, leurs généraux et plus de dix mille prisonniers restaient aux mains des Cosaques. Près de quarante mille morts et blessés polonais couvraient le champ de bataille. Mais, mieux que tout cela, la légende de l’invulnérabilité de l’armée polonaise avait été détruite. Près des Eaux-Jaunes, Bogdan Hemelnizki avait fourni la preuve que des hordes non exercées pouvaient non seulement battre une armée régulière, mais encore l’anéantir.

Un tel triomphe ne pouvait coûter trop cher. Hemelnizki le paya de son sang, par la mort de son fils bien-aimé. Lorsque la poursuite eut pris fin et que le chef eut accompli son devoir jusqu’au bout, il chercha le héros tombé et le trouva sanglant et piétiné par les chevaux.

L’enveloppant de son manteau, il le porta à la rivière, le lava, et baisa une dernière fois les lèvres décolorées, tandis que des larmes coulaient le long de ses joues.

Il demeura ainsi longtemps, sous le ciel étoilé étendant sa calme splendeur sur le champ de mort, assis sur un rocher, la tête appuyée dans ses mains, tandis qu’autour de lui s’allumaient les feux de bivouac des Cosaques.

Le roi Ladislas IV était assis dans la salle de son palais de Cracovie, entouré des magnats les plus considérables de la République et des premières beautés de cette Pologne si riche en splendeur féminine. Les sons d’une musique turque accompagnaient un repas somptueux, quand le message de malheur fut annoncé.

Le roi demeura un instant stupéfait : puis il tordit sa moustache, et se retira, suivi du primat et des hauts dignitaires, dans son cabinet.

La nouvelle se répandit avec rapidité par tout le pays. D’abord on n’y voulut pas croire. Comment les Polonais, avec leur armée régulière, pouvaient-ils avoir été battus par les Cosaques tant méprisés et des paysans ! C’était impossible.

Puis, lorsqu’il fallut reconnaître que l’impossible était vrai, on accusa les chefs, et finalement, comme chaque fois où la Pologne joua de malheur, on cria à la trahison !

La cour et la noblesse s’armèrent avec empressement, pour effacer la honte de la défaite.

Bientôt une nouvelle armée se trouva prête et put être envoyée contre les envahisseurs.

De son côté, Hemelnizki avait employé l’armistice à soulever le peuple de son pays. Des bandes de Cosaques parcoururent la contrée opprimée. Les paysans, maltraités depuis des siècles, s’insurgèrent. Des faux et des fléaux furent transformés en armes de guerre, depuis le Dnieper jusqu’aux Carpathes tous les châteaux des nobles, incendiés, les oppresseurs, chassés ou tués, et, souvent, de terribles représailles exercées.

L’armée polonaise, harcelée par les paysans petits-russiens, arriva, affaiblie et découragée, à Corsum où elle subit une nouvelle défaite.

Cette fois encore, la retraite dégénéra en déroute. Pourtant les généraux parvinrent à sauver et à rassembler une partie de leurs forces.

Ce nouveau coup acheva de tirer la nation de son apathie. Les divisions et les querelles furent oubliées. Le roi, les magnats et les princes de l’Église rivalisèrent de zèle en engageant et armant tous les hommes valides, jeunes et vieux.

Hemelnizki avait établi son camp à Pilawze et l’avait entouré de travaux de retranchements. Puis il attendit tranquillement l’ennemi.

Ladislas IV se rendit en personne à son armée, mais seulement pour la passer en revue. Après avoir constaté l’excellent état de ses troupes et l’ardeur belliqueuse de la noblesse, il caressa sa moustache d’un air satisfait et rentra à Cracovie. Oublieux de tout danger, il y donna des fêtes comme avant, rendit hommage aux belles et alla à la chasse.

Il chassait précisément à Merecze, lorsqu’un messager se présenta, au milieu de la sonnerie des cors et des aboiements de la meute,

— Qu’y-a-t-il ? demanda le roi, en caressant sa moustache, est-ce la victoire ?

Le messager, pâle et défait, les vêtements en lambeaux et couverts de poussière, fut amené devant lui.

— Eh bien, avons-nous triomphé ? lui cria le roi. Parle ! Pourquoi ne parles-tu pas ?

— Nous sommes vaincus, balbutia le messager.

— Vaincus ? murmura le roi.

— Anéantis en bataille rangée, près Pilawze. Il n’y a plus d’armée polonaise.

Le roi voulut lever sa main, pour caresser encore sa moustache, mais il n’y parvint pas.

Il tomba. On vint à son secours, on chercha le médecin. Il était trop tard.

— C’est le jugement de Dieu, soupira le roi.

Ce furent ses dernières paroles.

Il n’y avait plus d’armée polonaise. Ce qui restait des troupes, piétons et cavaliers, se réfugia dans les châteaux fortifiés et dans les villes, et tenta de s’y défendre. Les Cosaques pénétrèrent en Galicie, jusqu’à Zamosc. Partout, la Pologne n’offrait plus qu’un spectacle de dévastation, un champ de morts.

Maintenant, seulement, où la victoire du peuple qu’il conduisait, était complète, Hemelnizki songea à ses affaires personnelles. Des espions mandés par lui, rapportèrent la nouvelle que le staroste de Tschérin, échappé à la défaite de Pilawze, s’était réfugié, avec l’épouse infidèle de l’hetman, dans l’enceinte fortifiée de Tschérin.

Hemelnizki prit aussitôt ses mesures, non pour se venger, mais pour accomplir une effroyable justice.

Pendant que l’armée cosaque et tartare s’établissait en camp retranché près de Zamosk, pour, de là, envoyer ses cavaliers rapides à l’attaque et au pillage, Hemelnizki, accompagné de dix mille Cosaques et de vingt pièces d’artillerie, prises à l’ennemi et dont ses hommes avaient appris à se servir, marcha sur Tschérin. Partageant ses forces, il s’approcha lentement avec la moitié, tandis que l’autre moitié faisant un détour, cernait la ville en l’entourant d’un cercle qui alla se rétrécissant. Lorsque les Cosaques surgirent en même temps, au Nord et au Midi, à l’Est et à l’Ouest, en vue de Tschérin, la garnison les salua du feu de toutes ses pièces, mais Hemelnizki, tenant ses hommes à distance, se contenta d’investir la place.

Pendant la nuit, il fit construire une batterie du côté nord, y employant six mille hommes qui la terminèrent jusqu’au matin, et, avant que les assiégés ne se fussent rendus compte de ce qui se passait, les canons mis en place, commencèrent leur feu, auquel celui des assiégés répondit aussitôt, tuant bon nombre de Cosaques, endommageant leurs travaux et démontant deux batteries. Mais, au soir, les remparts de la ville montraient une ouverture béante.

Les Polonais tentèrent une sortie pendant la nuit et furent repoussés. Bientôt les Cosaques, continuant leur feu, réduisirent les canons du staroste au silence. Le lendemain soir, une brèche était pratiquée.

À la faveur de l’obscurité, Hemelnizki commanda l’assaut.

Six mille de ses hommes tenaient la ville investie ; deux mille se tenaient en réserve derrière les batteries ; deux mille montèrent à l’assaut, par la brèche ouverte, et, dès le premier élan, escaladèrent les remparts. Le combat se déchaîna dans les rues et bientôt une partie de la ville fut en flamme. La population éperdue hissa le drapeau blanc.

Le staroste fut fait prisonnier par ses propres soldats, tandis que les bourgeois envahissaient son palais et s’emparaient de sa maîtresse.

Hemelnizki, paraissant à cheval, ordonna d’arrêter le combat. Le maire se présenta devant lui, accompagné de deux anciens et d’un officier, le priant à genoux d’épargner la ville et s’engageant à livrer les coupables et à lui payer une indemnité de cent mille florins polonais.

L’hetman accepta ces conditions.

Les Cosaques occupèrent la ville, les soldats du staroste rendirent leurs armes.

Peu d’instants plus tard, le staroste lui fut amené, ainsi que Lidwine.

Hemelnizki, qui était descendu de cheval, jeta un long et douloureux regard sur l’infidèle naguère tant aimée. Lidwine tomba à ses pieds, en suppliant grâce.

— Il n’est pas question, ici, de grâce ou de disgrâce, répondit Hemelnizki d’un ton froid, mais de crime et de droit. Ce n’est pas moi qui jugerai votre faute. Un tribunal régulier sera saisi de l’affaire ; il décidera entre vous et moi.

Sur l’ordre de l’hetman, les prisonniers furent enchaînés à sa tente.

Le lendemain, les bourgeois de Tschérin payèrent l’indemnité promise et Hemelnizki donna l’ordre du départ.

Selon l’usage cosaque, il fit attacher les prisonniers à la queue de son cheval et quitta le théâtre de sa juste vengeance, entouré de sa petite armée.

C’était un singulier cortège : les fringants chevaux de l’Ukraine caracolant et hennissant, la parure martiale des Cosaques et, au milieu d’eux, l’homme triste, assis sur une selle ordinaire et vêtu d’un caftan de paysan et, derrière lui, l’orgueilleux despote et la belle infidèle, en vêtements de velours ornés de fourrures, têtes nues, traînant leurs chaînes. C’est ainsi qu’Hemelnizki revint à Zamosk.

Son vaillant peuple l’acclama avec des cris de joie.

Il traversa le camp, silencieux et austère, et se retira sous sa tente.

Le lendemain, on choisit un emplacement pour le tribunal, qui siégeait à l’air libre « sous l’œil de Dieu », ainsi qu’il est dit dans le droit cosaque. Un jugement devait être rendu par les hommes les plus notables du pays, contre la tyrannie patricienne.

Douze jurés furent élus par le peuple, des vieillards connaissant la coutume. Les accusés se trouvaient à gauche, l’accusateur Hemelnizki, à droite, au milieu, les témoins leur faisant face.

Autour des barrières, se tenaient les Cosaques, soixante mille hommes environ, impatients d’entendre la sentence. Un mouvement incessant animait cette foule.

Le ciel s’était couvert, au moment où l’ancien prit la parole engageant Hemelnizki à formuler son accusation.

L’hetman parla simplement. Avec l’éloquence innée de sa race, il laissa la vérité se manifester d’elle-même. Et ce langage émut les cœurs et les consciences à tel point que des guerriers à cheveux blancs, qui avaient combattu à plus de vingt batailles et qui portaient autant de cicatrices, se mirent à pleurer.

Hemelnizki raconta sa vie de famille entre son fils et sa femme, son tranquille et paisible bonheur à Hemelin ; puis, le vol de sa terre, l’enlèvement et l’infidélité de Lidwine, le supplice infâmant infligé à son fils, ses vaines démarches auprès des tribunaux polonais et jusqu’aux pieds du roi, et la mort héroïque du fils déshonoré, à la bataille des Eaux-Jaunes.

Il termina en demandant justice et le châtiment des coupables.

Alors commença le défilé des témoins. C’étaient, soit des serviteurs d’Hemelnizki qui l’avaient suivi en Ukraine, soit les gens de la garnison de Tschérin et de la résidence royale, actuellement prisonniers des Cosaques.

Tous témoignèrent en faveur de l’accusateur et prêtèrent serment.

Lorsque l’ancien s’adressa au staroste, celui-ci refusa de répondre. Mais Lidwine tomba à genoux :

— Tout cela est vrai, gémit-elle, nous sommes coupables, nous demandons grâce, et non justice !

Les jurés se consultèrent à voix basse. Puis l’ancien se leva et promulgua la sentence :

— Les juges reconnaissent les droits de Hemelnizki, en toutes ses accusations.

Un cri de joie, poussé par toutes les poitrines cosaques, suivit ces paroles.

— En conséquence, le staroste de Tschérin est condamné à lui restituer sa femme et son bien. Pour leur crime, les coupables recevront cent coups de verge et la mort.

Le jugement était terminé.

Lidwine leva ses mains, en pleurant, vers son mari. Celui-ci se détourna.

Deux piloris furent dressés, ainsi que deux potences.

Le staroste, le premier, fut attaché à l’un des poteaux et reçut cent coups de fouet. Après quoi, on le conduisit à la mort.

Lorsqu’il eut rendu le dernier soupir, Hemelnizki se retira.

Quelques instants après, le corps de sa belle épouse était lacéré sous le knout des Cosaques.

Bientôt, elle aussi expia sa faute par la mort.

Justice était faite.

Après avoir reçu sa terrible satisfaction, Hemelnizki reprit, avec une énergie nouvelle, la tâche qu’il s’était fixée : la destruction de l’aristocratie polonaise.

À Ladislas, avait succédé son pieux frère Jean-Casimir, qui offrit à l’hetman victorieux, une paix avantageuse qu’il n’accepta point.

L’année suivante, Hemelnizki assiégeait Zamosk avec deux cents mille hommes. Les Polonais avaient réussi à se refaire une armée. Une bataille indécise fut livrée à Zboroz, après laquelle le chef des Cosaques accepta les conditions offertes. Il rendit la liberté aux généraux polonais et, en retour, fut reconnu Hetman par Jean-Casimir. En l’an 1650, cependant, Hemelnizki lui déclara la guerre à nouveau. Il commença par être vaincu à Bereschko et à Kopotchinze ; mais, peu de temps après, il surprit les Polonais près de Batow et, cette fois, les anéantit. Russes, Suédois et Hongrois, ces derniers sous la direction de Raccoczy, se joignirent alors aux Cosaques pour, à tour de rôle, envahir la Pologne et, graduellement, la transformer en désert.

Après la mort d’Hemelnizki, les Polonais conclurent l’humiliante paix d’Oliva, qui ne fut qu’un armistice prolongé. Les paysans petits-russiens continuèrent leurs insurrections, les Cosaques, leurs invasions.

Enfin, l’hetman Dorochenko conquit l’indépendance complète des Cosaques.

Sous Sobieski, la Pologne fêta une courte résurrection ; puis, s’achemina lentement vers sa fin.

Les causes de cette fin ne furent ni les divisions intérieures, ni la désunion de l’aristocratie régnante, ni l’oppression des paysans et de la religion dissidente, ces phénomènes se manifestaient à ce moment dans tous les pays de l’Europe. La Pologne mourut de l’oppression des petits-russiens de l’Ukraine et de la Galicie ; elle tomba victime de l’héroïque défense de ces énergiques et indestructibles petits peuples, défense qui prit tantôt les caractères d’une révolte, tantôt ceux d’une guerre de races. La Pologne tomba sous le coup des insurrections des paysans petits-russiens et de la guerre de cent ans des Cosaques.

La race la plus forte triompha de la plus faible, la démocratie, de la féodalité.

Mais la semence qu’Hemelnizki, le vengeur du droit et de la liberté, avait répandue, ne leva pas au profit de la République du Don et du Dnieper.

Ce fut Catherine II qui en bénéficia.

Une fois encore sous son règne, Pougatchez, encore un Cosaque ! brandit l’étendard de la liberté. Il fut vaincu par la cruelle Czarine et enfermé, comme une bête fauve, dans une cage.

De nos jours, seulement, l’esprit de Hemelnizki et de Pougatchez s’est réveillé pour accomplir une révolution aussi grandiose que pacifique.